Le Triomphe de l’amour (Marivaux)/Acte III

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Texte établi par Pierre DuviquetHaut Cœur et Gayet jeune (4p. 389-415).
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Acte III[modifier]

Scène première[modifier]

PHOCION, HERMIDAS


PHOCION

Viens que je te parle, Corine. Tout me répond d’un succès infaillible. Je n’ai plus qu’un léger entretien à avoir avec Agis ; il le désire autant que moi. Croirais-tu pourtant que nous n’avons pu y parvenir ni l’un ni l’autre ? Hermocrate et sa sœur m’ont obsédée tour à tour ; ils doivent tous deux m’épouser en secret : je ne sais combien de mesures sont prises pour ces mariages imaginaires. Non, on ne saurait croire combien l’amour égare ces têtes qu’on appelle sages ; et il a fallu tout écouter, parce que je n’ai pas encore terminé avec Agis. Il m’aime tendrement comme Aspasie : pourrait-il me haïr comme Léonide ?

HERMIDAS

Non, Madame, achevez ; la princesse Léonide, après tout ce qu’elle a fait, doit lui paraître encore plus aimable qu’Aspasie.

PHOCION

Je pense comme toi ; mais sa famille a péri par la mienne.

HERMIDAS

Votre père hérita du trône, et ne l’a pas ravi.

PHOCION

Que veux-tu ? J’aime et je crains. Je vais pourtant agir comme certaine du succès. Mais, dis-moi, as-tu fait porter mes lettres au château ?

HERMIDAS

Oui, Madame ; Dimas, sans savoir pourquoi, m’a fourni un homme à qui je les ai remises ; et comme la distance d’ici au château est petite, vous aurez bientôt des nouvelles. Mais quel ordre donnez-vous au seigneur Ariston, à qui s’adressent vos lettres ?

PHOCION

Je lui dis de suivre celui qui les lui rendra ; d’arriver ici avec ses gardes et mon équipage : ce n’est qu’en prince que je veux qu’Agis sorte de ces lieux. Et toi, Corine, pendant que je t’attends ici, va te poser à l’entrée du jardin où doit arriver Ariston ; et viens m’avertir dès qu’il sera venu. Va, pars, et mets le comble à tous les services que tu m’as rendu.

HERMIDAS

Je me sauve. Mais vous n’êtes pas quitte de Léontine ; la voilà qui vous cherche.

Scène II[modifier]

LÉONTINE, PHOCION


LÉONTINE

J’ai un mot à vous dire, mon cher Phocion ; le sort en est jeté ; nos embarras vont finir.

PHOCION

Oui, grâces au ciel.

LÉONTINE

Je ne dépends que de moi, nous allons être pour jamais unis. Je vous ai dit que c’est un spectacle que je ne voulais pas donner ici, mais les mesures que nous avons prises ne me paraissent pas décentes ; vous avez envoyé chercher un équipage, qui doit nous attendre à quelques pas de la maison, n’est-il pas vrai ? Ne vaudrait-il pas mieux, au lieu de nous en aller ensemble, que je partisse la première, et que je me rendisse à la ville en vous attendant ?

PHOCION

Oui-da, vous avez raison ; partez, c’est fort bien dit.

LÉONTINE

Je vais dès cet instant me mettre en état de cela, et dans deux heures je ne serai pas ici ; mais, Phocion, hâtez-vous de me suivre.

PHOCION

Commencez par me quitter, pour vous hâter vous-même.

LÉONTINE

Que d’amour ne me devez-vous pas !

PHOCION

Je sais que le vôtre est impayable, mais ne vous amusez point.

LÉONTINE

Il n’y avait que vous dans le monde capable de m’engager à la démarche que je fais.

PHOCION

La démarche est innocente, et vous n’y courez aucun hasard ; allez vous y préparer.

LÉONTINE

J’aime à voir votre empressement ; puisse-t-il durer toujours !

PHOCION

Et puissiez-vous y répondre par le vôtre car votre lenteur m’impatiente.

LÉONTINE

Je vous avoue que je ne sais quoi de triste s’empare quelquefois de moi.

PHOCION

Ces réflexions-là sont-elles de saison ? Je ne me sens que de la joie, moi.

LÉONTINE

Ne vous impatientez plus, je pars : car voici mon frère, que je ne veux point voir dans ce moment-ci.

PHOCION

Encore ce frère ! Ce ne sera donc jamais fait !


Scène III[modifier]

HERMOCRATE, PHOCION


PHOCION

Eh bien ! Hermocrate, je vous croyais occupé à vous arranger pour votre départ.

HERMOCRATE

Ah ! charmante Aspasie, si vous saviez combien je suis combattu !

PHOCION

Ah ! si vous saviez combien je suis lasse de vous combattre ! Qu’est-ce que cela signifie ? On n’est jamais sûr de rien avec vous.

HERMOCRATE

Pardonnez ces agitations à un homme dont le cœur promettait plus de force.

PHOCION

Eh ! votre cœur fait bien des façons, Hermocrate ; soyez agité tant que vous voudrez ; mais partez, puisque vous ne voulez pas faire le mariage ici.

HERMOCRATE

Ah !

PHOCION

Ce soupir-là n’expédie rien.

HERMOCRATE

Il me reste encore une chose à vous dire, et qui m’embarrasse beaucoup.

PHOCION

Vous ne finissez rien, il y a toujours un reste.

HERMOCRATE

Vous confierai-je tout ? Je vous ai abandonné mon cœur, et je vais être à vous, ainsi il n’y a plus rien à vous cacher.

PHOCION

Après ?

HERMOCRATE

J’élève Agis depuis l’âge de huit ans ; je ne saurais le quitter si tôt, souffrez qu’il vive avec nous quelque temps, et qu’il vienne nous retrouver.

PHOCION

Eh ! Qui est-il donc ?

HERMOCRATE

Nos intérêts vont devenir communs : apprenez un grand secret. Vous avez entendu parler de Cléomène ; Agis est son fils, échappé de la prison dès son enfance.

PHOCION

Votre confidence est en de bonnes mains.

HERMOCRATE

Jugez avec combien de soin il faut que je le cache, et de ce qu’il deviendrait entre les mains d’une Princesse qui le fait chercher à son tour, et qui apparemment ne respire que sa mort.

PHOCION

Elle passe pourtant pour équitable et généreuse.

HERMOCRATE

Je ne m’y fierais pas ; elle est née d’un sang qui n’est ni l’un ni l’autre.

PHOCION

On dit qu’elle épouserait Agis, si elle le connaissait, d’autant plus qu’ils sont du même âge.

HERMOCRATE

Quand il serait possible qu’elle le voulût, la juste haine qu’il a pour elle l’en empêcherait.

PHOCION

J’aurais cru que la gloire de pardonner à ses ennemis valait bien l’honneur de les haïr toujours, surtout quand ces ennemis sont innocents du mal qu’on nous a fait.

HERMOCRATE

S’il n’y avait pas un trône à gagner en pardonnant, vous auriez raison, mais le prix du pardon gâte tout ; quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas de cela.

PHOCION

Agis aura lieu d’être content.

HERMOCRATE

Il ne sera pas longtemps avec nous ; nos amis fomentent une guerre chez l’ennemi, auquel il se joindra ; les choses s’avancent, et peut-être bientôt les verra-t-on changer de face.

PHOCION

Se défera-t-on de la Princesse ?

HERMOCRATE

Elle n’est que l’héritière des coupables ; ce serait là se venger d’un crime par un autre, et Agis n’en est point capable : il suffira de la vaincre.

PHOCION

Voilà, je pense, tout ce que vous avez à me dire ; allez prendre vos mesures pour partir.

HERMOCRATE

Adieu, chère Aspasie ; je n’ai plus qu’une heure ou deux à demeurer ici.

Scène IV[modifier]

PHOCION, ARLEQUIN, DIMAS


PHOCION

Enfin serai-je libre ? Je suis persuadée qu’Agis attend le moment de pouvoir me parler ; cette haine qu’il a pour moi me fait trembler pourtant. Mais que veulent encore ces domestiques ?

ARLEQUIN

Je suis votre serviteur, Madame.

DIMAS

Je vous saluons, Madame.

PHOCION

Doucement donc !

DIMAS

N’appriandez rin, je sommes seuls.

PHOCION

Que me voulez-vous ?

ARLEQUIN

Une petite bagatelle.

DIMAS

Oui, je venons ici tant seulement pour régler nos comptes.

ARLEQUIN

Pour voir comment nous sommes ensemble.

PHOCION

Et de quoi est-il question ? Faites vite, car je suis pressée.

DIMAS

Ah çà ! comme dit stautre, vous avons-je fait de bonne besogne ?

PHOCION

Oui, vous m’avez bien servie tous deux.

DIMAS

Et voute ouvrage à vous, est-il avancé ?

PHOCION

Je n’ai plus qu’un mot à dire à Agis qui m’attend.

ARLEQUIN

Fort bien ; puisqu’il vous attend, ne nous pressons pas.

DIMAS

Parlons d’affaire ; j’avons vendu du noir, que c’est une marveille ! j’avons affronté le tiers et le quart.

ARLEQUIN

Il n’y a point de fripons comparables à nous.

DIMAS

J’avons fait un étouffement de conscience qui était bian difficile, et qui est bian méritoire.

ARLEQUIN

Tantôt vous étiez garçon, ce qui n’était pas vrai ; tantôt vous étiez une fille, ce que je ne savons pas.

DIMAS

Des amours pour sti-ci, et pis pour stelle-là. J’avons jeté voute cœur à tout le monde, pendant qu’il n’était à parsonne de tout ça.

ARLEQUIN

Des portraits pour attraper les visages que vous donneriez pour rien, et qui ont pris le barbouillage de leur mine pour argent comptant.

PHOCION

Mais achèverez-vous ? Où cela va-t-il ?

DIMAS

Voute manigance est bientôt finie. Combian voulez-vous bailler de la finale ?

PHOCION

Que veux-tu dire ?

ARLEQUIN

Achetez le reste de l’aventure ; nous la vendrons à un prix raisonnable.

DIMAS

Faites marché avec nous, ou bian je rompons tout.

PHOCION

Ne vous ai-je pas promis de faire votre fortune ?

DIMAS

Eh bian ! baillez-nous voute parole en argent comptant.

ARLEQUIN

Oui ; car quand on n’a plus besoin des fripons, on les paie mal.

PHOCION

Mes enfants, vous êtes des insolents.

DIMAS

Oh ! ça se peut bian.

ARLEQUIN

Nous tombons d’accord de l’insolence.

PHOCION

Vous me fâchez ; et voici ma réponse. C’est que, si vous me nuisez, si vous n’êtes pas discrets, je vous ferai expier votre indiscrétion dans un cachot. Vous ne savez pas qui je suis ; et je vous avertis que j’en ai le pouvoir. Si au contraire vous gardez le silence, je tiendrai toutes les promesses que je vous ai faites. Choisissez. Quant à présent, retirez-vous, je vous l’ordonne ; et réparez votre faute par une prompte obéissance.

DIMAS
, à Arlequin.

Que ferons-je, camarade ? Alle me baille de la peur ; continuerons-je l’insolence ?

ARLEQUIN

Non, c’est peut-être le chemin du cachot ; et j’aime encore mieux rien que quatre murailles. Partons.

Scène V[modifier]

PHOCION, AGIS


PHOCION
, à part.

J’ai bien fait de les intimider. Mais voici Agis.

AGIS

Je vous retrouve donc, Aspasie, et je puis un moment vous parler en liberté. Que n’ai-je pas souffert de la contrainte où je me suis vu ! J’ai presque haï Hermocrate et Léontine de toute l’amitié qu’ils vous marquent ; mais qui est-ce qui ne vous aimerait pas ? Que vous êtes aimable, Aspasie, et qu’il m’est doux de vous aimer !

PHOCION

Que je me plais à vous l’entendre dire, Agis ! Vous saurez bientôt, à votre tour, de quel prix votre cœur est pour le mien. Mais, dites-moi ; cette tendresse, dont la naïveté me charme, est-elle à l’épreuve de tout ? Rien n’est-il capable de me la ravir ?

AGIS

Non ; je ne la perdrai qu’en cessant de vivre.

PHOCION

Je ne vous ai pas tout dit, Agis ; vous ne me connaissez pas encore.

AGIS

Je connais vos charmes ; je connais la douceur des sentiments de votre âme, rien ne peut m’arracher à tant d’attraits, et c’en est assez pour vous adorer toute ma vie.

PHOCION

Ô dieux ! que d’amour ! Mais plus il m’est cher, et plus je crains de le perdre ; je vous ai déguisé qui j’étais, et ma naissance vous rebutera peut-être.

AGIS

Hélas ! vous ne savez pas qui je suis moi-même, ni tout l’effroi que m’inspire pour vous la pensée d’unir mon sort au vôtre. Ô cruelle princesse, que j’ai de raisons de te hair !

PHOCION

Eh ! de qui parlez-vous, Agis ? Quelle princesse haïssez-vous tant ?

AGIS

Celle qui règne, Aspasie ; mon ennemie et la vôtre. Mais quelqu’un vient qui m’empêche de continuer.

PHOCION

C’est Hermocrate. Que je le hais de nous interrompre ! Je ne vous laisse que pour un moment, Agis, et je reviens dès qu’il vous aura quitté. Ma destinée avec vous ne dépend plus que d’un mot. Vous me haïssez, sans le savoir pourtant.

AGIS

Moi, Aspasie ?

PHOCION

On ne me donne pas le temps de vous en dire davantage. Finissez avec Hermocrate.

Scène VI[modifier]

AGIS, seul.


Je n’entends rien à ce qu’elle veut dire. Quoi qu’il en soit, je ne saurais disposer de moi sans en avertir Hermocrate.


Scène VII[modifier]

HERMOCRATE, AGIS


HERMOCRATE

Arrêtez, Prince, il faut que je vous parle… Je ne sais par où commencer ce que j’ai à vous dire.

AGIS

Quel est donc le sujet de votre embarras, Seigneur ?

HERMOCRATE

Ce que vous n’auriez peut-être jamais imaginé ; ce que j’ai honte de vous avouer ; mais ce que, toute réflexion faite, il faut pourtant vous apprendre.

AGIS

À quoi ce discours-là nous prépare-t-il ? Que vous serait-il donc arrivé ?

HERMOCRATE

D’être aussi faible qu’un autre.

AGIS

Eh ! de quelle espèce de faiblesse s’agit-il, Seigneur ?

HERMOCRATE

De la plus pardonnable pour tout le monde, de la plus commune ; mais de la plus inattendue chez moi. Vous savez ce que je pensais de la passion qu’on appelle amour.

AGIS

Et il me semble que vous exagériez un peu là-dessus.

HERMOCRATE

Oui, cela se peut bien ; mais que voulez-vous ? Un solitaire qui médite, qui étudie, qui n’a de commerce qu’avec son esprit, et jamais avec son cœur, un homme enveloppé de l’austérité de ses mœurs n’est guère en état de porter son jugement sur certaines choses ; il va toujours trop loin.

AGIS

Il n’en faut pas douter, vous tombiez dans l’excès.

HERMOCRATE

Vous avez raison ; je pense comme vous ; car que ne disais-je pas ? Que cette passion était folle, extravagante, indigne d’une âme raisonnable ; je l’appelais un délire ; et je ne savais ce que je disais. Ce n’était pas là consulter ni la raison ni la nature ; c’était critiquer le ciel même.

AGIS

Oui ; car dans le fond, nous sommes faits pour aimer.

HERMOCRATE

Comment donc ! c’est un sentiment sur qui tout roule.

AGIS

Un sentiment qui pourrait bien se venger un jour du mépris que vous en avez fait.

HERMOCRATE

Vous m’en menacez trop tard.

AGIS

Pourquoi donc ?

HERMOCRATE

Je suis puni.

AGIS

Sérieusement ?

HERMOCRATE

Faut-il vous dire tout ? Préparez-vous à me voir changer bientôt d’état, à me suivre, si vous m’aimez : je pars aujourd’hui, et je me marie.

AGIS

Est-ce là le sujet de votre embarras ?

HERMOCRATE

Il n’est pas agréable de se dédire ; et je reviens de loin.

AGIS

Et moi je vous en félicite : il vous manquait de connaître ce que c’était que le cœur.

HERMOCRATE

J’en ai reçu une leçon qui me suffit, et je ne m’y tromperai plus. Si vous saviez au reste avec quel excès d’amour, avec quelle industrie de passion on est venu me surprendre, vous augureriez mal d’un cœur qui ne se serait pas rendu. La sagesse n’instruit point à être ingrat ; et je l’aurais été. On me voit plusieurs fois dans la forêt, on prend du penchant pour moi, on essaie de le perdre, on ne saurait : on se résout à me parler, mais ma réputation intimide. Pour ne point risquer un mauvais accueil, on se déguise, on change d’habit, on devient le plus beau de tous les hommes ; on arrive ici, on est reconnu. Je veux qu’on se retire ; je crois même que c’est à vous à qui on en veut ; on me jure que non. Pour me convaincre, on me dit : je vous aime ; en doutez-vous ? Ma main, ma fortune, tout est à vous avec mon cœur : donnez-moi le vôtre ou guérissez le mien ; cédez à mes sentiments, ou apprenez-moi à les vaincre ; rendez-moi mon indifférence, ou partagez mon amour ; et l’on me dit tout cela avec des charmes, avec des yeux, avec des tons qui auraient triomphé du plus féroce de tous les hommes.

AGIS
, agité.

Mais, Seigneur, cette tendre amante qui se déguise, l’ai-je vue ici ? Y est-elle venue ?

HERMOCRATE

Elle y est encore.

AGIS

Je n’y vois que Phocion.

HERMOCRATE

C’est elle-même ; mais n’en dites mot. Voici ma sœur qui vient.


Scène VIII[modifier]

LÉONTINE, HERMOCRATE, AGIS


AGIS
, à part.

La perfide ! qu’a-t-elle prétendu en me trompant ?

LÉONTINE

Je viens vous avertir d’une petite absence que je vais faire à la ville, mon frère.

HERMOCRATE

Hé chez qui allez-vous donc, Léontine ?

LÉONTINE

Chez Phrosine, dont j’ai reçu des nouvelles, et qui me presse d’aller la voir.

HERMOCRATE

Nous serons donc tous deux absents ; car je pars aussi dans une heure, je le disais même à Agis.

LÉONTINE

Vous partez, mon frère ! Hé chez qui allez-vous à votre tour ?

HERMOCRATE

Rendre visite à Criton.

LÉONTINE

Quoi ! à la ville comme moi ? Il est assez particulier que nous y ayons tous deux affaire ; vous vous souvenez de ce que vous m’avez dit tantôt : votre voyage ne cache-t-il pas quelque mystère ?

HERMOCRATE

Voilà une question qui me ferait douter des motifs du vôtre ; vous vous souvenez aussi des discours que vous m’avez tenus ?

LÉONTINE

Hermocrate, parlons à cœur ouvert : tenez, nous nous pénétrons ; je ne vais point chez Phrosine.

HERMOCRATE

Dès que vous parlez sur ce ton-là, je n’aurai pas moins de franchise que vous ; je ne vais point chez Criton.

LÉONTINE

C’est mon cœur qui me conduit où je vais.

HERMOCRATE

C’est le mien qui me met en voyage.

LÉONTINE

Oh ! sur ce pied-là, je me marie.

HERMOCRATE

Hé bien, je vous en offre autant.

LÉONTINE

Tant mieux, Hermocrate, et grâce à notre mutuelle confidence, je crois que celui que j’aime et moi, nous nous épargnerons les frais du départ : il est ici, et puisque vous savez tout, ce n’est pas la peine de nous aller marier plus loin.

HERMOCRATE

Vous avez raison, et je ne partirai point non plus ; nos mariages se feront ensemble, car celle à qui je me donne est ici aussi.

LÉONTINE

Je ne sais pas où elle est ; pour moi, c’est Phocion que j’épouse.

HERMOCRATE

Phocion !

LÉONTINE

Oui, Phocion.

HERMOCRATE

Qui donc ? Celui qui est venu nous trouver ici ? celui pour lequel vous me parliez tantôt ?

LÉONTINE

Je n’en connais point d’autre.

HERMOCRATE

Mais attendez donc, je l’épouse aussi, moi, et nous ne pouvons pas l’épouser tous deux.

LÉONTINE

Vous l’épousez, dites-vous ? vous n’y rêvez pas ?

HERMOCRATE

Rien n’est plus vrai.

LÉONTINE

Qu’est-ce que cela signifie ? Quoi ! P hocion qui m’aime d’une tendresse infinie, qui a fait faire mon portrait sans que je le susse !

HERMOCRATE

Votre portrait ! ce n’est pas le vôtre, c’est le mien qu’il a fait faire à mon insu.

LÉONTINE

Mais ne vous trompez-vous pas ? Voici le sien, le reconnaissez-vous ?

HERMOCRATE

Tenez, ma sœur, en voilà le double ; le vôtre est en homme, et le mien est en femme ; c’en est toute la différence.

LÉONTINE

Juste ciel ! où en suis-je ?

AGIS

Oh ! c’en est fait, je n’y saurais plus tenir ; elle ne m’a point donné de portrait, mais je dois l’épouser aussi.

HERMOCRATE

Quoi ! vous aussi, Agis ? quelle étrange aventure !

LÉONTINE

Je suis outrée, je l’avoue.

HERMOCRATE

Il n’est pas question de se plaindre ; nos domestiques étaient gagnés, je crains quelques desseins cachés ; hâtons-nous, Léontine, ne perdons point de temps : il faut que cette fille s’explique, et nous rende compte de son imposture.

Scène IX[modifier]

AGIS, PHOCION


AGIS
, sans voir Phocion.

Je suis au désespoir !

PHOCION

Les voilà donc partis, ces importuns ! Mais qu’avez-vous, Agis ? Vous ne me regardez pas ?

AGIS

Que venez-vous faire ici ? Qui de nous trois doit vous épouser, d’Hermocrate, de Léontine ou de moi ?

PHOCION

Je vous entends ; tout est découvert.

AGIS

N’avez-vous pas votre portrait à me donner, comme aux autres ?

PHOCION

Les autres n’auraient pas eu ce portrait, si je n’avais pas eu dessein de vous donner la personne.

AGIS

Et moi, je la cède à Hermocrate. Adieu, perfide ; adieu, cruelle ! Je ne sais de quels noms vous appeler. Adieu pour jamais. Je me meurs !…

PHOCION

Arrêtez, cher Agis ; écoutez-moi.

AGIS

Laissez-moi, vous dis-je.

PHOCION

Non, je ne vous quitte plus ; craignez d’être le plus ingrat de tous les hommes, si vous ne m’écoutez pas.

AGIS

Moi, que vous avez trompé !

PHOCION

C’est pour vous que j’ai trompé tout le monde, et je n’ai pu faire autrement ; tous mes artifices sont autant de témoignages de ma tendresse, et vous insultez, dans votre erreur, au cœur le plus tendre qui fut jamais. Je ne suis point en peine de vous calmer ; tout l’amour que vous me devez, tout celui que j’ai pour vous, vous ne le savez pas. Vous m’aimerez, vous m’estimerez, vous me demanderez pardon.

AGIS

Je n’y comprends rien.

PHOCION

J’ai tout employé pour abuser des cœurs dont la tendresse était l’unique voie qui me restait pour obtenir la vôtre, et vous étiez l’unique objet de tout ce qu’on m’a vu faire.

AGIS

Hélas ! puis-je vous en croire, Aspasie ?

PHOCION

Dimas et Arlequin, qui savent mon secret, qui m’ont servie, vous confirmeront ce que je vous dis là ; interrogez-les, mon amour ne dédaigne pas d’avoir recours à leur témoignage.

AGIS

Ce que vous me dites là est-il possible, Aspasie ? On n’a donc jamais tant aimé que vous le faites.

PHOCION

Ce n’est pas là tout ; cette Princesse, que vous appelez votre ennemie et la mienne…

AGIS

Hélas ! s’il est vrai que vous m’aimiez, peut-être un jour vous fera-t-elle pleurer ma mort ; elle n’épargnera pas le fils de Cléomène.

PHOCION

Je suis en état de vous rendre l’arbitre de son sort.

AGIS

Je ne lui demande que de nous laisser disposer du nôtre.

PHOCION

Disposez vous-même de sa vie ; c’est son cœur ici qui vous la livre.

AGIS

Son cœur ! vous Léonide, Madame ?

PHOCION

Je vous disais que vous ignoriez tout mon amour, et le voilà tout entier.

AGIS
se jette à genoux.

Je ne puis plus vous exprimer le mien.

Scène X[modifier]

LÉONTINE, HERMOCRATE, PHOCION, AGIS


HERMOCRATE

Que vois-je ? Agis à ses genoux !(Il s’approche.) De qui est ce portrait-là ?

PHOCION

C’est de moi.

LÉONTINE

Et celui-ci, fourbe que vous êtes ?

PHOCION

De moi. Voulez-vous que je les reprenne, et que je vous rende les vôtres ?

HERMOCRATE

Il ne s’agit point ici de plaisanterie. Qui êtes-vous ? quels sont vos desseins ?

PHOCION

Je vais vous les dire, mais laissez-moi parler à Corine qui vient à nous.

Scène dernière[modifier]

HERMIDAS, DIMAS, ARLEQUIN, et le reste des acteurs.


DIMAS

Noute maître, je vous avartis qu’il y a tout plain d’hallebardiers au bas de noute jardrin ; et pis des soudards et pis des carrioles dorées.

HERMIDAS

Madame, Ariston est arrivé.

PHOCION
, à Agis.

Allons, Seigneur, venez recevoir les hommages de vos sujets. Il est temps de partir ; vos gardes vous attendent. (À Hermocrate et à Léontine.) Vous, Hermocrate, et vous, Léontine, qui d’abord refusiez tous deux de me garder, vous sentez le motif de mes feintes : je voulais rendre le trône à Agis, et je voulais être à lui. Sous mon nom j’aurais peut-être révolté son cœur, et je me suis déguisée pour le surprendre ; ce qui n’aurait encore abouti à rien, si je ne vous avais pas abusés vous-mêmes. Au reste, vous n’êtes point à plaindre, Hermocrate ; je laisse votre cœur entre les mains de votre raison. Pour vous, Léontine, mon sexe doit avoir déjà dissipé tous les sentiments que vous avait inspirés mon artifice.