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Le Traité de Logique de Goblot

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LE TRAITÉ DE LOGIQUE DE GOBLOT



La logique formelle a été renouvelée. Les réflexions des savants sur la science ont posé les fondements d’une théorie de l’induction à la fois plus détaillée et plus vaste. Pour bien voir où en sont les choses, un traité de logique philosophique serait aujourd’hui d’un intérêt particulier. Le livre de M. Goblot est trop original pour qu’il s’en dégage une vue d’ensemble sur les travaux du temps. Il ne faut pas le regretter. L’ouvrage est lui-même une contribution au mouvement, et il est animé de cette vie qui marque la réflexion personnelle profonde.

Les aperçus frappants abondent, et je voudrais signaler tous les points de philosophie et de morale que l’auteur éclaire en passant. Mais il faut bien se limiter, et je vais examiner seulement les grands traits de sa théorie logique.

Le problème logique, dit M. Goblot, est un des problèmes de la psychologie. La psychologie s’occupe des causes des pensées, la logique ne connaît que leurs raisons. Mais les raisons d’un jugement sont certaines de ses causes possibles. « Si nous retranchons des causes déterminantes d’un jugement toutes celles qui ne sont pas intellectuelles, celles qui restent ne diffèrent plus de ce qu’on nomme une raison. Dire qu’un jugement est complètement et entièrement déterminé par d’autres jugements, c’est dire qu’il en est la conséquence » (p. 22). « Les lois logiques ne sont que les lois naturelles d’une intelligence pure » (p. 23), et voilà une grande dualité de moins. Mais cette vue suppose qu’une conséquence fausse a nécessairement sa cause hors de l’intelligence. On ne peut définir la conséquence vraie par l’intelligence pure que si l’on est sûr de ne pas définir l’intelligence pure par la conséquence vraie, et si l’on en est sûr, est-on sûr alors que l’intelligence pure ne produise que des conséquences vraies ?

M. Goblot expose ensuite avec force le rôle social de la pensée logique. D’un point de vue génétique, rien sans doute n’est plus important. « Il est bien vrai que la nécessité logique est condition de la valeur universelle du jugement ; c’est précisément pourquoi elle est moyen, tandis que l’universalité est fin et raison d’être. On pourrait faire de cette nécessité le but unique de toute la logique, puisque ce qui est logiquement nécessaire vaut pour tous les esprits, et que ce qui n’est pas logiquement nécessaire peut toujours être contesté. Mais le besoin de pensées universellement valables a seul pu déterminer l’esprit humain à chercher la nécessité logique » (p. 39). M. Goblot va-t-il jusqu’à définir la nécessité logique, et plus généralement la pensée vraie, par l’universalité qu’elle conquiert ? Ce n’est pas très facile à décider ; il le semble parfois. « La pensée vraie est celle qui est susceptible de devenir la croyance commune de tous les esprits qui la comprennent, c’est-à-dire en qui elle a pénétré » (p. 38). Ce serait là une seconde manière de réduire la logique à la nature. Mais la phrase n’introduit-elle pas dans le verbe « comprendre » l’intelligence pure de tout à l’heure ? Si remarquable que soit pour le philosophe la force de la vérité, il ne semble pas que cette force seule permette de la définir. Il n’est pas bien clair que l’enchaînement logique soit définissable par l’enchaînement des pensées existantes, soit dans un même esprit, soit dans une foule[1].

Dans son analyse des formes logiques, M. Goblot est à la fois original et fidèle à la tradition. Comme M. Lachelier dans sa théorie du syllogisme, il veut animer la tradition de pénétration psychologique ; il veut l’animer, mais en somme il la suit.

M. Goblot n’admet pas qu’un jugement puisse affirmer une relation ; voici la raison générale qu’il en donne : « Si le jugement est, en tous cas, une assertion, il y a quelque chose qui est affirmé ou nié, et c’est l’attribut, et quelque chose de quoi il est affirmé ou nié, et c’est le sujet, et enfin la convenance ou disconvenance de cet attribut à ce sujet, et c’est la copule » (p. 186). Peut-être cela manque-t-il d’évidence. Tout jugement a quelque sujet ; d’accord. Mais pourquoi ce sujet serait-il toujours unique ? Tout est là, car s’il est multiple ce qui est affirmé ou nié devient une relation. Quant à la copule, elle reste ce qu’elle était, selon l’opinion de tous les logiciens modernes : l’affirmation de la proposition entière, le « il est vrai que… » qui transforme une infinitive en jugement. Ni l’attribut ni la relation n’ont besoin d’une copule différente d’eux-mêmes qui les rapporte à leurs sujets ; c’est là une erreur matérialiste. Ce sont des fonctions, c’est leur nature même de se rapporter à leurs arguments. La raison générale de M. Goblot semble donc insuffisamment persuasive.

Il continue : « On a souvent essayé de ramener les jugements de relation aux jugements d’inhérence, en faisant de la relation, non la copule, mais l’attribut… Cette opinion provoque les sarcasmes des partisans de la logique des relations. Mais leurs critiques ne portent que parce que les jugements sont mal formulés… Dans le jugement a=b, ce au sujet de quoi on juge, c’est la relation de grandeur entre a et b, et on juge que cette relation est l’égalité… c’est donc la relation qui est le sujet, et la détermination de la relation qui est l’attribut du jugement. » « Il suffit de retrouver la vraie forme logique des jugements de relation pour retrouver du même coup, dans le syllogisme mathématique, les modes et les règles de la logique traditionnelle, sans rencontrer les incorrections et difficultés signalées par M. Lachelier. Si l’on énonce ainsi un raisonnement : a=b, b=c, donc a=c il est impossible d’y trouver une majeure et une mineure… Il faut énoncer la majeure sous-entendue, le principe qu’on applique. Et voici le syllogisme mis en forme (Barbara) :

Deux quantités séparément égales à une même troisième sont égales entre elles ;

Or, les deux quantités a et c sont séparément égales à une troisième (qui est b) ;

Donc les deux quantités a et c sont égales entre elles.

Ainsi disparaît cette scission profonde de l’intelligence en deux domaines et de la logique en deux logiques, l’une de l’inhérence ou des classes, l’autre de la relation » (p. 186-189).

Était-ce si simple ? Peut-être ne se comprend-on pas très bien. Pourquoi faut-il une logique de relations ? Sa nécessité est souvent aperçue d’une façon très confuse ; on y fait allusion par quelques phrases qui dissimulent une exigence fantastique. Le raisonnement a=b, b=c, donc a = c, dit-on, est un syllogisme invalide. Pourtant, c’est un bon raisonnement : il est donc bon suivant une autre logique qui serait la logique des relations. L’adversaire répond : « Votre raisonnement est elliptique, il n’est pas bon formellement. Il faut ajouter la majeure convenable. » Et, sans doute, il est absurde de vouloir que la logique démontre que a=c, si a=b, et si b=c, sans préciser que la relation est transitive. Elle démontrerait tout aussi bien que les amis de nos amis sont nos amis. Donc il faut formuler la majeure. Et maintenant, le raisonnement se réduit-il à un « syllogisme »? Les uns disent oui, les autres non : c’est qu’il faut distinguer. Le « syllogisme » traditionnel est trois choses à la fois. C’est un raisonnement de la forme : , , donc , où p, q, r sont des propositions (et non des attributs ou des relations, c’est-à-dire des fonctions propositionnelles). En ce premier sens, tout raisonnement est syllogistique. C’est en second lieu, et surtout, un raisonnement de la forme : tout φ est ψ, tout ψ est χ, donc tout φ est χ, c’est-à-dire : φ ψ, ψχ, donc φχ. En ce second sens les raisonnements sur les relations ne sont pas réductibles à des syllogismes. Mais ils sont réductibles à la troisième forme :

RSST, donc RT

La réduction citée plus haut est de ce type.

La logique des relations n’amène pas non plus la scission profonde, le schisme que M. Goblot se félicite d’éviter. Elle ne détruit pas l’unité de la logique. La nouvelle logique qui lui fait une place comprend trois parties : la logique des propositions en général, de contenu et de structure quelconques ; puis, la logique des propositions de certaines structures (universelle et particulière-existentielle), contenant des termes (fonctions) communs. Ces fonctions peuvent être à un argument (attributs), ou à plusieurs arguments (relations). Ces deux dernières parties, la logique de l’inhérence ou des classes et la logique des relations, dérivent toutes deux également de la logique des propositions. Elles ne posent de principes nouveaux que ceux qui règlent le passage des constantes aux variables et vice versa.

La logique des classes est souvent formellement analogue à la logique des propositions. Certains de ses théorèmes n’ont cependant pas d’analogues, parce qu’entre vrai et faux il n’y a rien, alors qu’entre tout et nul il y a quelque. La logique des relations est souvent formellement analogue à la logique des classes. Comme tout à l’heure, l’analogie finit par être débordée, parce que rien dans la logique des classes ne répond aux deux sens d’une relation,

R et Cnv’R,


ni au « produit » R | S de deux relations R,S ayant un terme mitoyen. L’enchaînement syllogistique a sa place, comme nous l’avons vu, dans les trois parties de la logique : dans la théorie des propositions, dans la théorie des attributs, dans la théorie des relations. Parce qu’un raisonnement sur des relations se présente dans l’enchaînement syllogistique propre aux relations, il ne s’ensuit pas que la logique des relations se réduise à celle des attributs et qu’elle ne contienne pas une infinité de théorèmes dont la logique des attributs ne possède aucun analogue, comme par exemple : Si R est transitive, Cnv’R et R | R le sont également.

Mais on ne peut distinguer nettement la logique de la relation de la logique de l’inhérence que si l’on a distingué d’abord la logique de l’inhérence de la logique de la proposition en général. C’est ce que fait la logistique, atteignant par là un progrès philosophique en même temps qu’un progrès formel, et c’est ce que M. Goblot ne s’est pas décidé à faire. Avec raison, il insiste sur ces nuances du jugement universel : le jugement collectif, le jugement général et le jugement hypothétique. Mais la distinction fondamentale, essentielle, pour le philosophe autant que pour le logisticien, entre les deux sortes d’implication , φ ψ, n’est faite nulle part avec la clarté qu’elle mérite. Ainsi, M. Goblot se sert du symbole pour toutes deux. Il désigne par les mêmes lettres p, q, s tantôt des propositions (« si p est vrai, q est vrai »), tantôt des caractères, des cas (« dans le cas s, p est exclu »), souvent des « hypothèses » qui peuvent être l’un ou l’autre (p. 244-246). Il résulte de ce défaut de distinction systématique un certain vague dans le sens de l’implication (). Que veut dire « p n’exclut pas q »? Si p, q sont des caractères ou fonctions, cela veut dire qu’il y a des choses qui sont p et q. Mais si p, q sont des propositions, le sens est-il que p est vrai et que q est vrai, ou bien que non q ne peut se déduire de p selon certaines méthodes déterminées ? Comment interpréter le tableau de l’opposition des hypothétiques à la page 238 ? M. Goblot n’apporte pas de lumière sur ces problèmes de l’implication. Il est à remarquer que M.|Goblot veut réduire l’inférence , , donc , au syllogisme suivant :

 « Si p est vrai, q est vrai ;
Or telle raison prouve que q est vrai ;
Donc cette même raison prouve que q est vrai. » (P. 245.)

Mais que veut dire « cette raison prouve q » ? (1), qu’elle implique q (2), qu’elle est vraie. Nous voulons affirmer que q est vrai. Comment faire ? On retombe sur l’inférence du début.

Abordons maintenant la partie capitale de l’ouvrage, la théorie du raisonnement déductif. Son trait le plus marquant, peut-être, est une large conception génétique. La déduction est le terme de révolution de l’expérience ; elle reste une expérience mentale, bien qu’elle ait atteint la rigueur. « Démontrer, c’est construire… Pour démontrer qu’une hypothèse entraîne une conséquence, on construit la conséquence avec l’hypothèse. Les opérations constructives ne sont pas des opérations de l’esprit, mais des opérations exécutées mentalement. En leur essence elles sont des actions externes, par exemple des mouvements… Ce qui caractérise le raisonnement c’est que ces opérations ne sont exécutées que mentalement, et la constatation empirique y est remplacée par la constatation logique du résultat. » « Le raisonnement consiste aussi à exécuter mentalement des opérations d’agents naturels, par exemple le soulèvement d’une colonne de mercure par la pression d’un gaz, la décomposition d’un corps par l’action électrolytique, etc., et aussi des opérations d’agents intelligents, par exemple la réduction de la demande par l’effet de la concurrence ; même des opérations tout intérieures et psychologiques, comme lorsqu’un juge apprécie les mobiles d’un crime ; enfin, des raisonnements, comme lorsqu’un historien de la philosophie reconnaît qu’une lacune, une incohérence, une obscurité ou une confusion rend un système instable et doit nécessairement en amener un remaniement ou provoquer une réaction » (p. 274). Il n’est pas besoin de faire remarquer l’intérêt très grand de ces passages pour l’histoire de la raison. Comment s’accordent, à l’analyse, le caractère expérimental qu’elle conserve de ses origines, et la rigueur démonstrative qui est sa dernière acquisition ?

On ne démontre qu’en opérant ; or, une opération ne peut être exécutée, même mentalement, que sur une représentation singulière (p. 264). Tantôt, comme en géométrie, c’est la représentation d’un exemple ; tantôt, comme en algèbre, c’est la représentation de symboles. Dans les deux cas, l’opération exécutée mentalement sur ces choses singulières n’est pas, comme les logiciens sont enclins à le penser, simplement auxiliaire et préparatoire. « Elle est le raisonnement lui-même » (p. 273).

M. Goblot se fait cette inévitable objection : « Il peut paraître surprenant qu’une constatation (celle du résultat de l’opération) ait un caractère de nécessité » (p. 265). C’est que cette opération a été exécutée en vertu de règles. « Le résultat constaté est nécessaire dans la mesure où il est déterminé par l’application des règles. »

Et voici la nouveauté révolutionnaire : ces règles qui assurent la possibilité de l’opération et la nécessité de son résultat, ne sont pas des règles formelles du tout. Ce sont simplement les propositions déjà admises concernant les objets dont on raisonne. « Les propositions générales, qui ne sont que des vérités quand on se borne à les contempler, deviennent des règles quand on opère » (p. 264). « Chaque vérité construite est un instrument pour en construire d’autres » (p. 276). Les lois de la nature, en tant qu’elles sont connues, deviennent les lois des raisonnements sur la nature.

Il en résulte qu’il n’y a plus de logique formelle. Si pourtant, mais sa fonction diminuée est tout ancillaire. « La logique formelle qui, depuis Aristote, prétend faire la théorie de la déduction en faisant celle du syllogisme, est une énorme et perpétuelle ignoratio elenchi » (p. 256). Les règles auxquelles « le raisonnement déductif doit sa nécessité ne sont pas les règles de la logique[2] mais les propositions antérieurement admises ; le rôle du syllogisme se borne à l’application de ces règles au cas considéré « (p. XXI, et p. 274). Il est vrai que nous lisons à la conclusion du chapitre : « En résumé, il y a un syllogisme dans chacune des démarches de la pensée raisonnante, car… aucune de ces démarches ne doit être arbitraire… Le raisonnement doit au syllogisme sa nécessité[3], à la spontanéité créatrice de l’esprit sa fécondité  » (p. 276).

Une chose est certaine : M. Goblot ne cache point son aversion pour la logique formelle en tant que philosophie de la déduction. Car il discerne en toute logique formelle deux irrémédiables défauts.

Un raisonnement formel est un raisonnement qui conclut vi formae, indépendamment de la nature des objets dont il s’agit, en tant que cette nature n’est pas exprimée dans les prémisses. M. Goblot — je puis me tromper — me paraît avoir une aversion profonde pour ce vi formae. La science du rhéteur, selon Platon, était la science de persuader en général, indépendante de la science de n’importe quoi en particulier. La prétention d’une telle science indignait le divin Platon, qui la poursuivait de ses sarcasmes. La vis formae me semble inspirer à l’auteur des sentiments assez analogues. « La logique formelle, dit-il, ne règle pas seule les opérations de raisonnement ; autrement le raisonnement serait indépendant des objets sur lesquels on raisonne » (p. 274), et cela lui parait absurde, je ne vois pas très bien pourquoi.

Une logique formelle, dit encore M. Goblot, ne peut pas ne pas être stérile. « Autrement dit, le raisonnement n’est jamais indépendant des objets sur lesquels on raisonne ; toute logique formelle est absolument stérile » (p. xxiii). La vraie déduction conduit à une connaissance nouvelle. Cette connaissance résulte des connaissances antérieures, mais elle n’y était contenue ni explicitement ni implicitement. Sans cela, serait-elle nouvelle ? La logique formelle, au contraire, c’est le domaine de la marche sur place. Ses lois « n’autorisent ni création, ni invention, ni découverte ; elles enferment étroitement l’intelligence dans son savoir acquis, lui permettent de le restreindre, non de l’accroître » (p. 274).

Ce dilemme : la conclusion est contenue dans les prémisses, ou elle n’y est pas contenue, n’est pas solide. « Contenue », qu’est-ce que cela veut dire ? On pense toujours comme s’il n’y avait qu’une seule prémisse qui compte[4]. M. Goblot se contente même souvent de parler de « l’hypothèse », c’est-à-dire, l’antécédent du jugement hypothétique à démontrer, qui n’est même pas une des prémisses. On pense qu’une prémisse contient la conclusion, les autres prémisses ne servant qu’à l’en extraire ; mais cette métaphore est sans rigueur. Des deux prémisses , , laquelle « contient » la conclusion , laquelle n’est que l’instrument de l’extraction ? La réponse ne peut être qu’arbitraire. Si la conclusion était dans les prémisses, elle s’y trouvait en plusieurs morceaux, comme les pièces détachées d’une machine, qui se trouveraient même incorporées dans des machines différentes. Il reste que les termes de la conclusion étaient contenus dans les prémisses, c’est-à-dire que la conclusion parle des mêmes choses que les prémisses. Est-ce cela qui prouve a priori la stérilité du raisonnement formel ?

On dit : un raisonnement formel est une marche sur place, une transformation identique ; et cela n’a point de sens rigoureux : peut-on extraire d’une proposition quoi que ce soit par une application loyale du principe d’identité ? Au fond, on définit la transformation identique par le raisonnement formel. Mais elle n’est plus alors identique au sens a=a, et l’on ne sait plus rien a priori sur la fécondité de l’opération. Quelque appui que puisse trouver dans les faits « das Märchen der Unfruchtbarkeit der reinen Logik » [5], le philosophe ne saurait établir a priori sa vérité[6].

Si je ne suis pas convaincu par ce que dit M. Goblot de la logique formelle, je dois signaler avec admiration sa discussion du raisonnement par récurrence. Il expose d’une manière lumineuse les lacunes de la théorie, soutenue d’ailleurs par H. Poincaré avec une légère indécision, d’après laquelle ce raisonnement serait le nerf de la déduction mathématique. Ce sont là des pages excellentes qu’il faut lire.

Revenons à la théorie positive de M. Goblot. Elle fait des prémisses du raisonnement ses règles, et de ses règles logiques, elle fait des règles auxiliaires concernant l’application des vraies. C’est que la conception du raisonnement change tout à fait. Le raisonnement, pour la logique courante, est une combinaison mentale de propositions selon les règles de la logique formelle. Pour M. Goblot, le raisonnement est une combinaison mentale de choses singulières selon les propositions que l’on admet. Telle est la nouveauté caractéristique de sa théorie. C’est là, dit-il dans sa préface, « le point précis sur lequel je me sépare de M. Rougier ». M. Rougier pense expliquer suffisamment la fécondité du raisonnement par le choix et la combinaison de prémisses appropriées, et son opinion me paraît très plausible. M. Goblot la rejette expressément : « Le choix, le rapprochement, la combinaison logique, l’acte synthétique de l’esprit, voilà bien les opérations constructives dont j’ai signalé l’importance. Je devrais donc, semble-t-il, me déclarer satisfait. Je ne le suis pas du tout. Car, d’après M. Rougier, ces opérations constructives reviennent à combiner des syllogismes. Ce que l’on construit, c’est la conséquence même qu’on veut démontrer ; c’est, par exemple, la somme des angles du triangle. Cette somme n’est pas un assemblage de syllogismes, mais un assemblage d’angles. En arithmétique et en algèbre, ce que l’on combine, ce ne sont pas des syllogismes, mais des nombres, ou des symboles qui les représentent, et des relations entre ces nombres et ces symboles » (p. xxii).

La considération mentale d’une chose singulière, exemple ou symbole, est sans doute d’une précieuse utilité pour se diriger dans l’enchaînement des propositions. M. Goblot nous dépeint à merveille l’expérience mentale, le petit drame imaginatif qui accompagne, et souvent dirige, la déduction. Réussit-il à l’incorporer dans la substance même de la déduction ? J’avoue n’en être pas persuadé. Il n’y a rien au monde de plus hétérogène que des propositions et des objets. Ces deux éléments que M. Goblot mélange me paraissent se séparer d’eux-mêmes, comme l’eau et l’huile. Ai-je été, ayant appris à séparer l’imagination de la logique, incapable de voir où elles se tiennent ? Enfin, voici ma difficulté.

Dans la géométrie élémentaire, dit M. Goblot, la construction de la figure est l’essentiel du raisonnement. Pas à la lettre : la « constatation » du théorème sur la figure une fois construite et démontrée possible peut être fort longue et reposer sur des théorèmes nombreux. Mais surtout, il n’est pas nécessaire de tracer ou d’imaginer « la figure » ; il suffit de concevoir une certaine description conceptuelle de figure, comme « une droite passant par deux points sur un cercle ». M. Goblot affirmerait-il qu’il est nécessaire de savoir tracer ou imaginer une droite pour apercevoir que les théorèmes découlent nécessairement des axiomes ? Je ne puis me le figurer. Il est nécessaire, peut-être, de s’imaginer les êtres géométriques pour être sûr que les axiomes sont compatibles entre eux, vu qu’il peut exister des êtres qui les satisfont ; mais nous n’avons pas besoin de savoir si des axiomes sont ou non compatibles pour juger si certaines conséquences en découlent correctement, puisque la contradiction entre des conséquences correctes est une preuve légitime et courante de l’incompatibilité des axiomes. Il est peut-être expédient de s’aider du secours de l’imagination, mais comment ce qui n’est pas indispensable peut-il être essentiel ? Je ne présente, du reste, ces observations bien connues que pour mémoire.

M. Goblot, peut-être, se rabattrait sur les symboles. Il dirait : Vous ne tracez plus de lignes, mais vous alignez des noms et des lettres. Mais entre un exemple et un symbole la différence est grande. Les symboles me semblent avoir encore moins de titre que les exemples à être incorporés dans la substance de la démonstration. Toute construction de symboles qui joue un rôle dans une démonstration n’est-elle pas l’expression d’une proposition (en algèbre, d’une égalité ou d’une inégalité) ? Toute transformation de cette expression est donc une transformation de la proposition exprimée. Les règles de la transformation des symboles concernent donc directement, qu’on le veuille ou non, les propositions exprimées. On ne peut correctement parler pêle-mêle des choses et de leurs signes. Cette définition, que H. Poincaré cite comme un exemple de la haute sagesse que l’initié seul peut comprendre : « Une fraction est l’ensemble de deux nombres séparés par un trait horizontal », est inacceptable. La relation des symboles aux choses est une relation rigide qui n’admet ni confusion ni relâchement. On ne peut mélanger les concepts et les traits de plume, me semble-t-il.

Telles sont les raisons qui me retiennent d’être convaincu par la théorie si intéressante de M. Goblot.

La théorie de l’induction n’est pas aussi révolutionnaire. Laissant de côté le détail, elle me semble apporter quelques contributions très utiles. Ce passage, par exemple, me paraît important et juste : « La possibilité de ces croyances (au libre arbitre) témoigne en tout cas que le principe fondamental du raisonnement inductif (et par là M. Goblot entend le déterminisme) n’est pas une vérité évidente par elle-même, et qu’il faut rejeter toute doctrine d’après laquelle il serait inhérent à notre faculté de penser « (p. 315).

M. Goblot reconnaît que le principe de causalité est d’une application trop étroite pour être le principe de l’induction. Car le principe de l’induction doit « s’étendre aux liaisons qui ne sont pas des successions, puisqu’elles aussi sont objets de raisonnements inductifs » (p. 316).

Oserai-je dire que le point sur lequel M. Goblot ne me convainc pas est celui sur lequel il s’accorde avec la plupart des auteurs ? Je veux dire l’assertion que l’induction présuppose le déterminisme. Si le déterminisme était faux, « aucune induction ne serait possible, car nous risquerions toujours de nous trouver en présence d’un fait sans loi » (p. 314), Cela n’est pas concluant, parce que l’induction comporte toujours un risque. Je lis bien, dans M. Lachelier, ceci : « En fait, l’induction est toujours sujette à erreur : en droit, elle est absolument infaillible : car s’il n’était pas certain que les conditions qui déterminent aujourd’hui la production d’un phénomène la déterminent encore demain, les prévisions fondées sur une connaissance imparfaite de ces conditions ne seraient pas même probables. » (Fondement de l’Introduction, début.) Mais pourquoi ? Et puis, le domaine de l’induction déborde celui de la causalité, et s’étend dans le domaine de la raison suffisante. Nous recherchons inductivement, non seulement les lois des événements, mais les lois de ces lois elles-mêmes, et pourtant nous savons bien qu’il y a des lois irréductibles, bien que nous ignorions lesquelles. L’induction indiquera peut-être que les lois mécaniques se réduisent probablement à des lois électriques. Pourtant, il est possible que ces lois soient entièrement irréductibles. Peut-être croit-on qu’il n’y a pas de principe de probabilité qui ne suppose un principe objectif. Mais il me semble qu’à la réflexion la plausibilité de cette opinion s’évanouit.

Sans doute, les savants sont en général déterministes. Cela les encourage ; un doute peut-être « les empêcherait de travailler ». Ne peut-on chercher sans être sûr qu’il y a quelque chose à trouver ? Il existe une curiosité qui en est capable. Et le principe de l’induction n’est pas nécessairement la croyance philosophique adoptée par le plus grand nombre de chercheurs résolus.

Signalons le remarquable chapitre sur « l’esprit scientifique et le rationalisme » par lequel l’ouvrage se termine. Dans des pages éloquentes, l’auteur y examine la valeur philosophique de la pensée logique, c’est-à-dire, selon sa définition, la croyance purement intellectuelle. L’effort logique a libéré l’intelligence et fondé la sincérité la plus haute. Il ne doit pas être démenti au nom des besoins d’une vie supérieure.

Jean Nicod.
  1. Je ne dis rien ici de l’objection que l’enchainement logique est trop fondamental pour être strictement définissable sans cercle.
  2. C’est moi qui souligne.
  3. C’est moi qui souligne.
  4. « Une pensée purement contemplative… pourrait découvrir dans un principe général les propositions plus spéciales… implicitement affirmées en lui ; elle ne saurait y découvrir les conséquences qui n’y sont pas, mais qui en résultent. » (p. 264). « Si l’on ne fait pas consister la synthèse dans l’opération constructive d’une pensée agissante, la synthèse ne peut être que donnée d’avance, et l’esprit ne peut que déduire analytiquement et détailler le contenu d’une vérité fondamentale » (p. 271).
  5. Mot de Frege, Grundlagen der Arithmetik.
  6. Il y a sans doute dans l’opinion contraire si répandue un souvenir de la théorie de Mill sur l’inutilité du syllogisme.