Le Troisième Centenaire de Cervantes

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Le Troisième Centenaire de Cervantes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 591-619).
LE TROISIÈME CENTENAIRE
DE
CERVANTES

L’Espagne vient de célébrer le troisième centenaire de la mort de Miguel de Cervantes, décédé à Madrid le 23 avril 1616, le jour même où s’éteignait à Stratford-sur-Avon son émule William Shakspeare. Est-ce cette curieuse coïncidence qui a décidé les Espagnols à se livrer à une nouvelle apothéose de leur plus grand écrivain, qu’ils avaient déjà fêté très copieusement en 1905, lors du troisième centenaire du Don Quichotte ? Cela semble peu probable. D’autres motifs malaisés à discerner nous ont donc valu la fête de cette année, qui, à un intervalle si rapproché, ne pouvait guère offrir qu’une copie atténuée de la première : onze ans ne suffisent pas pour renouveler un sujet. En 1905, écrivains notoires, érudits de toute taille, hommes politiques, militaires, marins, médecins et criminalistes avaient abondamment parlé et écrit ; plusieurs avaient même, comme on dit, vidé leur sac jusqu’au fond. L’Espagne, pendant quelques mois, fut comme submergée par une inondation de papier noirci, au profit de Cervantes ou à son détriment. A côté de travaux fort recommandables et d’heureuses trouvailles de nature à éclairer l’homme et l’œuvre, on vit surgir un trop grand nombre d’improvisations ou de fantaisies sans portée, qui ont inutilement grossi la liste déjà imposante des écrits antérieurs sur le grand Miguel, dressée dès 1895 par un très méritant cervantiste catalan, Leopoldo Rius. Depuis, le calme s’est rétabli dans la république des lettres espagnoles : les manifestans ont passé à d’autres exercices, et il n’est resté de la fête que les quelques travaux de détail qui méritaient de lui survivre ou quelques entreprises de longue haleine qu’elle avait suscitées et qui se continuent sous nos yeux. En ces dernières années, un seul incident a remis en ébullition le petit monde des cervantistes. Il s’agit de la découverte d’un portrait à l’huile de Cervantes, daté de l’an 1600, et que son propriétaire a généreusement cédé à l’Académie espagnole. Comme on pouvait s’y attendre, l’authenticité de l’œuvre a provoqué de nombreuses controverses qui n’ont pas abouti à la rendre certaine. Ne le regrettons pas, car ce portrait est fort laid, peu expressif, et aucun trait n’y répond indiscutablement à la jolie esquisse tracée de son physique par Cervantes lui-même dans le prologue des Nouvelles.

Des commémorations de grands écrivains fournissent volontiers le prétexte à une étude rétrospective de leur renommée et remettent sur le tapis des questions débattues, que chaque époque résout à sa façon et qui demeurent néanmoins éternellement ouvertes. Comment Cervantes a-t-il été compris et jugé d’abord par les siens, puis par les étrangers qu’a séduits son génie, et quelle intention profonde, — si intention et profondeur il y a, — doit-on reconnaître à son œuvre principale, celle qui seule a rendu son nom immortel ? A ces deux questions il serait difficile en ce temps-ci de n’en pas joindre une troisième : en quelle mesure le livre si représentatif de l’âme espagnole à un moment de plein épanouissement, répond-il aux sentimens et aux aspirations de la même âme quelque peu troublée et hésitante aujourd’hui ?


I

Lorsque parut en 1605, à Madrid, la première partie de l’Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, Cervantes n’était que l’auteur de la Galatée et d’une trentaine de pièces de théâtre, dont il avoue lui-même le médiocre succès, en disant simplement qu’elles échappèrent aux sifflets des habitués du parterre comme aux projectiles variés, concombres ou autres légumes, que ces juges aussi sévères que brutaux avaient coutume de lancer sur la scène pour marquer leur mécontentement : en somme, déjà admis dans la confrérie des gens de lettres, écrivain (ingenio) connu et estimé, mais non pas célèbre. Pour s’y faire agréer, il avait pris ses précautions et, suivant un usage très répandu en Espagne, il avait inséré dans sa pastorale un morceau assez obséquieux à l’adresse de ses émules (Le Chant de Calliope), où il distribua à chacun plus que son compte d’éloges outrés, espérant capter ainsi leurs bonnes grâces et obtenir d’eux, en retour, de sérieux coups d’encensoir. L’une des strophes de ce panégyrique visait Lope de Vega, alors, en 1585, un débutant, mais en passe déjà, grâce à une forme de drame bien adaptée au goût du jour qu’il fit sienne, de devenir l’auteur préféré des Madrilènes, amateurs passionnés de théâtre. Les deux hommes, que leur nation choya et glorifia de leur vivant presque au même degré, auraient pu se contenter de régner l’un sur le roman, l’autre sur la comedia ; mais comme le violon d’Ingres est de tous les pays et de tous les temps, Cervantes ne pardonna pas à Lope de lui avoir ravi la première place au théâtre où il comptait réussir, et celui-ci enragea de n’avoir jamais pu écrire une nouvelle du genre italien capable de soutenir la comparaison avec celles de son rival. Ils devinrent ennemis et se firent une guerre assez vive à coups d’épingles ; seulement Lope, ayant eu l’avantage de survivre à Cervantes une vingtaine d’années, resta maître du terrain et contribua, soit par un silence dédaigneux, soit par d’autres manœuvres, à rabaisser l’auteur du Don Quichotte. Et qu’on ne dise pas qu’il se radoucit vers la fin de sa vie, dans ce Laurier d’Apollon, long poème qui forme le pendant du Chant de Calliope, et où Cervantes est en apparence bien traité. En fait, de quoi Lope le loue-t-il ? De sa blessure de Lépante, qui n’a rien à voir avec la littérature, et de ses vers « tendres, sonores et élégans, » alors que chacun savait en Espagne que le grand écrivain en prose n’eut jamais que l’étoffe d’un piètre versificateur. Prôner le côté faible du talent d’un ennemi et se taire sur le reste, n’est-ce pas d’une assez jolie perfidie ?

Le succès de la première partie du Don Quichotte fut éclatant : quatre éditions dans la seule année 1605, dont deux à Madrid, une à Valence et une à Lisbonne, ce qui, pour l’époque et pour un pays où on lit peu, atteste une vogue extraordinaire. Très vite aussi, le livre se répandit dans les pays étrangers soumis à la domination espagnole, à Milan, aux Pays-Bas. Ailleurs, les traducteurs se mirent sans plus tarder à l’œuvre : la traduction de l’Anglais Thomas Shelton date de 1612, celle de notre César Oudin de 1614. Sauf quelques esprits chagrins et malintentionnés dont nous aurons à définir l’attitude, toute l’Espagne, et à sa suite toute l’Europe, se mit à rire de bon cœur et s’engoua des parades héroï-comiques du bon chevalier de la Manche tout autant que des malices et des « simplicités » de Sancho Panza. Les neuf dixièmes des Espagnols ne goûtèrent dans le roman que le côté bouffon, la fantaisie des inventions et le persiflage de ridicules que ceux-là mêmes qui en étaient atteints furent amenés par la bonne grâce de l’auteur à trouver réussi. Si l’on voulait, par comparaison, se former une idée exacte de l’accueil fait au Don Quichotte en Espagne, il faudrait se remémorer celui que reçut chez nous le premier Tartarin, en tenant compte, bien entendu, de la différence des milieux et de la distance qui séparera toujours le vrai inventeur de l’imitateur de grand talent. Donc œuvre drolatique, divertissante et satirique sans trop d’âpreté, œuvre « de délassement, » comme on disait alors : voilà sous quelle rubrique l’Espagne classa ce roman, qui avec le temps devait devenir son plus grand livre et même, d’après certains étrangers médisans, son seul livre, puisqu’il dispensait de lire tous les autres.

Ce qui, en outre, laissa au Don Quichotte son étiquette de livre simplement amusant, ce fut le verdict des critiques patentés, non pas seulement de ceux qui avaient des raisons personnelles d’en vouloir à l’auteur, tels que Lope de Vega, mais du groupe très nombreux et très influent des mandarins de lettres, des licenciés et des docteurs, de ce que nous nommerions maintenant « le monde universitaire. » Pour cette coterie présomptueuse d’écrivains imprégnés ou seulement barbouillés d’humanités, Cervantes n’était qu’un philistin, un lego (laicus), sans études classiques, nous dirions un produit de l’enseignement moderne, et les Espagnols disaient, eux aussi, un romansista, pour désigner celui qui ne possédait que sa langue maternelle, son romance, et ne savait pas de latin. Il faut voir quel ton de supériorité et de pédanterie prend Lope de Vega en parlant des nouvelles de Cervantes, auxquelles il veut bien concéder de l’esprit et du style, mais qui. dit-il, ne sauraient être exemplaires, c’est-à-dire nourries de pensées morales, car il faudrait pour cela qu’elles fussent l’œuvre d’ « hommes scientifiques. » Déjà ce mot de scientifique, dont on a fait un si grand abus depuis ! Cervantes, qui dans le prologue du premier Don Quichotte bafoue très impitoyablement ces pédans et ces « scientifiques, » sentait, il ne le cache pas, les lacunes de sa culture intellectuelle et il en souffrait. Ce n’est pas par fausse humilité qu’il y parle de son roman « dépourvu d’érudition et de doctrine » ou qu’il confesse le « peu de lettres » que d’autres plus heureux et fortunés pouvaient lui reprocher. Avouons-le, les « scientifiques » n’avaient pas tout à fait tort. Cervantes passe à juste titre et partout, même sous les trahisons des traducteurs, pour un très grand, un charmant et un spirituel écrivain ; mais pour les Espagnols, vrais connaisseurs de leur idiome, il n’est pas toujours un bon écrivain. Certains de ses défauts, il les partage à vrai dire avec beaucoup de ses compatriotes, en ce sens qu’il improvise et ne compose pas, qu’il écrit trop souvent au hasard de la plume, sans savoir jusqu’où il ira ni par quoi il finira. A lui, du moins à plusieurs de ses écrits, aux longs plutôt qu’aux courts, s’applique cette pensée du pénétrant moraliste Balthazar Gracian : « Il y a des gens pour qui tout consiste à commencer et qui ne finissent jamais ; ils inventent et ne continuent pas... Cela tient à une certaine impatience d’esprit, qui est le défaut des Espagnols. » Formé par l’enseignement universitaire et surtout nourri de lectures classiques, il eût sans doute mieux combiné le plan de plus d’un de ses ouvrages et il eût mieux surveillé sa syntaxe, parfois assez incorrecte ou molle. Cette question du style de Cervantes vaut qu’on s’y arrête un peu, quoiqu’elle ne serve pas à expliquer la fortune de son grand roman. Entre les puristes qui effaceraient des éclairs de génie pour redresser une phrase à leur avis boiteuse et les cervantistes qui admirent tout aveuglément, traitant le texte de Cervantes comme un texte sacré dont les plus évidentes aberrations doivent être respectées, il semble qu’il y ait une opinion moyenne à défendre et qui consisterait à tenir Cervantes pour un écrivain hors de pair, quoique parfois sommeillant. Par exemple, en aucun cas on ne doit accueillir celle de quelques critiques allemands qui, du haut de leur incompétence, proclament Cervantes le créateur de la prose castillane. Vingt auteurs pris dans tous les compartimens de la littérature démentent une telle exagération, et quand le Don Quichotte parut en 1605, tous les genres presque pouvaient montrer des chefs-d’œuvre. En matière de style, Cervantes n’a pas été un initiateur. Il a su tirer parti à la fois des modèles dont il disposait et des ressources infinies de la langue populaire, puis il s’est appliqué à assouplir la prose narrative castillane encore un peu raide et empesée en y introduisant la dose voulue de grâce et d’ironie qu’il emprunta à son maître Arioste. En cela consiste, semble-t-il, son mérite essentiel et le moins contestable.

Quoi qu’il en soit et quelque jugement que les arbitres du goût aient porté et portent sur la qualité de son style, le déclarant les uns inimitable, les autres plus ou moins défectueux, une chose est certaine, c’est qu’à partir du Don Quichotte, le XVIIe et la première moitié du XVIIIe siècle en Espagne ne voulurent voir en Cervantes qu’un amuseur indigne d’avoir accès au sanctuaire de la haute littérature. Chez aucun des auteurs espagnols de cette période qui se vouèrent un peu à la critique littéraire, on ne trouve appréciées ou même mentionnées ses œuvres. Ni Quevedo, un ami cependant et curieux de réhabilitations littéraires, ni Saavedra Fajardo, dans sa République des lettres, assez pauvre aperçu de la littérature nationale, ni aucun autre critique que l’on sache, n’ont seulement cité le nom de Miguel de Cervantes. Ce silence ne nuisit pas d’abord, autant qu’on serait porté à le croire, à la réputation du romancier. Pourtant, à la longue, le Don Quichotte finit par ne plus plaire également à toutes les catégories de lecteurs. Dès la fin du XVIIe siècle, ce sont plutôt les humbles et les simples qui se délectent des aventures du roman : aussi le réimprime-t-on sur un papier de plus en plus mauvais et avec des illustrations qui rappellent beaucoup notre imagerie d’Épinal. Le Don Quichotte entre dans la composition de toute « Bibliothèque bleue, » à côté des contes orientaux, des prouesses des paladins de Charlemagne ou de quelques grosses facéties. Les raffinés n’en ont plus cure, d’autant mieux que la farce populaire s’est emparée du chevalier et de l’écuyer et en a fait des caricatures grotesques, que les compagnies de comédiens ambulans exposent au rire épais des foules. A ce contact, l’hidalgo de la Manche se dégrade, perd ses délicats traits de caractère et finit par tomber dans le plus fâcheux discrédit.

Il est à remarquer aussi que les milieux doctes comme les autres ignorent tout de la personne de l’auteur ; nul ne connaît plus son lieu de naissance ni aucune des circonstances de sa vie. Nicolas Antonio, le grand bibliographe de la fin du XVIIe siècle, consacre à Cervantes une notice insignifiante et le fait naître à Séville !

Avant de montrer ce qu’on pourrait appeler la réhabilitation du Don Quichotte en Espagne, à l’instigation de quelques Anglais, il est intéressant pour nous de suivre la fortune du livre en France dès son apparition.

Lorsqu’en 1614 César Oudin, interprète du Roi « ez langues germanique, italienne et espagnole, » traduisit à la demande du jeune Louis XIII la première partie du Don Quichotte en français, les relations entre la France et l’Espagne étaient encore un peu tendues. On s’acheminait toutefois à une entente, que devaient sceller en 1615 les « mariages espagnols, » celui de Louis XIII avec Anne d’Autriche et celui du prince Philippe, le futur Philippe IV, avec Elisabeth de Bourbon. La langue castillane, que certains patriotes, par haine du nom espagnol et à cause des souvenirs de la Ligue, se refusaient à apprendre, jouissait dans notre société polie d’un grand prestige. On peut suivre chez Oudin la marche ascendante de cette faveur. En 1597, dans la préface de sa grammaire espagnole, il s’excuse d’enseigner aux Français « la langue de nos ennemis. » Quatorze ans plus tard, il accompagne le texte espagnol d’une édition de la Galatée de Cervantes d’une jolie lettre, en un castillan fort bien tourné, où la Galatée espagnole menace gentiment les dames de France, si elles ne lui font pas bon accueil, de s’adresser à leurs galans et de les caresser de façon quelles aient à se repentir de lui avoir manqué de courtoisie. Ce morceau, prélude d’une réconciliation entre les gens de lettres des deux pays, montre que César Oudin avait acquis une connaissance appréciable de la langue de Cervantes, suffisante en tout cas pour rendre en français, sinon toutes les finesses de son grand roman et le goût du terroir, du moins avec assez d’exactitude la suite des aventures des deux héros et l’essentiel de leurs conversations. Le Don Quichotte d’Oudin ne saurait passer à coup sûr pour un modèle, par la raison que l’interprète du Roi n’était pas en son propre idiome un très grand clerc ; or, comme dit l’autre, pour traduire il faut au moins posséder bien l’une des deux langues. Mais ni son style raboteux et empêtré, ni ses contresens ne nuisirent beaucoup à cette version, venue à son heure et qui répondit amplement à ce que nos Français en attendaient. Pendant cinquante ans environ et jusqu’à l’apparition de la belle infidèle, ou de l’infidèle tout court, de Filleau de Saint-Martin, c’est le Don Quichotte de César Oudin et de son continuateur François de Rosset qui popularise en France le chef-d’œuvre de Cervantes, lequel, est-il besoin de le dire ? n’y fut pas compris et jugé autrement qu’il ne l’avait été par le gros de la nation espagnole. Nous aussi nous le traitâmes de livre plaisant et de passe-temps, et en particulier de parodie burlesque de ces livres de chevaleries dont s’était tant inspirée notre littérature sentimentale du XVIIe siècle. Nul n’y chercha un sens caché ou une intention dissimulée, et ce que le roman contenait d’exclusivement espagnol, mœurs ou institutions, nous échappa entièrement.

Le rapprochement des deux nations sous les auspices de Cervantes, qu’atteste la traduction d’Oudin, fut complété par un incident tout à l’honneur de nos compatriotes et digne de mémoire, puisque Cervantes y fut directement mêlé. Les mariages royaux décidés, Marie de Médicis jugea bon d’envoyer à Madrid un ambassadeur extraordinaire pour porter à l’infante les présens d’usage ; elle choisit pour cette mission de courtoisie le chevalier de Sillery, Noël Brulart, frère du chancelier Nicolas Brulart, qui arriva à Madrid le 16 février 1615. Au cours d’une visite que lui rendit, le 25 du même mois, Don Bernardo de Sandoval, archevêque de Tolède et protecteur assez décidé de Cervantes, plusieurs gentilshommes de la suite de l’ambassadeur s’informèrent auprès des chapelains du prélat des livres nouveaux et les plus réputés à Madrid. L’un des chapelains, chargé précisément de censurer la seconde partie du Don Quichotte, ayant prononcé le nom de Cervantes, nos gentilshommes attestèrent par des paroles enthousiastes la grande estime dont jouissaient les œuvres de l’écrivain espagnol en France et dans les pays circonvoisins, citant la Galatée, que l’un d’eux savait presque par cœur, la première partie du Don Quichotte et les Nouvelles. Agréablement surpris de cet hommage rendu à son compatriote, le chapelain offrit aux gentilshommes de les conduire auprès de Cervantes, ce qu’ils acceptèrent avec empressement, demandant qu’on les renseignât sur son âge, sa profession, sa qualité et sa situation de fortune. « Je fus contraint, écrit alors le chapelain, de leur avouer qu’il était vieux, soldat, hidalgo et pauvre. A quoi l’un des gentilshommes répondit : Et cet homme, l’Espagne ne l’a pas comblé de richesses et ne le nourrit pas aux frais du trésor public ? Mais un autre ajouta finement : « Si le besoin l’oblige à écrire, plaise à Dieu qu’il ne connaisse jamais l’abondance, afin qu’en restant pauvre il enrichisse le monde avec ses œuvres. » Le chapelain, rapporteur de cette conversation, se nommait le licencié Marquez Torres ; il l’a consignée dans sa censure du deuxième Don Quichotte et avec tant de tact et d’aimable simplicité qu’on a supposé non sans raison que Cervantes avait lui-même tenu la plume. On ne nous a pas appris si les gentilshommes visitèrent vraiment le pauvre grand homme, déjà bien fourbu et prêt à réciter ces vers qu’il inscrivit l’an d’après, quatre jours avant de mourir, dans la dédicace du Persiles : « Un pied passé dans l’étrier et en proie à des transes mortelles... » Qu’ils l’aient vu ou non, nos Français ont en tout cas approché de bien près l’immortel écrivain et se sont apitoyés sur les infortunes de ses dernières années qui ne touchèrent pas beaucoup ses propres compatriotes.

L’Angleterre a précédé la France dans la connaissance du Don Quichotte, puisque la traduction de Thomas Shelton devança de deux ans celle de César Oudin. A bien des égards, l’Angleterre peut être considérée comme la seconde patrie de Cervantes. En aucun pays, il n’a compté autant d’admirateurs, autant de disciples. Tous les humouristes anglais, depuis les plus grands, tels que Fielding et Sterne, doivent quelque chose à l’Espagnol : leur humour dérive en bonne partie du sien. Mais si Cervantes a rendu aux Anglais le service d’inspirer quelques-uns de leurs meilleurs conteurs et de façonner leur talent, les Anglais en revanche ont rendu ce service à Cervantes qu’ils ont obligé les Espagnols à le relire plus attentivement, à le prendre au sérieux et à s’enquérir des vicissitudes de son existence, ce que pendant longtemps ils avaient tout à fait négligé de faire. Il arriva en effet que la reine Caroline, femme de George II, désireuse de compléter une collection d’auteurs choisis qu’elle avait formée en y introduisant le Don Quichotte, s’adressa au. baron de Carteret, qui, ne trouvant aucune édition du roman digne de la Reine, s’occupa d’en faire exécuter une nouvelle a Londres, avec ce luxe typographique si commun en Angleterre. et d’y joindre une vie de l’auteur qu’il demanda à un érudit espagnol très qualifié, Don Gregorio Mayans y Siscar. Quoique sans doute un peu ému de cette prétention anglaise d’exhumer un auteur espagnol trop oublié, Mayans s’acquitta fort convenablement de sa besogne ; il composa une biographie de Cervantes, surtout d’après ses œuvres, très méritoire et que personne alors n’eût mieux exécutée que lui. Grâce à cette belle édition de lord Carteret, les Anglais purent s’octroyer ce plaisir incomparable, dira Byron plus tard, de lire commodément le Don Quichotte dans le texte :


To read Don Quixote in the original,
A pleasure before which all others vanish.


Lire c’était déjà bien ; comprendre vaut encore mieux. Or, le Don Quichotte offrait aux Anglais comme à tous les étrangers bon nombre de difficultés de fond et de forme, sur lesquelles la plupart des traducteurs sautent d’habitude à pieds joints, mais que les fervens anglais de Cervantes avaient à cœur d’élucider. L’un d’eux, le Révérend John Bowle, se mit à l’œuvre avec un zèle admirable et aboutit en 1781 à gratifier ses compatriotes studieux d’un commentaire très nourri du Don Quichotte, premier essai d’interprétation du célèbre roman, aujourd’hui vieilli, mais encore utilisable, surtout pour ce qui concerne les chevaleries, auxquelles Bowle prit la peine de s’initier. Entre temps, le romancier Smollett, auteur d’une nouvelle traduction du Don Quichotte, eut le premier le mérite d’identifier avec le nôtre le Cervantes dont il est beaucoup parlé dans la Topographie et histoire d’Alger du moine bénédictin Diego de Haedo, ouvrage inappréciable pour la connaissance des bagnes, ce qui lui permit d’asseoir sur un fondement solide l’histoire de la captivité de l’écrivain et de déterminer enfin son vrai lieu de naissance.

Aussitôt que les Espagnols, selon l’expression de Mérimée, se furent aperçus que Cervantes était le meilleur de leurs écrivains parce que toute l’Europe l’avait proclamé tel, ils se décidèrent à entrer dans la voie. ouverte par les Anglais et à traiter le Don Quichotte avec les honneurs dus à un ouvrage classique : de là des éditions annotées comme celle de Pellicer, dont les curiosités érudites et certaines conjectures ou corrections ingénieuses piquent encore l’attention ; de là surtout la Vie de Miguel de Cervantes Saavedra, de Don Martin Fernandez de Navarrete, publiée en 1819, livre excellent, aussi remarquable par l’étendue des recherches que par un esprit critique toujours en éveil et un jugement très sain. A ce livre, qui n’a presque rien perdu de sa valeur, se rattachent tous les travaux biographiques publiés depuis ; c’est toujours à Navarrete qu’il faut recourir pour s’orienter et avant de s’engager dans de nouvelles investigations. Le premier âge des études cervantesques en Espagne se termine par le commentaire du Don Quichotte de Don Diego Clemencin, qui se substitua avantageusement aux commentaires antérieurs de Bowle et de Pellicer. Le nouvel interprète entoura, et parfois jusqu’à l’étouffer un peu, le texte du roman d’une glose continue où il condensa le fruit d’immenses lectures. Histoire, usages, allusions aux choses du jour, emprunts aux livres de chevaleries, tout ce qui reste lettre morte pour le commun des lecteurs est ici soigneusement relevé et en bien des cas élucidé avec bonheur. La partie faible ce sont les notes grammaticales : Clemencin, plus historien que grammairien, ne connaissait pas assez la langue du XVIe siècle pour se permettre d’en remontrer à Cervantes.

Après le commentaire de Clemencin, l’Espagne érudite se reposa un peu et crut avoir suffisamment rattrapé l’avance prise sur elle par les étrangers. Aussi bien, les années 1830 à 1880 environ ne furent pas chez nos voisins très favorables au travail littéraire. L’édifice, d’ailleurs assez vermoulu, des vieilles universités espagnoles s’était écroulé pendant la guerre de l’Indépendance et n’avait été remplacé que par des constructions hâtivement échafaudées ; des centres doctes, créés par diverses congrégations religieuses au XVIIIe siècle, disparurent également, et les guerres civiles qui ensanglantèrent le pays pendant si longtemps détournèrent la jeunesse des études d’érudition qui exigent le calme et la méthode. En outre, l’effervescence romantique exerça une action néfaste sur les milieux intellectuels en surexcitant beaucoup d’esprits déjà trop enclins de leur nature à l’improvisation et à la recherche de succès bruyans et faciles. Ce fut alors qu’on vit naître le cervantisme, fâcheuse manie de dilettantes qui prétendirent accaparer Cervantes, lui vouèrent un culte exclusif et excessif, frisant le ridicule, et gâchèrent beaucoup de papier en élucubrations fantasques, dépourvues de tout intérêt. Un tel dévergondage littéraire eut les conséquences qu’on pouvait prévoir : il dégoûta les gens raisonnables d’un écrivain si maladroitement prôné par ses adorateurs et les cervantistes devinrent la risée de la foule. L’anecdote suivante, qui a beaucoup circulé en Espagne, dénonce assez plaisamment les excès du cervantisme. Dans quelque bourg perdu de la Vieille-Castille, dit-on, un vieillard, sentant sa fin prochaine, convoqua ses parens les plus proches pour leur faire une grave révélation. Groupés autour du moribond, tous attendaient avec anxiété qui l’aveu d’une faute, qui la désignation précise de quelque trésor caché. L’homme alors, s’étant péniblement levé sur son séant, prononça d’une voix caverneuse ces paroles mémorables : « Le Don Quichotte m’ennuie » (me fastidia el Quijote), puis il retomba et rendit son dernier soupir.

Dès 1880 environ, et sous l’influence bienfaisante de Menéndez y Pelayo, le grand historien de la littérature espagnole et le restaurateur des bonnes études en son pays, il y eut par delà les monts, en faveur de Cervantes, une reprise d’activité de bon aloi. Après tant de niaiseries et de puérilités, quelques esprits rassis recommencèrent le travail utile interrompu depuis Clemencin et s’efforcèrent de remplir les lacunes laissées par les érudits du XVIIIe siècle. Ces nouveaux efforts, couronnés par les publications du centenaire de 1905, ont produit d’importans résultats. Il serait long et hors de propos de recenser ces travaux, qui se composent ou de recueils de documens, — les plus recommandables sont ceux d’un ecclésiastique grand fureteur d’archives de notaires, feu Perez Pastor, — ou de lexiques de la langue de Cervantes, ou de fac-similés d’anciennes impressions, ou enfin d’éditions annotées du Don Quichotte et de quelques nouvelles. Les Espagnols ne possèdent pas encore la dextérité ni la méthode rigoureuse des éditeurs de Dante et de Shakespeare ou des collaborateurs à la collection de nos Grands écrivains. L’art d’éditer un texte, de le tourner et de le retourner, pour en extraire tout le suc, exige une patience et une minutie qui ne leur sourient pas beaucoup ; ils y arriveront sans doute, surtout s’ils se sentent contrôlés et stimulés par la concurrence étrangère. Celle-ci ne chôme pas, et ce sont, une fois de plus, les Anglais qui marchent à l’avant-garde. Parmi leurs travaux, rien de mieux conçu, par exemple, que cette traduction anglaise des œuvres complètes de Cervantes, publiée par un libraire de Glasgow et munie de fort bonnes introductions d’un vrai connaisseur, M. Fitzmaurice-Kelly.


II

Avec le secours d’un pareil outillage, il semble que l’interprétation du grand roman de Cervantes ne devrait plus offrir de difficultés sérieuses et que les desseins avoués ou cachés de l’auteur devraient apparaître très nettement à tout lecteur quelque peu réfléchi. On ne saurait dire qu’il en soit ainsi. Rien que sur la pensée fondamentale du livre, commentateurs et critiques ne tombent pas d’accord et continuent de discuter. Le Don Quichotte, comme Cervantes l’a donné à entendre, parlant en son nom ou par la bouche de ses personnages, est-il une machine de guerre destinée simplement à ruiner ces fameuses chevaleries, qui avaient comme intoxiqué la nation, ou bien, sous le couvert d’une satire littéraire, ne viserait-il pas plutôt la société espagnole tout entière, et en particulier certaines institutions remontant au Moyen Age, dont le principe se trouvait en contradiction avec les nouvelles destinées de l’Espagne et causait son grand malaise ? Avant de répondre à cette question, il importe d’examiner les motifs de la mauvaise humeur qui se serait manifestée chez quelques Espagnols, lors de l’apparition du Don Quichotte. Quels étaient donc ces esprits chagrins dont il a été parlé et que trouvèrent-ils à objecter au roman ? Peut-être de leurs critiques verrons-nous jaillir quelque lumière.

Un Espagnol, rencontré à Bruxelles vers 1665 par Sir William Temple, fit au diplomate anglais cette confidence que l’histoire de Don Quichotte avait, à son avis, détruit jusque dans ses fondemens la monarchie espagnole par le discrédit qu’elle jeta sur le sentiment de l’honneur et de l’amour désintéressé. Grâce à son inimitable humour, Cervantes serait arrivé à ce résultat que les Espagnols, pour échapper au ridicule, n’auraient plus combattu et aimé que poussés par le plus vil intérêt et pour satisfaire de bas instincts. Le récit de Temple aurait peut-être passé inaperçu ; mais il tomba sous les yeux de Byron, qui en prit prétexte pour invectiver Cervantes au treizième chant du Don Juan, donnant ainsi aux plaintes de l’Espagnol de Bruxelles une notoriété mondiale. Cervantes, dit-il, en raillant la chevalerie espagnole, l’a complètement anéantie, et à partir de ce jour, l’Espagne n’a plus guère enfanté de héros. La gloire de l’écrivain a été chèrement payée par la ruine de sa patrie.


And therefore have his volumes done such harm,
That all their glory, as a composition,
Was dearly purchased by his land’s perdition.


En Espagne aussi, l’opposition continua. Vers le milieu du XVIIIe siècle, un nationaliste renforcé du nom de Marujan attaqua Cervantes et lui reprocha en termes très amers d’avoir mis en si mauvaise posture son chevalier. Les coups, dit-il, dont il laisse accabler Don Quichotte, tous les Espagnols les ont reçus, et cependant, par une sotte inadvertance, ils n’ont pas reconnu dans l’auteur le bourreau de l’honneur castillan. « Dès qu’il eut franchi nos frontières, le livre fournit aux étrangers un bon prétexte pour se gausser de nous. Ils nous le renvoyèrent réimprimé et traduit, illustré de leurs dessins, tissé dans leurs tapis, sculpté dans leurs marbres, et, en nous le rendant, ils nous dirent : Petits niais, regardez-vous en ce miroir, vous y verrez ce que vous étiez jadis et ce que vous êtes maintenant. » Faut-il encore citer cette phrase de Capmany, auteur du Théâtre historico-critique de l’éloquence espagnole, ouvrage qui fit autorité à la fin du XVIIIe siècle, et où on lit que le Don Quichotte « fut d’abord peu apprécié par les contemporains et détesté du vulgaire ? » Quel vulgaire ? Quoique Capmany ne l’explique pas, il semble qu’il ait voulu ici se ranger à l’opinion des deux autres Espagnols. Ces témoignages, même si on ne leur accorde pas une très grande valeur, permettent d’entrevoir qu’une partie au moins de la nation ne se laissa pas tromper par le comique des aventures, qu’elle n’attacha guère d’importance à la critique des chevaleries, mais que, derrière cette façade, elle aperçut l’intention de peindre un type social où s’incarnait la vieille Espagne et d’en montrer le dangereux anachronisme. Bref, le Don Quichotte, aux yeux d’un groupe d’Espagnols clairvoyans et patriotes, passa pour une satire de l’hidalguisme.

Toute l’histoire sociale de l’Espagne au XVIe siècle tient dans l’antagonisme entre trois classes : la masse des vilains taillables et corvéables, qui forme comme partout la première assise de la nation, celle qui tient aux entrailles de la terre ; secondement, la gentilhommerie citadine ou campagnarde, c’est-à-dire les hidalgos, et, en troisième lieu, la noblesse patentée de tous degrés, depuis le simple caballero jusqu’aux comtes, marquis et ducs, qui continuent en une certaine mesure les riches-hommes du Moyen Age. Chacune de ces classes observe sa voisine et la hait, les deux privilégiées s’enfermant dans les limites de leur domaine et repoussant impérieusement tout empiétement des inférieurs : elles ont leur étiquette immuable qu’on n’enfreint pas sans danger. Combien d’épées sortirent de leur fourreau en Espagne pour un Don omis involontairement ou à dessein, pour une Grâce substituée à une Seigneurie ! Cette hiérarchie de classes existe aussi ailleurs, chez presque toutes les nations de l’Europe chrétienne ; mais ce qui distingue des autres la nation espagnole, c’est l’importance extraordinaire que prit, dès avant le XVIe siècle, la classe intermédiaire du petit gentilhomme, de l’hidalgo. Les étrangers voyageant à travers la Péninsule en étaient frappés et notent cette particularité dans leurs relations. Rappelons seulement le portrait en raccourci, tracé vers 1460 par notre compatriote Robert Gaguin, du pauvre écuyer castillan, qui, satisfait d’avoir vécu misérablement dans la domesticité d’un riche seigneur, ne laisse en mourant à ses héritiers que sa rondache, son épée et sa dague, son épieu et sa lance, son carquois et son arbalète. Ne voilà-t-il pas à peu de choses près le mobilier de Don Quichotte ? Chacun en Castille voulant être noble par point d’honneur et aussi par intérêt, afin de se soustraire à des charges fiscales, à l’avilissante taille que seuls payent les vilains, il fallait avoir recours à toutes sortes de pratiques, souvent peu licites, pour s’assurer la qualité de gentilhomme : acquérir des preuves de vie noble et de pureté de sang, telle était la grande occupation de quiconque cherchait à fuir l’abjection de la vie laborieuse et des métiers mécaniques. L’énorme quantité d’anciens brevets de noblesse, de carias de hidalguia, que recèlent les arrière-boutiques des libraires espagnols, atteste cette fièvre nobiliaire dont furent atteints tant de contemporains de Cervantes. Lui-même en souffrit cruellement, plus qu’il ne l’a avoué ; lui trop pauvre pour s’offrir le luxe d’un brevet et à qui ne fut jamais reconnu le droit de porter le Don, il a pu mesurer la profonde ironie de ce mot d’hidalgo, — proprement : fils de quelque chose, — dont il se parait néanmoins : « Adieu, s’écrie-t-il quelque part, adieu, faim pénétrante de l’hidalgo, pour n’y point succomber, j’aime mieux sortir de mon pays et de moi-même. »

L’hidalguisme, plaie des plus malignes de l’Espagne de la grande époque, contribua cependant en une certaine manière à sa splendeur. L’extraordinaire dépense d’énergie physique et morale, que réclamèrent les grandes entreprises réalisées par la monarchie des Rois catholiques, de Charles-Quint et des premiers Philippe, incomba surtout à cette petite noblesse, à ces hidalgos pauvres qui ne pouvaient trouver que dans la carrière des armes la satisfaction de leur orgueil de caste et de leurs besoins. Ils suivirent Gonsalve de Cordoue en Italie et Fernand Cortés à Mexico, ils chargèrent avec Charles-Quint à Mühlberg, ils combattirent avec Don Juan d’Autriche à Lépante, ils cheminèrent sur les dunes de Hollande avec Albe, Requesens et Farnèse. Cervantes, qui jusqu’à ses derniers momens et longtemps après avoir déposé la pique se réclama de sa qualité de soldat, rappelant à ses envieux et à ses calomniateurs l’honorable blessure qu’il reçut au cours de la bataille que les Espagnols appellent par excellence la Navale, Cervantes se rendait compte de la force de résistance que ce noyau de soldats d’élite, recrutés parmi les nobles pauvres, procurait aux armées catholiques ; mais il apercevait aussi les graves dangers de l’accroissement indéfini d’une classe moyenne décidée à vivre noblement, c’est-à-dire sans participer aux charges du commun et en traînant une existence oisive et inutile, attendu que les hidalgos qui ne s’enrôlaient pas sous les étendards du Roi, croupissaient dans des emplois de basse domesticité, ou vivaient chichement, enfermés en leur manoir, du misérable produit de quelques lopins de terre.

Cervantes a donc peint l’hidalgo castillan de son temps tel qu’il le voyait autour de lui et tel qu’il le voyait en lui-même, puisque Don Quichotte en définitive est la chair de sa chair et le sang de son sang. Il a montré ses travers et ses ridicules, mais en grand artiste il s’est arrangé à ne jamais le rendre méprisable. Le mot du vieux Samuel Johnson appliqué au bon chevalier reste toujours vrai : commonly ridiculoits, but never contemptible. Don Quichotte est un gentilhomme campagnard bien appris, de tenue correcte, sans mesquinerie choquante et, de plus, judicieux et avisé toutes les fois que sa terrible manie ne lui détraque pas la cervelle ; il n’a donc rien des allures misérables et de la répugnante grossièreté de l’hidalgo du théâtre populaire. Quand Sancho, pour éclairer son maître sur l’opinion qu’on a de lui, raconte que les chevaliers de l’endroit trouvent mauvais que les hidalgos cherchent à se hausser jusqu’à eux, surtout ces hidalgos de l’espèce écuyère qui cirent leurs souliers avec du noir de fumée et reprisent leurs bas avec de la soie verte, Don Quichotte riposte que ces critiques ne l’atteignent pas, car il est toujours bien vêtu, non raccommodé, tout au plus un peu déchiré, mais de déchirures honorables qui tiennent au métier qu’il exerce. La sympathie que Cervantes éprouvait pour son héros, et qui s’est traduite par quelques traits adorables qu’il lui a prêtés, nous la retrouvons souvent à l’adresse des hidalgos en général, même dans les dernières couches de la société. Quelque mal disposés que les vilains fussent à l’égard de ces privilégiés, ils leur gardaient toutefois une certaine estime, ils admiraient secrètement des gens d’une autre essence que la leur, résignés, par esprit de corps et pour ne pas déroger, à s’imposer les plus dures privations. Dans un merveilleux chapitre du Lazarille de Tormes, dont Cervantes s’est souvenu, ne voyons-nous pas le jeune garçon, que la misère a rendu haineux et qui ne pardonne ni à l’aveugle ni au curé de village leur dureté ou leur avarice, s’attendrir à la vue de son troisième maître, l’écuyer famélique, victime du « maudit honneur, » jusqu’à partager avec lui le produit de ses mendicités ? « Cet homme, me disais-je, est pauvre, et personne ne donne ce qu’il n’a pas, mais l’avaricieux aveugle et le ladre prêtre de malheur qui vivaient de la grâce de Dieu, l’un en se faisant baiser les mains, l’autre en déliant sa langue, et me tuaient de faim, ceux-là il est juste de les haïr, comme il est juste d’avoir compassion de celui-ci... D’une chose seulement j’étais un peu mécontent : j’aurais voulu qu’il n’eût pas autant de présomption et qu’il abaissât un peu son orgueil à mesure que montait sa nécessité ; mais c’est, à ce qu’il semble, une règle entre eux observée et suivie qu’encore qu’ils étaient vaillant un denier, leur bonnet reste planté à sa place. Le Seigneur y veuille remédier, ou ils mourront de ce mal. »

Cervantes ne s’est pas seulement proposé de décrire l’espèce sociale à laquelle il appartenait et dont une longue expérience lui avait révélé les tristes servitudes à côté de quelques grandeurs : en promenant Don Quichotte et Sancho sur toutes les routes d’Espagne, son cadre s’est élargi, et il y a mis bien d’autres variétés du monde espagnol, depuis les galériens et les montreurs de marionnettes, les aubergistes et les souillons de cuisine, les muletiers et les soldats réformés jusqu’au paysan cossu, au magistrat, au médecin, au noble titré et au grand d’Espagne, maître souverain en son « état : » sans parler des types provinciaux, Andalous, Castillans et Catalans, et des derniers musulmans espagnols, ces malheureux Morisques, sur lesquels, à la veille presque de leur expulsion définitive d’Espagne, il a répandu tout ce qu’il avait amassé de haine contre le Croissant pendant sa captivité dans les bagnes d’Alger. En somme, on peut appliquer à Cervantes ce que Sancho disait de son maître : « Je croyais bonnement qu’il ne savait que ce qui a trait à ses chevaleries, mais maintenant je crois qu’il n’y a plat où il ne pique-et ne laisse de mettre sa cuillère. » Toute l’Espagne s’est mirée dans son miroir, et à ce titre il n’y a aucune exagération à reconnaître dans le Don Quichotte le grand roman social du XVIe siècle espagnol, de la seconde moitié surtout.

Certains personnages que Cervantes nous montre dans son livre et certains sous-entendus qu’on a prétendu y découvrir ont donné lieu à des hypothèses très risquées et à des interprétations fantaisistes que rien ne justifie. Le Don Quichotte n’est pas un roman à clef. Il est possible que Cervantes ait peint d’après nature tel ou tel personnage, possible aussi que le héros lui-même nous représente quelque hidalgo maniaque de son voisinage, aucun nom historique célèbre ne saurait être substitué aux noms imaginés par l’auteur. Don Quichotte n’est ni Charles-Quint ni le duc de Lerme, comme on l’a supposé très inconsidérément. Quoique fort instruit des tares du régime gouvernemental et administratif de son pays, Cervantes ne s’est jamais senti la vocation d’un frondeur politique ni d’un réformateur ; jamais il ne se serait permis de satiriser un ministre tout-puissant, ni de projeter une ombre sur la mémoire d’un grand souverain. Charles-Quint, l’homme le moins aventureux du monde, n’offre au moral rien qui permette de le comparer à Don Quichotte ; son physique seul, tel qu’il ressort des portraits du Titien, de celui notamment qui le montre à cheval, la lance à la main et prêt à fondre sur les protestans allemands, pourrait faire penser au Chevalier à la triste figure, et les illustrateurs du Don Quichotte n’ont pas été des derniers à noter cette ressemblance et à s’en servir ; mais c’est tout : les noms du roman ne cachent certainement aucune personnalité célèbre. En revanche, d’un bout à l’autre du livre, le système administratif de Philippe II est certainement visé, et si Cervantes ménage la personne du Roi en la passant sous silence, il ne ménage guère les pratiques de son gouvernement ni la conduite de ses agens. On peut croire aussi qu’il a démêlé l’esprit chimérique des entreprises extérieures de Philippe II. Témoin des progrès de la puissance ottomane dans la Méditerranée, malgré Lépante, et de l’insuccès des tentatives faites pour l’enrayer, Cervantes, en sa qualité aussi de pourvoyeur de la grande Armada, put mesurer la folie de cette expédition mal préparée et plus mal exécutée, et assista ensuite aux échecs diplomatiques et militaires des dernières années du règne. Les déceptions cruelles qui affligèrent le sombre roi au fond de son Escurial n’ont-elles pas quelque analogie avec celles que Don Quichotte récolta pendant ses chevauchées ? N’y a-t-il pas dans le fanatisme de Philippe II quelque chose qui rappelle la manie de Don Quichotte et la crédulité de Sancho ? Les moulins à vent du Roi, ce sont les hérétiques, il en voit partout et se persuade qu’il les exterminera jusqu’au dernier : seulement, les Flamands résistent, la moitié des Pays-Bas se libère de son joug et fonde une république. Il rêve, comme l’écuyer, de conquérir une île et d’en devenir le maître : ses bateaux sont coulés ou sombrent dans la tempête. Il veut alors, avec l’aide de la maison de Lorraine, s’emparer d’abord de la Bretagne, pour s’assurer une base navale contre l’Angleterre, puis de la couronne de France qu’il réserve à sa fille chérie, Isabelle ; mais il a compté sans le bon sens et le patriotisme de Jacques Bonhomme, nous nous ressaisissons et les derniers Espagnols de la Ligue quittent Paris, salués par Henri IV, qui leur souhaite bon voyage en les priant de ne pas revenir. De ce rapprochement, qu’il ne faudrait pas pousser à l’absurde, résulterait au moins que, si Cervantes n’a pas eu la pensée de s’attaquer au souverain lui-même, il a, au moyen de Don Quichotte, de Sancho et de leurs comparses, indirectement fustigé le régime dont ils sont la vivante image. Convaincu que l’Espagne, affaiblie par une trop grande déperdition de forces matérielles et humaines aussi bien que par une organisation sociale incompatible avec le rôle qu’elle voulait tenir dans le monde, ne réaliserait pas les rêves de ses gouvernans, il a préféré rire de cette déconvenue pour ne pas être obligé d’en pleurer. Ce rire, quoique tempéré et sans amertume, déplut fort aux défenseurs de l’hidalguisme, à ces vieux Castillans ombrageux qui accusèrent Cervantes d’avoir insulté à leurs convictions intimes en écrivant la satire burlesque de l’héroïsme national. Sans doute on n’admettra pas avec les plus exaltés d’entre eux que Cervantes ait délibérément porté un coup mortel à la grandeur de la monarchie espagnole ; on leur concédera cependant que son roman laisse parfois, malgré toute la belle gaîté qui y est répandue, une impression un peu mélancolique et affligeante, parce qu’il nous fait entrevoir le déclin de cette grandeur en en soulignant quelques causes.

L’importance sociale du Don Quichotte une fois démontrée et reconnue, la question des livres de chevalerie passe au second plan et il devient facile de déterminer la place que ces livres occupent dans la création de Cervantes. Les chevaleries constituent, si l’on peut ainsi dire, le procédé littéraire ; elles permettent à l’auteur d’étendre et d’embellir indéfiniment son sujet, en l’approvisionnant à foison d’incidens et d’aventures. Quand Cervantes se sentait à court, il n’avait qu’à puiser dans le trésor immense du roman chevaleresque : en transposant et en parodiant tel ou tel épisode d’un Amadis ou d’un Palmerin, il s’épargnait la peine d’inventer et il charmait ses lecteurs, enchantés de retrouver quelque ancienne connaissance sous un nouveau travestissement. Aujourd’hui que nul ne s’intéresse plus à cette littérature médiévale démodée, Cervantes nous semble en avoir un peu abusé, surtout dans la seconde partie du roman ; mais les contemporains en jugeaient autrement : des aventures et des personnages qui ne nous disent plus rien leur étaient familiers ; aussi les pastiches habilement exécutés qu’on leur en offrait les ravissaient-ils d’aise. Ils souriaient maintenant de ce que leurs pères avaient pris au sérieux. Ce n’est pas tout : le plus grand service peut-être que les chevaleries rendirent à celui qui sut si bien les exploiter fut de lui fournir un jargon spécial, qu’il mit dans la bouche de Don Quichotte et qui, lu ou prononcé, produit un effet comique irrésistible. Et il ne s’agit pas seulement de mots complètement tombés en désuétude, mais de la prononciation et de formes vieillies de mots de la langue courante. Rien que l’emploi, par exemple, du mot fermosura pour hermosura ou celui de la seconde personne du pluriel au lieu de la formule usitée du temps de Cervantes de Votre Grâce, rien que cette légère teinte d’archaïsme donne au langage du chevalier une saveur et un piquant qu’appréciaient fort les Espagnols du XVIIe siècle et que sentent encore très vivement ceux d’aujourd’hui. Si Cervantes n’avait pas disposé de cette ressource, s’il avait dû faire parler son maniaque comme un hidalgo quelconque, la gravité vieillotte qui émaille ses discours n’aurait pas été rendue, et, de plus, son langage ne se serait pas distingué d’une façon assez tranchée du parler trivial de Sancho.

Mais si les chevaleries ont été pour Cervantes un accessoire très utile, elles n’ont jamais été pour lui l’essentiel. Comme on l’a déjà remarqué, il n’a jamais pu entrer dans sa pensée de tuer, en la parodiant, une littérature à bout de souffle, presque moribonde et dont les adeptes ne comptaient plus. En 1605, il ne pouvait plus être question de protester, comme l’avaient fait soixante ans auparavant les députés aux Cortès, contre les dangers de ces « livres de menteries et de vanité comme sont les Amadis et autres de son espèce, » qui exaltaient outre mesure les esprits et causaient de nombreux ravages, surtout chez les femmes ; de tels livres n’avaient plus la vogue, et de même que beaucoup de nos romans ou de nos drames à gros succès du XIXe siècle ne se retrouvent plus que dans les cabinets de lecture de province, il n’y avait plus au XVIIe siècle en Espagne que des attardés ou des monomanes comme Don Quichotte pour se nourrir de chevaleries et les collectionner. La mode était ailleurs, non pas même aux pastorales et aux bergeries, elle était aux romans de mœurs contemporaines, aux nouvelles picaresques ou du genre italien. Pourtant, bien des gens d’âge mûr se souvenaient d’avoir lu dans leur jeunesse les Amadis, et c’est ce qui permit à Cervantes de tabler sur une connaissance encore assez répandue de ces livres dont il se servit avec tant de bonheur, à la fois pour motiver la folie de son héros et pour ajouter à sa propre invention quelques grâces de surcroit qui lui impriment vraiment un cachet inimitable.

Comme d’autres livres célèbres, le Don Quichotte n’a pas complètement résisté à l’épreuve redoutable de la traduction : bien des passages qui enchantent le plus les Espagnols dans les dialogues des deux protagonistes s’évaporent en passant du castillan en une langue étrangère quelconque ; certains tours, certains idiotismes et, en somme, tout ce qu’embrasse le nom de couleur locale disparait ou s’atténue beaucoup, même chez les plus habiles traducteurs. Mais à côté de ces « choses d’Espagne » dont la parfaite intelligence n’appartient qu’aux compatriotes de Cervantes, il en reste tant d’autres accessibles à tous que le Don Quichotte a été très vite adopté par l’humanité entière et est devenu un de ses romans de prédilection : peut-être ne partage-t-il qu’avec Robinson Crusoé l’honneur de n’avoir absolument pas vieilli et, point capital, de s’adresser à tous les âges. Le plus grand signe de vitalité d’un livre d’imagination n’est-il pas en effet qu’on en puisse tirer des abrégés pour l’enfance et la jeunesse, sans le trop affadir ? Il y a donc un Don Quichotte essentiellement espagnol pour les initiés et un Don Quichotte universel, cosmopolite, pour les profanes ; un premier Don Quichotte complet, tel qu’il est sorti de la plume de son auteur et qui exige, pour être bien compris, une connaissance sérieuse de la langue et de l’histoire d’Espagne, puis un second simplifié, d’où l’on a le plus possible exclu les singularités du cru. C’est ce second Don Quichotte qui a acquis droit de cité partout et qui s’est répandu sur toute la surface du globe ; aussi Mérimée a-t-il eu raison de dire que c’est en grande partie à ses traducteurs que Cervantes doit sa renommée. Dans ce roman maintenant dénationalisé et universalisé, quelles intentions les étrangers ont-ils prétendu découvrir ? La discussion ne porte plus sur le point de savoir si le Don Quichotte représente une satire sociale ou une satire littéraire, — la solution de ce problème est laissée aux Espagnols qu’elle intéresse seuls, — elle porte presque uniquement sur la signification à attribuer aux caractères des deux héros.

On a, comme c’était à prévoir, insisté sur le contraste entre l’hidalgo et son écuyer, considérant dans l’un le « symbole de l’âme » et dans l’autre le « symbole du corps ; » on a opposé l’idéalisme du premier au réalisme du second, les nobles rêveries de Don Quichotte aux grossières trivialités de Sancho, et ces rapprochemens, où des critiques très prisés ont dépensé beaucoup d’ingéniosité et de talent, sont devenus à la longue une sorte de lieu commun littéraire. Chaque époque, chaque nation, chaque école a envisagé à sa manière les deux créations de Cervantes. Jusqu’à l’avènement du romantisme, la critique tant anglaise qu’allemande ou française traite le Don Quichotte comme un livre amusant, des plus amusans qui soient, et ne le soumet pas à une analyse bien approfondie ; elle constate qu’il est une source toujours jaillissante de bonne et franche gaité et ne prend pas la peine de remonter aux origines de cette source. Plus tard, l’étude comparée des littératures nationales inaugurée en Allemagne, qui eut pour conséquence la réhabilitation du Moyen Age et de la chevalerie, classa le chef-d’œuvre de Cervantes au nombre des grands livres romantiques : le Don Quichotte fît alors son entrée dans la haute littérature, et Cervantes fut égalé à Dante, à Shakspeare, à Rabelais et à Molière. Il n’en fallut pas plus pour mettre en campagne tous les symbolistes, les dénicheurs de sens caché et les abstracteurs de quintessence.

Un de nos jeunes germanisans vient de consacrer plus de six cents pages à l’étude de la littérature relative à Cervantes en Allemagne depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours [1], et il s’excuse de n’offrir à ses lecteurs que les « premiers résultats » d’une enquête qu’il souhaite de voir se poursuivre. Combien de volumes non moins compacts faudra-t-il donc pour épuiser la matière ? On est surpris, à la lecture du très consciencieux ouvrage de M. Bertrand, de la banalité et parfois aussi de l’incongruité de beaucoup de jugemens portés par les plus fortes têtes de la pensée allemande sur Cervantes et sur le Don Quichotte. Gœthe n’a presque rien écrit qui mérite d’être cité et il paraît d’ailleurs avoir plutôt goûté les Nouvelles ; Guillaume de Humboldt a mieux compris le grand roman, mais cela tient à ce qu’il voyagea en Espagne où il rencontra des muletiers qui lui donnèrent au moins l’explication de Sancho Panza ; Frédéric Schlegel déclare d’un ton doctoral que « de ce créateur immortel (Cervantes) il faut avoir lu et traduit tout ou rien, » devançant ainsi les cervantistes les plus falots de notre temps qui prêchent la théorie du bloc ; l’autre Schlegel s’en tire avec le mot romantique : « Le poème du divin Cervantes est un peu plus qu’une bambochade spirituellement imaginée, de dessin hardi et haute en couleur. Il est, en même temps, un chef-d’œuvre accompli de l’art romantique. » Schopenhauer en est encore à considérer le Don Quichotte comme « une peinture satirique des effets de mauvaises lectures. » Heine, le romantique désabusé, a écrit quelques très jolies pages en marge du Don Quichotte, mais ces pages nous plaisent non pas tant par leur nouveauté ou leur profondeur que parce qu’elles sont de lui et qu’il y a mis sa grâce et son esprit. L’aimable Stella disait de Swift : « Nous savons tous que le doyen peut écrire des choses charmantes même à propos d’un manche à balai, » — le manche à balai était Vanessa, la rivale de Stella, — or, Heine aussi se tirait à son honneur de n’importe quel sujet, et puis Cervantes lui était extrêmement sympathique. Dans ce qu’il a dit du Don Quichotte, par rapport à la littérature chevaleresque antérieure, s’est au moins glissé un aperçu intéressant : « Le roman de chevalerie dérive de la poésie du Moyen Age : c’était le roman de la noblesse, et le peuple n’y paraît pas. Ce roman, Cervantes le détrôna par son Don Quichotte ; mais, par ce même roman, il donna le modèle d’un nouveau genre littéraire ; il créa le roman moderne en y mêlant l’élément populaire. » Malheureusement, quelques lignes plus loin, Heine laisse apercevoir une connaissance un peu trop superficielle de la littérature espagnole : « Un gentilhomme tiré à quatre épingles comme Quevedo, un ministre puissant comme Mendoza écrivirent des romans déguenillés de mendians et de picaros. » Passe encore pour les quatre épingles de Quevedo ; quant à Mendoza, il ne fut ni un ministre puissant, ni même un ministre quelconque, et il est à peu près démontré qu’il ne prit aucune part au Lazarille de Tormes : ce père des romans picaresques est sorti du groupe érasmien assez anticlérical, qui jouit d’une certaine notoriété vers la fin du règne de Charles-Quint. La médiocre valeur d’à peu près tout ce que les Allemands romantiques ou autres ont trouvé à dire à l’endroit de Cervantes et de ses œuvres tient à leur ignorance des mœurs espagnoles et de l’histoire d’Espagne. Les mieux préparés avaient lu des récits de voyageurs et pensaient qu’à coups de dictionnaire ils s’assimileraient aisément les œuvres magistrales d’une littérature qui ne livre pas volontiers ses secrets, même aux initiés. Ils s’imaginèrent aussi, vu la flexibilité de leur langue et les succès remportés par plusieurs de leurs traducteurs, qu’ils réussiraient, sans en rien omettre, à transposer le Don Quichotte en allemand. Des discussions très aigres eurent lieu entre interprètes du roman, dont il n’y a maintenant qu’un fort mince profit à tirer : la seule traduction qui, hors d’Allemagne, et malgré ses contresens, se lise encore avec un certain plaisir est celle de Tieck, bon écrivain en sa langue et désigné par la nature de son talent à tenter une entreprise où il réussit dans la mesure du possible.

Aucun de nos candidats au doctorat ès lettres n’a encore écrit six cents pages à propos de Cervantes en France, et il n’est pas à souhaiter qu’une thèse de cette ampleur sur ce sujet soit jamais soutenue dans nos Facultés. Il y aurait, toutefois, quelque intérêt à montrer comment a évolué le culte du grand écrivain chez nous, depuis César Oudin, son premier interprète, jusqu’à nos plus récens traducteurs et à nos essayistes les plus renommés qui ont su rafraîchir l’impérissable duo de Don Quichotte et de Sancho, en évitant d’y mêler des notes fausses et d’y chercher des abstractions ou des symboles. On ne rappellera ici que la seconde étude de Mérimée [2], son dernier ouvrage, qu’il eut à peine le temps de terminer avant de mourir et qui sert de préface à la traduction de Lucien Biart. Cette étude essentiellement biographique n’est plus au point depuis les nombreuses découvertes documentaires de ces cinquante dernières années, mais on y trouve, avec la connaissance précise de l’Espagne, qui a manqué à tant d’autres, les vues les plus justes sur le génie de Cervantes, qu’était mieux à même d’apprécier que personne un si grand prosateur, un prosateur de sa famille. Dans un genre différent, l’essai d’Emile Montégut, écrit à l’occasion du Don Quichotte illustré par Gustave Doré, est un voyage d’une fantaisie charmante à travers le roman, semé de réflexions profondes et fines, qui font regretter une fois de plus que ce critique d’une si belle indépendance d’esprit et si instruit des choses de l’étranger n’occupe pas dans notre histoire littéraire la place à laquelle il a droit.


III

En temps de crise, les nations éprouvent le besoin de s’abriter sous l’aile de leurs grands hommes et cherchent à deviner s’ils auraient approuvé la conduite qu’elles tiennent et les sentimens qui les animent. Il est probable que certains Allemands se sont demandé depuis 1914 ce que l’olympien et cosmopolite Gœthe aurait pensé des méthodes de guerre de leurs dirigeans, de l’asservissement, érigé en principe par leurs « kulturistes, » des petites nationalités et de la fondation d’une plus grande Allemagne sur les décombres de l’Europe par le fer et par le feu. La réponse qu’ils ont reçue de l’ombre de Gœthe n’a pas dû les satisfaire beaucoup. Nous avons sur eux l’avantage d’être plus assurés de l’approbation de nos conducteurs d’âmes. Si Corneille pouvait descendre de son piédestal de la Montagne Sainte-Geneviève et visiter les avancées de Verdun, tout porte à croire qu’il ne se déclarerait pas mécontent de ses Français et qu’il ne regretterait pas les enseignemens d’héroïsme qu’il leur donna il y aura bientôt trois siècles.

Les Espagnols d’aujourd’hui ont-ils aussi interrogé celui qui personnifie leur génie à travers les âges et savent-ils s’il aurait donné son assentiment à la neutralité qu’ils observent dans le terrible conflit qui ébranle notre planète ? Questions délicates et qu’il serait peut-être pertinent de les laisser trancher eux-mêmes, d’autant plus qu’ils ne manquent pas d’écrivains « ingénieux, » qui, au moment de l’anniversaire de 1916, ont dû se les poser, se préparant sans doute à y répondre. En attendant de connaître leur réponse, qu’il nous soit permis, par pur dilettantisme et avec toutes les précautions nécessaires pour ne blesser aucune susceptibilité, d’évoquer l’ombre de l’hidalgo Miguel de Cervantes et de la mettre en présence de ce qui se passe actuellement en Europe.

A la question « aliadophile » ou « germanophile, » pour parler la langue espagnole du jour, Cervantes serait bien empêché de répondre, car le monde a marché depuis Philippe III et le groupement des Puissances n’y est plus le même qu’alors. Grande serait sa surprise de voir toute l’Europe en feu, y compris le petit Portugal, qu’il a appelé une fois « le lambeau arraché à la robe de l’illustre Castille, » et de constater l’abstention de la monarchie espagnole. Des grandes nations en ce moment aux prises, il ne connaissait de ses yeux que l’Italie, une Italie divisée en beaucoup d’Etats, dont plusieurs dépendans de la couronne d’Espagne et gouvernés par ses vice-rois. Quelle stupéfaction pour lui qu’une Italie unie, délivrée du joug espagnol et gardienne d’une Rome purement spirituelle, isolée et impuissante ! Des Allemands il ne savait rien, sauf qu’au cours de ses voyages en Espagne, il avait souvent rencontré de ces pèlerins de Compostelle venus d’outre-Rhin, « qui, dit-il, ont coutume de visiter nos sanctuaires, qu’ils appellent leurs Indes, à cause des gros profits qu’ils en tirent ; ils parcourent notre pays en tous sens, et il n’y a village dont ils ne sortent bus et repus, comme on dit, et avec un réal au moins en monnaie, lequel multiplié leur vaut, au bout de leur voyage, plus de cent ducats en or, qu’ils rapportent chez eux dissimulés dans le creux de leurs bourdons ou dans les coutures de leurs capes pour échapper aux gardes des frontières. » A la place de pèlerins, il rencontrerait aujourd’hui des commis voyageurs tout aussi aptes à échanger des réaux en ducats ; mais ce qui le surprendrait et l’indignerait fort, serait la prétention de ces mendians sordides de jadis, devenus riches et puissans, d’établir la suprématie allemande en Europe et, à cette fin, d’anéantir les nations latines. Un pur latin comme Cervantes, pour qui le bassin de la Méditerranée représentait l’unique foyer de la civilisation européenne, s’incliner devant des barbares du Nord ! A aucun prix : une telle abdication le révolterait extraordinairement.

Pour dire vrai, il ne se sentirait peut-être pas très attiré vers nos alliés les Anglais, divers incidens de sa carrière et les affronts subis sous le règne de Philippe II par l’Espagne, du fait de la marine régulière ou des corsaires britanniques, l’ayant assez mal disposé à l’égard de la grande Puissance insulaire ; et toutefois, dans sa nouvelle L’Espagnole anglaise, il a parlé avec tant de mesure et de courtoisie d’Essex et de la reine Elisabeth elle-même qu’on ne découvre en lui aucune tendance à l’anglophobie. A notre endroit, ses sentimens sont amicaux, comme on l’a déjà vu par le récit du licencié Marquez Torres et comme l’indiquent encore des passages du Persiles : nos différends n’ont pas éteint chez lui tout souvenir d’une ancienne amitié franco-castillane remontant au XIVe siècle, que la politique rompit à un moment donné, mais qui subsistait plus généralement qu’on ne le croit chez beaucoup d’Espagnols bien nés, grands admirateurs de la « noble France » et de ses « monsiures. » Un trait bien marqué du caractère de Cervantes-Don Quichotte le range aussi à nos côtés : son humanité. Tandis que la plupart des écrivains espagnols de la grande époque, comme l’a noté Montégut, nous repoussent parce qu’ils ont de sec, de raide et même de cruel [3], Cervantes ou son sosie nous attire par ses sentimens profondément humains. « Don Quichotte est un des nôtres, c’est un frère en humanité, » dit encore Montégut ; ajoutons : un frère en grandeur d’âme et en générosité. Qu’aurait-il pensé d’un empire fondé sur la violence, la haine, les rapines et le mépris des traités ; qu’aurait-il pensé surtout d’une armée de géans, — de ces géans comme il en voyait si souvent dans ses rêves, — se ruant sur le faible qui n’a commis d’autre faute que de défendre son sol et ses foyers, les croyant garantis par la parole jurée ? Comme il eût trouvé beau ce roi Albert de Belgique et son refus hautain de garder une couronne au prix d’une trahison ! Quels beaux coups de lance il eût donnés en Serbie et de quelles invectives n’eût-il pas accablé les malandrins qui, à cent contre un, ont terrassé l’héroïque petite nation ! Allons, la cause est entendue : Don Quichotte ou Cervantes, ce qui revient au même, est certainement « aliadophile. »

En revanche, il y a lieu de craindre que Sancho Panza ne soit « germanophile. » On le dit ici à regret, à cause de quelques bonnes qualités qui ornent notre écuyer ; mais ses défauts, et ils sont nombreux, le relèguent dans le camp de nos ennemis. Le soin qu’il prend de son outre, quand elle est bien remplie, et des bâts de son âne, quand ils sont bien bourrés de victuailles, son gros appétit et sa soif inextinguible, qui concordent avec le type classique de l’Allemand ivrogne et goinfre, ne seraient pas un argument décisif. Plus graves et convaincans sont son amour du bien d’autrui, quand il sait qu’il pourra s’en emparer sans trop courir de risques, ses ruses sournoises, puis l’admiration qu’il professe pour la force brutale, devant laquelle il s’incline bien bas, et le peu de souci que lui causent les dénis de justice. Ce sont ces défauts-là qui feraient de lui un admirateur de l’impérialisme germanique, admirateur prudent, bien décidé à ne pas compromettre son repos et à se tenir à bonne distance de la bagarre. En résumé, Sancho répond tout à fait à l’état d’âme du « germanophile » espagnol neutraliste. Et nous voilà ramenés d’une façon assez imprévue à ce symbolisme cher aux romantiques allemands que nous combattions tout à l’heure. Si l’on voulait en effet, à toute force, symboliser les deux hommes, les circonstances présentes inviteraient à chercher en Don Quichotte le symbole de l’individualisme héroïque, qui, dédaignant le triste terre à terre de l’existence pour ne vivre que de sentimens nobles et désintéressés, s’engage seul dans des entreprises souvent folles et périlleuses, où il finit par succomber, mais content d’avoir tout sacrifié à ses principes. ; Sancho, de son côté, nous offrirait l’image de l’être soumis, domestiqué et organisé selon la recette de M. Ostwald, n’agissant que sous l’empire de la crainte ou par l’appât d’une récompense, et résigné à se courber devant n’importe quel pouvoir, pourvu que ce pouvoir lui assure une somme suffisante de jouissances matérielles.

Entre ces deux hommes, il nous plaît de croire que l’Espagne a fait son choix. Malgré certaines apparences évidemment trompeuses, l’Espagne du XXe siècle ne peut pas renier ses traditions héroïques qui remontent très haut dans son histoire et qui lui ont assuré l’estime du monde entier ; elle ne sacrifiera pas pour quelques avantages d’ailleurs problématiques tout un passé de désintéressement et d’honneur. L’Espagne, quoi qu’on puisse dire, restera fidèle à Don Quichotte.


A. MOREL-FATIO.

  1. J.-J. A. Bertrand, Cervantes et le romantisme allemand, Paris, 1914.
  2. La première, qui remonte à 1826, a été annulée par la seconde.
  3. Le critique va trop loin en refusant aux mystiques et particulièrement à sainte Thérèse tout esprit de charité. La réforme du Carmel tendait à autre chose qu’à distribuer de la soupe à la porte des monastères, — ce soin incombait à d’autres ordres, — mais la sainte a aimé la pauvreté et en a senti la grandeur ; elle l’a d’ailleurs aussi secourue.