Le Trésor de Mr. Toupie/16

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Librairie Hachette (p. 84-87).


OÙ PROCOPE REPARAÎT



Non… c’est-à-dire presque !… s’écria l’interpellé. Mais j’ai vu Procope…

— Procope ? s’enquit anxieusement Charles.

— Oui, Procope !… Et je l’ai pour- suivi et, il m’a fourré dedans… Il est ici, il va trouver le trésor… et toi, Charles, tu ne l’auras pas ! »

La figure d’Arthur exprimait le plus violent désespoir.

« Mon enfant, dit alors Mme Saint-Paul, calmez-vous. Ne prenez pas les choses tragiquement ; si Charles ne mettait pas la main sur le trésor… eh bien… il s’en consolerait, voilà tout. Mais je vous félicite pour la vivacité de votre amitié. Voyons, prenez votre place…

— C’est que je ne puis dîner avec mes mains sales.

— Dépêchez-vous ! Dépêchez-vous | On veut savoir l’histoire de Procope. »

Arthur sortit et revint au bout de quelques instants ; il n’avait pris que le temps de se laver un peu la figure et les mains. Dès qu’il rentra, tous les enfants crièrent :

« Vite ! vite ! l’histoire !

« Eh bien, voilà, commença Arthur. À peine avais-je quitté Charles que je regrettais de ne pas l’avoir accompagné, parce que le chemin me parut moins agréable qu’à l’aller. Enfin, je retrouvai le paquet de gâteaux ; je me mis en devoir de les déguster.

« Je n’avais englouti qu’un éclair, un baba et une « religieuse » quand, à un tournant de chemin, apparurent un voyageur et deux jeunes gens qui poussaient leurs bicyclettes devant eux. Au premier coup d’œil, je reconnus Procope. Je me levai, me mis en travers du chemin et m’écriai : « Monsieur Procope ! Monsieur Procope ! C’est vous ! » Aussitôt, il s’avance vers moi et m’envoie un croc-en-jambe qui me fait rouler par terre… »

Un cri d’indignation, poussé par l’auditoire, interrompit le récit d’Arthur.

« Attendez ; en m’étalant, j’écrase les gâteaux qui restaient et j’ai une rapide vision de crème au chocolat mélangée par terre avec du rhum, des fruits, du sirop… et de la poussière. »

M. Tourneur, Mme Saint-Paul, Paul Dambert, Mlle Marlvin se mirent à rire ; mais Charles, Colette et Paul ne souriaient pas.

« Alors ? dit Colette.

— Je bondis sur ma bicyclette pour rattraper Procope qui détalait à toute vitesse avec ses élèves. « Ho là ! criai-je. Arrêtez-vous ! » Plus je criais, plus ils filaient… et j’étais furieux. Alors je pédalais, pédalais… Bon ! Nous voilà sur une grande route, cela allait mieux pour moi, mais pour eux aussi naturellement… Je gagnais du terrain, un des garçons perdait de son assurance et commençait même à faire quelques zigzags. Procope se retournait et criait : « Va donc ! Va donc, Gaston. » Et Gaston faisait tous ses efforts, mais en vain. Je fus bientôt à quelques mètres d’eux. « Monsieur Procope, criai-je, je vous somme de vous arrêter… » Pas de réponse. « Monsieur Procope, votre conduite est indigne ! Pourquoi ce croc-en-jambe ? » À ce moment une corne d’automobile retentit. Nous étions tous les quatre au beau milieu de la route. En cet endroit, elle fait une légère courbe. Je donne un bon coup de pédale pour essayer de « couper » Procope et… je me trouve nez à nez avec lui… Nous nous heurtons. Un choc. Et nous voilà tous les deux dans le fossé.

« Ah ! m’exclamai-je, tandis que je tâtais mes membres en me relevant, vous êtes bien forcé maintenant de vous arrêter ! » Je ne pouvais mieux dire, car il s’était fait une entorse.

— Bien fait ! s’écria Colette haletante.

« Alors, le voilà qui se met à hurler et à m’accabler d’injures. « Oui, vous cherchez le trésor de M. Toupie… Vous me suivez depuis la Bretagne, vous m’espionnez, car vous savez que je connais la cachette du trésor.

« — Je sais que vous connaissez la cachette ? m’écriai-je, stupéfait, Mais nous n’avons jamais entendu parler de vous. Nous nous moquons pas mal de vous, croyez-le bien. Nous saurons le trouver sans vous, ce trésor ! ajoutai-je d’une voix pleine de dignité.

« — Naturellement, s’écria Procope. maintenant que j’ai une entorse ! »

« Enfin, j’ajoutai que je ne comprenais rien à toutes ses calembredaines, que nous lui avions porté secours lors de son accident sur la route de Dol, mais qu’aujourd’hui il s’en retournerait comme il le pourrait au Puy, car je ne m’occuperais certainement pas de l’aider. Pendant ces explications, ses deux élèves se tenaient cois devant lui avec un air terrorisé, sans prononcer une parole. Je tournai le dos à Procope et ramassai ma bicyclette. Elle avait sa roue faussée ! J’attendis quelques instants. Procope continuait ses discours : « Pourquoi êtes-vous venus au Puy ? Pourquoi pensez-vous que le trésor est ici et que M. Toupie demeure dans les environs ? »

— Il demeure ici ? s’écrièrent d’une seule voix Colette et Élisabeth.

— Attendez. Sans même me retourner, je répondis : « Comme vous êtes aimable de me donner ce renseignement, car j’ignorais complètement le fait. Au surplus, je ne perdrai pas mon temps à vous expliquer pourquoi nous sommes ici plutôt qu’ailleurs. Je n’ai qu’une chose à vous dire : je vous prie de vous mêler de ce qui vous regarde ! » Au ton de sa voix, j’avais compris à quel point il enrageait.


arthur roula par terre.

« — Allons, cria-t-il rudement, Gaston, arrêtez la première voiture qui passera, afin que l’on me transporte au Puy ; ma cheville me fait horriblement mal — Permettez encore, lui dis-je d’un air narquois, je veux rentrer ce soir au Puy et c’est moi qui arrêterai cette première voiture. »

« Nous vîmes d’abord passer une charrette de paille traînée par deux bœufs. Mais Procope n’interpella pas les paysans qui l’escortaient ; moi non plus, du reste. Je m’étais éloigné de quelques pas, évitant d’être trop près de ce personnage énigmatique. Bientôt, un neige de poussière s’éleva au loin : je saisis mon sifflet et, imitant la manière des agents de police de Paris, je fis entendre un sifflement prolongé pour faire arrêter l’automobile.

— Brave Arthur ! Bonne idée !

— L’auto s’arrête, je m’avance. Il n’y avait qu’un voyageur dans la voiture. J’explique mon cas, Puis, tout bas, j’ajoute (Procope ne pouvait pas m’entendre) : « Emmenez ce voyageur, il a une entorse. »

« L’automobiliste me regarda curieusement à travers ses lunettes, puis il dit : « Eh bien ! je vous prends tous les deux et les deux machines. »

« Il descend et il va vers Procope : « Voulez-vous profiter de ma voiture ? Vous avez l’air de souffrir ? — Oui, répond d’un air rogue notre adversaire, mais vous emmènerez aussi ces deux jeunes garçons : je ne m’en sépare jamais. — Impossible, répond l’automobiliste, car je ne peux charger ma voiture de quatre voyageurs et de quatre bicyclettes. — Alors, je reste, dit Procope.

« Moi, je riais sous cape, j’avais une idée. Quand je vis qu’on n’en sortait pas, je pris un ton important en me redressant : « Monsieur, il y a là un blessé, mettez-le dans votre voiture : prenez le plus jeune des garçons, le jeune Doudou, et accrochez deux machines derrière votre auto ; moi et le dénommé Gaston nous rentrerons au Puy sur les bicyclettes intactes. — Voilà qui est parlé, s’écria l’automobiliste, vous êtes très ingénieux… Monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à Procope, je vais vous aider à vous hisser sur le siège. »

« Le chauffeur prit Procope par les épaules, l’installa sur les coussins puis enleva Doudou comme une plume pour le mettre à côté de lui, et attacha en un tour de main les bicyclettes derrière la voiture. Pendant que je l’aidais dans cette installation, Procope avait appelé Gaston et lui avait glissé quelques mots à l’oreille.

« Quand tout fut prêt, je m’adressai à Procope : « Monsieur, vous voyez, je rends le bien pour le mal. Je veillerai sur votre élève et sur votre bicyclette, car elle va me servir pour rentrer au Puy. Monsieur, continuai-je en m’adressant à l’automobiliste, vous voudrez bien déposer la mienne à l’Hôtel de France, où je demeure. »

« L’automobiliste secoua la tête affirmativement et fila. Aussitôt, je montai sur la machine de Procope et Gaston sur la sienne.

— Que tout cela est émouvant ! dit Élisabeth.

— Attendez. Vous comprenez que je n’avais nulle envie d’ouvrir la bouche. À quoi bon parler à un garçon à qui on a recommandé de se taire ? Mais Gaston, lui, avait le désir de parler. Au bout de quelques instants, tout à coup, il me dit :

« — Vous êtes un brave type.

« — Eh oui !… pas mal ! n’est-ce pas ?

« — Ce n’est pas le genre de M. Procope !… »

« Je continue à garder un prudent silence.

« — Je voudrais bien vous confier un secret.

« — Oh ! vous savez, moi, je ne tiens pas à le recevoir… C’est ennuyeux à garder, les secrets…

« — Ça m’étouffe… et puis, vous pourrez peut-être faire quelque chose pour nous… Nous sommes si malheureux !…

« — Alors, parlez.

« — D’abord, je vais vous dire où se trouve le trésor de M. Toupie !

« — Non ! non ! Taisez-vous !

« — Vous ne voulez pas ? C’est dommage, dit Gaston tristement… Eh bien ! je vous confierai un autre secret… Vous me promettez de ne pas le dire à M. Procope ?

« — Je le promets… »

« Gaston se pencha vers moi.

« — D’abord nous sommes, Doudou et moi, les neveux de M. Procope… Ensuite, il ne veut pas qu’on trouve le trésor de M. Toupie, car il veut, lui, avoir tout l’argent de M. Toupie… Vous comprenez ?

« — Mon Dieu ! dis-je, prodigieusement étonné… à peu près. Il y a quelques obscurités. Quel lien existe entre votre oncle Procope et M. Toupie ?


c’était jour de marché.

« — M. Toupie l’avait presque adopté lorsqu’il était jeune, en souvenir de notre père qui était bon, lui, et qui était l’ami de M. Toupie… Papa est mort… Mais l’oncle Procope a une mauvaise habitude, c’est de rendre toujours le mal pour le bien… Donc, l’oncle Procope nous a pris avec lui. M. Toupie lui donnait de l’argent pour nous, mais notre oncle le dépensait en vêtements, en dîners, et quand il n’en avait plus, il en redemandait à M. Toupie en disant que c’était pour nous. Cela a duré jusqu’au jour où M. Toupie ne voulut plus entendre parler de lui. Toutefois, M. Toupie continuait à venir nous voir quand il savait que l’oncle était absent.

« — Que fait-il, votre oncle ?

« — Rien… Un matin, parut dans un journal l’annonce du concours. L’oncle Procope fut saisi d’une rage folle ; il ne voulait pas que quelqu’un trouvât le trésor. C’est alors qu’il se mit lui-même en route avec le désir de dérouler les concurrents. Nous avons parcouru la Bretagne, où nous vous avons rencontrés… Et, maintenant, l’oncle Procope empêchera tous les concurrents d’approcher de la cachette du trésor.

« — Ça, c’est épouvantable, dis-je indigné. Mais pourquoi restez-vous avec lui puisqu’il est si méchant ?

« — C’est notre tuteur… Il n’est pas méchant, il est faux… »

« Comprenez-vous un garçon qui prononce une parole aussi grave ? J’en étais abasourdi.

« — Écoutez, repris-je, vous avez eu confiance en moi ; je ferai tout mon possible pour vous venir en aide. J’espère que Charles trouvera le trésor. Lorsque nous verrons M. Toupie, — c’est vous-même qui m’avez dit que lui et son trésor se trouvent par ici, — je vous promets que nous tenterons tout, avec mon ami Charles, pour vous tirer des griffes de votre oncle. »

« Il me tendit la main. Ce fut tout. Au moment d’arriver au Puy, je lui donnai mon nom et mon adresse. Il ne voulut pas en prendre note, de crainte que Procope ne trouvât le papier. Quant à eux, nous saurons bien leurs noms dès que nous verrons M. Toupie. Voilà. »

Un silence suivit les dernières paroles d’Arthur. Colette ouvrait de grands yeux effarés. M. Tourneur fit entendre un : hum ! hum !

Paul murmura :

« Bizarre, cette histoire ! »

Cette phrase rompit la sorte d’anxiété dans laquelle ce récit avait plongé l’assistance.

Tandis que chacun se plaisait à énoncer les plus baroques réflexions au sujet de M. Toupie, de Procope et de ses deux neveux, Charles souffla tout bas à Arthur :

« Tu es le meilleur ami du monde.

— Oh ! tu en ferais autant si tu étais à ma place. »

À ce moment, Colette s’écria de sa voix un peu pointue :

« Eh bien ! moi, ce que je trouve de plus merveilleux dans tout cela, c’est Arthur !

— Bravo ! À l’unanimité, nous proclamons Arthur le modèle des amis. »

Sur cette parole de Mme Saint-Paul, on se leva de table et on passa dans le salon. Mais M. Tourneur déclara qu’il était fort tard et qu’on avait besoin de repos. Mlle Marlvin fut de son avis, car elle trouvait que les enfants étaient terriblement surexcités.

On prit congé de Mme Saint-Paul. Elle embrassa tendrement Élisabeth. Colette se haussa sur la pointe des pieds pour recevoir elle aussi un baiser.

« Ah ! madame, dit-elle, si vous saviez comme je suis contente d’avoir connu Élisabeth. »

Tous les invités reprirent le chemin de leurs demeures.