Le Train de 8 h 47/6

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Flammarion (p. 79-100).

VI


Du bureau du chef à la chambre, La Guillaumette ne fit qu’un bond.

Il entra comme un coup de vent ; la porte, violemment lancée, vint frapper en plein dos Lantibout, l’homme de chambre, lequel, retour des cuisines, soutenait sur les mains une colonne de gamelles empilées le long de sa poitrine.

Surpris par le choc, il culbuta à demi et partit le nez en avant.

Il jurait :

— Attention, donc ! Enfant de salaud, qui se fout de mon matricule !

— Hoû ! hoû ! brâma toute la chambrée.

De tous les coins le même cri monta :

— Nom de d’là, gare les gamelles !

Pour tout le monde, en effet, c’était un compte réglé : le souper frit ! le rata dans le lac, répandu sur le plancher comme une large bouse fangeuse

d’où pointaient des manches de côtelettes.

« La Guillaumette avait emprisonné étroitement sous son coude la face suante et cramoisie de Croquebol, en même temps que, de l’autre main, il lui administrait une robuste fessée. »

Seul le brigadier restait calme.

Il fit halte. Pour toute excuse :

— Qui c’est ici, demanda-t-il, qui veut trinquer de ses deux jours ? Y a des clients pour péter su’l’mastic ? Ça va bien, l’bureau est ouvert ! j’écoute les réclamations.

Devant la netteté de cette explication, il n’y avait qu’à s’incliner.

C’est ce qu’on fit.

Lantibout, il est vrai, par un prodige d’habileté avait réussi à maintenir le fragile équilibre de son échafaudage, encore que la pile des gamelles lui bombât pas mal sur le ventre et très sérieusement menaçât ruine.

On se hâta de le délester.

De l’envers de la planche à pain où les fixait une double languette de cuir, un homme détacha deux fourchettes d’étain, les deux seules que possédât le peloton.

Il cria : — À vos rangs, fixe !

Et il lança l’une à toute volée tandis qu’il se mettait, de l’autre, en mesure d’attaquer sa portion.

Alors le souper commença, l’assaut général au bricheton, la chasse aux quarts régulièrement disparus à l’heure des repas, passés d’une chambre à l’autre sans que l’on sût comment, ou en ballade sous les lits.

Et, naturellement, concert !

Autre guitare, même musique !

— Qui qui m’a cor’ chauffé le mien ?

— C’est pas dégoûtant, à la fin, que c’est kif-kif toutes les fois !

— Mon quart ou la classe, j’sors pas d’là !

Puis les appels à l’homme de chambre :

— La cruche est vide ! à l’eau, l’homme de chambre, à l’eau ! Nom de Dieu, où est-y passé, ce pierrot-là !

De chaque côté de la table on se massait comme on pouvait, une lignée de calots gris, de tricots bruns et de chemises écrues faisant face à une lignée de tricots bruns, de chemises écrues et de calots gris.

On se sentait les coudes et les hanches un peu bien : n’importe, il y avait place pour tout le monde ; toujours quelque retardataire se présentait, enjambait le banc, et creusait, tant bien que mal, son trou entre deux corps, quitte à soulever autour de soi des protestations féroces :

— Ah ! ben non, en voilà assez !

— Chouya ! Chouya !

— Enlevez-le !

— On crève, ici !

Mais ce n’est pas au régiment qu’on s’émeut pour si peu de chose. Le conspué, en présence du tolle général, demeurait calme et inodore, — autant toutefois que le pouvait permettre cette température de poêle surchauffé.

Simplement il faisait place nette devant lui, casait son pain et sa gamelle sur le couvercle de laquelle il avait déposé sa chique, et jetait un coup d’œil de biais, la main prompte à saisir au vol la fourchette demeurée libre.

Cependant Croquebol, cavalier de 1re classe, auquel l’effroyable chaleur coupait l’appétit quelque peu, s’était allongé sur son lit et y sommeillait à plat ventre, présentant à la société un énorme derrière pantalonné de rouge. Cette circonstance suggéra à La Guillaumette, que la perspective du voyage à Saint-Mihiel avait mis en veine de gaieté, l’idée d’une farce délicate. Il sortit sans bruit de ses sabots ; l’orteil tendu il s’approcha, s’aidant de la main à chaque lit, et brusquement, sur les larges fesses du dormeur, il laissa tomber une claque de nature à étourdir un jeune veau.

Croquebol sursauta :

— Oh ! bon Dieu !

Il s’était retourné sur lui-même, comme en la poêle une crêpe rissolée d’un côté, et, soulevé à demi, arc-bouté sur les coudes, il vomit, au visage pâmé du brigadier, le flot de son exaspération :

— Âne, bête, cochon, salaud, mouchard, va-de-la-gueule et menteur ! L’autre dit :

— Tais-toi donc, eh ! farceur, y a du bon.

Du coup, Croquebol se tut.

Calmé net, il dégringola de son « plumard ».

— Ah bah ! demanda-t-il, y a du bon ? Et en quoi f’sant qu’y a du bon ?

La Guillaumette laissa la question sans réponse.

Tranquillement, de ses deux mains, il écarta la poche de son pantalon, où la menue monnaie du chef se massait en un petit lingot blanchâtre.

— Astique, fit-il avec solennité.

— Nom d’un pétard, exclama Croquebol, t’as donc suriné le casernier ?

La Guillaumette eut un clignement d’yeux affirmatif :

— Un peu ! dit-il. C’est égal, mon pays, part à deux tout de même, pas vrai ? Et pis d’ailleurs c’est pas tout ça ; nous radinons à Saint-Mihiel : des canassons à ramener ! Apprête ton numéro 1 et rapidement.

— Non ? fit Croquebol d’un ton tout à la fois interrogatif et méfiant.

Le brigadier s’emballa :

— Quante j’te l’dis ! C’est t’y qu’tu m’prends pour un menteur ! Quien, preuve que v’là ta permission : “ Croquebol Jean-Philippe, cavayer de 1re classe, permission de 24 heures. ” Sais-tu lire, sacrée tête de boche ?

Croquebol, que poursuivait encore le vague soupçon d’être mystifié, prit le papier et le parcourut en silence. Mais tout à coup son visage en pleine lune se colora d’un flot de sang, et, élevant au-dessus de sa tête ses deux battoirs gantés de hâle, il vociféra :

— Vive la classe !

Justement, le matin même, il avait écopé de deux jours sur le terrain de manœuvres, en sorte que pour lui aussi c’était coup double à la veine.

— Ah ! ah ! tu rigoles à c’t’heure ! dit le brigadier, qui triomphait.

Pour toute réponse, Croquebol opéra sur lui-même un demi-tour selon les principes, et par manière de plaisanterie, histoire de manifester son enthousiasme, lança à plat, dans la poitrine du brigadier, un coup de soulier « à la vache ».

Le brigadier répliqua sans délai, en lui sautant sur le grappin.

Ils s’empoignèrent ; la joie bruyante des deux soldats se confondit dans un corps à corps amical. La Guillaumette avait emprisonné étroitement sous son coude la face suante et cramoisie de Croquebol, en même temps que, de l’autre main, il lui administrait une robuste fessée.

La chambrée, mise en joie, hurlait. Des paris s’engageaient de toutes parts.

Croquebol, le cou dans un étau, rompait, les reins en avant, s’efforçant de dégager sa tête, avec un souffle de phoque poussif qu’on eût entendu de la rue. Ils firent ainsi le tour de la pièce, donnant de la cuisse dans les châlits et de l’omoplate dans les murs. À la fin, La Guillaumette, plus robuste, passa un bras entre les jambes du camarade, le souleva de terre et le renversa sur un lit où il le maintint de ses deux poings d’hercule, criant :

— T’es boulé ! t’es boulé ! Mon colon, il n’y a pas d’erreur !

L’autre, pourtant, n’en voulait pas convenir. Incapable de placer un mot, congestionné de chaleur et de rigolade, il protestait énergiquement de la tête, se débattait comme un beau diable et gigotait, les pattes hautes, battant l’air de ses lourdes bottes. La Guillaumette dut en venir aux grands moyens : il s’abattit dessus comme une masse, le couvrant tout entier de son corps, matant ainsi la rébellion entêtée de ce vaincu de mauvaise foi. Le malheur fut que, du même coup, son pied nu vint atteindre le poêle, qui s’écroula bruyamment.

Un cri s’éleva :

— Gare là-dessous !

Le tuyau, en effet, violemment ébranlé et privé de son point d’appui, se décidait, après une courte hésitation, à suivre le fourneau dans sa chute. Il s’abattit en trois morceaux sur le plancher, ouvrant dans le plafond un trou noir d’où pleuvait une averse de suie et de platras.

Du même mouvement instinctif, les hommes s’étaient jetés en avant, protégeant les gamelles de leurs coudes élargis. Ils se redressèrent noyés de suie, de larges plaques noires arrêtées aux épaules.

Alors le potin devint assourdissant :

— Tas de cochons !

— Bougres de fantassins !

— Eh ben ! mince alors, nous sommes frais !

— En v’là encore, des loufoques !

— Ah ! pour d’la belle ouvrage, v’là de la belle ouvrage !

— Nom de Dieu, j’fous ma démission, l’gouvernement s’arrangera comme y pourra !

La Guillaumette qui avait lâché Croquebol, contemplait le désastre d’un œil imperturbablement serein.

Il mit ses deux mains dans ses poches et demanda :

— Eh bien ! quoi donc ? eh bien ! quoi donc ? Pas besoin de faire tant de pétard : je pense bien qu’on ne fait pas de feu à cette époque-ci de l’année !

Et tranquillement :

— Dis donc, Lantibout, c’ty pas toi qu’es de chambre ?

— Oui, dit l’interpellé, pourquoi ?

— Parce qu’alors tu vas grimper sur la table et voir à me rarranger ça.

Ce dénouement inattendu jeta le nommé Lantibout à une stupeur légitime.

Il dit :

— À rarranger le poêle ?

— Des fois ! fit La Guillaumette : et au trot, si tu veux bien ! — Allez, vous autres, déménagez, enlevez-moi toutes ces gamelles !

Mais Lantibout allongea le bras.

— Pas la peine d’enlever rien, dit-il simplement. Je rarrangerai peaudezébie, voilà tout ce que je rarrangerai.

Il y eut un instant de silence. La Guillaumette, stupéfait, se croisa lentement les bras sur la poitrine, et, des yeux, fit le tour de la chambre, comme pour en appeler à elle de cet acte de rébellion.

— Tu rarrangeras peaudezébie ? demanda-t-il enfin avec une voix blanche où tremblait le frisson d’une colère contenue.

— Parfaitement ! déclara l’homme de chambre, j’suis pas fumiste, moi ! Et pis, mon vieux, tu la connais dans les coins, toi, encore ! Faudrait que je rarrange le poêle à c’t’heure ici ? Pourquoi faire q’tu l’as démoli ? y aurait pas à le raccommoder.

Ce raisonnement se recommandait par des qualités de clarté et de logique vraiment indiscutables.

La Guillaumette, quoi qu’il en soit, n’en fut aucunement ébranlé.

Très rageur sans être méchant, très jaloux de son autorité, il devint blanc, il devint jaune, il devint vert, et, finalement, abattant sur la table un coup de poing qui vibra dans le fer-blanc des gamelles :

— Sacré nom de Dieu, Lantibout, jura-t-il,

vous aurez deux jours de salle de police pour vous apprendre à me répondre avec une impertinence

« Le tuyau s’abattit en trois morceaux sur le plancher, ouvrant dans le plafond un trou noir d’où pleuvait une averse de suie et de platras. »

pareille ! Ah vous rarrangerez peaudezébie ? Ah ! vous rarrangerez peaudezébie ? Eh ben, nous allons voir ça, si vous rarrangerez peaudezébie ! Je vous donne cinq minutes pour exécuter mes ordres, raccommoder le tuyau du poêle, balayer le plancher et tout, vous entendez ! Si vous ne vous y mettez pas immédiatement, je vous porte quarante-huit heures de salle de police en plus, motivées sur un refus d’obéissance, et je vous fais attraper au rapport une augmentation de quinze jours de prison qui ne sera pas dans une musette !

Le soldat essaya de prendre la parole, mais La Guillaumette lui ferma net la bouche :

— En voilà assez, taisez-vous ! ou, tonnerre, ça va péter sec !

Il se tourna vers la tablée :

— D’abord, vous autres, qu’est-ce que vous fichez encore là ? Est-ce que je ne vous ai pas dit de déménager ? Allez, allez, foutez-moi le camp et promptement, vous et votre batterie de cuisine ! Nom de Dieu, c’est épatant, ça ! J’suis t’y brigadier, oui ou non, qu’y faut que je répète trente-six fois la même chose ?

On obéit avec une mauvaise volonté et une lenteur manifestes.

Même une voix s’éleva qui demanda :

— Quoi alors ? ou c’est q’c’est qu’on va pouvoir briffer ?

— Dans les gogues !!! hurla le brigadier. Qui q’c’est qui a demandé ça ? C’est vous ? Bon ! vous serez consigné quatre jours pour me poser des questions ridicules !

Cette petite exécution fit son effet ; on n’insista pas davantage, et les hommes, traînant leurs sabots, leurs gamelles au poing et leurs pains sous l’aisselle, s’en allèrent achever leur repas où ils purent, sur le pied de leurs lits ou sur l’appui des fenêtres.

Une fois de plus, l’ordre régnait dans Varsovie.