Le Trombinoscope/Ernest Picard

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PICARD, louis-joseph-ernest, avocat et homme politique français, né à Paris le 24 décembre 1821. — Comme il venait au monde la veille de Noël, ses parents mirent immédiatement son sabot dans la cheminée, et le lendemain matin, Noël y avait déposé un charmant petit fouet avec cette maxime incrustée dans le manche : cingler jusqu’à ce qu’on émarge. M. Picard devait se servir toute sa vie de ce fouet de Noël. Il en renouvela bien de temps en temps la mèche, mais il conserva toujours le manche et resta surtout fidèle à la maxime. Il fut reçu avocat en 1844 et docteur en droit en 1846 ; jusque-là, ça va bien. — Il fut promu gendre de M. Liouville, bâtonnier de l’ordre, ça va encore bien ; mais il devint membre du conseil de surveillance du journal le Siècle et contribua à faire nommer Emile Ollivier député aux élections de 1857, ça ne va plus bien du tout. — En juin 1858, il fut lui-même élu député au Corps législatif par la quatri-me circonscription de la Seine, qui n’en est pas encore consolée. — Quoiqu’il se fût présenté comme candidat de l’opposition, il prêta serment à l’empereur avec l’aplomb d’un homme qui se dit : le serment politique est comme l’argent, il faut absolument le prêter à quelqu’un pour qu’il rapporte quelque chose. — Il entra donc à la Chambre, où pendant toute la législature il fit partie des fameux cinq. Ces cinq-là, on s’en souvient, passaient leur temps à houspiller l’empire, qu’ils adoraient au fond, comme le gymnasiarque adore le tremplin qui fait valoir sa légèreté. Les cinq réussirent pendant pas mal de temps à accomplir ce petit exercice de salon, qui consistait à sauter assez haut pour émerveiller la galerie tout en ne sautant pas assez fort pour casser le tremplin qui était leur gagne-popularité. — La galerie fut longtemps dupe de leur fausse hardiesse. À la Chambre, ils prenaient des élans magnifiques, des élans à enjamber d’un seul coup l’empereur, l’empire et toute la boutique, et ils sautaient… sur une chaise. Sauter sur une chaise à ce moment-là paraissait déjà beau, et le public s’y laissa attraper ; il ne devait apprendre que plus tard, par Rochefort, comment on saute quand on veut vraiment sauter, et comment, lorsque l’on est décidé à escalader quelque chose le lundi, on doit remettre au mardi la crainte de se casser les reins. — Ce ne fut que longtemps après, — et il était trop tard, — que les candides admirateurs des cinq reconnurent qu’ils avaient pris de la colle de pâte durcie pour du marbre, et que le faubourg modifia ainsi en faveur des cinq sa chanson populaire :

Ils étaient quatre
Qui voulaient se battre
Autant qu’le cinquième
Qui n’le voulait pas.

Ernest Picard, plus particulièrement, avait conquis les sympathies des Parisiens. Parisien lui-même, il avait le mot, le trait, la présence d’esprit, toutes qualités qui ne sont rien si elles ne sont pas doublées avec du cœur ; Ernest Picard ne les doublait qu’avec du ventre. — En 1863 et en 1869, M. Ernest Picard fut réélu sans contestation ; il avait d’ailleurs donné des arrhes platoniques à la démocratie en soutenant certains projets de réformes libérales, en feignant de se séparer d’Emile Ollivier et en revendiquant pour Paris, le conseil municipal élu, ainsi que toutes sortes de choses que l’on pouvait alors revendiquer sans courir le danger de les obtenir. — En 1868, M. Ernest Picard jugea le moment venu de devenir tête de colonne et de préparer à son tour cette savante évolution qu’avait exécutée devant lui son ami Ollivier, et qui consiste à se faire faire la courte-échelle par le peuple pour décrocher un ministère. Il fonda le journal l’Electeur, et ses efforts allaient, sans nul doute, être couronnés du plus brillant succès, quand le 4 Septembre emporta l’Empire ainsi que le mât de cocagne au haut duquel était pendu le portefeuille que Picard allait atteindre. La rafale précipita Picard à terre ; mais sa conscience se développant dans toute sa largeur, fit parachute, et il retombe doucement sur ses pieds au beau milieu du gouvernement de la défense nationale. Toujours veinard, il arriva au moment du partage des portefeuilles, il en prit un au hasard, ce fut celui des finances. C’est à partir de ce moment que M. Ernest Picard, comme ses collègues de la défense nationale, se révéla dans toute la grandeur de sa nullité. Comme eux, il avait mis sa grasse main de chanoine sur le manche de cette massue formidable qui s’appelle : La Révolution ; pas plus qu’eux, il n’eut la vigueur nécessaire pour soulever seulement cet outil de terre ; comme eux, il jura à la France de la sauver ou de mourir ; pas plus qu’eux, il ne la sauva ni ne mourut. Comme eux, il eut l’admirable sang-froid de voir Trochu brûler des cierges pendant six mois, sans bousculer ce sacristain impérial, et appeler les Parisiens aux armes malgré lui ; comme eux, il permit les accaparements de comestibles, la famine des pauvres qui voulaient se battre, l’indigestion des riches qui voulaient se rendre ; comme eux, il voulut vivre ; pas plus qu’eux, il ne voulut vaincre. — Le 31 octobre, jour où la Commune essaya pour la première fois de déloger de l’Hôtel-de-Ville ce gouvernement qui s’était chargé d’aller trouer les Prussiens à Versailles, et semblait plutôt les attendre pour leur offrir des rafraîchissements sur la place de la Concorde, ce jour-là Ernest Picard fut sublime d’énergie ; il s’échappa de l’Hôtel-de-Ville, organisa la résistance à l’émeute et la vainquit presque à lui tout seul ! Ah !… c’est que là il s’agissait de son portefeuille !… Le 31 octobre Ernest remua plus sa grosse bedaine en cinq heures qu’il n’avait remué la langue en treize ans pour asticoter M. Haussmann au Corps législatif. — Après la conclusion de la paix, M. Picard fut renommé député, pas à Paris, oh ! non, on sortait d’en prendre ; Paris repasse ce républicain défraîchi à la province, et le département de Seine-et-Oise s’en délecta. — En février 1871, M. Picard était trop dépopularisé pour que M. Thiers ne le conservât pas au pouvoir ; il lui donna le portefeuille de l’intérieur. Plus tard, M. Picard se retira du ministère et fut nommé ambassadeur à Bruxelles. Que de métiers, grands Dieux !… et quelle perturbation la Providence se plaît à jeter dans les destinées ! Avocat, député, ministre de l’intérieur, ministre des finances, ambassadeur !… tout enfin !… Ernest Picard aura été tout… excepté maître limonadier !… C’est à dégoûter de venir au monde avec une vocation. — Depuis qu’Ernest Picard représente les topinambours de Seine-et-Oise à l’Assemblée nationale de Versailles, et la France à Bruxelles, on ne voit que lui dans les wagons du chemin de fer du Nord ; il fait la navette de Bruxelles à Versailles et n’est jamais ni à Versailles ni à Bruxelles ; le train express lui sert de contenance, et la contenance d’un homme d’État de la force de M. Picard, c’est de n’être nulle part, de ne rien voter pour pouvoir répondre le lendemain du jour où quelque chose de grave se sera passé : Ah !… je ne sais pas, j’étais en chemin de fer. Cependant M. Picard tente depuis quelque temps d’attacher la dernière guenille de sa popularité à un acte marquant ; il veut à toute force proposer à Versailles de reconnaître la République ; je vous demande un peu si ça le regarde. Ajoutons bien vite que si jamais on baptise la République avec Ernest Picard pour parrain, il n’y a plus aucune raison pou que Henri V refuse de se laisser sacrer par Mottu.

Au physique, M. Ernest Picard est bien le même homme qu’au moral ; on ne gagne rien à entrer dedans ; tout est à la porte. — Il est gras, il est rond, il est ventru, il est lippu, l’œil est enjoué et malin ; mais on voit tout de suite que le peuple ne doit compter sur des hommes de cette trempe-là pue le jour où les gouvernements se renverseront en jetant un calembour dessus ; nous n’en sommes pas là. — M. Picard a vendu de l’opposition pendant quinze ans, parce qu’il a trouvé le commerce facile, et un grand débit de sa marchandise — Personne en France plus que lui ne regrette le bon temps du tyran où l’on pouvait, avec de la précaution, rester l’idole du peuple et le croquemitaine en carton du pouvoir. Cette douce industrie est perdue pour longtemps ; les Delescluse, les Vermorel, les Flourens et autres l’ont tuée, en prouvant au peuple que lorsque l’on s’est trompé avec lui, on meurt avec lui. — Ce qui n’est pas tout à fait la même chose que d’avoir trompé la France et d’en faire pénitence en allant la représenter à Bruxelles.

Février 1872.

NOTICE COMPLÉMENTAIRE

DATES À REMPLIR
PAR LES COLLECTIONNEURS DU TROMBINOSCOPE

M. Ernest Picard engraisse le... 18... il continue à engraisser le... 18... persiste à engraisser le... 18... s’entête à engraisser le... 18... s’acharne à engraisser le... 18... et s’éteint doucement le... 19... en murmurant ces paroles saintes : Pour faire un bon marchand d’opposition, tire-li faut... tire-li faut... taper sur la tête de turc... mais ne pas l’abîmer pour qu’elle serve longtemps.