Le Train de 8 h 47/12

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Flammarion (p. 191-204).

V


De cet instant, une course insensée commença, un pas de charge désordonné, tout parti pris, au hasard des flaques et des trous : la galopade de deux énergumènes furieux échappés à leurs cabanons et filant devant eux, en aveugles. Ramenés dans Bar par un coup de veine dont ils se louaient sans chercher à se l’expliquer, ils traversèrent tout d’une traite la Ville Basse, s’élancèrent, ceci fait, à l’assaut de la Ville Haute, vieille cité Renaissance bâtie en flanc de butte, dominant de haut sa cadette, restée intacte, celle-ci, aux persiennes près, comme si on l’eût sortie d’une boîte après quatre siècles.

La nuit s’avançait, les deux villes sœurs, par moments, se jetaient les heures l’une à l’autre, et l’aube, bientôt, pointa, une aube lugubre, livide, sur laquelle on sentait vaguement s’échelonner des toitures en pointe, s’arrondir des bedaines renflées d’antiques maisons. La pluie implacable tombait, avec des semblants d’apaisement suivis presque aussitôt de brutales secouées, des reprises du même motif dont les deux soldats, terrifiés, entendaient tout à coup l’écroulement autour d’eux.

Épuisés, soufflant comme des bœufs, ils avaient légèrement modéré leur allure, et même ils n’allaient plus que par lentes enjambées le long de cette côte en pente roide.

Sur leurs épaules, leurs dolmans rétrécis se collaient hermétiquement, tournaient, de minute en minute, à la camisole de force ; sur leurs genoux, à la naissance supérieure de la basane, leurs larges pantalons se creusaient, faisaient lits à de petits lacs d’eau dont le suintement, dégoulinant à l’intérieur, ruisselait sur leurs mollets

« Une façon d’échelle primitive… »

velus, s’allait perdre en l’emmaillottement de leurs chaussettes russes[1].

Avec cet instinct du détour, ce sens de la complication particulier aux gens perdus, ils ne rencontraient plus une voie qu’ils ne s’y précipitassent immédiatement et c’est ainsi que, brusquement, ils débouchèrent au pied d’un escalier immense dont une succession de réverbères s’étoilant à perte de vue, indiquait des haltes de paliers.

Ils s’y engagèrent sans hésiter, lancés dès lors dans une ascension à pic. Un assez triste chemin, du reste ! une façon d’échelle primitive, des marches faites de pavés disjoints par le temps et l’usage et dans le large jeu desquels une végétation s’ébattait, la folle herbe et le sympathique champignon : parquet ciré mettant sous le pied qu’il semble fuir la traîtrise d’un lit de pourriture gluante.

L’eau tombée du ciel et des toits dégringolait de degré en degré, jetait dans le profond silence de la nuit le murmure d’une cascade lointaine.

À mi-hauteur de la montée, La Guillaumette ne manqua pas son coup : il posa la semelle de sa botte dans le vide d’une marche brêche-dent et s’abattit sur la figure. Il jura “ Sacré nom de Dieu ! ” et disparut les jambes les premières. Au bruit répercuté de son sabre bondissant et rebondissant sur la pierre, une volée de blasphèmes se mêla. Croquebol, qui avait le caractère heureux, la gaieté énorme et facile, fut pris d’un accès de fou rire en dépit de la gravité des événements. Alors une voix exaspérée et qu’on eût cru sortie d’un puits cria :

— Bougre d’âne ! Imbécile ! V’la t’y pas de quoi rigoler ! T’auras deux jours de salle de police ; ça t’apprendra à te payer la gueule de ton chef de détachement.

Et presque en même temps le brigadier reparut, ivre de rage, tout secoué de fureur débordante, lavant la souillure de ses mains au fer ruisselant de son fourreau.

Il s’inspecta :

— V’là du joli, fit-il ; j’ai déchiré ma culbute maintenant, et mon no 1, encore !

Sa culotte, à ne rien céler, avait singulièrement pâti dans l’aventure ; toute une couture avait cédé, de la ceinture à la basane, vrai entonnoir à courant d’air ouvrant sur la cuisse du soldat le bâillement d’une poche grotesque. Tout de même ce fut lui qui repartit le premier, montrant le chemin, puisant un renouveau d’énergie dans la certitude absolue où il commençait à se trouver de jamais n’atteindre à son but.

C’était là un étrange calcul, mais le personnage était ainsi bâti : il avait la volonté âpre et sciemment absurde d’une mule basque, la détermination d’autant plus irrévocable qu’il la sentait irrévocablement contre-carrée.

Péniblement, tirant la jambe, s’aidant dans leur marche ascensionnelle du geignement plaintif des mitrons au labeur, Croquebol et La Guillaumette atteignirent tant bien que mal au sommet du calvaire.

— Ah là là ! dit l’un, mince de trotte !

— Ouf ! gémit l’autre ; y n’était qu’temps ! j’en ai pus un poil de sec, moi !

Ils étaient accablés tous deux et ils durent souffler une seconde avant que de songer à continuer leur route.

Mais il était écrit qu’ils n’en sortiraient pas : à peine avaient-ils fait dix pas qu’un obstacle aussi imprévu qu’insurmontable surgissait tranquillement devant eux sous la forme d’un mur abrupt leur barrant tout net le passage.

— Quien ! dit Croquebol, c’est rigolo ! par où diable c’est t’y qu’on passe ?

La Guillaumette, d’un lent regard, s’était rendu un compte exact de la disposition des lieux.

— On ne passe pas, répondit-il d’une voix sourde.

L’autre tressaillit :

— On ne passe pas ! Mon salaud, tu nous la sors bonne ! Et à cause de quoi, qu’on ne passe pas ?

— À cause que nous sommes bloqués ! cria le brigadier éperdu.

— Bloqués !

Hélas oui, bloqués ! Comble de la fatalité : l’escalier aboutissait à un cul-de-sac !

C’était à en devenir fou.

Dans le coup d’œil que les deux martyrs échangèrent, un poème tout entier tenait. Jean-Philippe en eût pleuré de rage, atteint enfin dans la sérénité de sa philosophie ; La Guillaumette arborait le sourire amer des victimes persécutées. Il y eut un instant de silence.

Croquebol, balançant la tête, dit :

— Ça va bien ! À c’t’heure, nous v’là jolis garçons ! Qu’est-ce que nous allons devenir !

— Eh parbleu ! fit le brigadier, crois-tu pas que nous allons coucher ici ? Nous sommes montés, pas vrai ? À c’compte-là c’est bien simple : y nous reste plus qu’à redescendre !

Conclusion logique, fatale, devant laquelle il n’y avait qu’à s’incliner.

— C’est bon ! dit Croquebol résigné, descendons !

Et la petite plaisanterie du faubourg commença à renaître de ses cendres. La descente accomplie sans incidents notables, — à cela près que le soldat, pris à son tour au piège funeste de la marche dépareillée, franchit justement sur les reins la même quantité de degrés que son supérieur hiérarchique avait, lui, franchis sur le ventre, — le supérieur et le soldat reprirent le cours de leur vagabonde promenade.

C’était, proportions gardées, le problème de la recherche de l’inconnu !

On les vit partout ! comme le dit si élégamment M. Greluche, dans la chanson du Brésilien, au nord, au midi, puis ailleurs ! Lancés, ils suivaient la trajectoire ! Rendus par la ville Haute, qui les avaient lâchement reniés, à la ville Basse qui ne les voulut point davantage, ils se virent restitués par celle-ci à celle-là, ramenés ensuite de celle-là en celle-ci. Ils arpentèrent successivement, ballottés comme des feuilles sous un souffle de tempête, les chaussées de l’une et de l’autre, les faubourgs bêtement bourgeois de la seconde et les carrefours pittoresques de la première, frôlèrent alternativement, de leurs coudes et de leurs bancals, des devantures baissées de confiseries modernes et des bicoques sapées par l’âge, gonflant sous l’auvent de leurs toitures, des façades que sanglaient des poutres vermoulues. Sur la pâleur du jour naissant des silhouettes indécises dansaient. Tel qu’en la fantasmagorie vague d’un cauchemar, ils virent des rues, ils en virent d’autres, ils virent des places et des fontaines, avalèrent des kilomètres entiers d’escaliers, vinrent, revinrent, butèrent, culbutèrent, ascensionnèrent des rampes à pic, descendirent des côtes en pente douce, tant et si bien que de montées en descentes, de rues en rues, de fontaines en fontaines, de ville Basse en ville Haute et de ville Haute en ville Basse, ils finirent, ainsi que c’était à prévoir, par se retrouver à la gare.


  1. Les bandes de toile dont les soldats se ligottent les pieds en guise de chaussettes.