Le Train de 8 h 47/16

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Flammarion (p. 261-274).

IX


— On ne voyage pas sans billets, allez en prendre.

En prendre…! Vraiment oui ! Et avec quel argent ?

Non point, sans doute, avec l’argent du chef Favret ! Il était loin, ma foi, l’argent du chef Favret, en supposant qu’il continuât de courir. Disparu, l’argent ! envolé ! Le gaillard s’était donné de l’air, passé par la même porte que les deux billets ; filé sournoisement, sans prévenir, de la poche fendue de son propriétaire ; semé en détail par les chemins, comme autrefois les cailloux blancs du petit Poucet.

C’était complet.

La découverte de cette nouvelle catastrophe arracha aux deux missionnaires le soupir long et grave des bœufs qu’atteint le coup de masse du boucher. Lentement, le front bas, ils sortirent. Ils firent quelques pas en silence, puis La Guillaumette, brusquement :

— Voyons, c’est pas Dieu possible ! R’gard’voir un peu à tes profondes !

Croquebol obéit par acquit de conscience. Adossés à la barrière d’un passage à niveau, ils se déshabillèrent à demi. Sur leurs chemises dépoitraillées leurs dolmans dégrafés battaient comme des ailes. Eux fouillaient leurs poches, les coiffes huileuses de leurs shakos, palpaient jusqu’aux coutures intérieures de leurs pantalons.

Rien ! rien du tout ! c’était toute l’horreur du néant, le vide navrant du gousset ; juste, tout bien compté et tant or que monnaie, de quoi s’emplir une dent creuse.

Sale coup pour la fanfare !

Les cervelles ébranlées de ces deux pauvres diables dansèrent dans leurs boîtes osseuses ; un instant, ils virent la folie ; les murs vacillèrent autour d’eux, le sol s’ébranla sous leurs pieds comme le plancher tournant d’un carrousel de foire.

Tristes exilés sur la terre étrangère, victimes pitoyables du sort auxquelles l’écrasement du pressoir n’eût point arraché un centime, le simple jus d’une chique de tabac trompant le martyre de leur faim grandissante, étouffant le gémissement lugubre de leurs boyaux vides, ils songèrent tout de bon à s’aller jeter à l’eau.

L’amour bien naturel de leurs peaux l’emporta.

Alors, ils imaginèrent quelque chose de tout à fait ingénieux : se lancer à la poursuite de leur argent ! remettre, coûte que coûte, la main sur le fuyard, quittes à refaire, de jour, la course folle de la nuit !

Ce fut La Guillaumette qui suggéra l’idée.

Croquebol l’approuva hautement.

Sans perdre une minute, ils se mirent en chasse, courbés en deux, assis des cuisses sur les mollets, sondant délicatement, du bout de leur index, le fond vaseux des ruisseaux, la tête balancée lentement et ramenée d’une épaule à l’autre. Leur coup d’œil promené autour d’eux était comme un coup

« Sans perdre une minute, ils se mirent en chasse. »

de balai chassant en éventail l’ordure du pavé. La Guillaumette tenait sa droite, Croquebol tenait sa gauche, et ils avançaient par saccades, avec d’étranges sautillements de crapauds hémiplégiques. Ils avaient l’air de deux messieurs que l’appel d’une affaire prodigieusement urgente met dans la dure nécessité de faire leurs besoins en marchant. Le temps passait. Cinq heures sonnèrent, puis six heures. De temps en temps, La Guillaumette sans lever le nez criait au copain :

— Eh ben, vieux ?

L’autre, mélancolique, répondait :

— Rien de nouveau !

C’était tout. Le soleil maintenant leur rôtissait les reins, séchait sur eux leurs dolmans détrempés, les leur durcissait sur la peau en cassures aiguës de carton-pâte. Et petit à petit, de leurs bras, de leurs jambes, de leurs épaules arrondies, de leurs larges derrières tendus, une évaporation se dégageait ; poètes, ils allaient dans un nuage, promenaient avec eux une brume de beau temps, l’opaque buée qui monte des théières ouvertes. La ville s’éveillait, s’ouvrait à la caresse tiède du matin. Des persiennes frappaient les murs, et dans le noir des fenêtres ouvertes, sur des fonds vaguement devinés de petits intérieurs bourgeois et provinciaux, des visages vinrent et s’attardèrent, des têtes étonnées et vaguement inquiètes, que surplombaient encore des tiares nocturnes aux blancheurs immaculées. Sur le passage des deux soldats, des portes commencèrent à s’entr’ouvrir doucement, des regards en filtrèrent de biais. Il y eut d’une maison à l’autre tout un échange de coups d’œil éloquents. Au bord des trottoirs étroits, des ménagères matinales s’arrêtèrent ; des gosses en maillot, apparus aux croisées, gueulèrent qu’ils voulaient “ avoir les beaux messieurs ”.

— Pays !

— Eh ?

— Y a du bon !

— Ah bah !

— Mon vieux, j’viens de trouver un sou !

Mais derrière eux une autre voix s’élevait, une de ces voix timbrées et rêches auquelles ne se méprend pas l’oreille exercée du soldat :

— Chasseurs !

L’appel les cingla d’un coup de fouet. Ils tressaillirent, redressés avec une égale promptitude :

— Mon lieutenant ?

C’était un petit monsieur tiré à quatre épingles, l’air cassant et pas commode. Dans son képi en décalitre il enfonçait à mi-visage, et sa folle barbiche tordue était la virgule fatale d’un Méphistophélès de café-concert. Quand il les tint à deux pas devant lui, immobiles, le bras droit dans le rang, la main gauche haute et ouverte sur la visière cerclée de cuivre du shako, il s’incrusta un monocle dans l’œil.

De haut en bas, ainsi qu’il eût fait de deux objets curieux, il examina l’un, puis l’autre.

— … C’que vous faites là ? demanda-t-il.

— Mon lieutenant, dit La Guillaumette, nous cherchons de l’argent que nous avons perdu.

— Ah bah !

L’étonnement outré qu’il affectait avait toute l’insolence d’un démenti à froid.

Eux, ne bronchèrent pas.

Il reprit :

— z’êtes frais, tous les deux…, jolis, oui !

Le nez piqué en avant, il arrondissait un œil terne sur le collet maculé de boue du brigadier :

— … 22me ?

— Oui, mon lieutenant.

— Commercy ?

— Oui, mon lieutenant.

— … r’quoi êtes-vous à Bar-le-Duc ?

— Mais nous sommes permissionnaires !

Déjà La Guillaumette, le dolman dégrafé, présentait les permissions. L’officier avança deux doigts et laissa tomber son monocle, — qu’il rattrapa immédiatement au vol, d’ailleurs, et qu’il réinstalla en sa place primitive. Le lorgnon, flambant au soleil, appliqua un instant sur l’œil qu’il protégeait la tache opaque et ronde d’une pièce de cent sous.

L’officier lut et dit :

— Eh bien ? — … sont pour Saint-Mihiel, ces permissions-là.

— Mon lieutenant, expliqua alors La Guillaumette, je m’en vais vous dire une bonne chose : nous nous avons trompé dans les changements de trains.

— Ah bah !

— Oui, mon lieutenant.

Il exposa le cas. Le lieutenant, complaisant et goguenard, écoutait, approuvait de la tête, un rire sous la moustache, avec d’ironiques sursauts, des mines d’apitoiement navré, un lamento grossièrement éploré de toute sa personne.

Il s’ébahissait :

— Pas possible !… Ah bah !… En vérité ?… pas de chance au bilboquet !

Et, La Guillaumette ayant dit, il conclut froidement :

— Déplorable…! Enfin vous êtes en bordée, quoi !

Ils se voulurent défendre, mais il y mit bon ordre.

Il leur imposa le silence, d’un petit geste à plat, de la main !

— C’est bon, c’est bon !… allez venir avec moi à la Place… vous expliquerez auprès du commandant d’armes…

Dix minutes plus tard, ils échouaient sur la paille humide du cachot.

Et blêmes d’angoisse, ils se contemplaient sans rien dire, s’entre-distinguaient vaguement dans la lueur louche et lugubre que leur versait sur les épaules un étroit soupirail de cave dentelé de toiles d’araignées.