Le Train de 8 h 47/9

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Flammarion (p. 139-152).

II


— Eh ben ! eh ben ! fit d’un ton paternel cet employé supérieur, voilà que vous vous chamaillez !

Rappelés à l’ordre, ils se calmèrent immédiatement et commencèrent d’entrer dans des explications, mais il ne voulut rien savoir.

— Parfaitement, dit-il, parfaitement, nous allons voir ça tout à l’heure ! Seulement, mes braves, vous allez commencer par mettre tous deux pied à terre et par laisser partir le train, vous voulez bien ? Là ! pas plus difficile que ça ! Parbleu, voilà de bons enfants ! Et maintenant nous allons causer. Voyons, de quoi est-ce qu’il s’agit ? Vous avez des billets pour Saint-Mihiel, il paraît ?

Ils répondirent ensemble :

— Oui, m’sieu le chef de gare !

Celui-ci, du même air bonhomme continua :

— Et comme ça, heureux mortels, vous partez en permission ?

Il tenait à se renseigner.

Aussi l’assez vague réponse du brigadier, exposant qu’ils partaient en permission sans y partir, — tout en y partant, cependant — lui fit-elle dresser l’oreille. Il les regarda l’un après l’autre, dans les yeux :

— Eh mais, dites donc, il faudrait voir ! Vous n’êtes pas en bordée, au moins.

— En bordée !

Ils se récrièrent, protestèrent avec l’énergie d’une bonne cause.

La Guillaumette, d’un tour de main, avait dégrafé son dolman et sorti les deux permissions, qu’il glissa de force entre les doigts du chef de gare, lequel, convaincu, se débattait, se refusait poliment à rien lire, pendant qu’eux, blessés du soupçon, insistaient, pesaient sur les papiers, de leur index ganté, signalant à son attention, le paragraphe zigzagant du colonel baron et le cachet bleu de la trésorerie :

— Vous savez, m’sieu l’chef de gare, c’est pas le timbre de l’habillement !

— Mais non, répétait-il, mais non ! Sapristi de bavards, quand je vous dis que je vous crois !

Il dut lire pour avoir la paix. Alors seulement ils consentirent à s’expliquer ; La Guillaumette exposant le cas en sa qualité de chef de détachement, Croquebol parlant, de son côté, contant l’affaire à sa manière, crainte que le copain ne le mît en avant, en se déchargeant sur son dos.

L’oreille tendue, ahuri et amusé, le chef de gare écoutait. Imprudemment — ayant tout de même réussi à démêler le fond de la question — il s’étonna qu’on pût ainsi lâcher des soldats devant eux, sans les pourvoir d’une indication précise. Ce fut comme un signal : ils repartirent en chœur, rompant des lances contre l’ânerie professionnelle.

D’un mot, profond sans y paraître, La Guillaumette la résuma :

— C’est donc pourtant pas un malheur, que dans ce cochon d’métier-là ça soye tout l’monde qui commande, sans qu’y aye seulement un lascar pour savoir de quoi qu’y retourne !

Mais à cela le brave homme ne pouvait rien, ainsi qu’il le leur fit comprendre, d’un geste large et éloquent, un geste de prêtre à l’autel disant : Dominus vobiscum.

Il conclut :

— Il est fâcheux de se trouver amené sur un point quand on a affaire sur un autre, mais, que voulez-vous que j’y fasse ? Le plus clair est que vous êtes à Bar-le-Duc ; le plus simple est que vous y restiez. Le prochain train venant de Paris passera demain matin à quatre heures : vous le prendrez et vous serez à cinq à Saint-Mihiel. Jusque-là, naturellement, vous êtes libres ; si vous voulez sortir, sortez ; si, au contraire, vous préférez rester ici et faire un somme jusqu’à quatre heures, je vais vous ouvrir la salle d’attente des troisièmes ; vous pourrez vous y allonger sur une banquette, vous serez toujours à l’abri. Ce serait, je crois, le plus sage étant donné le temps qu’il fait, mais enfin ça, c’est votre affaire. Voyez ce que vous préférez.

Ils se consultèrent, perplexes, un grand trouble dans les idées.

— Voyons, quéq’nous décidons ?

— Oh ! moi, dit Croquebol, je m’en fous ; je ferai qu’est-ce que tu voudras.

La Guillaumette balançait, navré à l’idée de perdre sa nuit, décidé, presque, à affronter l’orage.

L’arrivée d’un train de marchandises qui traversa la gare sans s’y arrêter, pissant l’eau, ses bâches tendues, comme vernies, le jeta à une brusque résolution :

— Eh ! restons ici, cria-t-il. Quéq’tu veux qu’nous fichions dehors d’un temps pareil ? Ah ! garce de pluie ! voleur de temps ! Dire que v’là pus d’deux s’maines qu’on crève dans sa peau pour qu’au jour d’aujourd’hui que nous sommes en ballade, nous puissions même pas ficher un pied dehors ! Déveine va ! Quien, viens nous coucher !

Son exaspération le secouait encore, que déjà Croquebol, de tempérament philosophe, ronflait sur une banquette, étendu de son long, les deux mains sous la tête, en manière d’oreiller. Lui, allait et venait, ébranlait de ses semelles ferrées le calme assoupi de la salle que baignait d’une lueur incertaine le point bleuâtre d’un gaz baissé. Un autre gaz qui brûlait au dehors projetait nettement, en clair, sur le plancher, le losange allongé de la porte vitrée. La gare, ses voies nues, semblait morte, toutes portes closes, flambant étrangement à vide sous le rabat de ses deux marquises, ses toits perdus dans la nuit. Près du buffet, un cadran éclairé marquait la demie de dix heures. La Guillaumette rognait, jurait à demi-voix des sacré nom de Dieu

« Il tenait à se renseigner. »

où tenait tout l’effort de sa rage impuissante, pris de fureur contre cet idiot de Favret, assez gourde pour l’avoir, comme disait le chef de gare, laissé partir sans renseignements ! contre le capitaine aussi, autre imbécile qui, lui non plus, bien sûr, ne s’était pas dissimulé derrière la porte, le jour de la distribution.

Il concluait, les englobant dans le même sac :

— Vrai, alors ; c’ty-là qui leurs y a vendu ça pour un demi boisseau de pochetée, leur a pas volé leur argent !

Mais une chose, surtout, le jetait hors de lui : le calme de Croquebol en présence du désastre, la belle indifférence de ce gros plein de soupe, soufflant au nez de la fatalité ses ronflements ironiques et sonores. Il détacha son sabre du crochet et le laissa traîner bruyamment derrière lui, en affectant de parler haut. Croquebol ne broncha même pas, il demeura la bouche ouverte, ayant le sommeil puissant des ingénus dont rien ne trouble la conscience. La Guillaumette qui, au Quartier, l’avait depuis deux ans pour camarade de lit et savait que pour l’éveiller c’était chaque matin des affaires d’État, haussa l’épaule, résigné.

Très loin en ville, une horloge sonna, à laquelle d’autres, plus lointaines encore, répondirent ; onze coups nettement détachés, avec ce timbre grave et lent propre aux horloges de province.

— Onze heures ! dit La Guillaumette.

Une dernière fois il s’approcha de la porte, pris de l’espoir que l’accalmie s’était faite, que tout de même on en avait fini avec le “ nuage ”. Un simple coup d’œil au dehors l’éclaira sur l’inanité de ses illusions. Alors il n’insista plus. Il déboucla son ceinturon et se vint allonger à la suite de Croquebol, demandant au rêve bienfaisant l’oubli des humaines misères.

Ses nerfs surexcités le tinrent en éveil, compliqués, d’ailleurs, d’une torture devenue bientôt intolérable : la lente entrée, dans ses reins, des boutons de derrière du dolman, deux abominables grelots le lardant tout vif, peu à peu.

Agacé, il se dépouilla du dolman, s’en fit une façon de couverture sous laquelle il se recroquevilla, les bras croisés, les genoux ramenés sur les seins. Le malheur fut que, dans le même temps, son sabre, mal d’aplomb, glissa, s’abattit avec un bruit effroyable de chaudronnerie. Il dut se relever, l’aller arc-bouter rageusement dans un angle droit de murailles, calé entre deux lames disjointes du plancher.

— Voyons ! c’est y que je vas avoir la paix, moi, à la fin !

Un instant il put l’espérer. Déjà même il fermait ses yeux, quand il se redressa effaré :

— Vingt Dieu ! qu’est-ce qu’y a encore ?

Sous la persistance d’une sonnerie électrique, la gare, en effet, s’éveillait. Des voix, au dehors, s’appelaient, perdues dans un charivari assourdissant de chariots promenés à la main, poussés au galop, le long des quais. Devant la porte, des ombres rapides passaient, des silhouettes d’employés sortis on ne sait d’où, dont les profils démesurés s’écrasaient en noir sur les vitres. Il y eut une volée de cloches, un meuglement plaintif et pénétrant de bête lentement égorgée, et soudain, une fusée passa, le rapide de Nancy, lancé à toute vitesse, entrait, geignant sur ses freins. La machine hurla et fit halte, époumonnée, soufflant des torrents de vapeur.

La Guillaumette, pour le coup, n’y tint plus.

Il sauta sur ses pieds, vint secouer Croquebol :

— Allez, lève-toi, foutons le camp !

Croquebol, ahuri de sommeil, se souleva :

— Hein ? quoi ? Nous sommes arrivés ?

— Lève-toi, reprit le brigadier, y a pas moyen de dormir ici ! Nous allons aller au claque-dents ! allez, oust !

Croquebol obéit sans comprendre. Il laissa retomber ses jambes et rattacha ses sous-pieds, les mains molles, les paupières battantes. Il prit son sabre, que le brigadier lui tendait, et machinalement l’agrafa sur sa taille.

— Quelle heure qu’il est ? demanda-t-il.

— Eh ! fit l’autre, je le sais t’y, moi ! Dans les onze heures minuit, p’t-êt’ bien ! Voyons, sacré lambin, y es-tu ? Què’q’tu cherches encore ?

— Mon shako !

— Allons bon ! Où qu’tu l’as fourré ?

Le shako avait disparu, roulé sous l’ombre d’une banquette. La Guillaumette, qui l’y découvrit à la longue, le repêcha du bout de sa botte et en coiffa lui-même Croquebol.

— Ça y est c’te fois ? Eh ben, en route !