Le Train de maison depuis sept siècles/01

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Le Train de maison depuis sept siècles
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 632-655).
LE TRAIN DE MAISON
DEPUIS SEPT SIÈCLES[1]

LES DOMESTIQUES


I

Deux faits, en apparence contradictoires, dominent l’histoire du service domestique : d’une part, la hiérarchie des classes semble avoir dû maintenir une barrière infranchissable entre ceux qui servaient et ceux qui étaient servis ; d’autre part, le service personnel était beaucoup plus estimé dans l’ancienne France aristocratique que dans la France démocratique d’aujourd’hui. Et c’est justement à mesure que le vieux moule social s’est transformé que le service personnel a décliné peu à peu, jusqu’à devenir le moins recherché de tous après avoir été le plus en honneur.

Il y a dans notre république beaucoup de « services » fort prisés, tant civils que militaires, mais ce sont des « services publics » et l’on voit bien que ces esclaves du Public, qui s’appellent des fonctionnaires, ne se croient pas trop asservis à leurs concitoyens. Au contraire, le « service privé, » c’est-à-dire la dépendance d’homme à homme, était la règle et le fond même de la société féodale. Ce service était tantôt corporel, intime et comme familial ; tantôt extérieur et pour ainsi dire fonctionnel, relatif aux biens et affaires du maître. Longtemps le service corporel fut de beaucoup le plus noble ; le chambellan était très supérieur au chancelier.

Au camp du Drap d’or, François Ier entre à l’improviste sous la tente d’Henri VIII encore couché ; comme ce prince veut se lever, le roi de France lui dit « qu’il n’aurait point d’autre valet de chambre que lui, et lui chauffa la chemise et la lui bailla quand il fut levé. » Quelques bons rapports qui existent entre le roi d’Angleterre d’à présent et notre président de la République, l’idée ne viendrait certainement pas à ce dernier de faire chauffer la chemise de son hôte ; de pareilles politesses ne sont plus de mise entre souverains, fussent-ils proches parens. La mentalité du XVIe siècle est loin de nous, et c’est seulement au jeu de cartes que le « Valet » est un personnage qui vient immédiatement après le Roi et la Dame.

Le dernier vestige de cette domesticité protocolaire a disparu avec la Cour de Versailles, où chaque branche de la Maison royale comportait une liste longue et graduée, qui commençait par un prince du sang ou un duc-pair et finissait par un balayeur ou un marmiton. C’est peut-être ici le lieu de remarquer que cette armée de serviteurs, dont il a été cent fois question et où la plupart des historiens n’ont vu que la satisfaction d’une folie fastueuse, était au contraire pour la Royauté un moyen de se procurer de l’argent, parce que les emplois domestiques se vendaient.

Engager un surcroît de valets et de servantes, c’était, depuis Louis XIV, ce que nous appellerions aujourd’hui émettre des bons du Trésor, créer des rentes sur l’État, à taux variables, suivant les cours du papier et le crédit royal. Le gouvernement dressait un tarif où figurait, en face des gages attribués aux futurs acheteurs, le capital qu’ils auraient à débourser pour avoir l’honneur de devenir dame d’atours ou sommier des broches, aumônier ou garde-vaisselle, premier-gentilhomme ou palefrenier. Cette liste était publiée officiellement et, lorsque fut créée, au plus fort de la guerre de succession d’Espagne, la maison du duc et de la duchesse de Berry, petit-fils du Roi, comme il était à craindre que les 600 ou 700 offices domestiques, taxés en bloc à 25 millions et demi de francs[2], ne trouvassent pas facilement preneurs, ou eut l’idée, pour accélérer l’écoulement, d’envoyer une circulaire comme font nos banques pour placer des actions de mines d’or ou de chemins de fer étrangers. Mais il n’en fut pas besoin, et quoique, précisément à cette date (1711), l’État, terriblement pressé d’argent, eût beaucoup de mal à emprunter par les voies ordinaires, ces charges furent rapidement enlevées.

Que l’on trouvât des seigneurs authentiques ou des bourgeois-gentilshommes pour payer 200, 300 et 400 000 francs une sinécure dorée de secrétaire des commandemens, de chambellan ou de premier veneur, grâce à laquelle il se pousserait auprès du monarque, rien de surprenant à cela. Ce qui étonne c’est de voir vendre des 7 000, 12 000 et 20 000 francs de simples emplois de valets de pied ou de garde-robe, de garçons ou de femmes de chambre, d’aides de fruiterie ou d’enfant de cuisine, produisant des gages de 5, 7, rarement 10 pour 100 du capital versé ; lorsque les fonds publics rapportaient tout autant à des rentiers tranquilles.

Cette forme d’emprunt constituait, je pense, un assez pauvre système financier ; les gages étant mal et irrégulièrement payés, les titulaires se rattrapaient sans doute en grivèleries multiples ; bien que l’on ne voie pas nettement quel genre de revenans-bons peuvent échoir aux porteurs de chaises percées, — offices de 6 300 francs avec gages annuels de 550 francs. — Seulement, et c’est là ce qui mérite d’être retenu, il fallait que, dans l’opinion populaire d’il y a deux cents ans, ces dignités servîtes fussent grandes encore pour que l’ambition d’en être revêtu suscitât des amateurs capables d’y risquer leurs économies.

Le service personnel a d’ailleurs évolué sans cesse, de façon insensible et lente, suivant les besoins et les mœurs, de sorte que les mêmes noms ont désigné durant sept siècles des individus très différens et très diversement classés. Il est admis que le luxe des domestiques est celui peut-être qui a le plus diminué de nos jours ; encore faut-il s’entendre. Le train de maison d’un riche du moyen âge comprend, dans sa liste touffue, beaucoup de « domestiques » indispensables, aujourd’hui remplacés par des « fournisseurs : » boulanger, tailleur, maréchal, pêcheur, peintre, apothicaire, etc. ; il comprend des « employés, » logés et appointés à l’année, dont les uns, — chevaucheurs et messagers, — ont été remplacés par la poste et le télégraphe ; dont les autres, — aumôniers et médecins, — ne sont plus nécessaires à demeure, avec les moyens de transport modernes. Quelques-uns — comme les « écrivains » — étaient de première nécessité chez des maîtres qui ne savaient pas tenir la plume ; beaucoup enfin ont changé de noms, tels les gouverneurs, chapelains, capitaines, écuyers et guetteurs, disparus avec les « maisons fortes, » pour faire place à des régisseurs pacifiques, et à des gardes armés pour défendre, non pas leur maître, mais simplement son gibier.

Cette révision, qui réduit beaucoup les effectifs comparables, permet aussi de constater que nos aïeux faisaient difficilement des choses faciles ou devenues telles avec le progrès : en 1457 arrivait à Paris, pour demander en mariage la fille de Charles VII, une ambassade du roi de Hongrie et Bohème, composée de 260 chariots bien attelés que gardaient, la nuit, des esclaves enchaînés. Si la diplomatie actuelle comportait le même déploiement, esclaves et chariots seraient de trop ; il suffirait d’un train spécial remisé à Bercy.

En fait de luxe purement conventionnel quelques spécimens ont dès longtemps cessé de plaire : tels les nains et les fous des deux sexes, — la Reine avait sa folle comme le Roi avait son fou ; — le bon ton ne permettait à aucun prince de s’en passer et, si l’on en juge par leurs noms, c’est la France qui paraît les fournir à toute la chrétienté. Au temps où Triboulet tenait l’emploi chez François Ier, son collègue, auprès de Charles-Quint, était Perrignon « plaisant de l’Empereur ; » au Vatican même c’est un nommé Le Roux qui a titre de « plaisant du Pape » (1538).

Le Triboulet historique, richement habillé, — son costume complet, robe, pourpoint et chausses, coûte au Roi 1 800 francs (1534), — pourvu d’un gouverneur bien gagé, était un idiot recueilli par charité, fort peu ressemblant au Triboulet dramatique de Victor Hugo. D’autres fous, moins insipides, eussent mieux mérité de passer à la postérité ; Marais, par exemple, qui disait à Louis XIII : « Sire, il y a deux choses dans votre métier dont je ne saurais m’accommoder, c’est de manger tout seul et de ch... en compagnie. » Celui-là fut le dernier bouffon en titre. Avant lui avait aussi disparu des budgets officiels la « dame des filles de joie suivant la Cour, » qui recevait au XVIe siècle chaque année, « ainsi qu’il est accoutumé de toute ancienneté, » 1 400 francs, moitié pour les étrennes de ses... pensionnaires et moitié pour le bouquet qu’elles présentaient au Roi au mois de mai.

A la fin de l’ancien régime apparurent des domestiques nouveaux : le chasseur, le nègre, le suisse, le postillon, le trotteur, celui-ci multiplié par l’usage assez nouveau des parquets. Certains, dont le nom subsistait, avaient changé de rôle et de rang : le palefrenier ou « palfernier, » qui avait la charge des palefrois, était au moyen âge très supérieur aux cochers, sommiers ou charretiers, qui conduisaient « la coche » ou le chariot. A peine le « muletier de litière » était-il son égal. Depuis l’invention des carrosses, il descendit au-dessous du premier cocher, mais conserva une place à part, précédant souvent à cheval au XVIIIe siècle la voiture de son maître. Il a fini de nos jours par être le dernier dans l’écurie dont il avait été le chef.

On en peut dire autant du « concierge, » titre éminent que rien n’annonçait devoir signifier plus tard un portier, lorsque, au temps de saint Louis, la Conciergerie du Palais capétien — seule partie qui, avec la Sainte-Chapelle, soit encore debout — était une vaste demeure. « Concierge » étant synonyme de gouverneur militaire, la dignité était briguée, dans les châteaux royaux et princiers, par de grands personnages ; c’est dans ce sens que l’entendait le premier ministre de Louis XIII, lorsqu’on faisant donation au Roi de son » Palais-Cardinal » il réservait « à ses successeurs, dues de Richelieu, la charge héréditaire de concierges dudit hôtel, et le logement qui leur sera désigné à cet effet. »

Les « pages, » qui existèrent chez les souverains jusqu’à Napoléon Ier et Charles X, eurent une destinée toute contraire : aux temps féodaux le page fut un serviteur qui, dans toutes les branches, occupait le dernier échelon. A la guerre, il est subordonné au « pillard » qui accompagne le banneret. Au civil, il figure sur l’état de la maison de Philippe le Bel (1285) entre les valets pour la chandelle et les rôtisseurs. Chez la comtesse Mahaut d’Artois (1313) ses gages sont de 233 francs par an, moitié de ceux d’un valet de chiens, le dixième de ceux des veneurs. Chez le duc de Bourgogne (1399) le page des lévriers- est aussi beaucoup moins rétribué que le valet. Ces pages n’étaient rien de plus que des grooms.

Il en va tout autrement sous les derniers Valois, lorsque l’on alloue à chacun de ceux de l’écurie du Roi, que l’on met « hors de pages, » 1 000 francs « pour s’armer et se monter. » Ce sont alors des nobles de familles pauvres ; la France en était pleine, l’anarchie du XVe siècle avait fait bien des « nobles mendians. » Quelques-uns entraient dans la petite judicature ou dans des professions manuelles, sans cesser pour cela, — au moins dans le Midi, — de se qualifier gentilshommes. A Sisteron les Valavoire, chevaliers croisés au XVe siècle, sont représentés au XVIe par plusieurs générations de « nobles chaussetiers, » puis reparaissent pour exercer de grandes charges sous Louis XIV, avant de s’éteindre au XVIIIe siècle.

Veulent-ils embrasser le métier des armes avec plus de scrupule que le jeune Lesdiguières, qui emprunte une jument à un hôtelier de son pays et part sans laisser de ses nouvelles, ces prolétaires de l’aristocratie « se donnaient » à un riche seigneur. Toiras, qui devint maréchal de France et gouverneur d’Auvergne, avait ainsi commencé chez le marquis de Courtenvaux, « vivant de son pain, montant ses chevaux et faisant chasser ses chiens. » Être « nourri page » dans une grande maison et en porter la livrée, qui n’avait encore rien de bas, fut à cette époque le début de beaucoup d’illustres fortunes. Albert de Luynes était, de 21 à 28 ans, jusqu’en 1606, aux gages de la comtesse du Lude, à 2 130 francs par an ; son frère Branles fut huit ans au même service, quatre ans page et quatre ans gentilhomme, aux appointemens de 1 420 francs.

Les seize pages qui composaient, sous les ordres d’un gouverneur, la « grande écurie » de Richelieu étaient tous fils de comtes et de marquis, servis par douze valets et soumis aux leçons de trois maîtres d’escrime, de danse et de mathématiques. À cette ascension des pages royaux et assimilables correspondit, chez les simples particuliers, la fureur de donner cette qualité à des gamins quelconques, et tel, qui ne pouvait s’offrir des pages en chair et en os, imagina d’en avoir en effigie, remplis de foin, attachés derrière son carrosse, pour se montrer au Cours-la-Reine ; dût-il s’exposer, comme Chambonnières, à ce que les chevaux du carrosse suivant, attirés par l’odeur du loin, tandis que la file des voitures lentement avançait, se missent à déchirer les jambes de ce mannequin, à la grande confusion du propriétaire.

Manies éphémères du reste, et lorsque La Fontaine écrit (1668), dans sa fable de « La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf, » que « tout marquis veut avoir des pages, » il fait allusion à une mode qui, précisément, va passer ; c’est à peine si, vers 1680, les ducs ont un page et à la fin du règne il ne s’en voit plus. Un autre « domestique, » comme on disait au XVIIe siècle, eut une existence encore plus courte : le « gentilhomme di belle lettere. » L’usage italien, adopté en France, voulut qu’au temps des Précieuses et de la Fronde on eût, sur l’état de sa maison, soit sous titre de secrétaire, de maître d’hôtel ou d’écuyer, soit sans titre défini, un homme d’esprit à ses gages, logé souvent, nourri et voiture toujours.

Au XVIIIe siècle il n’y a plus guère, chez les personnes privées, aucun de ces emplois honorifiques, intermédiaires entre le vassal et le valet, qui sont de règle au moyen âge : chez la comtesse de Bar, dont le train se compose de 54 personnes pour elle-même et de 20 personnes pour ses enfans (1352), le « chevalier, » le maître d’hôtel, l’écuyer-tranchant, l’écuyer-échanson, et les 2 chambellans, qui viennent en tête de liste, n’ont socialement rien de commun avec des serviteurs comme le clerc de cuisine, le huchier ou le bouteiller. Chez Marie de Sully, dame de La Trémoîlle (1396), où les domestiques sont au nombre de 58, les 3 « dames » ne sauraient être assimilées avec les 8 femmes de chambre de Madame et de ses deux filles ; pas plus que les 4 écuyers, ayant chacun un valet, avec le dépensier, les cuisiniers, les valets de haquenée et de char.

Cent ans plus tard (1493), le sire de La Trémoïlle entretient à la tête de sa maison 5 maîtres d’hôtel, qualifiés de « seigneurs » et de « messires, » qu’une démarcation profonde sépare des magister, médecin et secrétaire de Monseigneur, simplement traités de « maîtres, » eux-mêmes très supérieurs aux queux, barbier, fourrier, « pallefranier » et autres subalternes, par le rang sinon par les gages, puisque les muletiers gagnent autant que le précepteur (560 francs) et plus que le secrétaire (420 fr.). Il est vrai que les clercs d’office et les femmes de chambre descendent à 224 et 112 francs par an, tandis que le seigneur de La Rivière, premier maître d’hôtel, touche 1 680 francs.

Au XVIe siècle (1552), le titulaire de cet office dans la même maison, « monsieur de La Guyonnière, » ne recevait que 1 200 francs et quelques autres « gentilshommes, » messieurs du Fouillou et de La Martinière, se contentent de 800 et de 690 francs. Dans la seconde classe, celle des « gens de conseil, » le receveur général « maître Mauger » a 1 000 francs, le sénéchal de Thouars 550 seulement ; enfin dans la catégorie des « officiers et autres serviteurs, » le mieux rétribué est le brodeur 690 francs, puis viennent sur le même pied l’organiste et le sommelier 460 francs ; l’écuyer de cuisine à 400 francs, les tailleurs 340, les valets de chambre et le secrétaire au taux identique de 230 francs ; ainsi de degré en degré jusqu’aux femmes de chambre des filles à 100 francs, jusqu’au valet de garde-robe à 80 francs.

Entretenir à son service des personnes de condition un peu relevée n’était pas l’apanage des seuls richissimes ; ce superflu était caractéristique et de première nécessité pour qui prétendait à un certain rang ; c’eût été déchoir que de s’en passer. Richelieu, pauvre évêque de Luçon, ayant à peine de quoi vivre, prend un gentilhomme pour maître d’hôtel : « Cela fait bien, écrit-il, il dirige la maison et reçoit la compagnie. » Deux minces hobereaux, qui vivent à l’auberge, conviennent de passer chacun à son tour pour « le gentilhomme « de l’autre.

On voyait encore en 1693 chez le vieux Saint-Simon, père de l’auteur des Mémoires, un écuyer du duc, un écuyer de la duchesse et un gouverneur de leur fils, ces deux derniers détachés en qualité de gentilshommes pour accompagner le jeune vidame, alors simple mousquetaire. Cinquante ans plus tard, ce genre de luxe est aboli ; et à la fin de l’ancien régi me, dans la plus haute noblesse, chez les descendans mêmes de quelques grands vassaux du moyen âge, l’intendant est un petit bourgeois et l’état de maison ne comprend que des serviteurs ; les gentilshommes-domestiques avaient disparu.


II

Est-ce par suite d’une même évolution sociale ? — les mœurs ont autant changé du XVIe au XVIIIe siècle que du XVIIIe à nos jours, — toujours est-il qu’il ne se rencontre plus alors d’anciens domestiques devenus gentilshommes, comme il s’en vit maints exemples notables aux temps antérieurs et jusque sous Louis XIV : Gilles Ruelland. qui mourut baron de Tressan, seigneur du Rocher-Portail et de Montaurin, laissant une grosse fortune à ses cinq enfans, dont une fille, devenue duchesse de Brissac avec deux millions et demi de dot, avait débuté vers 1585 comme valet d’un marchand de toiles. Longtemps charretier, il n’avait jamais chaussé que des sabots. La première fois qu’il mit des souliers à ses pieds, racontait-il plus tard, il en était si embarrassé qu’il ne savait comment marcher.

Son maître ayant pris la sous-ferme des impôts d’une partie de l’évêché de Saint-Malo, Ruelland qui avait épousé la fille d’une fruitière de Fougères, femme de chambre de Mme d’Antrain, sous-afferma à son tour quelques hameaux et réalisa un petit pécule, avec lequel il fit, sur les frontières de Bretagne, un trafic d’armes au temps de la Ligue entre les deux partis. Il y gagna 100 000 francs et partit de là pour l’opulence et la noblesse, grâce à la taxe des boissons qu’il s’était chargé de recouvrer à forfait dans toute la province.

Un autre domestique, comme celui-là « né aux finances, » fut Massé Bertrand, fils d’un paysan d’Anjou, qui, d’abord laquais chez le président Gayan, puis clerc chez un procureur, ensuite commis, parvint insensiblement à être trésorier de l’Epargne (1628), — caissier central du Trésor, — seigneur de La Bazinière et mourut riche de 20 millions (1640). Ce La Bazinière était, paraît-il, un ladre qui, lorsque à son tour il eut des valets, ne les payait point et trouvait moyen de les garder chez lui, « attendant que l’humeur libérale prît à leur maître. » Mais il avait de l’orgueil pour sa race ; son fils, marié à une demoiselle d’honneur de la Reine, eut des armes et des couronnes à son carrosse ; le Roi ne dédaigna pas de danser le ballet chez lui ; sa fille, mariée à l’intendant de justice en Anjou, avait un écuyer qui portait l’épée au côté et, pleine de mépris pour la noblesse de robe, traitait de petites gens les parens de son mari.

Gil Blas serait aujourd’hui trop invraisemblable. Le Sage sans doute ne choisirait plus le même type ; mais, à la date de publication de son roman (1715), l’ascension d’un laquais imaginaire ne pouvait guère choquer les contemporains puisqu’il y avait douze ans à peine que Gourville était mort. Or Gourville, Gil Blas de la réalité, dépassait fort celui de la fiction. Jean Héraut savait lire et écrire, c’était son seul capital. Après avoir débuté chez un procureur d’Angoulême, il entre comme valet chez l’abbé de La Rochefoucauld (1642), y reste quatre ans, puis passe au service du prince de Marsillac, le futur auteur des Maximes. Il s’y instruit un peu et gagne la confiance de son maître qui, ayant acheté le gouvernement de Poitou, en fait son secrétaire.

En cette qualité, bien qu’il porte toujours la livrée, — une casaque rouge à galons d’argent, — il est à même de cueillir de jolis pourboires. Il suggère par exemple à Marsillac, pressé d’argent, de solliciter du surintendant d’Émery (1649) un passeport pour faire sortir du Poitou 800 tonneaux de blé, — la sortie des blés était alors interdite, — et, chargé de présenter la requête au surintendant, « je lui demandai, raconte-t-il, s’il ne trouverait pas mauvais d’en ajouter 200 pour moi, afin que je pusse en avoir le profit. En souriant, il me dit qu’il le voulait bien. » Aussitôt il prend la poste pour Niort et vend à des marchands ce permis d’exportation 45 000 francs. Il en garde pour lui 9 000, d’accord avec son maître et, comme ce dernier est toujours besogneux, il finit, avec une générosité diplomatique, par les lui prêter. Héraut est jeté naturellement dans la Fronde, tantôt lieutenant d’une compagnie de bourgeois du faubourg Saint-Antoine, commandée par un charcutier, tantôt détroussant à main armée le percepteur des tailles de l’Angoumois, qu’il dépouille de 20 000 francs pour le compte des princes. Comme eux, il sert successivement tous les partis, est apprécié, s’avance et, pour avoir moyenne la soumission de Bordeaux (1654), reçoit de Mazarin une pension de 19 000 francs sur des bénéfices ecclésiastiques.

Dès lors l’ancien valet fait peau neuve et devient seigneur de Gourville, du nom d’une terre qu’il vient d’acquérir. Il loue « un appartement assez honnête » dans le petit hôtel de Bourbon, achète un carrosse et des chevaux pour son service et, pour le service du Roi, il achète des conseillers au Parlement, les « meneurs des Chambres, » à prix variés, afin de faire passer les édits de Fouquet, son nouveau patron : 5 000 francs de gratification « avec la promesse d’autant aux étrennes, » étaient le tarif des consciences ordinaires. Les présidens à mortier sont plus chers : à Le Coigneux, « pour l’aider à achever une terrasse usa maison de campagne, » Gourville porte 20 000 francs en lui faisant espérer « que cela aurait de la suite. »

Comment un homme si bien lancé peut-il être mis à la Bastille ? Intrigues obscures, mauvais propos colportés par des ennemis pour le desservir. Cet internement s’opère du reste avec tous les égards dus à un homme de qualité : le gouverneur se rend en personne chez Gourville ; introduit par un laquais, il le trouve avec son maître à danser, répétant une courante, lui dit en riant qu’il faut remettre la danse à un autre jour, et le conduit dans son carrosse à la prison d’Etat, où il est enfermé dans une chambre du premier, « la plus commode de toutes. » Élargi au bout de quelques semaines, il va le soir même chez M. le Cardinal « pour lui faire la révérence ; » il se justifie si bien que Mazarin, lui rendant peu après toute sa faveur, l’institue son associé dans un de ces tripotages financiers que le grand ministre affectionnait et qui ont jeté quelque ombre sur sa gloire. Il s’agissait du recouvrement des tailles de Guyenne ; le cardinal y gagna 10 millions et Gourville, devenu en même temps commis de Fouquet, ne négligea pas sa propre fortune, puisqu’en 1659 il achetait 3 millions et demi la charge de secrétaire du Conseil, tout en s’occupant, — car c’était un homme plein de reconnaissance, — d’arranger les affaires de la maison de La Rochefoucauld et d’obtenir à ses anciens maîtres quelques remises de leurs dettes.

La disgrâce de Fouquet le force à s’éclipser quelque temps aux Pays-Bas, où il avait mis ses biens à l’abri ; de là, quoique condamné à mort par contumace, il entretient des relations suivies avec la cour de France dont il se fait l’agent à l’étranger. Gracié en récompense de ses bons avis, il finit par être nommé ambassadeur en Espagne, y mène un train conforme à son rang, tient table ouverte et suggère de Madrid l’idée de placer un Bourbon sur le trône de Philippe IV.

Au retour de cette mission, monsieur de Gourville, conseiller d’Etat, aussi riche que considéré, marié « secrètement, » mais au su de tous, avec une des trois sœurs du ; duc de La Rochefoucauld, demeura jusqu’à sa mort, en 1703, dans la familiarité des plus grands seigneurs et souvent admis à l’honneur envié de faire la partie du Roi.

Tous les parvenus ne publiaient pas, avec l’humilité, — ou l’orgueil, — de Gourville, leur modeste origine : le cardinal Dubois qui, avant de prendre le petit collet et d’être admis par le précepteur du duc de Chartres auprès de cet enfant, pour lui aider à écrire ses thèmes et à chercher ses mots dans le dictionnaire, avait été valet d’un principal de collège, puis du curé de Saint-Eustache, fit si bien disparaître toute trace de son premier emploi que des biographes modernes ont pu s’y tromper.

Antoine Crozat, lorsqu’il était devenu marquis du Châtel, qu’il portait le cordon bleu des chevaliers du Saint-Esprit en vertu de la charge achetée par lui de trésorier de l’ordre, lorsque sa fille épousait le comte d’Evreux, fils du duc de Bouillon (1707), n’aimait pas non plus se rappeler qu’il avait débuté comme laquais de Pennautier, caissier des Etats de Languedoc, avant de devenir le petit commis, puis l’associé de ce financier qu’il dépassa beaucoup par la suite. Lors de la taxe sur les traitans, en 1709, Crozat dégorgeait au fisc sans sourciller 4 millions de francs ; ce qui ne l’empêchait pas de développer sa banque et ses arméniens par le privilège du commerce de la Louisiane qu’il obtint en 1712. Héritier de cette opulence, son fils Joseph Crozat, baron de Thiers, amateur éclairé des arts, réunit l’une des plus célèbres collections de tableaux du XVIIIe siècle, et sa petite-fille la duchesse de Choiseul, femme du ministre de Louis XV, ne se montra pas moins grande dame dans la mauvaise fortune que dans la prospérité.

A se rappeler ces élévations et bien d’autres moins connues, on se demande si la morgue d’autrefois n’était pas plus apparente que réelle, tempérée par un fonds de bonhomie qui ne cadre peut-être plus avec notre égalité nominale d’aujourd’hui. Les mœurs, sous tous les régimes, tempèrent ce que les lois ont d’excessif et d’absolu. Du moment que tous les citoyens sont proclamés égaux, se soumettre privément à d’autres, c’est accepter une infériorité factice et conventionnelle, par suite plus déplaisante que celle d’une hiérarchie normale, moins volontiers supportée par les uns, plus jalousement accusée par les autres.


III

A mesure que l’état mental des Français changeait depuis six cents ans, précédant ou suivant les changemens à peu près parallèles de leur état social, l’opinion que le public avait du domestique et que le domestique avait de lui-même se modifiait : « Que l’on a bien fait, dit Pascal, de distinguer les hommes par l’extérieur, plus que par les qualités intérieures. Qui passera de nous deux ? Qui cédera la place à l’autre ? Le moins habile ? Mais je suis aussi habile que lui. Il faudra se battre sur cela. Il a quatre laquais et je n’en ai qu’un ; cela est visible, il n’y a qu’à compter : c’est à moi à céder, et je suis un sot si je conteste. »

Le laquais jouait donc encore, au temps de Pascal, un rôle qu’il ne joue plus dans l’existence de son maître : il servait à mesurer son rang. Ces laquais, dont beaucoup étaient armés, bien qu’on le leur ait souvent défendu, constituaient le dernier vestige de la « seigneurie » féodale, de la force particulière. Ils étaient une dignité, tandis qu’ils ne sont aujourd’hui qu’une commodité ; ils ont cessé de porter l’épée ; seuls quelques huissiers officiels conservent ce fer innocent.

Quant aux troupes de serviteurs décoratifs que les riches actuels, aux jours de gala, alignent dans leurs antichambres ou sur leurs escaliers, la plupart sont loués pour endosser un soir des livrées éclatantes et des perruques poudrées qui seront remisées le lendemain dans les armoires ; faits pour contribuer à l’élégance d’une fête comme des lumières ou des fleurs, ils ne sauraient augmenter le prestige de l’amphitryon aux yeux de ses hôtes. Chez ceux mêmes de nos contemporains qui ont le plus de domestiques, il n’y a guère dans l’ordinaire de la vie de domestiques purement pompeux. Les trois et quatre valets de pied qui se tenaient serrés l’un contre l’autre, accrochés aux courroies derrière le carrosse, ont été réduits d’abord à deux avec les coupés et berlines à housse : puis à un seul, assis sur le siège. Il n’est resté de l’ancien usage que la formule du pluriel, pur laquelle on demande « les gens. »

Tel duc et pair, dont la dépense annuelle en 1788 s’élevait à 300 000 francs, avait, sous les ordres de son maître d’hôtel, 3 valets de chambre, 4 valets de pied, un frotteur, un chasseur, un nègre, une femme de charge, 2 femmes de chambre, 2 filles de garde-robe, sans parler du personnel de la cuisine, de l’office et des écuries ; son petit-fils, le duc actuel, bien que sa fortune soit très supérieure et qu’il dépense davantage, se contente d’un train beaucoup moindre. Si l’on pouvait multiplier de pareilles comparaisons, on verrait que le fait est général.

Sous Louis XM pourtant, ce genre de luxe avait déjà beaucoup décru ; une dame n’était plus suivie à la promenade, comme au temps de la Fronde, d’un groupe de laquais portant qui le carreau, qui le parasol, la coiffe et le mouchoir. Personne ne se faisait plus précéder, comme il était encore d’usage sous Louis XIV, de laquais porteurs de flambeaux, le soir, devant son carrosse ; et l’on avait remplacé par des chandeliers les valets qui se tenaient debout, dans les salles du moyen âge, des torches en main. Le dernier vestige de ce cérémonial, qui avait subsisté jusqu’à notre siècle pour lestâtes couronnées, obligeait les hôtes honorés de leur présence à les aller recevoir à la descente de voiture, avec un candélabre allumé.

Malgré tout, le chiffre global des domestiques, en France, était bien moindre il y a cent vingt ans que de nos jours, parce que la classe qui se fait servir, fût-ce par une « bonne, » est présentement beaucoup plus nombreuse ; tandis que le nombre des seigneurs ou assimilés, qui avaient jadis ce grand train de maison dont je viens de parler, était très restreint. Chiffrer 24 gens de livrée et 10 femmes de chambre chez un fermier général, ou 300 personnes chez cet ultra-prodigue de Choiseul, tant à Paris qu’à Chanteloup (1770), voilà des détails qui impressionnent ; et ce ministre exilé en pourra retrancher quelque peu sans nous attendrir. Mais combien y avait-il de bourgeois à posséder un « officier en confitures, » comme Mme Allain, qui en fait venir un de Tours et un autre de Rouen, pour voir qui des deux ferait le mieux ?

Si quelques milliers de familles en vue gageaient deux ou trois fois plus de domestiques que de nos jours, la noblesse de province et la bourgeoisie aisée ne semblent pas en avoir entretenu davantage que les classes correspondantes d’aujourd’hui : M, de Saint-Chamans, au château de Méry-sur-Oise, a 5 domestiques (1630) ; Racine, avec 55 000 francs de rente, avait à l’époque de sa mort (1699) un cocher, deux laquais, une cuisinière et une femme de chambre. Même personnel chez le président du bailliage à Dijon (1701) ; le lieutenant criminel a seulement deux servantes et un laquais. A Paris, un magistrat garçon, nourri par un traiteur, a son cocher et son laquais ; un frotteur, pour 7 francs par mois, met son appartement en couleur.

Le conseiller Le Blanc, du Parlement d’Aix, a quatre domestiques dont deux font office de porteurs pour sa chaise, car il n’a pas de carrosse ; à Lyon, chez un négociant en soieries qui dépense 9 000 francs par an (1769), deux domestiques servent une famille de six personnes dont trois enfans. A Paris même, le Journal de Barbier qui parle de « repeupler les campagnes par la diminution des domestiques (1743), » nous apprend que, dans la corporation la mieux connue de lui puisqu’il y appartient, il y a 500 avocats inscrits au tableau qui n’ont pas de laquais.

En Angleterre, l’impôt sur les domestiques mâles nous fait connaître que leur nombre, depuis 1812, a baissé de 295 000 à 221 000. Si nous possédions une statistique analogue pour la France, je crois que la diminution du personnel de luxe serait beaucoup plus que compensée par l’accroissement d’effectif des servantes de la classe moyenne.


IV

Est-ce l’effet d’une demande plus abondante ? Toujours est- il que ces « bonnes à tout faire, » — les « meschines » et « dariolettes » du moyen âge, — sont la catégorie qui, depuis cent ans, a le plus profité de la hausse des salaires. C’est par conséquent l’une des dépenses bourgeoises qui ont le plus augmenté. Il n’est pas ici question de quelques « femmes de chambre » payées 590 francs par an chez la vicomtesse de Rohan (1480), 1 080 francs chez la duchesse de Bourgogne et jusqu’à 2 000 francs chez la reine Anne de Bretagne. Celles-là devaient-elles leurs gages à un mérite exceptionnel ou à la générosité de maîtres fastueux ?

L’écart énorme qui existait autrefois, dans la corporation des « femmes serviciales, » entre les premières et les dernières, — écart analogue à celui que l’on constatait parmi les domestiques mâles, — laisse supposer, ou qu’ils ne se recrutaient pas dans le même milieu et n’avaient pas même origine, ou qu’il se formait entre eux, d’après la tournure, le talent et les manières, une sorte d’aristocratie d’antichambre dont nous n’avons plus l’équivalent. Ceux qui la composaient ne se soucieraient pas aujourd’hui d’embrasser la même profession ; ils prétendent à de plus hauts rôles.

C’est même ce qui nous explique la soubrette et le valet de l’ancienne comédie. Déjà, vers la fin de l’ancien régime, Mercier dit que ces espèces se font rares et qu’on les rencontre seulement parmi les « domestiques de place, » à 4 francs par jour, loués par les étrangers. Ils ont si bien disparu de notre réalité contemporaine que l’on se demande si ce ne sont pas des personnages conventionnels, créés de toutes pièces et conservés par tradition, plutôt qu’observés par les premiers auteurs qui les mirent au théâtre.

Ils ont vécu pourtant ailleurs que sur la scène, ces valets et ces soubrettes non contens de prendre le nom de leur maître lorsqu’ils étaient entre eux, mais aussi son geste et son ton, orgueilleux de son état et du leur propre, vains de noblesse chez le marquis, jaloux des droits de la robe chez le président et superbes d’opulence chez le fermier général. N’est-ce pas un valet de comédie que celui de Bassompierre qui, voyant une dame traverser la cour du Louvre sans que personne lui portât la robe, s’en va la prendre en disant : « Encore ne sera-t-il pas dit qu’un laquais de M. le maréchal de Bassompierre laisse une dame comme cela ? » Peut-être ne se voyait-il pas beaucoup de porchers d’aussi bonne compagnie que celui de Choiseul, répondant au duc qui s’enquérait de la santé de ses jeunes porcs : « Monseigneur leur fait bien de l’honneur, ils se portent tous à merveille. »

Mais il ne manquait pas de gens de livrée capables de dégainer pour la préséance de leur carrosse, de se battre avec la livrée rivale et de couper au besoin les harnais des chevaux qu’ils veulent arrêter, comme en usèrent en plein Paris les gens de Mme de Bouillon envers ceux de Mme de Hanovre (1693). Ces querelles entre carrosses risquaient de finir en drame : M. de Tilladet fut tué ainsi par les gens du duc d’Epernon. Est-il, dans le vieux répertoire, réponse plus tragi-comique que celle de M. d’Angoulême. connu pour son humeur d’escroc, à ses gens auxquels il conseillait, en guise de gages, de détrousser les passans : « C’est à vous de vous pourvoir, disait-il, quatre rues aboutissent à l’hôtel d’Angoulême, vous êtes en beau lieu, profitez-en si vous voulez. »

Que ces laquais épiques fussent un peu fripons, on s’en doute en les voyant donner 350 francs au maître d’hôtel pour entrer chez certains financiers. S’ils savent attendre des cinq et six ans parfois leurs salaires en espèces, nul doute qu’ils s’en découvrent d’autres en nature : « Mon sommelier, disait le grand prieur de La Porte, dit que le vin lui appartient dès qu’il est à la barre (au milieu de la barrique) ; le piqueur prétend que le lard est à lui dès qu’il en a levé deux tranches, le cuisinier n’est pas plus homme de bien qu’eux, ni l’écuyer, ni les cochers, sans parler du maître d’hôtel qui est le voleur major ; mais ce qui me chicane le plus, c’est que mes valets de chambre me disent : Monsieur, vous portez trop longtemps cet habit, il nous appartient. »

Grâce à des grappillages fructueux et tolérés, ceux-là peuvent se constituer un magot ; surtout s’ils ont la prudence de ne pas acheter des fonds publics ; parce qu’une de ces banqueroutes officielles, que la morale indulgente du temps permettait à l’État d’opérer de temps à autre sous le nom de « réduction de la rente des effets royaux, » risque de les dépouiller d’une partie de leur avoir. Ce fut le cas en 1770 où pareil retranchement rapporta 12 millions au Trésor en faisant le désespoir des laquais de Paris qui presque tous avaient ainsi placé leurs économies.

Entre ces valets prompts de la langue, de la main et du pied, artistes à l’occasion, car ils jouent passablement de la basse ou du violon, lorsque la mode l’exige, et le petit laquais rustaud de la comtesse d’Escarbagnas, tout proche du gardeur de dindons, il y avait le même abîme qu’entre la femme de chambre en robe de soie, fort avant dans la familiarité hautaine d’une marquise dont elle copie les façons et le langage, et la chambrière en sabots, vouée aux humbles besognes, qui n’a point vu le monde et ne saura jamais faire la révérence. Une publication satirique de 1636 additionne ce qu’une servante ordinaire, qui s’entendait à « ferrer la mule, » — ce que les modernes appellent « faire danser l’anse du panier, » — pouvait ajouter à ses gages, et fixe aux environs de 500 francs le total annuel de ces menus larcins. Inutile de dire que ce n’est là qu’une plaisanterie ; le bourgeois, sous Louis XIII, était trop resserré pour fermer les yeux sur les duperies ancillaires. Il s’est opéré à cet égard depuis le XVIIe siècle une sorte de nivellement, aussi bien parmi les domestiques que parmi les maîtres : les seigneurs de naissance ou d’argent sont devenus plus réglés que jadis, et la classe moyenne est devenue moins « regardante. »

Les servantes d’intérieur, dont le traitement varia au moyen âge de 40 francs par an à 200 francs, — en moyenne 110 francs, — ne recevaient plus depuis le XVIe siècle jusqu’à la Révolution qu’une allocation moyenne de 80 francs sur l’ensemble du territoire français. Et tandis que les « femmes de chambre » étaient payées 540 francs sous Louis XVI chez une grande dame à Paris, les servantes d’un notaire ou d’un curé gagnaient 50 et même 33 francs par an en Berry ou en Poitou.

Le simple fait d’une simple nourrice variait aussi étrangement de prix suivant les nourrissons : pour un enfant du roi de France, au XIIIe siècle, le traitement de la nourrice était de 2 880 francs ; il était de 380 francs chez le comte de Savoie et de 112 francs pour un enfant de l’hospice à Marseille (1306). Lorsque la nourrice d’une princesse touchait 700 francs par an à Angoulême, la nourrice de l’Hôtel-Dieu de Paris touchait seulement 45 francs (1517). Elle avait sans doute la table et le logement. Celles chez qui les hospices de Paris plaçaient les enfans trouvés à la fin de l’ancien régime recevaient 150 francs (1760) ; en province, elles se contentaient d’une centaine de francs.

Une pareille différence de traitement s’explique davantage lorsqu’il s’agit de rémunérer des talens professionnels comme ceux du cuisinier ; ce nom étant indistinctement porté suivant les circonstances par des artistes méritoires ou par d’indignes marmitons. Dans quelques maisons princières du moyen âge, où la table tenait la place que l’on sait, les valets ou « hâteurs » touchaient le double des « galopins » ou enfans de cuisine, les « compagnons » cuisiniers le double des valets, le maître-queux ou écuyer le double des compagnons. Cet officier supérieur des fourneaux recevait au XVe siècle des appointemens de 4 300 francs, presque identiques chez le duc de Bourgogne et chez la reine Anne de Bretagne ; les cuisiniers du vicomte de Rohan et du sire de La Trémoille étaient payés 600 francs, autant que le queux du duc d’Orléans, et le double des 320 francs, que gagnaient ceux de l’Hôtel-Dieu de Paris ou de l’évêque de Troyes. Aux derniers temps de la monarchie, des gages de 700 francs étaient encore alloués aux chefs de cuisine des maisons opulentes, mais le commun de la corporation ne dépassait pas 200 francs par an !

Et c’est même un curieux phénomène d’histoire sociale que le mouvement des chiffres nous révèle : la masse de la domesticité subit à partir du XVIe siècle la baisse générale des salaires qui atteignit toutes les formes du travail ; mais les serviteurs de luxe ne s’en ressentirent pas. Chez les grands seigneurs, dans les années qui. précèdent la Révolution, le maître d’hôtel avait jusqu’à 2300 francs, les valets de chambre de 770 à 540, les valets de pied de 500 à 310 francs. Ces gages, si l’on excepte quelques privilégiés, attachés à la personne des souverains, — encore le valet de chambre de saint Louis, en 1261, ne gagnait-il pas plus de 730 francs, — avaient été sensiblement les mêmes depuis le moyen âge.

Aux heures de crise, les maîtres réduisaient le traitement de leurs gens : tel gentilhomme, qui payait ses cochers 660 francs en 1700, ne les paye en 1709, l’année de la grande famille, que 250 francs, et le même valet, auquel il donnait 400 francs de 1704 à 1706, rentre chez lui en 1709 pour 200 francs. Mais en général les services de la domesticité d’élite demeuraient sous Louis XV aux mêmes taux où ils avaient été sous Charles VIII ou sous Philippe le Bel : le valet de chambre du duc du Maine (1736) touchait 570 francs comme ceux du comte d’Angoulême (1497) et le valet du poète Malherbe gagnait 375 francs (1620) comme ceux de la comtesse de Savoie (1299) ; tel est aussi, dans le Joueur (1696), le chiffre réclamé par le valet Richard que son maître a baptisé Hector, en l’honneur du valet de carreau.

Au contraire, les marchands, les magistrats de province, la petite noblesse, les hospices, les collèges, les curés et toute la bourgeoisie payèrent leurs domestiques mâles de 75 à 160 francs par an depuis 1550 jusqu’à 1789, c’est-à-dire un tiers ou moitié moins que dans les siècles précédens où ces serviteurs étaient payés de 120 à 280 francs. Si, en face des gages décroissans de la foule, les gages des domestiques de choix se maintinrent ainsi à un taux élevé, c’est sans doute que leur recrutement devenait moins aisé, que la classe d’où ils sortaient jadis avait d’autres visées et trouvait dès le XVIIIe siècle d’autres débouchés que le service personnel pour son intelligence et son instruction.

La destinée de chacun ne dépend-elle pas de l’ambiance des heures et des lieux où le hasard le fait naître, autant que de ses propres aptitudes ? D’un hercule héroïque et illettré, de la plus humble origine, la société féodale fit souvent un baron, maître d’un gros fief ; notre démocratie en fait à peine un ser- gent-major, décoré de la médaille militaire. Aux XVIe et XVIIe siècles, l’adroit maniement des impôts menait à tout l’homme sans argent et sans nom ; d’où la tirade connue du valet dans Regnard :


Ne serais-je jamais laquais d’un sous-fermier ?...
Je forais mon chemin, j’aurais un bon emploi ;
Je serais dans la suite un conseiller du Roi,
Rat-de-cave ou commis ; et que sait-on ! Peut-être
Je deviendrais un jour aussi gras que mon maître... ;
Il n’est que ce métier pour brusquer la fortune...


Et tel qui, Jasmin autrefois,


Bornait sa garde-robe à son justaucorps vert,


pouvait prétendre, sinon à la chance des quelques élus dont nous avons plus haut cité les noms, du moins à un sort très supérieur à sa condition première.

Il y fallait toutefois le don spécial des chiffres, que tous les Mascarilles et Jodelets, Ragotins ou La Flèche ne possédaient pas. Leur tour était autre ; aussi restaient-ils en service ; classe intermédiaire, dégrossie, très éloignée du peuple dont le parler était encore au XVIIe siècle un jargon à peine français. — Gareau, le premier paysan qu’on ait hasardé à la scène, dans le Pédant joué de Cyrano de Bergerac, est presque incompréhensible. — Frontin ou Crispin, vêtus comme leur maître sauf les galons, coiffés comme lui, ayant les cheveux chaque soir « mis sous la papillote, » ont la désinvolture galante et tournent le compliment.

Ce sont des simili-gens de qualité, avec une légère fêlure, une nuance, perceptible seulement pour les gens de qualité. Vienne l’altération du type avec les révolutions, on ne les distinguera plus. « Mon père, conte Lauzun, me donna pour gouverneur un laquais de feu ma mère, qui savait lire et passablement écrire et qu’on décora du titre de valet de chambre pour lui donner plus de considération. » Un valet de génie n’avait pas besoin que la face du monde eût changé pour devenir Jean-Jacques Rousseau. N’avait-il que du savoir faire, les avenues ouvertes sous Louis XV à l’essor du valet supérieur furent assez nombreuses déjà pour lui sembler préférables à la domesticité, où demeuraient encore les soubrettes et « suivantes. » Pasquin a cessé de servir avant Lisette.

De nos jours enfin, tous deux méprisent l’antichambre, qu’ils ont depuis longtemps quittée. Lisette et Pasquin exercent vingt professions libérales qui jadis n’existaient pas ou ne rapportaient pas de quoi vivre. Crispin « rival de son maître » hier, sur la scène, est maître à son tour dans la vie. Scapin ne dédaigne pas les fonctions électives, député parfois, pourquoi pas ministre ? Le service du peuple comporte, il est vrai, quelques nasardes et davantage même que toute autre carrière, aujourd’hui où nul valet n’est plus traité de « maraud, » mais où beaucoup de candidats se traitent volontiers de canailles. Seulement, c’est presque commander que d’obéir à 10 000 maîtres, et la souplesse avisée de Scapin, son flair subtil, en font un maître Jacques du suffrage universel.


V

Entre les deux catégories de domestiques, — l’aristocratique et la plébéienne, — que nous avons constatées, la différence de traitement s’accroissait encore de ce fait que la plus favorisée joignait à son salaire monnayé l’avantage d’être habillée gratis : la « livrée, » ce vieux mot dont le sens s’est si fort modifié, avait été le présent périodique que le seigneur distribuait à certains de ses fonctionnaires ou de ses vassaux. Les présidens du Parlement et de la Chambre des Comptes avaient droit à des « robes de livrée. » Ce cadeau obligatoire s’étendit et devint abus : le Duc de Bourgogne restreignit les « livrées » à ses familiers et serviteurs domestiques.

Au XIVe siècle chez le sire de La Trémoïlle une « jacquette de livrée, » en futaine blanche frangée de fil noir, coûtait 100 francs ; somme modeste auprès des 1 320 francs que valait la livrée des valets de pied de François Ier (1539) : ici le pourpoint et le haut-de-chausses aux couleurs du Roi absorbaient 6 mètres de velours à 100 francs le mètre ; les boutons d’or 380 francs ; le chapeau « bien accoutré pour aller à cheval » 240 francs, un bonnet d’écarlate 40 francs, une chemise 56 francs. De pareils chiffres, il est vrai, sont exceptionnels, comme celui de 2 000 francs auquel peuvent monter aujourd’hui certaines livrées de gala chez des particuliers luxueux.

L’habillement d’un garçon de chambre, — jupe, pourpoint, manteau et bas, — se payait 112 francs sous Louis XIII et le justaucorps des cochers ou laquais de la Cour valait le même prix à la fin du règne de Louis XIV, lorsqu’on eut remplacé les galons d’or ou d’argent fin par des galons en faux ou de laine armoriée. En métal précieux, la bordure d’argent d’un chapeau de laquais se vendait 28 francs ; on pouvait l’avoir à 3 fr. 70 en « argent parisien, » ainsi qu’on nommait l’imitation (1702).

Le prix ordinaire de la livrée variait au XVIIIe siècle, suivant la qualité de l’étoffe, depuis 150 francs pour l’habit et la veste en drap d’Elbeuf, jusqu’à 90 francs pour la redingote de cocher en drap de Berry, ou 55 francs pour la même en drap de Lodève. Ces costumes étaient donnés en propriété à leurs porteurs ; s’ils les rendaient en quittant le service, les maîtres leur en payaient la valeur. Pour les culottes, les domestiques de grande maison s’entretenaient à forfait moyennant un fixe annuel ; ils étaient souvent fournis de linge : 2 chemises, 2 caleçons, 2 cravates, 4 mouchoirs et 6 paires de chaussons, donnés à un page (1675), reviennent ensemble à 73 francs. Les bottes coûtaient davantage : une soixantaine de francs ; mais les postillons seuls en portaient.

Tout autres étaient les conditions dans la classe moyenne, c’est-à-dire dans dix-neuf ménages sur vingt parmi ceux qui gageaient un domestique. Ce dernier reçoit-il ici quelques bardes, nettement stipulées d’avance, c’est toujours en déduction de son maigre salaire en argent. Un bourgeois de Péronne engage un serviteur pour 72 francs par an (1740), « plus un habit et la veste, dit-il, à quoi j’ai bien voulu ajouter le chapeau. » Le domestique quitte-t-il la maison ; il doit, sauf convention expresse, laisser son habit que le maître, moyennant 18 francs, fera soigneusement retourner. Tel valet, à la campagne, a droit à « deux paires de sabots et un vieux chapeau ; » tel autre aura « deux chemises et le bois de ses sabots ; » un troisième, chez un gantier de Nîmes, « sera rasé gratis. »

Ces clauses, par leur minutie, montrent combien était strict le contrat de louage qui ne comportait aucun supplément imprévu. Parfois les nippes promises constituent la plus grande part du salaire : celui de la servante d’un juge, en Limousin, consiste en un caraco, une capuce, un tablier, une chemise, sa chaussure et 27 francs en numéraire. La servante se blanchit souvent à ses frais ; il en coûte à l’une d’elles 7 francs pour le blanchissage de ses chemises pendant deux ans (1757). L’impôt de capitation était aussi à la charge du domestique des deux sexes : il oscilla au XVIIIe siècle de 4 à 5 francs pour des filles qui gagnaient 80 francs par an. Celles-ci avaient également à payer de leur poche les soins médicaux et les remèdes ; le maître en fait seulement l’avance et les retient sur les gages : c’est tantôt une saignée, tantôt « une purge et du pain blanc » pour 1 fr. 65, — le pain blanc était alors un remède (1765). — Si l’on ajoute que les congés sont rares, que le valet qui s’absente doit solder un remplaçant 0 fr. 90 par jour, il ne semblera pas que l’emploi de domestique fût très enviable.

Aussi n’était-ce, aux yeux de beaucoup, qu’un état de transition : tel valet, au XVIIe siècle, s’enrôle contre les Impériaux, tel autre part dans un vaisseau contre les Turcs. Il n’était pas très rare de voir le maître, en les engageant, promettre de leur payer l’apprentissage de quelque profession. S’il ne l’a pas promis, il le fait quelquefois par charité. Cet apprentissage était une libération de la domesticité. M. de Pisani, en son testament, recommandait à ses héritiers « de faire apprendre métier à ses laquais qui ont été nourris à sa suite dès leur jeune âge. »


Les serviteurs de l’ancien régime, sur la fidélité desquels on nous a servi plus d’une légende, n’étaient pas supérieurs aux nôtres. Ils ne restaient pas en général plus longtemps en place que ceux de nos jours ; leur inconstance amenait les bourgeois, il y a cent cinquante ans, à faire avec eux des baux comme avec les fermiers. Il en est en Saintonge qui « s’accueillent, » — c’est le terme consacré, — pour deux ans avec promesse de ne pas demander d’augmentation. A lire les conseils donnés aux maîtresses de maison par le Ménagier de Paris (1393), on voit que les renseignemens demandés étaient, au XIVe siècle, les mêmes qu’aujourd’hui : « Ne prenez aucunes chamberières que vous ne sachiez avant où elles ont demeuré et y envoyez de vos gens pour enquérir de leur condition sur le trop parler, sur le trop boire, combien de temps elles ont demeuré, quel service elles faisaient et savent faire, si elles ont chambres ou accointances en ville, de quel pays et gens elles sont, combien elles y demeurèrent et pourquoi elles partirent... Une fois entrées, si vous avez vos chamberières de quinze à vingt ans, pour ce que en tel âge elles sont sottes et n’ont guère vu du monde, faites-les coucher près de vous en garde-robe et chambre où il n’y ait lucarne ni fenêtre basse, ni sur rue, et qu’elles se couchent et lèvent à votre heure... »

Quelque méticuleux que fussent les choix, nul ne devait se flatter de garder longtemps les « gens de maison » des deux sexes qu’il avait engagés. On peut s’en convaincre en parcourant les très nombreux livres décomptes où nos aïeux consignaient, parmi les menus événemens de leur vie journalière, l’entrée et la sortie de leurs domestiques. Un magistrat parisien, qui paie régulièrement, change neuf fois son laquais de 1698 à 1704 ; un nommé Champagne reste cinq semaines, un autre Champagne dix-neuf mois, un appelé Bourbonnais lui succède pendant sept mois et ainsi de suite ; en 1704, ce magistrat trouve enfin un serviteur qu’il garde cinq ans.

De 1740 à 1783, un gentilhomme picard doit remplacer vingt fois son valet ; l’un « s’est ennuyé, » — beaucoup « s’ennuyaient » ainsi, c’est la formule, — et sort au bout de trois mois ; un autre s’engage comme remplaçant dans la milice ; celui-ci se dit malade, celui-là quitte pour se marier ; bref, la durée moyenne est peu supérieure à deux ans. Ailleurs, il en est de même des servantes : pour une qui restera dix-sept ans, il y en a huit ou dix de tous les âges qui passent de trois mois à quatre ans. Dans une ferme du Boulonnais, au XVIIIe siècle, la durée moyenne, calculée sur 18 serviteurs mâles, est de deux ans et sept mois et, pour 10 femmes successives, de vingt-sept mois.

Il n’y a rien là de très différent de ce que nous voyons aujourd’hui, et l’on pourrait citer, parmi nos contemporains tout autant que jadis, de touchans témoignages de générosité et d’attachement chez de bons maîtres et de bons domestiques ; mais ce que l’on ne trouverait plus, je crois, du moins en France, ce sont de mauvais domestiques qui ont le goût et la gloriole du service de certains maîtres.


GEORGES D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Tous les chiffres contenus dans cet article sont exprimés en monnaie de nos jours, d’après la valeur ancienne de la livre et d’après le pouvoir d’achat actuel de l’argent.