Le Travail mental et le collectivisme matérialiste

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Le Travail mental et le collectivisme matérialiste
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 109-140).
LE TRAVAIL MENTAL
ET LE
COLLECTIVISME MATÉRIALISTE

Les systèmes collectivistes, du moins ceux qui se rattachent au « matérialisme économique et historique, » sont trop souvent fondés sur la considération exclusive du travail manuel et du sort des ouvriers. Leur tendance est de négliger ou de rejeter au dernier plan le travail mental et moral, de ne pas le reconnaître là où il se cache, de le méconnaître là même où il éclate. Qui donc a défini le matérialisme économique : la révolte des bras contre la tête ? Cette erreur finit par se répandre en dehors même des collectivistes. N’entendons-nous pas chaque jour classer les professions libérales au nombre des « improductives, » souvent par des hommes qui y sont adonnés, parfois même par des littérateurs soudainement enivrés de ce qu’on nomme d’un terme barbare « l’industrialisme ? » Il semble, à les entendre, que les travailleurs d’esprit soient des « parasites ! » Depuis que Rousseau a fait l’éloge du travail manuel, on a vu plus d’un romantique s’éprendre de la menuiserie ou du labourage. George Sand, dans le Compagnon du tour de France, trouvait, chez les travailleurs de la terre, des modèles idylliques. En 1848, bien des bourgeois faisaient apprendre à leurs enfans des métiers manuels. Tolstoï, même de nos jours, en est encore au temps de Rousseau ou de George Sand. Il s’imagine que le remède à tous nos maux, c’est de revenir au travail manuel : labourer la terre, « pétrir soi-même son pain ! » Il ne se demande pas si le vrai sens de l’évolution ne serait pas justement inverse, et si le travail manuel ne doit pas disparaître de plus en plus dans le travail mental.

Les études les plus récentes des économistes nous semblent aboutir, sur ce point, à un certain nombre de lois importantes que nous voudrions dégager[1]. Dans ces lois significatives et révélatrices de l’avenir, si nous savions y lire, nous verrions écrite ou la justification ou la condamnation du collectivisme matérialiste. Recherchons donc la nature et la vraie valeur du travail mental, son rôle par rapport au travail manuel, ses conditions d’exercice et de développement, enfin le but vers lequel il entraîne l’humanité. Le socialisme ouvrier, quand il ne voit que la « question ouvrière » et ne se préoccupe que du labeur des bras, nous apparaîtra peut-être comme un système incomplet, aussi injuste à sa manière que « l’économisme bourgeois. » La vraie question sociale n’a-t-elle pas pour objet le malaise social tout entier, aussi bien celui dont peuvent souffrir bourgeois ou capitalistes que celui dont souffre la « classe ouvrière, » aussi bien celui des travailleurs d’esprit que celui des travailleurs de corps ?


I

Le travail est l’application de la volonté à une fin qui, pour être atteinte, exige un certain effort, soit du cerveau, soit des muscles, soit des deux à la fois, et qui aboutit à une transformation et utilisation de mouvemens. Tout travail est à la fois, mais à doses inégales, nerveux et musculaire ; de plus, le travail nerveux enveloppe toujours un travail du cerveau en même temps que des nerfs proprement dits. Dans le travail manuel, la part des muscles est prédominante, à moins qu’il ne s’agisse d’opérations délicates exigeant surtout « l’adresse des mains, » par conséquent l’adresse cérébrale. Dans le travail mental, la part du cerveau est prédominante ; les muscles n’ont plus qu’à opérer un effort de fixation et de contention. En revanche, le système nerveux s’use avec rapidité, le cerveau se congestionne par l’afflux du sang. On connaît les expériences de M. Mosso. Il a trouvé moyen de peser la tête d’un même individu travaillant d’esprit, puis se reposant : le poids augmente dans le premier cas. La chaleur augmente aussi dans la tête, les pulsations sont plus rapides et grande est la dépense de matériaux nutritifs. Le maçon qui soulève des pierres et le penseur qui soulève des idées s’épuisent l’un et l’autre, avec cette différence que le penseur, ordinairement, s’épuise davantage. C’est ce qu’il est difficile de faire comprendre au maçon, car il juge tout d’après les efforts visibles. Il ne commence à entrevoir la fatigue des « ouvriers de la pensée » que si on lui impose à résoudre quelque problème sur lequel il use en vain son attention et dont il ne retire qu’un violent « mal de tête ! »

Si l’effort mental intense et continu est, de tous, le plus pénible, c’est qu’il est le moins naturel : le développement intellectuel n’est-il pas une acquisition de l’humanité relativement récente ? L’homme qui pense est, en une certaine mesure, « un animal dépravé. » Voyez quelle difficulté éprouve un enfant à faire attention, surtout quand il s’agit d’idées et, plus encore, d’idées abstraites ! On reconnaît bien qu’il y a là une puissance surajoutée, par cela même délicate et instable[2]. Au contraire, se livrer à un exercice des muscles qui demeure au-dessous des forces, ce n’est nullement épuiser sa santé, c’est l’entretenir. Un tel travail, dit M. Liesse, « fait fonctionner l’organisme et répond à l’usage normal pour lequel cet organisme a été constitué »[3]. Le travail mental, au contraire, est dangereux dans ses résultats, s’il n’est compensé en partie par des exercices musculaires simples, qui activent le fonctionnement de certains organes inutilisés par suite de l’immobilité du corps. Darwin ne pouvait travailler qu’en ménageant avec le plus grand soin ses efforts cérébraux. Il écrivait le matin quelques heures, puis n’occupait plus son esprit pendant tout le reste de la journée, sinon à des distractions peu absorbantes. Il se livrait à un exercice musculaire modéré et faisait notamment de nombreuses promenades. Toutes les fois qu’il voulait enfreindre cette règle, l’effort intellectuel lui causait des vertiges et l’obligeait à de longs repos.

La nature et la valeur du travail mental a toujours été la grande pierre d’achoppement du collectivisme. Marx a fait un effort subtil pour déguiser la difficulté sous les termes les plus ambitieux et les plus obscurs. A l’entendre, le travail mental « n’est qu’un travail qualifié, » ce qui veut dire, sans doute, que l’on y considère la qualité et non plus seulement la quantité de l’effort. Mais alors, que deviendra le « matérialisme économique ? » Pour sauver le système, il faut réduire la qualité intellectuelle du travail à sa quantité matérielle. Qu’à cela ne tienne ! Ce grand alchimiste du collectivisme opérera la transmutation. La qualité du travail mental, dit-il, n’est elle-même « qu’un multiple quantitatif du travail manuel. » Il en résulte que tout « produit, » même une œuvre d’art ou de science, n’est que du travail musculaire multiplié et condensé ou, selon la métaphore de Marx, « congelé. »

Toute réduction de la qualité à la quantité ne serait-elle point le tour de passe-passe d’une dialectique aux abois ? Même au point de vue purement physiologique, il ne serait pas sérieux de soutenir que le travail cérébral soit un simple multiple du travail des bras. Sans doute l’un et l’autre « dépensent du carbone. » Mais le diamant et le charbon « sont aussi tous les deux du carbone ; » ils ne sont pas pour cela équivalens. C’est donc l’effet final qui importe, c’est cette « qualité » qui embarrasse Marx et qui ne peut plus, quoi qu’il en pense, s’estimer avec « l’unité-étalon d’une certaine quantité moyenne de travail musculaire. » L’effort moyen nécessaire pour soulever un kilogramme à un mètre ne nous donne nullement la clef de ce qui se passe dans le cerveau d’un Darwin, pas plus que dans celui d’un Socrate ou d’un Descartes. Assurément Socrate et Descartes ont brûlé, eux aussi, une certaine quantité de carbone, l’un pour se résoudre à boire la ciguë, l’autre pour trouver dans son « poêle » les règles de la méthode ; mais, quand même Marx parviendrait à évaluer exactement cette quantité, nous ne serions pas plus avancés pour l’estimation de la qualité. Peut-être même un portefaix brûle-t-il plus de carbone qu’un Descartes ; il n’en saurait conclure à la supériorité de son travail.

Le marxisme nous représente tout le mouvement social comme déterminé par les appétits fondamentaux de l’animal humain, par ses besoins matériels ; il semble donc qu’un marxiste, dans le travail, devrait considérer surtout le produit et les besoins qu’il est propre à satisfaire. C’est de ce côté qu’il devrait chercher ce qui constitue la « valeur. » Mais ce matérialisme se change en un spiritualisme outré, ccl économisme terre à terre en une métaphysique transcendante. Marx considère, comme pourrait le faire un platonicien ou un kantien, ce qu’un économiste a nommé le travail en soi ; il semble que, divinité investie du rôle de souverain juge, il ne regarde plus que la «bonne volonté, » identique, selon Kant, à la valeur morale. Vous avez travaillé, vos muscles ont fait effort, vous êtes ipso facto l’égal de tous les autres qui ont travaillé, sous l’unique condition qu’ils aient produit le même objet dans le même nombre moyen d’heures. Cette malencontreuse nécessité de considérer le temps est la seule concession faite par cet idéaliste sans le savoir au domaine des choses matérielles. Chacun sera donc rétribué selon la durée moyenne du travail, comme si l’on était dans le domaine platonique des choses en soi, — d’où cependant devrait être bannie la considération du temps !

Comme il faut, néanmoins, du ciel des Idées, redescendre sur terre, le métaphysicien du matérialisme se tire d’embarras par un raisonnement digne de la subtilité hégélienne. Il établit un distinguo entre le travail simple et le travail complexe, par exemple, celui d’un maçon et celui d’un architecte ; et puis il réduit le travail complexe à un certain nombre d’unités de travail simple mesurées par la durée. Par exemple, l’architecte du grand Opéra accomplit un travail complexe, qui condense dans une heure un grand nombre d’heures de travail du maçon. C’est le miracle de la multiplication des heures de travail. Trouver, en un moment d’inspiration, le plan d’un édifice est équivalent à transporter des pierres ou du mortier pendant cinq cents heures : l’architecte de génie est un casseur de pierres élevé à une certaine puissance. Le travail qui aboutit au tableau de la Joconde est socialement un multiple du travail qui aboutit à peindre une enseigne. Comme il serait cependant difficile de pousser l’égalitarisme jusqu’à rétribuer de même le Titien ou son broyeur de couleurs, on évalue le travail du Titien en « unités d’heures de travail, » et le problème est résolu. C’est oublier, dans la détermination des prix, qu’il y a des choses qui sont sans prix. C’est oublier aussi qu’en multipliant un Pradon par lui-même un grand nombre de fois, on ne fabrique pas un Racine. Avant Galilée et Newton, bien des hommes avaient vu osciller des lustres dans les églises ou tomber des pommes d’un pommier, mais aucun n’avait découvert les lois du pendule ou de la gravitation, qui furent trouvées en une minute, à condition d’y avoir « pensé toujours. » L’évaluation du travail intellectuel en heures de travail matériel est l’insurmontable écueil du matérialisme économique.

En outre elle marque l’invasion inattendue d’un individualisme outré au beau milieu d’un système qui se prétend socialiste. Car enfin, pour mériter le nom de socialiste, ne faut-il pas considérer avant tout la valeur sociale du travail, ses résultats utiles pour autrui, pour les co-associés, pour la société entière,. et non plus la bonne volonté de l’individu ? Vous vous êtes creusé la tête un an pour résoudre une question de science appliquée à l’industrie, et vous n’y êtes pas parvenu : je vous estime infiniment au point de vue moral, comme individu ; mais, si un autre trouve en une heure la solution que vous n’avez pas trouvée, je l’estime infiniment au point de vue social. Comme il a rendu un signalé service à la société entière, il me serait difficile de prétendre que son travail ait la même valeur que le vôtre et doive recevoir le même prix. Le travail fructueux ne me semble nullement un « multiple » d’heures de travail infructueux. Ce serait là, sous couleur de socialisme, pousser l’individualisme à l’absurde.

La vérité est que le travail intellectuel échappe aux mesures matérielles, surtout à ce fantôme abstrait du mouvement matériel qui est la « durée. » Le travail intellectuel doit être comme l’arbre de l’Evangile, jugé à ses fruits par la société humaine, sauf à être plus tard jugé en lui-même, quand aura retenti la trompette du jugement dernier. De même qu’en fait d’art, la bonne volonté n’est rien, elle n’est rien en fait d’utilité ou même sur la complexité sociale.

Les marxistes laissent en outre trop peu de place, dans leur théorie de la valeur, à un élément qui domine tous les problèmes économiques : la population. Ils ne feront pas que, là où les ouvriers surabondent, leurs bras soient employés au même prix que là où ils sont rares. Le collectivisme même ne pourrait s’engager à payer également les ouvriers de toute la terre ou, plus simplement de toute la France, selon leurs heures de travail, quel que fût le nombre de ces ouvriers et sans qu’ils eussent aucun soin autre que celui de procréer des enfans ad libitum et ad infinitum. Ni l’habitat, ni les alimens ne sont en quantité infinie, comme la lumière du soleil sous un ciel qui serait toujours pur. Bref, l’efficacité et l’utilité du travail n’ayant rien de fixe, on doit admettre finalement l’essentielle variabilité et inégalité de valeur entre les divers travaux.

La nature, dont le matérialisme veut faire le modèle de la société, n’est ni égalitaire ni marxiste. Elle maintient partout la sélection, la hiérarchie des forces, et met au premier rang la force de l’intelligence. M. Mosso, on une de ses belles pages, nous montre, dans le cas de mort par la faim, la puissance intellectuelle soutenant la lutte jusqu’au dernier moment et survivant à tout le reste. Tous les organes se détruisent successivement hors le cerveau et le cœur ; puis, quand le cœur est aux abois et que la température du sang tombe à 30°, lui qui avait commencé le premier à se remuer dans l’organisme, continuera à remplir fidèlement ses fonctions jusqu’à la dernière minute : il recueillera jusqu’à l’instant suprême les derniers résidus d’énergie des organes pour les transmettre au cerveau, et le dernier échange se fera avec la dernière systole du cœur. « Merveilleux exemple d’un organisme où la suprématie intellectuelle est respectée et entretenue jusqu’à la fin au milieu de la plus terrible des destructions, c’est-à-dire la mort par inanition[4]. Il y a là une leçon donnée par la nature aux sociétés humaines : elle leur enseigne la valeur qu’il faut attribuer au travail cérébral.


II

Essayons maintenant, — c’est pour nous la tâche essentielle. — de dégager les vraies lois de développement du travail au sein de la société humaine. La première de ces lois, c’est la prédominance progressive du travail mental. Elle se manifeste par le mouvement de la science et par celui de l’industrie scientifique, qui caractérisent l’âge moderne. Elle a pour conséquence le progrès simultané de l’invention et de l’imitation, mais avec une croissante prépondérance assurée à la première.

Ni les économistes, ni les socialistes n’ont assez insisté sur la distinction profonde qui existe entre le travail d’invention et celui d’imitation, ainsi que sur la solidarité qui relie ces deux sortes de travail. Le premier est manifestement le plus intellectuel, et le second se borne parfois à une sorte de reproduction mécanique. La vraie source de la richesse est l’invention, qui suit une marche de plus en plus accélérée. Pas une industrie, pas un travail utile, si modeste qu’il soit, qui ne présuppose une invention préalable. Il a fallu inventer des vêtemens, inventer des maisons, inventer la chasse, inventer la pêche, inventer l’agriculture, inventer le pain et le vin, inventer les routes, inventer les chemins de fer, inventer la natation, puis la navigation. Nous vivons d’inventions accumulées, de vérités découvertes, de raisonnemens victorieux qui ont percé à jour la réalité, d’idées devenues des forces par les sentimens quelles ont développés et par les actions qu’elles ont provoquées.

Le travail mental d’invention et d’« idéation, » pour produire ses applications industrielles, a besoin de débouchés suffisans, de moyens de transport faciles et lointains, ce qui suppose un certain état social avancé ; il a besoin de capitaux considérables ; il a besoin de lois qui permettent de travailler librement, d’associer librement les capitaux. Il n’en est pas moins vrai que, dans le progrès industriel, les inventions dues au travail mental devancent de beaucoup les autres causes, les causes économiques et sociales. C’est aux inventions et aux idées, « c’est à la trouée qu’elles finiront par s’ouvrir à travers des obstacles artificiellement maintenus, » que nous devrons de voir un équilibre plus rationnel s’établir entre les divers facteurs du progrès industriel[5]. Selon M. Tarde, le « capital, » qui ne doit pas être confondu avec la richesse, représente les inventions, tandis que le « travail » représente les imitations. L’inventeur, selon lui, diffère du travailleur par des traits caractéristiques. « Inventer, c’est une grande joie, travailler, c’est toujours une peine. » Quand l’homme de génie a dit εὕρηκα, toute sa fatigue antérieure n’est plus rien ; et de fait, prolongée ou brève, « elle ne compte pour rien dans la valeur de sa découverte, » dans le dédommagement pécuniaire qu’il va en retirer. « C’est sa joie qu’on va lui payer, non sa peine. » « S’il était mort une minute avant la félicité de la trouvaille, toute la douleur de sa recherche eût été une non-valeur. » Il peut sembler singulier qu’un homme soit ainsi « remercié de son bonheur. » Mais, répond éloquemment M. Tarde, « la chance de l’inventeur est injuste à peu près comme la beauté est inutile. Toute branche du travail, c’est-à-dire toute justice, toute rémunération égale d’efforts égaux et de résultats égaux faits à l’imitation les uns des autres, provient de cette injustice-là, comme toute utilité est suspendue à cette inutilité supérieure[6]. »

Il y a dans cette haute doctrine un grand fonds de vérité, pourvu qu’on ne sépare pas les inventeurs et les travailleurs en deux classes distinctes et qu’on admette que le même homme peut être tour à tour ou en même temps travailleur et inventeur. M. Tarde nous semble d’ailleurs exagérer une pensée juste lorsqu’il oppose à l’invention non pas seulement l’imitation, ce qui serait légitime, mais le travail, qu’il restreint à l’imitation. Les catégories tranchées laissent échapper le réel. Il y a du travail dans l’invention, ne fût-ce que pour la préparer et la faire naître. On peut dire, en outre, que, dans toute invention, il y a une certaine part d’imitation, comme dans toute imitation il y a une sorte d’invention à l’état naissant puisqu’il faut retrouver en partie pour son compte et refaire ce qu’un autre a déjà fait. Mais il est certain que la dose relative des deux élémens est très variable, et c’est le plus dominant qui donne son nom au mélange. On peut donc accorder que le travailleur proprement dit, surtout le travailleur manuel, est avant tout imitateur. M. Tarde a raison de nous dire que le paysan qui laboure, multipliant les sillons parallèles, que le vigneron qui soufre sa vigne, que le tisserand qui pousse sa navette, que le chauffeur qui, dans la gueule enflammée du foyer, lance à temps égaux pelletée de houille sur pelletée de houille, ne font, à chaque effort, « qu’imiter les inventeurs de la charrue, du soufrage, de la machine à tisser, de la locomotive. » Il y a du vrai dans la boutade du poète :


C’est imiter quelqu’un que de planter des choux.


Et c’est aussi imiter quelqu’un que de faire des vers ! Le poète, dans sa pensée la plus personnelle, se met encore à l’unisson d’autres penseurs, d’autres poètes, de tous ceux qui ont vécu avant lui et surtout qui vivent avec lui. Cette part d’imitation, que l’instruction rend possible, n’empêche pas, elle prépare, au contraire, le jaillissement de la source nouvelle, l’originalité du génie créateur. Inversement, il peut y avoir aussi une part d’adresse personnelle, un je ne sais quoi de caractéristique dans la façon dont un mécanicien dirige sa locomotive ou même dont un vigneron soigne sa vigne. En tout cas, il y a de meilleurs mécaniciens et de meilleurs vignerons ; il y en a de plus intelligens, il y en a de plus laborieux. La personne humaine trouve donc toujours moyen de s’imprimer dans ses œuvres, même dans des œuvres d’imitation. Et ce phénomène ira croissant à mesure que croîtra la part de la science dans l’industrie Celle-ci, après avoir semblé réduire l’ouvrier au rôle de machine, l’élèvera peu à peu à la dignité d’homme instruit et parfois d’homme de science.

M. Tarde établit une seconde opposition entre l’invention et le travail : inventer, dit-il, s’est se dévouer, qu’on le sache ou non. L’inventeur devient la chose de son idée fixe, elle l’emploie. « Il ne la poursuit pas parce que, avant de la découvrir, il l’a jugée son bien suprême ; mais elle se fait son bien suprême parce qu’il la poursuit. » Il est certain qu’il y a dans l’invention artistique et même scientifique une part de désintéressement et d’abnégation, un dévouement à une idée. Mais peut-être est-ce exagérer que de dire du travailleur, par antithèse avec l’inventeur : « Travailler, c’est, sciemment ou non, poursuivre son intérêt. » « Le travailleur, ajoute M. Tarde, sait avant de travailler les biens qu’il recherche, tandis que l’inventeur ignore ce qu’il trouvera. » Sans doute, mais ces biens que recherche le travailleur peuvent n’être pas l’intérêt personnel ; il peut agir pour le plaisir d’agir, il peut agir par devoir d’agir ; il peut agir pour sa famille, pour sa cité, pour l’humanité entière ; il peut même sanctifier son travail en l’acceptant comme une loi universelle et divine. Ne revenons pas, par une voie détournée, à l’antique et absolue distinction du travail libéral et du travail servile ; il peut et il doit y avoir quelque chose de libéral et de libérateur dans le plus humble des travaux s’il est accompli avec courage, avec joie intérieure, soit comme une obligation, soit comme une expansion et un emploi normal de l’activité humaine. L’utilité même n’est pas l’intérêt personnel et elle peut, elle aussi, contenir son germe de beauté.

Les théologiens élèvent, au-dessus du règne de la simple justice, celui de l’amour et de la grâce ; on pourrait dire qu’à ce second règne appartiennent déjà les inventions et inspirations de l’art, de la science, de la philosophie, de la morale, tandis que les simples imitations sont le règne de la nature même. La loi de la nature n’est-elle pas de se répéter à jamais jusqu’à ce que la pensée lui apprenne à prononcer le mot nouveau et la formule créatrice ? On ne trouve le beau, on ne trouve le vrai, on ne trouve le juste qu’en l’aimant, non d’un amour inactif et passif, mais d’un amour qui poursuit son objet et travaille à l’atteindre, jusqu’à ce qu’enfin il jouisse de sa présence.

La théorie de l’invention en quelque sorte gratuite et sans travail, si remarquablement soutenue par M. Tarde, est une réaction contre l’idée trop matérielle de la richesse et du travail producteur, répandue par les économistes de l’ancienne école. Et le point de vue inconsciemment trop matérialiste de l’économisme classique se retrouve dans le socialisme consciemment matérialiste de Marx. Ce dernier, pour matérialiser toute l’œuvre humaine, place le mouvement de l’histoire sous la dépendance de la « technique » industrielle, qui elle-même a pour but, comme nous venons de le voir, de satisfaire les besoins matériels de l’humanité. Il oublie que la technique est une simple application d’inventions théoriques qui la dépassent et qui ont été faites sans considération des besoins industriels. Dans les arts mécaniques, les ouvriers qui ont les métiers sous leur main peuvent bien faire des découvertes et applications « techniques ; » un Stephenson, par exemple. Mais la mécanique elle-même est sous la domination des hautes mathématiques, et ni les Descartes, ni les Leibniz n’ont mis la main aux machines. De nos jours, il est tout un groupe de sciences dont l’importance industrielle va croissant, et ce sont des sciences pures, toutes théoriques en elles-mêmes, toutes chargées de formules et de calculs : nous voulons parler des sciences chimiques. Un ouvrier aura beau faire au hasard des mélanges de substances, pour voir ce qui va se produire, il ne découvrira pas la série sans fin de corps nouveaux que les savans ont extraits d’un simple morceau de houille. Le fait est si réel que, dans les grandes usines allemandes, le directeur de l’usine s’adjoint des chimistes de profession, des théoriciens chargés de faire des recherches et des découvertes, sans but indiqué d’avance, uniquement pour découvrir ; les applications viendront d’elles-mêmes. Que la science marche et la technique marchera[7].

Enfin, il y a un autre élément du progrès que le matérialisme néglige. S’il existe un travail intellectuel, qui est l’application de la volonté à l’intelligence en vue d’une vérité à découvrir, il existe aussi un travail moral, qui est l’application de la volonté à l’intelligence et à la sensibilité en vue d’un bien à réaliser. L’effort sur soi est souvent plus pénible que l’effort sur des objets extérieurs ou même sur des idées. Ce travail moral, à des degrés divers, est impliqué dans tous les autres, ne fût-ce que sous cette forme de l’attention dont nous avons déjà parlé. Mais il y a des cas où il est particulièrement en évidence et en prédominance. Cette prédominance va croissant, non seulement dans le domaine moral et intellectuel, mais aussi dans le domaine économique. Elle s’y manifeste par l’importance de plus en plus grande que prennent dans le succès des entreprises les facteurs moraux : attention soutenue, persévérance, patience, courage, résistance aux occasions de prodigalité, épargne et maîtrise de soi-même en vue de l’avenir. Marx a beau dédaigner la morale, elle gouverne l’économique comme tout le reste : sans elle, non seulement le monde industriel, mais le monde intellectuel lui-même s’écroulerait.


III

Il y a une seconde loi de l’histoire que le collectivisme matérialiste tend à méconnaître : liberté progressive du travail mental et, par extension, de tout travail.

Si invention est initiative, si initiative est liberté, si liberté est essentiellement volonté individuelle en sa source, fût-elle universelle en son objet, il s’ensuit que la règle du haut travail intellectuel est de ne pouvoir être soumis à une règle, sinon à celle qui lui vient de l’objet même qu’il poursuit, de la vérité qu’il entrevoit ou découvre, de la beauté et de la bonté supérieures qui l’appellent par leur attrait et lui promettent un monde nouveau. Ici expire le pouvoir de la société visible, parce qu’on entre dans la société invisible des esprits.

La société humaine nous montre d’ailleurs elle-même en son sein un accroissement d’« individuation, » par lequel la personnalité acquiert plus de liberté intérieure et aussi plus d’originalité propre. Un sauvage ressemble beaucoup plus à un autre sauvage, physiquement et moralement, qu’un homme civilisé à un autre homme civilisé. Le sauvage porte surtout la marque de sa tribu, et, si le civilisé porte aussi l’empreinte de sa nationalité, il a cependant un for intérieur autrement profond, vaste et riche que l’homme des forêts ou des cavernes. Il s’ensuit que le travail lui-même s’individualise de plus en plus, qu’il prendra de plus en plus une forme personnelle et qu’il sera de plus en plus libre.

Est-ce à dire qu’une autre loi n’agisse pas simultanément en sens inverse ? Il n’y a aucune contradiction à soutenir que le travail, qui va s’individualisant, va aussi se socialisant. En effet, par cela même que les inventions s’accumulent, les imitations deviennent aussi plus nombreuses, et il se forme un domaine social de plus en plus riche. La science acquise est grosse de découvertes nouvelles ; le fruit qui n’est pas cueilli par un savant, un autre le cueille, et il semble, au premier abord, que les personnes n’importent plus guère aux idées. Mais, s’il en est ainsi pour bien des inventions, les grandes découvertes n’en sont pas moins toujours l’œuvre du génie. Dans l’art, quelque perfection qu’acquière la technique mise à la portée de tous, rien ne peut remplacer l’inspiration d’un seul.

Le progrès scientifique et le progrès industriel qui en est l’application sont-ils « l’œuvre des foules ? » Nullement. Au début de chaque invention, il y a le nom « d’un homme. » En 1884, devant la commission des 44, des ouvriers, délégués d’un syndicat, demandaient qu’on mît sur chaque machine un impôt équivalent au travail qu’elle épargne. Jugez par là comme les foules seraient disposées à inventer des machines nouvelles et à changer l’état de choses existant ! Vous reverriez les temps où le peuple détruisait les machines et menaçait de mort les inventeurs, où les bateliers de Blois mettaient en pièces le bateau à vapeur de Papin.

Que sera-ce donc s’il s’agit de philosophie, de psychologie, et, plus particulièrement, de métaphysique ? Comment une société de collectivistes matérialistes traitera-t-elle les Maine de Biran, les Kant ou les Hegel ? Le monde intérieur, dit Biran, est « un pays encore désert, inculte, aride, que les voyageurs sont peu curieux de visiter. » Ne comptons pas pour cela sur les masses. Il est fort à craindre qu’elles ne voient dans les spéculations philosophiques le plus infructueux et le plus inutile des travaux « complexes. » Qui sait même si elles n’y verront pas plutôt un jeu qu’un travail, si elles ne conduiront pas les métaphysiciens, comme les poètes, hors de la république, sans même les couronner de fleurs ?

Admettons cependant qu’on leur fasse grâce. De quelle manière la société collectiviste organisera-t-elle le travail philosophique qui porte sur les premiers principes et sur les dernières fins de l’existence, y compris même « l’au delà ? » Pourra-t-on réglementer administrativement le travail mental, lui imposer la journée de huit heures, commander à Victor Hugo d’avoir son inspiration poétique à sept heures du matin, et de s’interrompre à neuf ! Et comment évaluera-t-on ce travail ? La pensée de l’homme de génie n’a pas toujours une valeur économique appréciable. M. Liesse nous montre bien qu’un Chevreul, en transformant par ses recherches sur la stéarine la fabrication des bougies, apporte à la société une richesse plus grande, visible pour tous ; de même quand un Pasteur traduit en formules de pratique industrielle et médicale ses recherches sur la bière, le vin, les virus et les microbes. Mais Newton, avec son système de la gravitation universelle, n’a point fourni immédiatement « un élément appréciable de richesse économique. » Croit-on pourtant que Newton soit au-dessous de Chevreul ou même de Pasteur ? Quand Galilée découvrait les satellites de Jupiter, une administration collectiviste aurait-elle deviné que ces satellites serviraient à dresser des cartes plus exactes et épargneraient des naufrages aux navires de commerce ?

Le loisir, l’oisiveté même, choses si odieuses (chez les autres) aux travailleurs manuels, ont, à côté de leurs inconvéniens, leur utilité et leur nécessité sociale. Si tout le monde était courbé sur la charrue ou sur une enclume, il n’y aurait pas de ces rêveurs, de ces prétendus oisifs qu’on nomme des Socrate, des Archimède, des La place, pas plus que des Dante, des Shakspeare ou des Lamartine. Une société de fonctionnaires bien rangés travaillant exactement six ou huit heures par jour, qui aux champs, qui au bureau, risquerait fort d’aboutir à la médiocrité et à la routine universelle.

On a beau répondre qu’on se contentera désormais d’administrer les choses sans gouverner les personnes, les choses ne sont pas suspendues en l’air, sans rapport avec les personnes, et c’est sur celles-ci, en définitive, que viendra s’exercer la surveillance collectiviste. Le gouvernement fût-il supprimé, toute administration aura toujours besoin de contrôle et de critique : c’est ce qui justifie la liberté de la presse et de l’imprimerie. Mais, le jour où ce sera l’administration même qui imprimera, éditera les livres ou journaux, croit-on que les censeurs pousseront le dévouement humanitaire jusqu’à provoquer eux-mêmes leur propre censure ? La société collectiviste invitera-t-elle ses adversaires à réfuter, s’ils le peuvent, le collectivisme ?

En somme, si la science, la littérature et l’art ont deux côtés éminemment sociaux, — celui des principes, qui sont entrés dans le domaine commun et devenus propriété sociale, celui des applications, qui sont également sociales, — il n’en reste pas moins vrai que la science elle-même est l’harmonie d’un esprit individuel avec la vérité universelle ; qu’elle naît chez des individus, se développe chez des individus et par des individus, quelque associés que soient leurs efforts ; que ses grandes conquêtes, enfin, sont des victoires individuelles où le génie des Newton, des Laplace, des Ampère se montre aussi personnel, aussi incommunicable, aussi original et sut generis que le génie d’un ? Napoléon. La réglementation de la science, des lettres et des arts est impossible : l’esprit souffle où il veut[8].

Le caractère essentiel des associations mêmes entre savans ou des associations entre savans et industriels, c’est d’être absolument spontanées, c’est d’échapper à toute réglementation au nom de l’Etat ou au nom de la société. L’industriel peut bien demander des recherches au savant et en espérer des découvertes ; il ne peut pas commander une découverte déterminée à une heure déterminée et pour un prix déterminé. Chaque savant travaille comme il peut. Tout collectivisme autoritaire qui voudrait organiser économiquement et administrativement le travail mental, comme il organiserait le travail manuel, tarirait les sources de toute invention et de tout progrès social, y compris le progrès économique.


IV

Outre l’invention, outre la conception des entreprises, l’exécution réclame des directeurs, et ceux-ci ont également besoin de liberté. La pensée directrice est du travail constant et omniprésent. Diriger est œuvre d’intelligence et de volonté. L’intelligence appliquée à la direction est un talent en partie naturel, en partie acquis, et qui ne s’acquiert que lentement. La volonté qui sait commander est souvent, elle aussi, naturelle, parfois héréditaire en certaines familles, qui ont des dons d’autorité, de fermeté et de flexibilité tout ensemble. Dans la direction, les travailleurs manuels sont trop souvent incapables. Il ne suffit pas de s’associer pour réussir ; il faut avoir à sa tête un chef ou des chefs qui sachent conduire, qui établissent et maintiennent une discipline. Témoin le grand nombre de coopératives qui ont péri faute d’une sage direction et malgré la bonne volonté des divers membres. Dans les coopératives, la « plus-value » revient toute aux associés ; ils devraient rouler sur l’or ! Pourquoi n’en est-il pas ainsi ? C’est que l’intelligence et le travail cérébral, sous toutes ses formes, ont un rôle décisif dans la formation, la direction et le succès des entreprises ou des associations : le progrès de la civilisation rend toutes les entreprises et toutes les actions en commun de plus en plus complexes, par conséquent, de plus en plus dépendantes de l’intelligence et de la science. Ce ne sont pas, les bras qui peuvent résoudre des équations aussi compliquées. De même quand il s’agit de l’échange et de la libre distribution des produits. Marx s’indigne contre les commerçans, ces nouveaux frelons qui profilent du travail d’autrui sans travailler eux-mêmes. Ils achètent des produits, puis les revendent plus cher qu’ils ne les ont achetés, et ce « double échange, » à lui seul, engendre une « plus-value » que le commerçant empoche. Ainsi raisonne Marx. Il semble que l’humanité, depuis les origines de la civilisation, ait été assez naïve pour enrichir les commerçans par la seule vertu d’un » double échange » et sans leur demander en plus aucun service réel. Pourtant, prévoir et calculer les besoins probables des autres hommes, connaître et évaluer les moyens de les satisfaire, qui souvent se trouvent au loin, dans d’autres régions, dans d’autres pays, parfois sur l’autre hémisphère ; employer son épargne à se procurer tels produits en courant le risque de ne pas les revendre : offrir ces produits à ceux qui en ont besoin, les mettre à leur portée en leur épargnant la peine de les chercher, eux qui ne le pourraient pas, qui ne sauraient même pas où ils se trouvent, ni s’ils existent ; faire ainsi acte d’intelligence, de volonté patiente et persévérante, n’est-ce donc pas travailler, inventer même, avoir des idées et, par son travail, rendre des services à ses semblables ? Est-ce que les Grecs et les Phéniciens étaient des paresseux ? Est-ce que les armateurs anglais ne font rien ? Sans la préoccupation détendre au loin le commerce, Colomb n’aurait pas découvert l’Amérique. Aurait-il mieux travaillé s’il avait passé sa vie à « pétrir lui-même son pain ? » S’il n’y a dans le commerce aucun effort d’intelligence et de volonté, comment se fait-il que, dans des entreprises analogues, les uns se ruinent et les autres s’enrichissent ? Puisque le commerce est si facile et constitue un parasitisme si commode, pourquoi tout le monde ne se fait-il pas commerçant ?

Certes il y a aujourd’hui beaucoup trop de marchands et les intermédiaires sont trop nombreux entre producteurs et consommateurs. Bien des réformes sont utiles et nécessaires pour empêcher qu’un produit, comme le ciseau de menuisier, qui vaut quarante centimes en sortant des mains du dernier ouvrier, se vende 2 francs à Paris. Il est également vrai qu’il y a trop de majorations et même de fraudes dans le commerce (n’y en a-t-il point aussi dans la production, et les ouvriers sont-ils aussi impeccables que les marchands le sont peu ?). Mais, une fois admis tous les revers de la médaille commerciale, a-t-on le droit d’aboutir à cette conclusion en bloc : « Aussi tout le talent, le flair commercial, que notre société récompense, consiste-t-il dans l’art de s’embusquer dans un coin sûr, où l’on se crée une situation d’intermédiaire, où la fraude quantitative et qualitative soit aisée ? » Tout commerce étant ainsi défini un vol analogue à celui des grands chemins, on a beau jeu de conclure, en termes non moins absolus : « En dernière analyse, les bénéfices des marchands sont donc soustraits aux ouvriers »[9]. Un aussi habile dialecticien que M. Andler se serait, croyons-nous, montré plus rigoureux en concluant : — Une partie des bénéfices faits par ceux des marchands qui sont inutiles ou qui sont malhonnêtes, est soustraite aux ouvriers, comme d’ailleurs à ceux qui ne sont pas ouvriers et, en général, à tous les consommateurs. Et de même l’ouvrier paresseux ou malhonnête soustrait à tout le monde une partie de sa rémunération. Mais ce dernier raisonnement ne suffirait pas à fonder le collectivisme ! Au contraire, quel lecteur ne rêverait à une transformation radicale, de la société si on le laisse en face de cette conclusion : « Le résultat est celui-là même qu’avait décrit Marx : un amoncellement de rapines d’une part, une succession de pillages subis d’autre part, et les hommes partagés en deux classes, les marchands déprédateurs et les travailleurs frustrés »[10]. Nous craignons que cette division de l’humanité ne soit un peu trop simple et, de plus, propre à perpétuer les animosités sociales. Il n’est pas sans intérêt, chez un raisonneur aussi subtil, aussi profond, aussi merveilleusement informé, de prendre sur le fait le mouvement par lequel le collectivisme « scientifique » tend sans cesse à déborder infiniment ses prémisses, contre toutes les règles de la science.


V

Non seulement le travail mental, dans tous les domaines de l’économique, va prédominant sur le travail matériel, mais encore, par une loi inséparable des précédentes, il transforme peu à peu le travail matériel lui-même en travail mental. M. Liesse compare avec raison le monde industriel à un gigantesque organisme dont chaque membre doit devenir de plus en plus conscient de sa fonction et du jeu général de tous les autres organes[11]. Le travail mental des inventeurs, dit-il, a entraîné à sa suite celui de toutes les personnes chargées des applications scientifiques. Nous on avons déjà vu l’effet chez les entrepreneurs, « obligés, sous peine de déchéance, d’augmenter ou de modifier leur matériel » et, ajouterons-nous, de le modifier dans le sens de la science : le travail de l’entrepreneur est donc devenu ainsi plus intellectuel. Nous devons maintenant constater le même résultat pour le travail des ouvriers, forcés d’entrer en relation avec des instrumens nouveaux de puissance créés par la science, d’apprendre à les connaître eux-mêmes plus ou moins scientifiquement dans leurs intimes ressorts, dans leurs ressources cachées, dans leurs lois secrètes, dans leurs effets visibles et surtout invisibles.

Le grand rénovateur, par cela même le grand émancipateur, c’est le travail mental. La machine prend pour soi le travail musculaire, et laisse à l’ouvrier une occupation de plus en plus intellectuelle. La France dispose de plus de cinq millions de chevaux- vapeur, qui accomplissent la tâche de 105 millions d’hommes ; comme il y a moins de 10 millions d’ouvriers adultes, tout ouvrier français a ainsi sous sa domination une douzaine d’ouvriers qu’il fait travailler et dont il est le directeur intelligent.

Sismondi, puis Marx, ont fait la critique des machines et de leur action sur l’ouvrier, qui, selon eux, serait changé lui-même en une simple machine mettant les autres en mouvement. Ils ont jugé sur les premiers effets du « machinisme » et sur la crise momentanée qui en résulta. Aujourd’hui, on reconnaît que l’ouvrier, loin d’être «une machine devant une autre machine, » est de plus en plus obligé de suivre la machine dans sa complexité et dans ses perfectionnemens. Par ce nouvel ordre de choses, « son intelligence a été adaptée pour un autre but ; elle n’est pas supprimée, tant s’en faut. » Le machinisme moderne exige de l’ouvrier une surveillance qui implique des connaissances générales et une plus grande étendue d’intelligence. L’ouvrier tend à « une spécialisation moins étroite que ne l’était celle de l’ouvrier d’autrefois usant des outils primitifs. » L’avenir exigera, pour l’industrie et l’agriculture, des travailleurs de plus en plus adroits, intelligens, instruits et attentifs. Si le siècle de la vapeur a causé de déplorables maux aux ouvriers entassés dans les usines, le siècle de l’électricité, qui verra la distribution de la force motrice, lumineuse et calorifique dans les plus humbles demeures, pourra rendre le travailleur au foyer : la science aura pansé les blessures qu’elle avait faites.

Une autre loi qui se manifeste dans la société, c’est l’amélioration progressive, par le travail mental, de la condition sociale des travailleurs manuels. En effet, par cela même que le travail mental tend à prédominer au sein même du travail industriel, il apporte avec lui, chez l’ouvrier, « des besoins nouveaux, élémens nécessaires d’une condition plus élevée, plus complexe. » Les besoins d’en haut se propagent peu à peu jusqu’en bas, en vertu de la loi d’imitation merveilleusement décrite par M. Tarde. Loin de suivre le mouvement ascendant de la richesse, cette augmentation des besoins la précède : elle avive chez les parties moins aisées le sentiment de ce qui leur manque encore. Les socialistes allemands, dans un de leurs congrès, ont parfaitement reconnu que, si la classe ouvrière demande sans cesse davantage, ce n’est pas parce que sa condition est de plus en plus misérable (comme l’avait prétendu Marx), mais, au contraire, parce qu’elle l’est de moins en moins.

Le travail mental, qui peu à peu remplace le travail manuel, exige d’ailleurs, en raison même de sa nature, des précautions d’hygiène supérieures : « alimens plus légers, plus assimilables, » exercices alternant avec le travail cérébral, durée moins longue que le travail musculaire, l’épuisement étant plus rapide et plus profond. Aussi le travail mental est-il rémunéré, toutes choses égales d’ailleurs, à un prix plus élevé que le travail musculaire. De là cette augmentation des salaires qui s’observe dans les nations industrielles, à mesure même que l’industrie y croît plus vite et s’y montre plus scientifique.

Si les exigences de l’ouvrier grandissent, les patrons deviennent de plus en plus capables de les satisfaire. En effet, le travail mental tend, dans la somme totale du travail, à augmenter le travail utile par rapport au travail perdu. Cette « efficacité » se traduit par une diminution du temps nécessaire pour produire, à qualité égale, un nombre donné d’objets, par exemple, des tissus de coton, des montres, etc. Et l’efficacité provient de deux causes qui sont précisément sous la dépendance du travail mental. La première est l’habileté de l’ouvrier. Cette habileté varie évidemment avec son intelligence naturelle et avec son intelligence acquise ; en d’autres termes, elle est subordonnée à son travail intellectuel d’imitation, comme aussi à sa bonne volonté et à son attention, c’est-à-dire à son travail volontaire et moral. Mais, quelque important que soit ici le facteur individuel, il faut remarquer qu’il varie dans des limites très étroites ; si bien que, réduits à cette forme du travail, nous resterions dans un état de médiocrité générale. Ce qui joue le rôle capital dans l’économie du temps, c’est un second facteur, l’outillage. Or, ce facteur représente encore le travail intellectuel, mais surtout, comme nous rayons vu, le travail d’invention, qui capitalise les méthodes et assure le triomphe progressif de la science sur la nature. Les perfectionnemens de l’outillage dépendent enfin de deux facteurs : l’idée et le capital[12].


VI

C’est la portion de travail emmagasinée dans le capital que le collectivisme a l’habitude de méconnaître. Cependant, tout comme la conception et la direction des entreprises, comme le commerce et la direction des échanges, l’épargne ou la capitalisation est une des formes du travail mental et souvent même moral. Courcelle-Seneuil appelait l’épargne un travail ; on s’en est étonné : les psychologues nous apprennent pourtant que l’effort « d’inhibition, » ce « serre-frein moral, » réclame autant de volonté, souvent plus, que l’effort d’impulsion. Ne faut-il pas autant de force pour renverser la vapeur dans une locomotive que pour la laisser se précipiter en avant ? Voici un homme qui, au lieu de tout dépenser, s’impose une privation ; pouvez-vous nier que cette privation ne soit analogue, par son caractère d’effort volontaire et pénible, à l’effort même qui fait le fond du travail ? Capitaliser est donc bien travailler. Si, maintenant, l’homme qui a épargné un capital, le met à votre disposition, au risque de le voir perdu par votre faute, pouvez-vous prétendre qu’il ne vous rend pas un service ? Ce service mérite-t-il ou ne mérite-t-il pas une rémunération de votre part ? En outre, s’il vous permet de mener à bien une entreprise qui, sans cette condition, eût été impossible et qui vous enrichit, le capital n’a-t-il pas été productif tout comme la main-d’œuvre ? Le capital a été justement défini une puissance de reproduction. Les richesses sont vite anéanties, moissons, alimens, vêtemens, meubles, etc. ; la terre même a besoin de se renouveler sans cesse par l’engrais et par le labour, les maisons ont besoin de réparations ; ce qui subsiste, en définitive, c’est le moyen de reproduire les richesses et de les augmenter. Ce moyen est un résultat : 1° des inventions, effort intellectuel ; 2° de l’épargne, effort moral. Capitaliser, d’ailleurs, n’est pas seulement une loi économique, c’est aussi une loi biologique. Tout le corps de l’animal et même de la plante est organisé pour fixer et emmagasiner des forces, qui plus tard seront prêtes à l’action. La mémoire est un capital et le cerveau est fait pour retenir une quantité infinie de moyens de production. Ceux des collectivistes matérialistes qui proscrivent l’épargne, qui veulent même, selon le mot de M. Lafargue, « obliger à la consommation immédiate, » devraient proscrire aussi le souvenir, la tradition, l’éducation, la science. Le vrai capital est le produit concret d’un travail antérieur, il n’est pas une simple « matière informe, » mais une matière déjà informée et transformée ; c’est lui qui est vraiment du « travail congelé, » surtout de l’invention congelée et de l’intelligence cristallisée.

Mais tel est le matérialisme systématique de certains collectivistes, que, dans leurs calculs, ils ne tiennent aucun compte des valeurs d’origine intellectuelle et s’efforcent de persuader aux travailleurs qu’ils sont volés par ceux qu’on ne voit pas actuellement travailler comme eux de leurs mains. La « plus-value, » qu’ils prétendent toujours prélevée sur les ouvriers par tout le capital, constituerait, à les en croire, une nouvelle « corvée, » plus dure que celle du moyen âge. Un des chefs du matérialisme économique l’estime à six heures six minutes (exactement !) sur douze heures de travail ; car, dit-il, sur 7 milliards 430 millions de production en France, il y a 4 milliards 941 millions de matières premières et 191 millions de combustible ; reste un milliard 994, dont 980 millions au travail, un milliard au capital comme profit du « surtravail » et de la « plus-value. » Ainsi, selon ces calculs, tout le travail est d’un côté ; de l’autre, on dort sur des sacs d’argent. L’inventeur, les bailleurs de fonds, qui ont eu confiance en lui, le directeur de l’entreprise, tous les chefs qui le secondent, les bâtimens, les machines, l’entretien de l’outillage, son amélioration, les frais généraux, la correspondance, les assurances, les courtages, les risques de toutes sortes, les pertes par non-valeurs, par faillites d’autres commerçans ou industriels, par fluctuations imprévues du marché, par chômage, etc., etc. ; rien de tout cela n’entre en ligne de compte ; chefs d’entreprise, inventeurs, prêteurs d’argent à leurs risques et périls, ingénieurs, directeurs, commerçans sont tous des spoliateurs, car ils dépouillent honteusement l’ouvrier d’une portion de 6 heures 6 minutes sur 12 heures, soit 366 minutes par jour, lesquelles deviennent la propriété de tous ces dormeurs dont on ne voit pas s’agiter les bras et les jambes en un bon labeur manuel. A ceux qui dédaignent ainsi, sous le nom vague de capital, entrepreneurs, directeurs, commerçans et financiers, on a répondu avec raison : — Suffit-il donc d’occuper des ouvriers pour gagner 6 francs par tête ? et comment se fait-il, encore un coup, que tant d’entreprises, en dépit du « surtravail, » aboutissent à la ruine des capitalistes ? Les soldats d’un Moltke prétendront-ils aussi queux seuls font la besogne, tandis que lui, commodément installé sous sa tente, ne met la main ni au sabre ni au canon ? N’a-t-on pas justement comparé aux victoires militaires les victoires industrielles ? N’a-t-on pas justement observé qu’un pays, avec quelques milliers de bons chefs d’industrie, de bons commerçans, de capitalistes pré voyans, marche à la victoire et à la prospérité ; tandis que d’autres pays où les ouvriers ne travaillent pas moins vont à la ruine ? Les ouvriers qui traitent leurs chefs de « fainéans » sont aussi logiques que des soldats qui méconnaîtraient le rôle intellectuel de leurs généraux, ou qui maudiraient « l’infâme capital » enfoui dans leurs fusils et leurs canons, sans savoir y reconnaître la matérialisation d’une puissance intellectuelle devenue gratuite et secourable pour eux-mêmes.

L’emploi intelligent et honnête des capitaux, qui doit lutter contre toutes les conditions défavorables et utiliser les favorables, est lui-même, comme nous venons de le montrer, une des formes les plus difficiles du travail mental ; et il exige non pas seulement le travail d’imitation, mais bien souvent le travail d’invention. La société a elle-même intérêt à ce que le capital et son revenu fournissent une rémunération soit à l’initiative personnelle, soit à la confiance éclairée dans l’initiative d’autrui ; la confiance, en raison des risques courus, est elle-même un acte d’initiative, parfois de courage ou même de témérité. Aveugle chez beaucoup, la témérité est éclairée chez les autres et aboutit à un succès dont tout le monde profite. Si l’on perce un isthme, le commerce du monde entier y trouve avantage. Et si on en a, percé un, il ne s’ensuit pas qu’on percera l’autre.

Quand ils font leurs analyses du u revenu des capitaux, » les collectivistes, comme on peut s’en convaincre en lisant le livre de M. Charles Andler[13], négligent systématiquement la compensation du risque, la récompense de l’initiative intelligente et inventive, enfin l’inéluctable loi de sélection qui, dans le monde de la société comme dans celui de la vie, fait réussir les uns et échouer les autres, pour le progrès de l’espèce entière. Tout ce qui n’est pas employé à « payer un travail, » soit des ouvriers, soit du patron, ou à « payer les matières premières, l’outillage et l’amortissement, » tout cela, nous dit-on, est littéralement « volé » aux travailleurs. Admettons que la rémunération du risque, en certains cas, atteigne un chiffre trop élevé (ce qui n’a généralement lieu que quand le risque de perte est lui-même-élevé) ; encore est-il qu’il faut reconnaître la juste part de ceux qui, au lieu de consommer leurs épargnes en jouissances immédiates, ont l’idée de les faire servir à quelque grande entreprise. — Ce ne sont pas, dit-on, les actionnaires des chemins de fer qui ont inventé les chemins de fer ou qui les ont construits ; donc ils touchent des revenus « immérités, » qui devraient revenir à la Société. Mais qu’est-ce que cette Société avec lettre majuscule, sinon vous, moi et les autres ? Or, ce n’est ni vous, ni moi, ni les autres hommes actuellement vi vans qui ont inventé les chemins de fer ; c’est à Watt, à Stephenson, à Séguin que devrait surtout revenir le profit. Les membres d’une société collectiviste profiteraient eux-mêmes de ce qu’ils n’auraient fait ni individuellement ni même collectivement. Et si l’on répond qu’il y a solidarité entre les morts et les vivans, pourquoi Stephenson ou Séguin n’auraient-ils pas eu, eux aussi le droit d’épargner et de laisser solidairement leurs épargnes à leurs enfans ? M. Andler, — un idéaliste d’ailleurs, mais qui se rencontre sur trop de points avec les matérialistes, — représente tous ceux qui tirent un revenu quelconque d’un capital quelconque comme des oisifs qui n’ont qu’à « détacher leur coupon de rente. » Ce n’est pourtant pas l’oisiveté qui a produit leur capital, ou qui l’a conservé, ou même qui l’a confié à une entreprise ; car il y a eu sans doute ici un acte de réflexion et de calcul préalable, un effort d’intelligence et de volonté. En outre, s’il en est qui, pour avoir bien choisi et prévu, détachent aisément leur coupon de rente, il en est d’autres qui, au lieu de gain, ont des pertes. Tel qui gagne à Suez perd à Panama. Espérez-vous supprimer l’alea des choses humaines ? Si c’est une administration sociale qui fait les entreprises au nom de la collectivité, si c’est elle qui emploie et rémunère les travailleurs intellectuels ou manuels, n’y aura-t-il plus d’alea, et est-il certain que chacun sera exactement rétribué selon ses mérites comme par Dieu même ?

Dans la vente du produit fabriqué, dit M. Andler commentant et approuvant Thünen, doivent simplement se retrouver en bonne justice : « 1° la valeur des matières premières ; 2° l’usure des instrumens ; 3° le salaire des travailleurs. » Si la marchandise se vend à sa vraie valeur, « il n’est donc pas possible que le capital donne un profit quelconque. » En effet, ajoute M. Andler, « la subsistance des ouvriers, y compris celle du patron, est assurée ; l’outillage est reconstitué après l’usure, et les matières premières sont payées. Après quoi, il ne reste rien, et on ne voit pas ce qui resterait. En fait, cependant, un excédent demeure ; » donc cet excédent est une spoliation des travailleurs. — A quoi l’on peut répondre : 1° Le patron n’a-t-il droit qu’à sa subsistance pour avoir rempli une fonction directrice d’une importance majeure et sans laquelle le labeur de chaque ouvrier eût été stérile ? 2° L’inventeur n’a-t-il droit qu’à sa subsistance ? 3° Celui qui a prêté l’outillage ou le capital nécessaire à l’achat de l’outillage n’a-t-il droit à rien, pas même à sa subsistance, pour avoir épargné par son travail et son intelligence de quoi fournir aux autres un instrument de travail et de subsistance ? 4° N’a-t-il droit à rien en compensation du risque de perte qu’il court et ne faut-il concéder aucune rétribution à l’esprit d’entreprise, à l’invention même en fait d’entreprise ? Quand on prétend qu’il ne reste rien, absolument rien, on néglige maint élément, et quand on conclut que tout « revenu capitaliste naît d’une soustraction faite au salaire. » on refuse de considérer toutes les formes d’effort intellectuel ou matériel, tous les risques courus par l’invention, par l’imitation même, par l’initiative des volontés et des intelligences. Enfin, on néglige un dernier élément expérimental : la rareté relative des inventeurs, initiateurs, fauteurs de vastes entreprises, dans une population donnée, et le nombre relativement très grand, dans cette même population, d’hommes qui n’ont à offrir que leurs bras avec une aptitude à limitation plus ou moins heureuse, et qui, en outre, se multiplient avec plus de rapidité que les autres. Ici encore, on oublie de mettre en ligne de compte la population. Si pourtant on rappelle aux collectivistes que la « densité de la population » est un élément essentiel aux calculs, ils répondent que cette densité des ouvriers manuels et cette rareté des travailleurs intellectuels, des inventeurs, directeurs, entrepreneurs, capitalistes, n’est pas le fait de ces derniers ; il n’y a donc, dit M. Andler, « aucune raison » pour qu’ils perçoivent du fait de cette circonstance un revenu qui n’est pas « leur produit. » — Mais d’abord, répondrons-nous, s’ils n’ont pas de mérite à ce que les ouvriers manuels surabondent, cette surabondance n’est pas non plus leur faute. Et si les Newton ou les Pasteur sont rares, ce n’est pas non plus la faute des Newton ou des Pasteur. Si le jeu nécessaire des forces sociales augmente la valeur relative de tel élément, intelligence, volonté, initiative, épargne, capital, ce ne sont pas les individus qu’il en faut accuser. Les individus profitent de leurs avantages sociaux comme ils profitent de leurs avantages naturels : c’est là un fait que nulle réorganisation sociale ne pourra empêcher, à moins d’étouffer toute supériorité naturelle ou sociale, ce dont la société entière serait la première victime. Faisons donc la guerre aux injustices, mais ne considérons pas toutes les inégalités ou toutes les précellences comme des injustices, et ne reprochons pas amèrement aux supérieurs leur supériorité, comme si c’était la faute d’un Pascal de ne pas être aussi stupide que tel Damara qui ne peut pas compter au delà de trois !

Le collectivisme objecte aux capitalistes et même aux inventeurs que leurs capitaux et leurs inventions empruntent leur valeur à l’état social qui les rend profitables. Mais nous répondrons que le même raisonnement s’applique aussi au travail ouvrier : ce dernier n’est possible et profitable que grâce à l’état social et à la civilisation, dont les ouvriers manuels ne sont pas plus les auteurs que les ouvriers intellectuels ou les propriétaires. Comment donc conclure de là autre chose qu’un devoir moral de dévouement à la société et un devoir légal de lui rendre par l’impôt ce qu’elle a le droit de réclamer comme sa part dans la part de chacun[14] ?

Quant à une parfaite répartition, elle est impossible. M. Andler soutient qu’en fin de compte, la seule chose légitime et qui ne dérobe rien à la part d’autrui, c’est le salaire ; selon lui, tant que chacun ne sera pas purement et simplement salarié pour son travail intellectuel ou manuel, il aura dans sa bourse quelque chose qu’il n’aura pas personnellement gagné par son « mérite. » Le collectivisme aboutit ainsi à un individualisme tellement exaspéré qu’il ne veut rien voir au delà du produit de l’individu. Par malheur, l’individu ne travaille jamais seul, même quand il est seul dans une échoppe, car les inventeurs de ses outils et de ses procédés travaillent avec lui et pourraient réclamer leur part du produit. Il n’y a rien d’absolu dans les choses humaines, rien d’absolument individuel, rien d’absolument social. Psyché serait aussi embarrassée pour retrouver dans une œuvre la quote-part de chacun et de tous qu’elle le fut, selon la légende, pour dénombrer les grains de mil dont Junon lui avait imposé de faire le compte. La justice mathématique n’est pas de ce monde. Il est des hommes qui profitent d’avantages naturels ou acquis, et même de chances heureuses ; et cela est encore vrai des ouvriers manuels comme de tous les autres hommes : un ouvrier robuste a la chance d’être robuste, un ouvrier intelligent a la chance d’être intelligent ; un ouvrier dont aura besoin telle administration collectiviste pour accomplir tel travail aura la chance d’être utile ou même nécessaire et de se trouver là au bon moment. Si l’humanité ne doit pas permettre à la chance fatale d’étouffer la libre justice, elle ne peut cependant se flatter de supprimer entièrement les heureuses circonstances naturelles ou sociales, qui d’ailleurs tournent à son propre avantage. Quand donc l’ouvrier réclame le droit au « produit intégral de son travail, » il suppose accomplie la tâche surhumaine qui déterminerait scientifiquement ce qu’il y a de sien dans son travail et dans le produit de ce travail, ce qui ne vient ni de la nature et des matières premières, ni de la société, ni des progrès de la science et de la technique, ni du concours d’autrui, ni des circonstances favorables, etc., etc. Suum cuique, c’est bientôt dit, mais la définition du suum suppose qu’on a sondé les reins, les cœurs, les têtes, marqué la place exacte de l’individu dans l’infini du tout[15]. C’est toujours le « principe d’individuation, » mystère suprême selon Schopenhauer, qui préoccupe les collectivistes matérialistes : sous leur adoration de la société se cache la plus intraitable revendication des droits individuels ou même, simplement, des jouissances individuelles, que seules peut considérer le matérialisme économique : eux qui reprochent aux autres, souvent avec raison, d’être des « jouisseurs, » ils ne demandent eux-mêmes qu’à jouir,


VII

Malgré l’harmonie générale du capital et du travail, que nous venons de mettre en lumière, nous sommes bien loin de nier ou d’accepter les antinomies particulières qui se produisent, dans la société actuelle, entre capitalistes et travailleurs. Il y en a une qui domine toutes les autres. Le capitaliste se propose de réaliser personnellement le plus grand bénéfice possible dans le temps le plus court possible : il n’a pas de vues lointaines et universelles ; c’est donc pour un bref délai qu’il achète le travail des ouvriers, et il est obligé par la concurrence à tirer d’eux le plus qu’il peut, fût-ce aux dépens de leur santé. Le contrat de travail est un « contrat à brève échéance, » et le capitaliste ne peut se préoccuper que de l’intérêt immédiat. De là, pour la société entière, une perte d’énergie, puisque l’énergie vitale du travailleur, sa vie même et sa fécondité diminuent par l’effet d’une dégénérescence plus ou moins grande. C’est ce qui motive, malgré l’école de Manchester et ses théories abstentionnistes, l’intervention de la société pour protéger par la loi le travailleur, pour maintenir les conditions d’équité dans les contrats de travail, pour empêcher l’exploitation, même involontaire, de l’homme par l’homme. Mais de là au collectivisme, quel fossé à sauter ! Et la logique, comme la nature, non facit saltus. Si les vues du capitaliste ne sont pas assez lointaines, les vues de la société le sont trop. Entre les travailleurs pressés par le besoin présent et la société toute tournée vers l’avenir, les propriétaires jouent un rôle utile, à la condition que la loi les empêche de franchir les limites de la justice ou d’aboutir à des monopoles sans concurrence possible.

Il est une autre vérité que le socialisme a raison de rappeler : la puissance du capital et des machines n’est pas une force exclusivement individuelle ; c’est une force devenue sociale, que cependant s’approprient en grande partie des individus plus fortunés. Mais tout ce qu’on eu peut conclure, nous l’avons vu, c’est encore que la société a ici le droit d’intervenir pour protéger les individus les uns contre les autres, pour empêcher les accaparemens, les agiotages, les exploitations injustes, surtout pour prélever et récupérer, sous forme d’impôts, la part vraiment sociale. Est-ce une raison pour tout prendre ou tout rendre commun ?

La mise en commun de tous les capitaux aboutirait toujours elle-même à un problème final de répartition, et, s’il y a aujourd’hui d’odieuses injustices dans la répartition par voie de concurrence individuelle ou d’association libre, il y en aurait aussi dans toute répartition autoritaire par la société, c’est-à-dire par l’administration, c’est-à-dire par les citoyens fonctionnaires de l’administration. On peut même se demander s’il n’y en aurait pas davantage encore, car, lorsqu’on met sur les épaules d’une ou de plusieurs administrations une tâche aussi écrasante que celle de faire régner sur terre une parfaite justice distributive, digne du royaume des cieux, on risque de voir se multiplier les injustices sous la forme des erreurs administratives, des imprévoyances administratives, des intrigues administratives, des faveurs administratives, des routines administratives, des aveuglemens administratifs. Voyez les difficultés présentes du gouvernement démocratique ! Que sera-ce si la démocratie est encore chargée de l’universelle répartition des tâches et des salaires selon les « mérites, » les « œuvres » et les « besoins ? » Déplacer une difficulté, ce n’est pas la résoudre. Or, le communisme final auquel Marx prétend que le collectivisme sert d’introduction pourrait se définir : un immense déplacement de la difficulté, pour ne pas dire une immense aggravation.

Les révolutionnaires sont admirables pour critiquer, mais, quand il s’agit de remplacer ce qu’ils critiquent, ils subissent à leur tour la loi commune dont nous avons parlé tout à l’heure : cette loi qui veut que la justice absolue et universelle soit impossible à réaliser, surtout par décret, et que la justice progressive soit seule à la disposition de l’humanité ! Que l’on réclame la suppression graduelle des iniquités, en tant que cette suppression dépend de la législation sociale du travail, rien de mieux ; mais que l’on nous promette une « catastrophe » ou « révolution » totale qui changerait la face du monde avec les cœurs des hommes, c’est pure apocalypse. Les abus du capital doivent être réformés, et ce qu’il y a d’injuste dans ses revenus doit être ramené à la justice ; mais il n’en résulte pas que tout revenu doive être supprimé. Les abus de l’héritage et son extension à des parens ignorés du vivant lui-même doivent être réformés au profit de la grande parenté humaine, mais il n’en résulte pas que tout héritage doive être confisqué. Ces abus de la propriété privée doivent être réformés, mais il n’en résulte pas que la propriété privée doive être abolie. Sinon, l’argument se retournera contre la propriété collective. N’y aura-t-il pas, là aussi, des abus ? Il faudra donc la supprimer ! Elle laissera subsister des passe-droits, des bonheurs et des malheurs immérités ; il faudra donc la remplacer par la propriété privée ! Un pareil va-et-vient de raisonnemens ad hommes n’a rien de scientifique, et cependant le postulat qui est au fond du collectivisme n’est pas autre que ce cercle vicieux. La propriété privée ne réalise pas la justice parfaite, donc il faut rendre la propriété collective ; mais la propriété collective n’est pas elle-même parfaite, donc il faut rendre la propriété privée.

Prudent est le silence des révolutionnaires sur les conditions réelles de l’organisation collective et surtout communiste ; mais il y a trop d’inconnues dans un problème dont la portée s’étend à l’humanité entière, pour que nous consentions au renversement de ce qui est sans savoir au juste ce qu’on mettra à la place. « Par où commencer ? » demande Faust. En vain de nouveaux Méphistophélès répondent : « Détruisez toujours, il faudra bien que l’on construise ensuite ; » un pareil procédé est la négation même de tout procédé « scientifique. » Si donc il y a de très importans élémens de vérité dans le socialisme, conçu comme méthode de progrès social par le moyen de la société même et des lois sociales, il n’y a encore, dans le collectivisme et surtout dans le communisme, que de vastes hypothèses, dont la principale base est la critique de ce qui est, au profit d’un état de choses dont on ignore ce qu’il sera, et s’il sera. Dès lors, la prétention mise en avant par les révolutionnaires que, pour être socialiste, il faut être collectiviste comme eux et même communiste, est simple outrecuidance ; et les socialistes eux-mêmes, sans parler de ceux qui ne le sont pas, doivent protester contre un tel accaparement de la part d’inventeurs de systèmes qui ne peuvent même pas définir avec précision ce qu’ils veulent. Ces âpres sermonnaires, qui ont réduit l’anathème en syllogismes, nous répètent sans cesse, comme dans un sermon célèbre : — « Marche, marche ! » du désir de réformes sociales au socialisme d’État, du socialisme d’Etat au socialisme intégral, du socialisme intégral au collectivisme, du collectivisme au communisme, du communisme national au communisme international englobant toute la terre ! Dans la chaîne de raisonnemens dont ils prétendent nous lier pour nous traînera leur suite, que d’hiatus béans ! Que de fautes de logique, qui se transforment pratiquement en cris de haine d’une classe à l’autre ! Autant il faut réclamer le progrès, autant il faut repousser ceux qui promettent la perfection sur terre, car ils ne la donneront pas, et ils empêcheront le progrès même.


En résumé, la loi historique qui veut que la science dans les sociétés humaines devienne de plus en plus dominante, efficace et créatrice est la réfutation du matérialisme économique. Le progrès est menacé par un système qui n’attribue ni à l’effort intellectuel et moral, ni à l’inspiration du génie la part prépondérante. Au rôle de Marthe il sacrifie celui de Marie, comme inutile et « improductif ; » mais nous avons vu que, sans le contemplateur et le chercheur, sans l’homme à idées, quel qu’il soit, le travailleur manuel serait bientôt réduit à l’impuissance : la pensée est supérieure à tous les outils. Si l’on déclare à bon droit ridicule le mandarin de Chine qui laisse démesurément pousser ses ongles et les retourne ensuite savamment en spirale pour montrer qu’il n’a jamais accompli un travail manuel, il est non moins ridicule de traiter d’oisif l’homme qui ne s’est servi de ses doigts que pour tenir une plume et n’a travaillé que de son cerveau. Il ne faut pas que les nouvelles démocraties, à l’inverse des anciennes, exaltent le travail manuel aux dépens du travail intellectuel, ni quelles prétendent soumettre ce dernier aux règlemens du premier. Ce qui est vrai, nous l’avons vu, c’est que tout travail doit devenir libéral, puisqu’il devient de plus en plus intellectuel. En fait, nous l’avons reconnu encore, tous les facteurs de la production économique s’intellectualisent progressivement : invention, travail, capitalisation ; de même pour ceux de la distribution : échange et contrat, commerce, finances, crédit, etc., de même pour ceux de la consommation, qui, au lieu de rester improductive, tendra à être de plus en plus reproductive de valeurs intellectuelles et morales.

Sur les ruines du matérialisme historique doit s’élever l’idéalisme historique, pour lequel les forces qui mènent le monde sont, non plus simplement les besoins matériels, mais encore et surtout les idées ou les sentimens supérieurs nés des idées. Le caractère des « idées-forces, » c’est d’échapper aux lois des sociétés humaines pour ne relever que des lois de la logique éternelle. Les idées ne sont pas régies par le « déterminisme économique » dont parle Marx. Elles obéissent, comme nous l’avons rappelé plus haut, à un déterminisme tout intérieur qui se confond avec ce qu’on nomme spontanéité, et qui ne peut produire ses effets que dans et par la plus complète liberté. Toute idée, d’ailleurs, n’est pas toujours immédiatement comprise et reconnue, sa valeur n’éclate pas aux yeux, ni même aux esprits. Méconnue, quelle autre ressource a-t-elle que la liberté ? Œuvre d’un libre élan vers le vrai, elle attend que les libres esprits la comprennent.

Sans doute il existe une loi de socialisation progressive et spontanée du travail mental, que nous avons mise en évidence ; mais nous n’avons vu cette loi porter que sur deux choses : 1° les instrumens, qui sont les méthodes, les principes et les grandes applications déjà connues ; 2° les résultats, qui tombent immédiatement dans le domaine social et deviennent la commune propriété de tous les hommes. Le travail lui-même, l’inspiration qui le soutient, l’invention d’où il procède ou à laquelle il aboutit conservent le sceau de la personnalité. Ils constituent la propriété typique, celle qui sort tout armée du cerveau du penseur ou de l’artiste. Dans le communisme, auquel trop de socialistes se croient obligés de tendre, le progrès scientifique, philosophique, esthétique, industriel, dépendrait ou d’examens, c’est-à-dire d’un vaste mandarinat de fonctionnaires ; ou d’élections, c’est-à-dire d’une vaste concurrence industrielle, scientifique et artistique. Ces deux moyens ne valent ni la liberté individuelle, ni l’association libre, qui ont pour elles l’avenir[16]. L’association, dit Platon, fait de l’impuissance de chacun la puissance de tous. Tocqueville a eu raison de dire que la grande science du XXe siècle serait la science de l’association ; mais l’association est elle-même, comme nous l’avons montré, le résultat d’un travail mental et moral. Vouloir s’associer et savoir s’associer, ce n’est pas chose donnée au premier venu ; ce n’est pas non plus un bien passif et tout fait qui vous tombe des nues, ou qu’on puisse réaliser par une révolution et par un décret du gouvernement ; c’est le résultat d’une lente série d’efforts personnels et collectifs, provoqués par des sympathies, réglés par des idées, aboutissant à des « synergies. » L’association est le triomphe des libres volontés et des intelligences. De plus, à la lutte matérielle pour la vie, l’association substitue l’accord pour la vie, et tout le mouvement de l’histoire, loin d’être une simple « guerre de classes, » est un concours des esprits ayant pour but cette paix finale, qui est le dernier effet du travail mental et moral.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Voir notamment le remarquable livre de M. André Liesse : le Travail aux points de vue scientifique, industriel et social : Paris, Guillaumin, 1899.
  2. Voir, sur ce sujet, Th. Ribot, Psychologie de l’attention ; Paris, Alcan, 1892.
  3. André Liesse, le Travail aux points de vue scientifique, industriel et social, p. 28.
  4. Mosso, la Fatigue : Paris. Alcan, 1892.
  5. A. Liesse, le Travail, p. 189.
  6. Voir Tarde, la Logique sociale ; Paris, Alcan, 1895, et les Lois de l’imitation, ibid., 1892.
  7. Aux États-Unis, précisément parce que la technique y est très avancée, on comprend mieux l’importance des inventeurs. Un économiste a remarqué que, dans ce pays, le travail d’invention, de combinaison, de création industrielle, est devenu une véritable spécialité, et non des moins importantes : le mot inventor est synonyme de starter, celui qui donne le signal du départ, qui lance dans une voie nouvelle.
    Non seulement les travailleurs manuels n’ont pas inventé les machines et, sauf quelques rares exceptions, n’ont laissé nulle part leur trace dans la mécanique, mais ils n’ont pas même pu inventer pour la terre de nouveaux engrais. Une société réduite à leur travail n’aurait fait aucun progrès sérieux. Supposons, comme on l’a fait, que la natalité s’arrête brusquement dans les classes de travailleurs intellectuels et continue de croître dans les classes ouvrières. Les découvertes, qui sont presque uniquement l’œuvre des classes intellectuelles, cesseront : « de savans agronomes, par exemple, ne pourront plus doubler les rendemens de la terre ; le travail seul devra fertiliser un sol insuffisant pour la population qui augmente, la population croîtra plus vite que les subsistances (Ch. Mourre, D’où vient la décadence économique de la France, Puis, Alcan, 1900.)>. » Ainsi sera vérifiée la loi de Malthus, et l’humanité marchera à la famine. Dans les pays où, au milieu d’une population ouvrière débordante, s’accroissent trop lentement les classes intellectuelles, dont le service de l’État et les professions libérales absorbent presque tous les membres, ces classes ne peuvent plus fournir des directeurs d’entreprises commerciales ou industrielles en nombre suffisant ; la production diminue et beaucoup d’ouvriers restent sans travail. C’est ce qui a lieu actuellement en Italie (Ch. Mourre. Ibid.); c’est ce qui aura lieu bientôt en France ; c’est ce qui ne se voit pas en Angleterre, en Allemagne, où beaucoup d’intellectuels ont l’esprit de renoncer aux professions libérales encombrées pour s’adonner aux professions agricoles, industrielles, commerciales, coloniales, le tout au plus grand profit de ces professions et de la nation entière.
  8. Comment ne pas éprouver de l’inquiétude quand un socialiste aussi savant que M. Andler termine son livre sur les Origines du socialisme d’État en Allemagne par cette perspective médiocrement rassurante : « Les sociétés décideront elles-mêmes du degré de civilisation intellectuelle ou matérielle qu’elles voudront se donner, par l’évaluation grande ou petite qu’elles feront des choses de l’esprit ou des produits économiques ? » — D’autant plus que M. Andler ajoute : « Il se peut que, dans les délibérations à ce sujet, on ne puisse jamais s’entendre, et que les majorités oppriment une élite. » — Ne serait-il pas, dès lors, plus prudent de laisser les élites libres et de ne pas remettre les décisions concernant la science à une collectivité nécessairement ignorante ?
  9. M. Andler, dans une étude, d’ailleurs très remarquable, sur le rôle social des coopératives (Revue de métaphysique et de morale, janvier 1900).
  10. M. Andler, Revue de métaphysique et de morale, janvier 1900.
  11. Le Travail, p. 143.
  12. Voyez Novicow, Les gaspillages des sociétés modernes ; Alcan, 1893.
  13. Les Origines du socialisme d’État en Allemagne, in-8o, 1897, Alcan.
  14. M. Belot, Revue philosophique, février 1896.
  15. Voyez l’exposé des revendications ouvrières dans le Droit au produit intégral du travail, par M. A. Menger, avec préface de M. Andler, Paris, 1900, Giard et Brière.
  16. Voyez, dans la Revue du 1er juin 1899, l’article de M. Charles Benoist ; L’Association dans la Démocratie.