Le Train 081
Le Train 081
Du bosquet où j’écris, la grande terreur de ma vie me paraît lointaine. Je suis un vieux retraité qui se repose les jambes sur la pelouse de sa maisonnette ; et je me demande souvent si c’est bien moi — le même moi — qui ait fait le dur service de mécanicien sur la ligne P.-L.-M., — et je m’étonne de n’être pas mort sur le coup, la nuit du 22 septembre 1865.
Je peux dire que je le connais, ce service de Paris à Marseille. Je mènerais la machine les yeux fermés, par les descentes et les montées, les entrecroisements de voies, les embranchements et aiguillages, les courbes et les ponts de fer. De chauffeur de troisième classe j’étais arrivé mécanicien de première, et l’avancement est bien long. Si j’avais eu plus d’instruction, je serais sous-chef de dépôt. Mais quoi ! sur les machines on s’abêtit ; on peine la nuit, on dort le jour. De notre temps la mobilisation n’était pas réglée, comme maintenant ; les équipes de mécaniciens n’étaient pas formées : nous n’avions pas de tour régulier. Comment étudier ? Et moi surtout : il fallait avoir la tête solide pour résister à la secousse que j’ai eue.
Mon frère, lui, avait pris la flotte. Il était dans les machines des transports. Il était entré là-dedans avant 1860, la campagne de Chine. Et la guerre finie, je ne sais comment il était resté dans le pays jaune, vers une ville qu’on nomme Canton. Les Yeux-Tirés l’avaient gardé pour leur mener des machines à vapeur. Sur une lettre que j’avais reçue de lui en 1862, il me disait qu’il était marié, et qu’il avait une petite fille. Je l’aimais bien mon frère, et cela me faisait deuil ne ne plus le voir ; et nos vieux aussi n’en étaient point contents. Ils étaient trop seuls, dans leur petite cahute, en campagne, tirant sur Dijon ; et, leurs deux gars partis, ils dormaient tristement l’hiver, à petits coups, au coin du feu.
Vers le moi de mai 1865, on a commencé à s’inquiéter à Marseille de ce qui se passait au Levant. Les paquebots qui arrivaient apportaient de mauvaises nouvelles de la mer Rouge. On disait que le choléra avait éclaté à La Mecque. Les pèlerins mouraient par milliers. Et puis la maladie avait gagné Suez, Alexandrie ; elle avait sauté jusqu’à Constantinople. On savait que c’était le choléra asiatique : les navires restaient en quarantaine au lazaret ; tout le monde était dans une crainte vague.
Je n’avais pas grande responsabilité là-dessus ; mais je peux dire que l’idée de voiturer la maladie me tourmentait beaucoup. Sûr, elle devait gagner Marseille ; elle arriverait à Paris par le rapide. Dans ce temps-là, nous n’avions pas de boutons d’appel pour les voyageurs. Maintenant, je sais qu’on a installé des mécanismes fort ingénieux. Il y a un déclenchement qui serre le frein automatique, et au même moment une plaque blanche se lève en travers du wagon comme une main, pour montrer où est le danger. Mais rien de semblable n’existait alors. Et je savais que si un voyageur était pris de cette peste d’Asie qui vous étouffe en une heure, il mourrait sans secours, et que je ramènerais à Paris, en gare de Lyon, son cadavre bleu.
Le mois de juin commence, et le choléra est à Marseille. On disait que les gens y crevaient comme des mouches. Ils tombaient dans la rue, sur le port, n’importe où. Le mal était terrible ; deux ou trois convulsions, un hoquet sanglant, et c’était fini. Dès la première attaque, on devenait froid comme un morceau de glace ; et les figures des gens morts étaient marbrées de taches larges comme des pièces de cent sous. Les voyageurs sortaient de la salle aux fumigations avec un brouillard de vapeur puante autour de leurs vêtements. Les agents de la Compagnie ouvraient l’œil ; et dans notre triste métier nous avions une inquiétude de plus.
Juillet, août, la mi-septembre se passent ; la ville était désolée, — mais nous reprenions confiance. Rien à Paris jusqu’à présent. Le 22 septembre au soir, je prends la machine du train 180 avec mon chauffeur Graslepoix.
Les voyageurs dorment dans leurs wagons, la nuit, — mais notre service, à nous, c’est de veiller, les yeux ouverts, tout le long de la voie. Le jour, pour le soleil, nous avons de grosses lunettes à cage, encastrées dans nos casquettes. On les appelle des lunettes mistraliennes. Les coques de verre bleu nous garantissent de la poussière. La nuit, nous les relevons sur notre front ; et avec nos foulards, les oreilles de nos casquettes rabattues et nos gros cabans, nous avons l’air de diables montés sur des bêtes aux yeux rouges. La lumière de la fournaise nous éclaire et nous chauffe le ventre ; la bise nous coupe les joues ; la pluie nous fouette la figure. Et la trépidation nous secoue les tripes à nous faire perdre haleine. Ainsi caparaçonnés, nous nous tirons les yeux dans l’obscurité à chercher les signaux rouges. Vous en trouverez bien de vieillis dans le métier que le Rouge a rendus fous. Encore maintenant, cette couleur me saisit et m’étreint d’une angoisse inexprimable. La nuit souvent je me réveille en sursaut, avec un éblouissement rouge dans les yeux : effrayé, je regarde dans le noir — il me semble que tout craque autour de moi, — et d’un jet le sang me monte à la tête ; puis je pense que je suis dans mon lit, et je me renfonce entre mes draps.
Cette nuit-là, nous étions abattus par la chaleur humide. Il pleuvotait à gouttes tièdes ; le copain Graslepoix enfournait son charbon par pelletées régulières ; la locomotive ballait et tanguait dans les courbes fortes. Nous marchions 65 à l’heure, bonne vitesse. Il faisait noir comme dans un four. Passé la gare de Nuits, et roulant sur Dijon, il était une heure du matin. Je pensais à nos deux vieux qui devaient dormir tranquillement, quand tout à coup j’entends souffler une machine sur la double voie. Nous n’attendions entre Nuits et Dijon, à une heure, ni train montant, ni train descendant.
« Qu’est-ce que c’est que ça, Graslepoix ? dis-je au chauffeur. Nous ne pouvons pas renverser la vapeur.
— Pas de pétard, dit Graslepoix : c’est sur la double voie. On peut baisser la pression. »
Si nous avions eu, comme aujourd’hui, un frein à air comprimé… lorsque soudain, avec un élan subit, le train de la double voie rattrapa le nôtre et roula de front avec lui. Les cheveux m’en dressent quand j’y pense.
Il était tout enveloppé d’un brouillard rougeâtre. Les cuivres de la machine brillaient. La vapeur fusait sans bruit sur le timbre. Deux hommes noirs dans la brume s’agitaient sur la plate-forme. Ils nous faisaient face et répondaient à nos gestes. Nous avions sur une ardoise le numéro du train, marqué à la craie : 180. — Vis-à-vis de nous, à la même place, un grand tableau blanc s’étalait, avec ces chiffres en noir : 081. La file des wagons se perdait dans la nuit, et toutes les vitres des quatre portières étaient sombres.
« En voilà, d’une histoire ! dit Graslepoix. Si jamais j’aurais cru… Attends, tu vas voir. »
Il se baissa, prit une pelletée de charbon, et le jeta au feu. — En face, un des hommes noirs se baissa de même et enfonça sa pelle dans la fournaise. Sur la brume rouge, je vis ainsi se détacher l’ombre de Graslepoix.
Alors une lumière étrange se fit dans ma tête, et mes idées disparurent pour faire place à une imagination extraordinaire. J’élevai le bras droit, — et l’autre homme noir éleva le sien ; je lui fis un signe de tête, — et il me répondit. Puis aussitôt je le vis se glisser jusqu’au marchepied, et je sus que j’en faisais autant. Nous longeâmes le train en marche, et devant nous la portière du wagon A. A. F. 2551 s’ouvrit d’elle-même. Le spectacle d’en face frappa seul mes yeux, — et pourtant je sentais que la même scène se produisait dans mon train. Dans ce wagon, un homme était couché, la figure recouverte d’un tissu de poil blanc ; une femme et une petite fille, enveloppées de soieries brodées de fleurs jaunes et rouges, gisaient inanimées sur les coussins. Je me vis aller à cet homme et le découvrir. Il avait la poitrine nue. Des plaques bleuâtres tachaient sa peau ; ses doigts, crispés, étaient ridés et ses ongles livides ; ses yeux étaient entourés de cercles bleus. Tout cela, je l’aperçus d’un coup d’œil, et je reconnus aussi que j’avais devant moi mon frère et qu’il était mort du choléra.
Quand je repris connaissance, j’étais en gare de Dijon. Graslepoix me tamponnait le front ; — et il m’a souvent soutenu que je n’avais pas quitté la machine — mais je sais le contraire. Je criai aussitôt : « Courez au A. A. F. 2551 ! » — et je me traînai jusqu’au wagon, — et je vis mon frère mort comme je l’avais vu avant. Les employés fuirent épouvantés. Dans la gare on n’entendait que ces mots : « Le choléra bleu ! »
Alors Graslepoix emporta la femme et la petite, qui n’étaient évanouies que de peur, — et, comme personne ne voulait les prendre, il les coucha sur la machine, dans le poussier doux du charbon, avec leurs pièces de soie brodée.
Le lendemain, 23 septembre, le choléra s’est abattu sur Paris, après l’arrivée du rapide de Marseille.
...........................
La femme de mon frère est chinoise ; elle a les yeux fendus en amande et la peau jaune. J’ai eu du mal à l’aimer : cela paraît drôle, une personne d’une autre race. Mais la petite ressemblait tant à mon frère ! Maintenant que je suis vieux et que les trépidations des machines m’ont rendu infirme, elles vivent avec moi, — et nous vivons tranquilles, sauf que nous nous souvenons de cette terrible nuit du 22 septembre 1865, où le choléra bleu est venu de Marseille à Paris par le train 081.