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Le Travail dans la grande industrie/01

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Le Travail dans la grande industrie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 10 (p. 5-26).
LE TRAVAIL
DANS
LA GRANDE INDUSTRIE

I
LES MINES DE HOUILLE

I
L’ORGANISATION DU TRAVAIL

A mesure que les sociétés progressent et se compliquent, le travail s’y divise, et l’activité de l’homme s’y réfracte et s’y répartit en des métiers de plus en plus nombreux. Le compte en varie du reste selon, les observateurs, mais il demeure toujours fort élevé. Tandis que les documens émanant du ministère belge de l’Industrie et du Travail s’en tiennent, on s’en souvient peut-être, à cent soixante-douze professions, l’Institut international de statistique, sur le rapport du docteur Jacques Bertillon, en reconnaissait, il y a quelques années, quatre cent quatre-vingt-dix-neuf, — autant dire tout d’un coup cinq cents.

Pour nous, étant donné l’objet que nous nous proposons, quel que soit, de ces deux chiffres : cinq cents, ou seulement cent soixante-douze, celui que l’on adopte, l’impossibilité est évidente d’étendre à tous les métiers une enquête qui doit porter à la fois sur le travail, sur les circonstances dît travail, sur les maladies, au sens le plus large, et sur la médecine, au sens le plus large aussi, ou la thérapeutique du travail, en d’autres termes sur chaque détail de chacun des phénomènes dont l’ensemble constitue ce phénomène principal, — le plus grand fait de la vie des sociétés modernes, — le travail. Si d’ailleurs il y a impossibilité quasi matérielle, en raison du nombre même des professions, il n’y aurait pas moins impossibilité logique ou scientifique, à cause des différences profondes qui les séparent. Il nous faut donc nécessairement distinguer et choisir.

Voilà longtemps déjà que l’on cherche une classification des métiers et, depuis les Encyclopédistes jusqu’à nos statisticiens, on en a essayé plusieurs, ce qui prouve sans doute qu’on n’en a point encore découvert une bonne[1].

De toutes les méthodes inventées, et de toutes autres qu’on pourrait inventer, la meilleure est probablement la plus simple, et la plus simple est certainement celle qui commence par distinguer l’industrie du commerce, de l’agriculture, etc. ; qui, pour nous borner à l’industrie, distingue, dans l’industrie même, entre la grande, la moyenne et la petite industrie, ou tout au moins entre la grande et la petite industrie. Outre que cette classification est la meilleure parce qu’elle est la plus simple, elle est la meilleure encore parce qu’elle est la plus naturelle, la plus conforme à la nature des choses.

J’appelle Grande industrie, d’après l’usage reçu et avec les publications officielles, les industries qui possèdent des établissemens employant chacun plus de 500 ouvriers ou ouvrières. C’est de cette « grande industrie » que je m’occuperai presque uniquement, car c’est elle qui est au plus haut degré l’industrie concentrée, — à outillage concentré, à travail concentré, à capital concentré, à population ouvrière concentrée ; — et, pour elle, la question ne se pose pas du tout comme pour l’industrie dispersée ; c’est par elle vraiment que se pose cette question qui est par éminence, par imminence, la question, et qui est double : sociale et politique. Question sociale, cela va de soi, et tout le monde en sait, en voit, en sent les raisons, mais question politique aussi, puisqu’une société où existent de place en place, à la surface du territoire, des agglomérations d’hommes et comme des dépôts d’intérêts et de passions si considérables, ne peut manifestement se gouverner selon les mêmes règles et par les mêmes procédés qu’une société où il n’en existerait pas. Or, la liste est assez chargée des industries qui s’exercent en des établissemens dont chacun occupe plus de 500 personnes et qui, à ce titre, forment la grande industrie. En France, le total n’en va pas au-dessous de quatre-vingts. Dans ce total, il y a de tout : mines de houille ; ardoisières ; produits chimiques ; filatures et tissages de coton et de laine ; fabriques de tulles et de broderies à la mécanique ; usines pour le tissage mécanique d’étoffes de soie ; rubanerie ; ganterie ; chapellerie ; fabriques de chaussures ; fonderies, forges et laminoirs ; construction mécanique et quincaillerie, machines et outils ; fabriques de faïences et de porcelaines, verreries et glaceries ; sans omettre ni les chemins de fer ni les manufactures de l’État : arsenaux, poudreries, allumettes et tabacs ; tout ce qui a trait au logement, au vêtement, à la nourriture, aux transports ; toute la vie stable et toute la vie mobile, toute la vie traditionnelle et toute k vie moderne de l’homme[2].

Sur ces quatre-vingts industries encore, qui composent la grande industrie, mener une enquête aussi délicate et aussi difficile, aussi complexe et aussi complète que celle que nous voudrions faire, n’est guère moins impossible que de la mener sur l’ensemble même des cinq cents professions ou métiers qu’on estime, dans nos sociétés, embrasser intégralement, en sa masse et en sa somme, le phénomène du travail. Là encore on se heurterait à la même impossibilité matérielle, et à la même impossibilité scientifique. Et donc, entre ces quatre-vingts industries encore, il nous faut distinguer, choisir, nous en prendre et nous en tenir à quelques types, — disons à sept ou huit types. Ce qui doit, pour nous, faire type, il n’est pas malaisé de le discerner. Si le caractère prédominant de la révolution économique qui depuis un siècle ou un siècle et demi a transformé le travail est précisément la concentration du travail ; si cette concentration est la marque et le signe de la grande industrie ; et si c’est la grande industrie qui pose réellement le problème social et politique qu’il s’agit aujourd’hui de résoudre, c’est la grande industrie surtout que nous avons à considérer, et c’est surtout la plus grande industrie, l’industrie la plus concentrée, celle qui exige la plus grande concentration en un même lieu et dans le même temps du travail et du capital, du matériel et du personnel ; c’est l’industrie à outillage mécanique très cher et à population ouvrière très dense. Ainsi les mines, la métallurgie, la construction de machines, la verrerie, la filature, le tissage, etc.

Ce seront par conséquent ici comme des monographies d’industries, ou plus exactement de quelques industries, — les plus concentrées de la grande industrie concentrée, — ou plus exactement encore des monographies de la population ouvrière de ces quelques industries, mines, métallurgie, construction, verrerie, filature, tissage, etc., que nous étudierons successivement par rapport au travail, aux circonstances du travail, aux maladies du travail, à la médecine du travail. Si nous n’adoptons pas la « monographie de famille, » malgré la haute estime que mérite l’œuvre à bien des égards et en bien des parties admirable de Le Play, c’est d’abord qu’on n’est jamais sûr de tenir la famille moyenne, celle d’après laquelle on peut juger de toutes ou de la plupart des autres ; que dès lors une seule monographie de famille ne prouve rien, je veux dire ne prouve pas assez ; et que, pour prouver suffisamment, il faudrait en dresser beaucoup ou du moins plusieurs dans le même métier et dans le même milieu. C’est ensuite et surtout que la grande industrie, — telle qu’elle est maintenant exercée, — ayant eu trop souvent et malheureusement pour effet de désarticuler, de désorganiser et presque de détruire la famille ouvrière, ce qui serait encore légitime et possible pour la petite industrie ne l’est plus du tout pour la grande ; qu’il y a comme un contresens, qu’il y a en tout cas une contre-réalité, à prendre la famille pour unité sociale sous le régime de la grande industrie ; et que, sous ce régime, — cela est d’autant plus vrai que l’industrie est d’autant plus grande, d’autant plus concentrée, — l’unité sociale n’est point la famille, mais bien l’entreprise ou l’usine.

Je le sais, constater ce fait et vouloir en partir, le mettre à la base de cette enquête et fonder sur lui la méthode même, ce n’est pas supprimer toute cause d’erreur et toute incertitude. Comme on n’est jamais sûr, avec la monographie de famille, d’avoir la famille moyenne, on ne sera jamais sûr non plus, avec la monographie d’entreprise ou d’usine, d’avoir l’entreprise ou l’usine moyenne. Et comme, dans le même métier et dans le même milieu, les choses varient d’une famille à l’autre, les choses aussi, dans la même industrie, varient sans doute d’une région à l’autre, et, dans la même région, d’une entreprise à l’autre.

Un premier écart sera donc donné par la géographie, puisque la nature n’a groupé qu’en gros les industries par régions ; que, d’ailleurs, elle est loin d’imposer à toutes également ses lois ou ses conditions ; que, pour telle ou telle d’entre elles, ces lois, ces conditions sont secondaires ; et que, pour celles-là mêmes qui y sont soumises, les conditions sont modifiables, jusqu’à un certain point et dans une certaine mesure, par la volonté et l’esprit, par l’invention et l’action des hommes.

Le Nord et le Pas-de-Calais ont des mines de houille, mais il y en a d’autres dans la Loire, dans le Gard et quelques départemens du Midi. Or, les mines du Nord et du Pas-de-Calais, au seul point de vue, où nous nous plaçons, de l’état de leur population ouvrière, diffèrent sensiblement de celles du bassin de la Loire, qui diffèrent sensiblement des mines du Gard et des départemens méridionaux. Ainsi pour la métallurgie, la construction mécanique, la verrerie, la filature et le tissage.

Et vraisemblablement, pour la métallurgie, la construction mécanique, la verrerie, la filature et le tissage, comme pour les mines, l’état des populations ouvrières, dans chacune des régions, différera ensuite selon les entreprises ou les usines, de même qu’il diffère d’abord selon les régions ; toutes les différences, nous les noterons aussi soigneusement, aussi rigoureusement que possible, par rapport à la région, à l’entreprise ou à l’usine que nous aurons choisie pour type. Ce sera un deuxième écart, mais cela ne fera jamais que deux variations, — aussi peu que possible, — et de cette façon, pour ce qui est de l’industrie concentrée, type de l’industrie moderne, qui à son tour fait type dans la société moderne, nous serrerons d’aussi près que possible la vérité. Que si nous ne faisons que la serrer de près, sans la saisir ni l’étreindre entièrement, si beaucoup de choses qui la compléteraient restent ignorées ou inexprimées, et si, au bout du compte, en bien des cas, nous sommes obligés de convenir que nous n’y pouvons que très peu, ou peut-être rien, on voudra bien songer au peu que la. médecine, aujourd’hui même, connaît et surtout au rien qu’elle peut sur le corps humain, qui, quelque compliqué qu’il soit, ne saurait être comparé en complication au corps social ; on ne demandera pas à la médecine des sociétés ce que l’on n’oserait demander à l’autre, de rayer absolument du monde le mal et la mort ; et l’on trouvera là, avec un motif de s’humilier, une raison de se résigner ; non pas de s’abstenir sous prétexte que l’on ne connaîtra et que l’on ne pourra jamais tout, mais de se contenir dans ce qu’il est permis de connaître et de pouvoir, et de se contenter si l’on connaît par approximation et si l’on peut par amélioration.

À ces deux fins, qui pour la politique sociale n’en font qu’une, connaître assez bien et pouvoir mieux, tendront les monographies d’industries que nous entreprenons de réunir. Ou plutôt non : nous n’entreprenons pas seulement de recueillir des monographies d’industries, puisque des monographies ne peuvent être à elles-mêmes leur propre objet ; que notre dessein est. au contraire, de faire concourir toutes celles-ci à un même objet ; et que, par suite, elles se meuvent toutes dans un même plan, elles sont chacune partie d’un même ensemble, et fonction d’un même tout. La formule n’est pas bonne, de dire que ce seront ici des monographies de quelques industries à grande concentration, par rapport, successivement, au travail, aux circonstances du travail, aux maladies du travail, à la médecine du travail. Il est plus vrai de dire, en la renversant, que nous étudierons ici le phénomène social et politique du travail dans l’Etat moderne successivement sous ses quatre aspects : travail en soi, circonstances du travail, maladies du travail, médecine du travail, à propos et sur des exemples tirés de quelques industries, les plus concentrées de l’industrie concentrée : mines, métallurgie, construction mécanique, verreries, filature et tissage. Ce quadruple aspect du phénomène trace le quadruple cadre où viendront s’inscrire, en fragmens ordonnés par matière et à leur rang dans la composition, ces monographies d’industries qui ne sont pas pour elles-mêmes, qui ne valent que comme illustration et démonstration de fait. Tels seront donc les quatre titres de cette enquête ; telle en sera l’ossature, la division fondamentale et en quelque sorte organique.

Après quoi, à propos de quoi et sur l’exemple de quoi, travail, circonstances du travail, maladies et médecine du travail dans les mines, la métallurgie, la filature, le tissage, etc., nous essaierons de généraliser quant au travail, aux circonstances du travail, aux maladies et à la médecine du travail, dans toute la grande industrie concentrée, puis, aux degrés supérieurs, dans l’industrie tout entière, et quant au travail tout entier dans la société et dans l’État modernes. Après quoi encore, comme nous ne voulons pas faire ici de l’art pour l’art, mais de l’art pour la vie, et de la science sociale pour la politique, partout où nous aurons légitimement généralisé, nous tâcherons de conclure, et partout où nous aurons légitimement conclu, nous nous efforcerons d’agir.


I

Considérons d’abord le travail à l’état normal et, si l’on peut ainsi parler, sans tomber dans le péché des « sociologues, » qui, est d’abuser des comparaisons et des métaphores en laissant croire que ce sont plus que métaphores et comparaisons, le travail en état de santé. Pour connaître le travail en état de santé, nous examinerons premièrement le travail en soi et deuxièmement les circonstances du travail. Sous la rubrique travail en soi, il faut comprendre tout ce qui concerne, tout ce qui constitue la condition de l’ouvrier : salaires et autres modes ou modes supplémentaires de rémunération du travail ; durée du travail et temps de repos ; admission, exécution, résiliation ou résolution du contrat de travail ; autres clauses de ce contrat ; ses données positives dans chaque industrie, chaque entreprise ou chaque usine, pour les deux sexes et les diverses catégories d’âge ; ouvriers, ouvrières, jeunes gens et apprentis des diverses spécialités. Ensuite, cette analyse faite pour chaque industrie examinée, chaque entreprise ou chaque usine, chaque catégorie et chaque spécialité, on fera un peu de synthèse ; on comparera ces données positives et particulières du contrat de travail aux principes généraux et aux règles légales applicables dans tout le pays à toutes les industries ; de la condition matérielle de l’ouvrier telle qu’elle lui est faite individuellement par le contrat de travail on rapprochera, dans la mesure qu’autorise une discrétion nécessaire, la situation commerciale de l’entreprise ou de l’usine, et la situation économique de l’industrie, de cette industrie, de toute l’industrie, et presque de tout le travail ; lesquelles influent et réagissent plus ou moins directement, plus ou moins puissamment, mais certainement, sur chaque point du contrat de travail particulier : salaire, durée, admission, exclusion ; sur la condition personnelle de chaque ouvrier ou ouvrière de chaque catégorie et de chaque spécialité.

Procédant de la sorte pour les mines, la métallurgie, la construction mécanique, la filature, le tissage, etc., et observant fidèlement cette méthode, nous arriverons, — nous devons arriver, — à l’approximation la plus voisine, c’est-à-dire à la notion la plus juste du travail dans la grande industrie concentrée, considéré d’abord en son premier état, le travail en état de santé, et sous sa première espèce, le travail en soi. Nous commencerons par essayer de bien déterminer, — ce sera le premier exemple de la première partie, — quelle est aujourd’hui, comme distribution et comme économie, comme direction, comme administration et comme discipline du travail, comme formalités d’embauchage et de renvoi, la condition de l’ouvrier dans les mines de houille. C’est une mine du Pas-de-Calais qui nous fournira la matière essentielle de cette première monographie ; mais nous aurons soin, chemin faisant, de relever et de marquer les variations intéressantes de région et d’entreprise, entre le bassin houiller du Nord et ceux du Centre et du Midi de la France, peut-être même, s’il y a lieu, les autres bassins houillers des pays qui, tout proches de nous et rapprochés encore par la multiplication des communications matérielles et intellectuelles, sont en contact industriel, politique et social avec nous.


Le plus rapide et le plus sûr moyen, pour quiconque veut savoir ce qu’est vraiment le travail du mineur, est de descendre dans une fosse. On appelle une fosse tout un groupe, tout un système de bâtimens, d’installations et de machines, un vaste enclos fermé de murs et de grilles, sol noir de charbon pulvérisé, hautes cheminées fumantes, grands ateliers sonnant, bourdonnant ou ronflant, puits d’extraction et d’aération, escaliers de fer grimpant vers des paliers reliés par des ponts de fer. Prenez, en passant, l’ingénieur qui vous attend pour faire sa tournée quotidienne, heureux de vous montrer son domaine et ses hommes. Entrez dans la salle de bains et revêtez-y la chemise de toile grise, le pantalon et la veste de toile bleue : ceignez-vous les reins de la large ceinture de cuir ; enfoncez solidement jusqu’au ras des yeux et des oreilles cette calotte que vous recouvrez du chapeau rond de cuir bouilli ; chaussez ces lourds brodequins aux semelles hérissées de clous, et armez-vous de la lampe de sûreté qu’on vous offre tout allumée, et que vous porterez tantôt à la main, et tantôt à la boutonnière, suspendue par le crochet qui la termine : le bourgeron pour ne rien craindre de la poussière, le chapeau de cuir pour vous protéger de la chute éventuelle des pierres, les gros souliers pour traverser à sec les flaques d’eau, et leurs semelles à clous pour ne pas glisser ou vous retenir sur les plans inclinés. En cet équipage, suivez votre guide et montez, car, pour descendre, il faut d’abord monter et c’est de là-haut que la machine, à grands tours de roue, va vous précipiter, ou plutôt vous laisser couler dans l’abîme.

L’homme que vous rencontrez là, avant d’avoir franchi le seuil mystérieux qu’à moins d’être du métier on n’aborde jamais sans un peu d’inquiétude, c’est le chef de carreau, dont le royaume est du jour ; passé le seuil, vous êtes dans le royaume du fond, et l’autre homme qui se tient debout près de la cage, épiant avec une ironie de bon enfant l’impression que vous dissimulez mal, c’est le chef moulineur, le portier de ce qu’on nomme romantiquement « cet enfer, » le nocher de ce voyage au pays des ombres. Il ouvre une des berlines qui viennent de remonter, assemblées et comme ramées quatre à quatre ; embarquez, accroupissez-vous, baissez la tête pour ne pas heurter la charpente : Hue à la viande ! crie l’homme, et il appuie sur une sonnerie électrique. Même, parce que c’est vous, et que vous êtes accompagné de l’ingénieur, il ajoute une épithète à sa formule, déjà si expressive, et un coup de timbre à sa sonnerie. Quatre ou cinq coups : « Hue à la grosse viande ! » La roue tourne, la chaîne se dévide, ou « mouline ; » vous voilà parti. La descente est très douce, et peu à peu les yeux s’accoutument à l’obscurité, peu à peu le cœur s’aguerrit : cependant le temps dure, un léger choc, vous arrivez. Trois minutes à peine se sont écoulées, et vous êtes à plus de 500 mètres. Malgré vous, vaguement vous songez à la croûte d’un demi-kilomètre d’épaisseur, aux couches superposées de rocher, de sable, de craie et de terre, à la nappe d’eau qui vous séparent du monde des vivans et de la plaine où sont les villes ; mais une autre vie surgit devant vous, et devant vous une autre ville allonge les voûtes de ses rues étroites et sombres :


Ora sen va per un segreto calle
Tra’l muro della terra, e gli martiri,
Lo mio Maestro, et io dopo le spalle[3].


Seulement, cette vie est-elle une vie, ou bien ces hommes sont-ils, comme on le leur dit et comme ils le répètent parfois, des « martyrs ? » C’est ce que nous voudrions savoir, et ce que nous sommes venus leur demander. Lions avant tout connaissance : et, les interrogeant, apprenons d’eux comment est habitée et gouvernée la cité souterraine.


II

Le chef porion nous a reçus à l’accrochage, quand la cage a touché le sol, vers 570 mètres, et que nous en sommes sortis. Il est pour le fond ce qu’est pour le jour le chef de carreau. Le titre qu’il porte est, dit-on, une corruption en patois belge du mot « poireau : » le porion, c’est, selon l’expression populaire, « une grosse légume. » Personnage important, investi de la confiance de ses chefs, il est chargé de toute la surveillance du fond, et il a sous ses ordres toute la fosse. Il assure la stabilité du service, non seulement en temps ordinaire entre deux visites de l’ingénieur, qui descend tous les jours, mais en temps de crise, lorsqu’il y a changement d’ingénieur. Ce n’est pourtant qu’un ouvrier, mais choisi après mûre délibération parmi les plus connus pour leur intelligence et leur dévouement.

La fosse est subdivisée en quartiers. On nomme « quartier » un groupe de tailles assez rapprochées pour que le porion puisse le visiter au moins deux fois par jour (la taille, c’est le chantier où l’on abat le charbon). Dans la mine que nous décrivons, il y a de trois à cinq quartiers par fosse ; il y a donc de trois à cinq porions, qui, le jour, sont de service tous les trois ou tous les cinq, et qui de plus sont assistés chacun d’un surveillant. La nuit, le service se compose d’un ou deux porions par fosse : ils dirigent les équipes préposées aux travaux d’entretien et aux travaux qui se font à deux ou trois postes. Un surveillant d’about s’occupe tout particulièrement, et l’on peut dire exclusivement, du puits : besogne délicate, et de la bonne ou mauvaise exécution de laquelle dépendent à tout moment tant d’existences. Il passe incessamment en revue les cages, le guidage, les câbles, la pompe ; il fait faire toutes réparations nécessaires ou utiles dans la colonne du puits ; il fait, selon l’expression consacrée, rebrondir dans le cuvelage (partie qui traverse la nappe aquifère, et qui autrefois était garnie de douves de tonneau, maintenant de pièces de fonte : rebrondir, c’est à peu près calfater).

Comme le surveillant d’about a la charge de la sécurité du puits, le chef porion et les porions ont celle de la sécurité du fond. S’ils sont de jour, ils descendent vers sept heures du matin (l’ingénieur, arrivé au bureau vers six heures et demie, ne descendra que plus tard). Le chef porion désigne les hommes à mettre à telle ou telle taille, suivant leurs forces et leurs qualités de travail : il place les nouveaux arrivés ; il exerce sur les enfans, employés au fond, une sorte de tutelle. Les porions de quartier discutent pour chaque taille le prix avec les ouvriers, qu’en cas de contestation, ils renvoient au chef porion. Le dialogue est bref et réglé à l’avance : « Ce n’est pas assez, dit l’ouvrier. — Tu iras voir Charlouis, » répond le porion. — Charlouis, c’est le chef porion, Charles-Louis M..., car jamais on ne donne au chef porion son nom, on ne le connaît que sous son prénom ; grande marque de considération, comme, dans les villages, on n’appelle que par leur prénom : « monsieur Charles » ou « monsieur Louis, » les enfans des familles auxquelles on accorde quelque supériorité de fortune ou autre. Et Charlouis décide, ou il en réfère à l’ingénieur, qui tranche le débat en dernier ressort. S’il croit que les salaires sont un peu bas, dans tel ou tel quartier, il en prévient l’ingénieur, et on avise. Son rôle est donc très délicat : intermédiaire entre les ouvriers et la compagnie, entre le Travail et le Capital, responsable pour une part de la paix ou de la guerre, il lui faut du jugement, du tact, du sang-froid et même de la finesse psychologique. Du choix qui sera fait du chef porion avec plus ou moins de discernement peut dépendre, on le voit, beaucoup de bien ou beaucoup de mal.

Ses inférieurs immédiats, les porions, jouent auprès de lui le même rôle qu’il joue auprès de l’ingénieur ; jugent-ils que les ouvriers ne gagnent pas suffisamment à telle ou telle taille particulièrement difficile, ils l’en avertissent. Ils « commandent » le matin les équipes, vérifient s’il y a des absens, et, dans le cas où il y en aurait, demandent au chef porion de les remplacer. Ils font abattre le charbon et le font transporter ; ils pourvoient à la solidité du boisage des chantiers, à la sécurité des plans inclinés. Dans tous les sens du mot, ils « assurent » le travail.

C’est ce que fait aussi, avec eux et sous eux, le surveillant, qui est comme le substitut du porion, qui le supplée lorsqu’il est malade ou en congé, qui l’assiste dans les momens d’urgence et dans les passages périlleux. Habituellement, puisqu’il est surveillant, il « surveille » le travail ; allant sans cesse d’un chantier à un autre, il a l’œil, dans ses rondes, aux gamins et aux conducteurs de chevaux : il est en fait un second porion, mais un porion en mouvement.

Chefs porions, porions, surveillans, sont les sous-officiers de la mine. Les ouvriers en sont les soldats, car il n’est peut-être pas abusif de comparer à une armée ces ateliers immenses où s’enrôlent des milliers d’hommes, et dont on conçoit aisément que l’un des caractères doive être, en raison même de leur énormité, l’ordre, la discipline, la hiérarchie. La taille en est le peloton ou l’escouade. Chaque taille comprend de un à six ouvriers, avec un ou deux aides ; huit hommes au maximum et le plus souvent cinq (quatre mineurs et un aide). Le mineur¸ de son vrai nom ouvrier à la veine, fait l’abatage du charbon, creuse la voie, place les bois de soutènement et pose les rails de roulage. L’aide est chargé d’amener, le matin, les bois à la taille, de remplir de charbon les berlines, et de les rouler jusqu’au plan incliné. Dans l’entre-temps, il travaille à la veine, afin d’apprendre le métier : c’est un servant et un apprenti. Il entre vers seize ans, reste jusqu’au service militaire, et rentre à son retour du régiment, où il prend définitivement le pic et « frappe. » La taille est sous la direction d’un chef de taille, qui en est soit le plus vieux, soit le plus habile ouvrier. Il lui donne son nom : « la taille à Rossignol, Pierre, » reçoit des porions, et transmet à ses camarades les instructions à suivre. Quoique son titre de chef soit plutôt honorifique, en ce qu’il n’est qu’un simple ouvrier, cependant il exerce un commandement : au choix ou à l’ancienneté, il est passé caporal.

Autour de tout ce monde, chefs porions, porions, surveillans, chefs de taille, ouvriers à la veine et aides-ouvriers, qui forment le personnel actif de la mine, circule et s’empresse tout un monde de gens qui en composent les services auxiliaires : ouvriers à l’entretien, boiseurs, raccommodeurs, raucheurs (rehancheurs=rehausseurs ? ) qui remontent le planchage ; hommes au creusement des travers-bancs, qui percent dans le roc les bowettes (la bowette, en patois flamand, est une lucarne de cave affectant la forme d’un four, — une aire et un cintre, — forme qu’affectent justement les galeries) ; gamins qui poussent les berlines sur les plans inclinés, au sommet desquels ils les prennent des aides, ou qui gardent l’accès des chantiers ; conducteurs de chevaux, qui amènent les wagonnets pleins de charbon de la base du plan incliné à l’accrochage du puits d’extraction ; maréchaux-ferrans pour ces mêmes chevaux, dont beaucoup, descendus depuis plusieurs années et logés en une écurie à l’entrée de la fosse, ne reverront jamais la verdure d’un pré à la lumière du soleil. Et, là-haut, par delà la masse d’un demi-kilomètre, au bout de la colonne gigantesque du puits, tout un monde encore, qui décroche, dès qu’elles touchent le sol, les berlines chargées, les enlève, les entraîne, déverse la houille sur l’espèce de tamis ou de trottoir roulant, lequel, d’un côté à l’autre de l’atelier, va le faire passer sous les doigts agiles des trieurs et trieuses, afin d’en retirer les pierres ; ouvriers et ouvrières du jour, mais immédiatement rattachés au fond, d’où ils reçoivent à tout instant la matière de leur travail, et qui tout de suite seraient arrêtés si le monde d’en bas s’arrêtait.

La nomenclature en a dû sembler déjà longue, mais elle est encore incomplète ; or, c’est un point trop capital que celui de la division, de la répartition, et de la combinaison du travail dans l’industrie houillère, pour que nous ne la complétions pas et ne la précisions pas tout à fait. Le tableau suivant nous y aidera.


OUVRIERS PORTÉS AU CARNET DU FOND

¬¬¬

Personnel descendant dans la mine Personnel occupé à l’exploitation Abatage Ouvriers à veine.
« « « Aides.
« « Transport Ravanceurs (13 à 18 ans).
« « « Conducteurs de cheval
« « Accidentels Crains (Ouvriers à veine supplémentaires).
« « Rassemblage Remblayeurs.
« « « Boiseurs et raucheurs
« « « Monteurs de poulie
« « Entretien Cantonniers
« « « Maçons
« « « Meneurs de bois
« A l’extraction « Ouvriers d’about
« « Palefreniers.
« « Chargeurs d’accrochage.
« « Aides.
« Travaux préparatoires Bowetteurs.
« « Lampistes du fond.
« Eclairage Porteurs de feu (13 à 15 ans).
« « Boute-feux.
Personnel ne descendant pas A l’extraction Moulineurs.
« « Aides-moulineurs.
« « Graisseurs et nettoyeurs de berlines.
« « Machinistes d’extraction.
« « Graisseurs.
« Eclairage Lampistes du jour.
« « Aides-lampistes.

Chefs porions, portons, surveillans.


Une fois reçue du fond par les manœuvres et épierrée par les trieuses, la houille passe dans le service du jour, qui comprend deux grandes sections : force motrice, ateliers, etc., et chargement en wagons. La manutention, au jour, se fait sous la direction de deux autres sous-officiers de la mine : le chef de carreau, — celui-là même que nous avons rencontré au départ, — et le surveillant de criblage. Le chef de carreau a la haute main sur les ateliers, la chaufferie, le compresseur ; il relie, lui aussi, le fond au jour, et de lui aussi toute la vie de la fosse dépend et relève ; c’est lui qui reçoit du fond la provision de houille, c’est lui qui est responsable de l’envoi continuel au fond de la provision d’air ; les hommes de cour [nettoyeurs, chargeurs, etc.) lui doivent obéissance ; il veille, en outre, à la composition et à l’expédition des wagons. Son second ou lieutenant, le surveillant de criblage, ainsi que son nom l’indique, s’occupe plus particulièrement et presque exclusivement du criblage, auquel sont employés des enfans et des femmes ; il exerce sur eux la même tutelle que les porions sur les gamins occupés aux services auxiliaires du fond. Enfin, dans les fosses importantes, après les derniers perfectionnemens, une création nouvelle a introduit le chef mécanicien ou chef ajusteur, qui a le soin des machines et de la chaudière, qui préside, en un mot, à tout ce qui est mécanisme ou force motrice.

Le tableau des besognes ou spécialités du jour n’est guère moins étendu, — et il n’est pas moins instructif, — que le tableau même des multiples travaux dont se compose le travail du fond.


OUVRIERS PORTÉS AU CARNET DU JOUR

¬¬¬

Force motrice, ateliers, etc. Chaufferies Chauffeurs.
« « Aides-chauffeurs.
« « Nettoyeurs de chaudières.
« « Brouetteurs de cendres
« Compresseur Machinistes.
« Ateliers Ajusteurs.
« « Forgerons et daubeurs (aides-forgerons).
« « Charpentiers.
« « Scieurs de perches.
« « Porteurs de bois.
« « Manœuvres de cour.
« « Commissionnaires.


Chargement en wagons Carreau Basculeurs.
« « Wagonniers.
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Chef de carreau ; surveillant de criblage ; chef mécanicien ou chef ajusteur.


III

Vingt-six ou vingt-sept spécialités pour le fond, dix-huit pour le jour, — en tout quarante-quatre ou quarante-cinq, on a maintenant une idée de la complexité du travail dans les mines. Encore n’avons-nous parlé jusqu’ici que de l’exécution, du travail manuel ; mais il est clair que, dans de pareilles entreprises, une part égale, sinon supérieure, une place énorme doit être faite à la direction, au travail intellectuel. Ces deux parties, ces deux moitiés du travail sont réciproquement dans une dépendance si étroite, il y a de l’une à l’autre une solidarité si certaine et si constante, que ce serait mal connaître l’une que de ne pas connaître l’autre. Au-dessus de son cadre de sous-officiers, la mine a son cadre d’officiers, qui, sans doute, occupent entre le capital et le travail une position intermédiaire, mais que l’on a le tort trop fréquent, dans les milieux ouvriers, de considérer uniquement comme des représentans du Capital, alors qu’ils se rattachent à bien plus de titres et par bien plus de liens au Travail, si tant est, — ce qui fait au moins question, — qu’il faille voir en opposition et non en coopération le Capital et le Travail.

A vrai dire, c’est le plus haut de ces hauts agens ou de ces hauts collaborateurs qui, presque seul, représente le Capital auprès du Travail, comme c’est lui surtout qui représente le Travail auprès du Capital ; c’est en sa personne que s’accomplit le passage, l’échange de celui-ci à celui-là et de celui-là à celui-ci, que se fait la fusion, la soudure des deux facteurs nécessaires de la production.

Le directeur, naturellement, dirige. Responsable devant le Conseil d’administration de la Compagnie, il est, en revanche, investi de pouvoirs très étendus, et beaucoup plus étendus, paraît-il, dans le Nord et le Pas-de-Calais que dans la Loire. De si grands pouvoirs ne vont guère moins qu’à lui constituer, sur la mine, un pouvoir quasi monarchique. Il est, pour l’expédition des affaires, assisté d’un secrétariat. Les affaires, c’est-à-dire l’ensemble des affaires ; car tout est de son ressort, aussi bien le service technique que le service administratif, et, dans le service technique, le fond et le jour, aussi bien que, dans le service administratif, le service commercial, le contentieux et la comptabilité.

Le service technique se subdivise donc en deux branches : le fond et le jour. Le service du fond « produit » le charbon, le remonte au jour, et le livre au client ; il le livre, en ce sens qu’il le suit jusqu’à sa mise en wagon. Il recherche, en somme, et extrait la houille ; tous les bâtimens qui couvrent le carreau des fosses, toutes les machines qui servent à l’exploitation, appartiennent au service du fond. Il est maître absolu chez lui, dans les installations faites, sauf à s’entendre, pour les réparations d’entretien, avec le service du jour.

A sa tête est placé un ingénieur en chef, secondé par un ingénieur principal. L’ingénieur en chef est le grand chef du travail, qu’il embrasse en sa généralité, en sa totalité ; non seulement le travail présent, qu’il assure, mais le travail à venir, qu’il prépare ; et non seulement le travail qui se fait et qu’il fait faire, mais encore et plus particulièrement, le travail qui pourra se faire et qu’il fait rechercher II établit les prix de revient, recrute et gouverne le personnel, arrête les règlemens d’administration intérieure de la mine, est chargé des rapports avec l’administration d’Etat des mines.

L’ingénieur principal est son délégué. Il est préposé aux travaux spéciaux : si le prix de revient d’une fosse est mauvais, il en fait la visite ; il veille à l’application des règlemens promulgués par l’ingénieur en chef et à l’exécution des consignes données pour les plans inclinés. Il est un peu, — et toutes distances gardées, — par rapport à l’ingénieur en chef qu’il double, et dont, au surplus, il dégrossit la besogne, ce qu’est le surveillant par rapport au porion.

Quant aux ingénieurs divisionnaires, ils doublent en haut l’ingénieur ordinaire, que le chef porion double en bas. Comme le chef porion a la charge et la responsabilité d’un quartier, chacun d’eux a la charge et la responsabilité d’une division ; et, comme chaque quartier comprend de trois à cinq tailles, chaque division comprend deux ou trois puits ; — pas plus de trois. Les qualités requises de l’ingénieur divisionnaire sont l’expérience du travail et la connaissance du personnel. Pour l’exécution dii travail, quoiqu’il ne descende pas tous les jours, il est garant de la bonne exploitation de ses deux ou trois fosses ; et, pour le recrutement du personnel, sur l’embauchage des ouvriers, l’ingénieur ordinaire propose, le divisionnaire décide. Il a de plus, au jour, la police des corons (villages ou plutôt cités ouvrières où sont logés la plupart des mineurs) ; il est le chef des gardes entre les mains de qui repose l’ordre de la mine et de ses alentours : c’est, par supplément à ses autres fonctions, le commissaire de police et le juge de paix de la mine.

Il y a un ingénieur ordinaire par fosse. Il veille à la propreté du charbon extrait de sa fosse, à l’entretien soigneux des galeries, à la marche régulière des machines du jour. C’est lui qui doit prévenir les accidens et y parer. Il tend sans cesse à obtenir par un meilleur rendement un meilleur prix de revient (facteurs inverses : quand le rendement augmente, le prix de revient diminue, et, quand le rendement diminue, le prix de revient augmente). Il écoute les réclamations des ouvriers, et arrange les difficultés courantes, sauf à soumettre au divisionnaire les grosses difficultés et les réclamations collectives. Pour reprendre une comparaison à laquelle le titre même de l’ingénieur divisionnaire invite, dans l’armée laborieuse de la mine, le divisionnaire commande une division, et l’ingénieur ordinaire une brigade.

Puis viennent les aspirans, les stagiaires, tout frais émoulus de l’école (en général l’École des mines de Saint-Étienne). Pour l’instant, ils n’ont aucun grade, et restent en dehors de la hiérarchie. Ils sont en expectative, ils attendent. Et, en attendant, pour s’instruire, ils s’occupent a de petits travaux, pratiquent ou surveillent des sondages, suivent l’ingénieur ordinaire dans sa visite quotidienne, s’initient au maniement des machines et des hommes, et à cette partie si importante d’une si vaste entreprise : la comptabilité. Lorsque leur professeur ou leur répétiteur, l’ingénieur ordinaire, s’absente, ils ne le remplacent même pas. On estime, en effet, que leur bagage théorique ne saurait suppléer à leur défaut d’expérience ; et l’on préfère, pour la durée du congé, s’en rapporter à la longue pratique du chef porion, sous l’œil, qui regarde d’un peu plus haut, mais plus froidement et plus sûrement, de l’ingénieur divisionnaire. Ils sont là de précaution, et comme par provision : s’ils y sont depuis un certain temps, le départ inopiné d’un ingénieur ordinaire quittant la Compagnie, — le fait n’est pas rare, — peut tout à coup abréger leur stage : en termes du métier, ce sont des roues de rechange. Ils passent alors ingénieurs ordinaires, — et la roue se met à tourner.

Sur cette roue, l’ingénieur ordinaire, s’enroule cette courroie de transmission du Capital au Travail : le chef porion, le porion, le surveillant. Ils retrouvent ici leur place : les officiers de la mine y rejoignent les sous-officiers ; et en eux tous, et par eux tous, le service du fond est au complet.

Le service du jour a dans ses attributions l’étude et la construction des bâtimens de la surface, mais les deux services du fond et du jour sont, par la force des choses, en une telle connexité qu’ils ont beau être administrativement séparés : dans plus d’un cas et sur plus d’un point, ils se touchent et s’impliquent. C’est ainsi que les aménagemens du jour, nécessaires au service du fond, sont faits d’accord avec ce service ; et c’est ainsi qu’en retour, les réparations importantes, même au fond, sont faites par le service du jour. Ce service, celui du jour, n’exige pas moins de cinq ingénieurs, sous les ordres d’un ingénieur en chef : 1° l’ingénieur chef du bureau des études, qui est à l’ingénieur en chef du jour ce que l’ingénieur principal est à l’ingénieur en chef du fond ; 2° l’ingénieur des travaux du jour ; 3° l’ingénieur du chemin de fer de la Compagnie (pour desservir les usines et les fosses : une trentaine de kilomètres de voies) ; 4° l’ingénieur de l’atelier ; 5° l’ingénieur du lavoir et des fours à coke, avec un ingénieur du laboratoire pour les essais et les analyses. A la variété des tâches à remplir correspond la variété des origines de tous ces ingénieurs du jour, selon la compétence spéciale qui leur est demandée : alors que les ingénieurs du fond sortent presque tous de l’Ecole de Saint-Étienne, eux, ils sortent, les uns de l’École centrale, les autres d’une école d’arts et-métiers. Tout au sommet, le directeur, qui unit à la direction de toutes les spécialités du fond, celle de toutes les spécialités du jour, est un polytechnicien. Sous son regard et dans sa main, il tient tout le travail de toute la mine ; et la mine, à présent, dans l’industrie moderne, ce n’est plus seulement un trou d’où l’on tire de la houille.

On sait, par de curieuses estampes, ce qu’était un puits au XVIIIe siècle, et précisément vers la naissance de la grande industrie moderne, vers 1750. Voici le carreau de la mine, fermé d’un côté par un mur : on descend dans la fosse par une fendue, dont l’ouverture voûtée est à demi béante dans un coin. Tout près d’elle, le puits d’extraction, avec son outillage combien sommaire : un jeu de poulies, une chaîne entre quatre montans, et un manège que tourne mélancoliquement un cheval, sur les pas duquel, non moins placidement et mélancoliquement, tourne un homme. Par delà, deux maisonnettes : l’une à l’usage d’habitation, on le devine aux quelques fenêtres qui l’éclairent et la décorent ; l’autre, dépôt ou magasin, on le voit au hangar qui lui est accolé. A pas comptés, un mineur, le pic sur l’épaule, s’avance vers deux compagnons, l’un assis, l’autre debout, qui devisent de la pluie et du beau temps, et qui sont deux ouvriers respirant avant de descendre, à moins que ce ne soient deux cliens que l’on a priés de prendre patience, jusqu’à ce qu’il y ait du charbon de remonté. Une voiture chargée s’en va : pas très lourdement chargée, car elle n’est attelée que d’un cheval, et qui piaffe, bien que le charretier, à la mode d’autrefois, ait le fouet passé en étole autour du cou. Derrière cette voiture, un crocheteur chemine appuyé sur son bâton, emportant un sac sur son dos : par la route tortueuse, montueuse et boueuse, que bordent une demi-douzaine d’arbres rabougris, une autre voiture arrive, attelée, comme l’autre, d’un seul cheval. C’est l’exploitation au rabais, la vente au détail : dans cette maison vit « le patron » de la mine avec sa famille, et sous ce hangar il tient son petit commerce de charbon.

Voici maintenant, dans le même paysage, au pied du même coteau dénudé, la mine moderne. Sur son carreau bien aplani et lisse comme un parquet s’allongent et se replient en courbes les rails de chemins de fer. Les wagons s’y comptent par cinquante ou cent à la fois, et les magasins, les bureaux, les ateliers, les prises d’eau, les postes d’aiguillage s’y disputent le terrain, dont pas un pouce n’est perdu. Fumée des usines et fumée des locomotives, halètement rauque, battement sec et précipité, respiration d’un être formidable vivant, sous terre et sur terre, d’une vie prodigieusement pleine. Tout un peuple s’entasse là, va, vient, remonte, descend ; et jamais le travail ne chôme, ne s’arrête ni ne s’interrompt. La mine produit et produit, le wagon prend et trans- porte, l’usine reçoit et transforme ; — mais ce n’est encore que la moitié de cette vie débordante et trépidante, car ce n’est pas tout de produire, de transporter et de transformer, puisqu’on ne produit, on ne transporte, on ne transforme que pour vendre. D’où l’utilité, à côté du service technique, fond et jour, — qui est proprement le service du travail, — d’un service administratif, qui est le service du commerce. De ce service commercial un ingénieur est le chef, avec un autre ingénieur comme auxiliaire ; — deux ingénieurs, parce qu’il faut « connaître le charbon » et que, pour le connaître, il faut être du métier. Le service commercial traite directement les affaires aux environs de la mine, mais il étend plus loin et de plus en plus loin il s’efforce d’étendre ses prises. La mine a son rayon de vente, déterminé par sa puissance productive d’abord, puis par la facilité, la rapidité, le bas prix des communications, par l’orientation des débouchés. Ce rayon de vente, ce cercle d’activité marchande, est divisé en sections, confiées chacune à un agent, qui « représente » la mine, — en prenant le mot dans son acception commerciale, — mais qui cependant n’y est point attaché, n’en est pas, n’est point de « la famille. » Le chef du service commercial, quand il a vendu le charbon, le livre ; il le fait embarquer par voie de terre dans les wagons, et, lorsque la concession est en outre desservie par un canal, comme c’est le cas pour certaines compagnies du Nord et du Pas-de-Calais, par voie d’eau, sur les chalands. Il joint alors à ses fonctions celles de chef du rivage ; il est sous quelques rapports le chef de gare principal et le maître de port de la Compagnie.

Mais on ne produit pas sans consommer, et la mine, qui produit abondamment, consomme abondamment aussi. Le chef d’approvisionnement fait face à ses besoins, fournit ce que réclament les services du fond et du jour, sur l’avertissement du chef de magasin, et avec l’aide d’un agent expressément chargé de l’achat des bois, dont la mine dévore d’énormes quantités.

Enfin, on ne couvre pas tant d’hectares de terrain, on n’a pas huit ou dix puits de mine en exploitation, des usines, des ateliers, un chemin de fer, on n’occupe pas des milliers d’hommes à toutes sortes de travaux, on n’a pas un domaine industriel et un domaine agricole, tant de propriétés bâties et de propriétés non bâties, sans avoir par là même des accidens, des procès, des chicanes et des impôts. Le chef du contentieux mène et règle tout cela. Et tout cela, comme le reste, tout aboutit à l’organe central de toute entreprise grande ou petite, la Caisse, avec les services de la comptabilité. Ailleurs le Travail s’unit, se mêle au Capital : ici, à ce point central, il se résout en lui.

Ainsi, de cinq à six mille ouvriers, formant quarante-quatre ou quarante-cinq catégories ; deux grandes branches de services : technique et administratif, et, pour le premier, deux, pour le second, trois ou quatre branches secondaires ; un cadre ou plutôt deux cadres de sous-officiers, du fond et du jour ; une vingtaine, peut-être une trentaine, et davantage encore, suivant l’importance de la concession, d’ingénieurs occupés à une dizaine ou à une douzaine de besognes : telle est la division, la distribution, — je crois que l’on a le droit de dire l’organisation du travail dans les mines, car si le travail de la mine, avec toute cette discipline et toute cette hiérarchie, avec toute cette coordination et toute cette subordination, n’est pas organisé (sans préjuger de la solution des questions pendantes et simplement pour ce qui est du travail en soi), aucun travail dans aucune industrie ne l’est et il faudrait alors désespérer qu’aucun pût l’être.

Il reste à voir, pour épuiser sur le premier chapitre ce premier exemple, comment se répartissent par âge dans les diverses catégories les ouvriers des mines ; quelle est pour eux la durée du travail, quels en sont le poids et la peine, quelle en est la rétribution, quelles en sont les conditions, c’est-à-dire quelle est leur condition, et si vraiment la Cité obscure est une Cité dolente.


CHARLES BENOIST.

  1. Méthode psychologique de Diderot et d’Alembert, où les professions sont rangées « quant à leur dépendance vis-à-vis des trois facultés de l’entendement ; » méthode économique de Charles Dupin, suivant les besoins communs des hommes ; méthode historico-juridique de Bluntschli, qui se fonde sur les classes ; méthode physiologique de M. le docteur Bordier, qui fait deux groupes des « professions manuelles » et des « professions cérébrales ; » méthode sociologique de M. Guillaume de Greef, qui dégage avant tout le rapport des procédés industriels aux mathématiques, à la physique, à la chimie ; méthode géographico-administrative de M. Bertillon lui-même, qui examine successivement la production, la transformation et l’emploi de la matière première, mettant à part les administrations publiques et les professions libérales, et cette catégorie plus ou moins vague que l’on désigne, — et que l’on s’abstient de définir, — sous l’étiquette : Divers. — Voyez, pour une énumération plus complète, la Crise de l’État moderne, I, l’Organisation du Suffrage universel, ch. VI, p. 251 et suivantes.
  2. Nous abrégeons et nous résumons dans le texte, mais peut-être n’est-il pas sans intérêt de joindre ici la liste tout entière. Elle a été dressée pour nous par M. F. Fagnot, enquêteur à l’Office du Travail, à l’obligeance de qui nous devons beaucoup, d’après les données du recensement professionnel de 1896. Voici donc quelles sont en France, par groupes similaires, — comme disent les livrets d’exposition, — les 80 industries à établissemens de plus de 500 ouvriers :
    Mines de houille, de pyrite, de cuivre, de plomb ; ardoisières.
    Hauts fourneaux (fonderies de 1re fusion) ; aciéries ; fabriques et laminage de cuivre ; fonderies de minerai de plomb et de minerai de zinc ; fabriques de fer-blanc ; forges et laminoirs (fer et acier) ; fabriques de grosse quincaillerie ; tréfileries ; étirage de métaux, fabriques de métaux étirés ; fabriques de plumes métalliques ; fabriques de petite quincaillerie et d’ustensiles en fer battu ou étamé ; construction de navires en fer et de chaudières ; fonderies de fer (2e fusion) ; construction mécanique de matériel de chemin de fer, de machines-outils ; fabriques de cartouches.
    Fabriques de plâtre, de chaux hydraulique ; faïenceries ; fabriques de bijouterie en faïence ; fabriques de porcelaines, de gobeletterie, de bouteilles de verre, de verre à vitre, de glaces sans tain ;
    Fabriques d’ameublement, et, de brosserie ; de vannerie, d’objets en bambou, roseau, etc.
    Produits chimiques ; fabriques de bougies, de soude artificielle ; raffineries et épuration de pétrole ;
    Fabriques d’objets en gomme et caoutchouc ; fabriques de papier et de carton.
    Filatures de lin, corderies, fabriques de cordages et de ficelle ; tissages de toile ; filatures de coton ; fabriques de cotonnades ; filatures de laine peignée ; peignages de laine ; tissage de laine, fabriques de mérinos et flanelles ; fabriques de tissus d’ameublement ; fabriques de lainages ; fabriques de draperies, de peluches, de couvertures en laine, de tapis ; filatures de soie ; peigneries ou carderies de bourres de soie ; filatures de déchets ou de bourres de soie ; tissages de soie, fabriques de couvertures en soie ; fabriques de bonneterie, de ganterie de laine, de jerseys, de broderies à la mécanique, de rubans, d’équipemens militaires, de chapeaux en feutre, soie, etc. ; de chaussures de feutre et de chaussons ; de chaussures, de ganterie de peau.
    Raffineries de sucre ; fabriques de chocolat ; de conserves de légumes.
    A l’Etat ; manufactures de tabacs ; poudreries ; allumettes ; Imprimerie nationale ; arsenaux de la guerre et de la marine.
  3. Dante, Infenio, chant X.