Le Train de 8 h 47/2

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Flammarion (p. 19-36).

II


Celui qui écrit ces lignes, et de qui, après des années, le souvenir de l’adjudant Flick empoisonne encore la bouche d’une bouffée d’écœurement, a dit autrefois et ailleurs, tout le bien qu’il pensait de ce drôle féroce[1].

Qu’on lui permette d’intercaler ici, à titre de simple intermède, une indication en pied d’un personnage, appelé, il est vrai, à ne jouer dans ce récit qu’un rôle purement épisodique, mais en lequel on pourra se plaire à voir revivre une de ces silhouettes-cauchemars familières à toute caserne qui se respecte, et que saluera au passage, à l’instar d’une vieille connaissance, tout homme ayant été à même de goûter de la profession et ayant vécu, pour son compte, la triste vie du troupier en temps de paix.

Flick, que les hommes désignaient entre eux sous l’étrange sobriquet d’ “ Au chose ”, à cause qu’il n’avait que ce mot à la bouche : “ Vous coucherez au chose ce soir ”, était un de ces cryptogames malsains qui ne fleurissaient qu’avec trop d’abondance, il y a seulement quelques années, sur le fumier en fermentation des vieilles couches.

Parvenu à son grade à coups de rengagements, de larmoiements et de platitudes, il promenait à travers la vie l’âpre conscience de sa non-valeur, sa sourde rancune d’idiot qu’a terrassé son impuissance mais que poursuit bon gré mal gré un vague espoir de représailles indéterminées et lointaines. Ni officier, ni sous-officier, bien qu’il tînt des deux à la fois, espèce d’androgyne du métier, appelé “ mon lieutenant ” par les uns, et, par les autres, “ Flick ” tout court, il était au sous-lieutenant ce qu’étaient aux bottes d’ordonnance les basanes ajustées de La Guillaumette : il faisait la blague de loin ! triste rôle, qu’il subissait sans l’accepter et dont il faisait cher payer, à quiconque tombait sous sa coupe, le poids de l’absurde équivoque.

Au physique, c’était un petit homme, râblu, ventru, coloré, à la démarche lourde et pacifique de bon vivant plein de soupe et de bière.

Ce qu’on voyait de lui d’abord, c’étaient deux sourcils formidables, ou, pour mieux dire, un seul sourcil courant sans un arrêt d’une tempe à une autre et coupant en deux le visage, d’un trait roussâtre et broussailleux, large d’un doigt. Là-dessous flambaient deux yeux sombres si bien enfouis en la cavité de leurs orbites qu’on les y eût pu croire enfoncés à coups de poing.

En compensation de n’avoir qu’un sourcil, l’adjudant Flick avait deux nez : déplorables suites d’un coup de sabre — car ce scélérat était brave ! — reçu en 70, à Wœrth ou à Forbach ; un retour de bras lui arrivant à toute volée en lui ouvrant transversalement la face, de la tempe droite au maxillaire inférieur gauche.

Dans cette chair bouffie et molle, l’acier de l’arme était entré comme dans du beurre. Avec le temps, toutefois, la plaie s’était fermée, les cartilages entamés s’étaient ressoudés tant bien que mal ; d’où les deux nez en question, dont l’un, trop gros, sortait de l’autre trop petit, évoquant par la superposition de leurs renflements inégaux l’idée d’une vitelotte grotesque ou d’une gourde en réduction.

La cicatrice, au reste, ne s’en tenait pas là ; on pouvait la suivre à la trace, par la moustache où elle serpentait doucement, comme serpente, à travers bois, un étroit sentier de traverse, et jusque sur la lèvre, où elle venait mourir, dans l’hémisphère double et saignant d’une cerise piquée.

Athlète trapu et ramassé, suant le poil jusque par les oreilles, il tenait un peu du gorille, dont il avait le bras long et velu et la mâchoire à broyer de la fonte, et aussi de Pierre Choppart, dit l’Aimable, le héros du Courrier de Lyon, qu’il rappelait par l’exiguïté du crâne, la sournoiserie du coup d’œil, la cuisse courte, tendant l’étoffe de la culotte.

Avec cela, il boitait.

En 188., en effet, la veille du départ de la classe, trois cavaliers de l’escadron, fortes têtes dont la joie du retour ne suffisait pas à noyer quatre ans de rancunes et de haines lentement et laborieusement accumulées, avaient mijoté le petit plan de laisser en partant, au sous-officier, un de ces p. p. c. qui se gravent à jamais en les mémoires même les plus rétives. Ils l’avaient donc guetté, la nuit, à un détour de ruelle déserte, et, lui tombant dessus, par derrière, l’avaient laissé pour crevé sur le sol, la tête en sang, sans connaissance, le tibia brisé d’un coup de fourreau de sabre.

Un honnête homme en eût eu son compte réglé net ! Mais Flick avait le cuir solide et la force de résistance de toute bête malfaisante et dangereuse : Il s’était tiré de l’aventure avec quelques semaines d’hôpital et une claudication légère, un traînage de la quille gauche qui lui donnait un balancement de grosse cane, ajoutait un je-ne-sais-quoi de piteusement misérable, à ce qu’avait déjà sa personne de grotesque et de repoussant : Cinq et trois… huit ! Cinq et trois… huit !

Ainsi bâti, Flick se savait hideux comme déjà il

« De cet instant, ils lui appartenaient : Oui ! les eût-ils marqués du fer rouge en pleine chair qu’ils n’eussent pas été plus son bien. »

se savait imbécile, et il imputait à tout le monde la responsabilité de cette double disgrâce.

C’était la plaie du Quartier, la terreur de la caserne dont on n’osait plus pousser une porte ni tourner un angle de mur sans craindre de se trouver nez à nez avec lui, rencontre au bout de laquelle, inévitablement, il y avait pour le rencontré quatre jours de salle de police.

Pourquoi ces quatre jours ? pour rien ! ou pour tout, ce qui revient au même ; pour un bouton de veste en détresse, une piqûre de rouille à l’éperon, une tache graisseuse à la blouse, à moins, pourtant, que le bouton fût solide, l’éperon intact et la blouse immaculée, auquel cas le sous-officier s’arrêtait court et s’écriait :

— Eh là ! eh là ! Est-ce qu’il est fou, ce gaillard-là de courir comme un dératé ! il a failli me flanquer les quatre fers en l’air ! Vous aurez quatre jours, mon bon !

En somme, une dîme ! un péage ! un petit impôt à solder et dont, après des mois de révoltes contenues, on finissait par prendre son parti, avec le haussement d’épaules résigné, le sourire aigre et ironique des désarmés qui n’en peuvent mais. Quant aux pierrots ; aux pauvres bleus fraîchement débarqués du patelin natal, qu’il se faisait un plaisir d’ahurir sous une grêle ininterrompue de corvées et de punitions, ils en venaient à s’entreregarder, tout pâles, les dents serrées, sans une parole. D’autant que l’adjudant avec eux — comme avec tout le monde, d’ailleurs — gardait une politesse exquise, une douceur de voix presque enfantine qui les achevait d’abasourdir.

Il disait :

— Oh, oh, mon ami, voici une charge qui est bien mal installée ! Vous êtes nouveau venu au régiment, c’est vrai, mais ce n’est pas une raison ! il faut demander un coup de main à votre camarade de lit, quand une chose vous embarrasse ! Que diable, dans la vie, — dans la nôtre surtout — on s’entr’aide les uns les autres ! Vous coucherez au chose ce soir.

Sur quoi, le bleu :

— Mais, mon lieutenant…

Alors l’adjudant Flick souriait, et, avec un geste de la main, bienveillant et amical :

— Allons, voyons, ne répliquez pas ! C’est curieux que lorsqu’ils arrivent, ils ont tous cette habitude ! Il faudra la perdre, vous savez, ou alors gare à l’avancement ! adieu, les galons de brigadier ! Est-ce que je réplique, moi, sacrebleu, quand le capitaine me donne un ordre ou me fait une observation ! Dites, m’avez-vous jamais entendu répliquer ?

— Non, mon lieutenant.

— Eh bien, alors ?

Là-dessus, avec le même sourire, avec la même bonne grâce charmante :

— Vous en aurez quatre jours de plus, que voulez-vous que je vous dise ?

Et, ayant dit, il s’en allait, fléchissant à chaque pas sur sa jambe mauvaise, tandis que le bleu, stupéfié, gagné déjà à cette bonhomie où il trouvait comme un écho des indulgentes gronderies paternelles de la veille, promenait autour de la pièce, dans sa face rougeaude pailletée de son, des yeux ronds et hagards de chien constipé.

Mais les anciens rigolaient, et, tout en continuant de cirer sur leurs mains les basanes de leurs pantalons, ils avaient des hochements de tête significatifs, des ricanements légers de gaillards édifiés sur les surprises de la profession :

— Ça te la coupe, ça, mon salaud !

— C’t’épatant, mais c’est comme ça !

— Ah ! y a du bon, y a du bon !

— Pour sûr, y en a ! Cochon de bonheur !

Ils connaissaient le personnage comme s’ils l’eussent fait, cette férocité à froid de rustre aigri par les éternelles déceptions, le une deux, une deux, perpétuel, vers un horizon à roulettes qui fuit et recule pas pour pas, la blessure d’amour propre tournée au cancer.

Ils le haïssaient d’une haine farouche, d’une haine irréconciliable, mêlée de ce mépris hautain du plus petit pour le plus grand.

En son honneur, par plaisanterie, ils parodiaient le signe de la croix : Au nom du chose, du contre-appel, du peloton de chasse, ainsi soit-il ! », et en somme c’était assez ça.

À la rancœur presque légitime de cette brute malchanceuse, lentement blanchie dans l’attente, gavée d’amertumes et de bonnes paroles, forte de son droit, après tout, de ses vingt années de services loyaux et de conduite irréprochable, il fallait un exutoire.

Or, qui eût tenu la queue de la poêle, dans cette lutte sans issue entre le sous-officier et la fatalité entêtée à la poursuivre ? qui eût expié ces années de déboires, de vexations, de rage sombre, de dèche lugubre, croulant les unes sous les autres, inexorablement semblables ? le boulet de bagne de cette carrière ratée ?

Ni vous ni moi apparemment, et encore moins M. le colonel baron de la Gondrée, seigneur de la Charmeraye, des Chènelettes et autres lieux !

Non. Le principe, pour l’adjudant, était que dans tout homme tombé au régiment il y avait un gibier possible de biribi, et, comme de juste, cet être exquis traitait son monde en conséquence.

Devenu philosophe à la longue, le drôle choisissait ses types et n’eût eu garde de perdre son temps à se frotter aux Parigots, lesquels, nés malins, ainsi que chacun sait, avaient vite éventé la mèche et deviné le dessous des cartes. Mais dans le nombre des blouses bleues débarquées en bandes au quartier, les matins brumeux de novembre, toujours deux ou trois bonnes têtes dominaient, des faces de chouans, épanouies de santé et de douceur ingénue, au seul aspect desquelles lui-même s’épanouissait et se frottait gaillardement les mains :

— Ah ! ah ! Ah ! ah ! nous allons rire !

De cet instant, ils lui appartenaient ! Les eût-il marqués du fer rouge en pleine chair, qu’ils n’eussent pas plus été son bien.

Et, tout de suite, la danse commençait, la manne céleste des nuits de boîte et des basses corvées à la queue leu-leu, l’ahurissement d’une pourchasse enragée, Flick tapant à droite et à gauche, sans rime, raison, cause ni prétexte, avec l’acharnement furieux d’un charretier saoul. Toujours souriant du reste. Une heure de peloton chaque jour ! la malle bouclée, le dimanche, après le pansage de quatre heures ! les consignés appelés au poste de police, de cinq minutes en cinq minutes, à ce point de ne plus pouvoir écrire deux mots à leurs familles ou fumer en paix le quart d’une pipe !

Or, comme ce n’était pas en balayant les lieux ou en cassant, l’hiver, la glace des abreuvoirs, qu’ils trouvaient le temps d’apprêter leur revue ou de matriculer leur linge, ils volaient de punitions en punitions comme les papillons de fleurs en fleurs. Et c’était bien le diable, si, après quelques mois d’un semblable régime, un de ces malheureux ne perdait patience, et, abattant sur l’épaule de Flick une main large comme une assiette, ne lui hurlait pas dans le nez :

— Mais, misérable, sale canaille, vous voulez donc que je vous casse la gueule !

L’adjudant n’en demandait pas plus : la garde immédiatement requise, rappliquait, et l’homme descendait de pied ferme en cellule, en attendant que le conseil l’envoyât casser les cailloux sur les routes de Blidah ou de Mostaganem — ce qu’il fallait démontrer.


  1. Voir les Gaîtés de l’Escadron, un volume chez Flammarion.