Le Trombinoscope/Frédérick-Lemaître

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FRÉDÉRICK-LEMAÎTRE, Acteur français, né au Havre (Seine-Inférieure), d’où il devait passer sur de plus importantes, en 1798, suivant Vapereau, en 1800 selon Mirecourt. — Son père était architecte ; il mit le tire-lignes dans les mains de son fils dès l’âge le plus tendre ; le jeune Frédérick, voulant justifier le proverbe, s’éclipsa au premier plan pour aller briller au second des Variétés-Amusantes. — Il suivit les cours du vatoire, et, ses études terminées, il se présenta à l’Odéon ; mais comme le jeune artiste affichait déjà des instincts révolutionnaires au point de vue dramatique, et prétendait s’asseoir sur les sacrées traditions d’un genre qui pour être vieux n’en était que plus ennuyeux, les versailleurs d’Œdipe et de Britannicus le reçurent comme un marchant de caleçons de bain en plein hiver. — Repoussé, il entra aux Funambules et de là au Cirque. Cependant, l’Odéon l’accueillit ; il n’y resta que cinq mois, parce qu’il ne se sentait guère plus à l’aise dans les rôles crevants de la tragédie qu’un lion du Sahara forcé de se promener sur le boulevard des Italiens avec un pet-en-l’air et un col cassé. Il entra à l’Ambigu et y débuta, le 2 juillet 1823, dans l’Auberge des Adrets, qui fut sauvée grâce à sa création inouïe du type de Robert Macaire, continué depuis avec tant de bonheur par Vélocipède père. — Dès ce moment, date le succès de Frédérick ; ses appointements furent élevés a un chiffre énorme, ce qui lui permit de ne pas payer ses dettes, mais d’en faire de nouvelles. — Il créa ensuite à la Porte-Saint-Martin Trente ans ou la Vie d’un joueur avec un immense succès, et le rôle de Méphistophélès dans Faust lui valut un nouveau triomphe. On raconte à ce sujet qu’il étudia pendant plus d’un mois une grimace effrayante, et que lorsqu’il l’eut trouvée, il sortit dans la rue pour en essayer l’effet sur les passants. Cet effet fut irrésistible ; en le voyant venir à soi, tout le monde descendait du trottoir, les chiens se sauvaient, en baissant la queue, dans les jambes de leur maître ; huit femmes enceintes, à qui Frédérick avait été demander son chemin, accouchèrent séance tenante d’un tas de phénomènes ; enfin, au coin de la rue Rambuteau, il se trouva nez à nez avec Louis Veuillot. Pendant quelques secondes Frédérick eut peur, il craignit d’avoir trouvé son maître. Les deux monstres se regardèrent fixement ; Veuillot ne reculait pas ; un instant la victoire fut indécise ; mais Frédérick eut, comme toujours, un éclair de génie : il se mit à loucher de toutes ses forces ; Veuillot, vaincu, prit la fuite. — Le gouvernement de Charles X, qui avait eu vent de cet épisode, fit faire à Frédérick des offres brillantes pour dissiper les rassemblements sur les boulevards. L’illustre artiste les repousse. À ce moment, Frédérick était tellement adoré du public, qu’il se permettait envers ce dernier des farces les plus extravagantes. En pleine scène, il courait tourner le robinet du compteur et éteignait le gaz. En jouant Buridan, dans la Tour de Nesle, il tirait de sa poche des lunettes vertes et se les posait sur le nez. Un soir, il interrompit le grand monologue de Ruy-Blas, et, appelant le régisseur, il lui remit trois sous pour lui envoyer chercher la Liberté, afin de voir ce qu’avait fait la Bourse. — Plus tard, il entra à l’Ambigu où il joua les Comédiens et Peblo avec madame Dorval. Ce fut à cette époque que Frédérick tenta d’imposer à son directeur la suppression de la claque de l’administration qui le gênait… notamment lorsqu’elle applaudissait ses camarades, et de la remplacer par une claque à lui personnelle. Frédérick avait précédemment souffleté un critique d’art influent qui lui avait offert de le louer à tant la ligne ; ce n’était vraiment pas la peine de faire la bégueule et de donner des giffles aux autres pour en arriver à s’offrir une claque à lui-même. — D’ailleurs, il est bon de dire que les brillantes qualités de son estomac manquaient complètement à son cœur. — Frédérick ne pouvait souffrir qu’un camarade obtînt du succès à côté de lui. Il exigeait que son nom tint toute l’affiche, et comme son directeur lui demandait un jour : Mais… monsieur Frédérick… où voulez-vous que s’impriment les autres ?… Il répondit avec cet admirable geste qu’on lui connaît : Du côté de la colle, monsieur… — Lorsque dans un rôle à côté du sien, il remarquait des passages susceptibles d’attirer l’attention du public, il les faisait couper impitoyablement, et si la chose était possible, il les prenait pour son personnage. Un jour, un pauvre comédien qui avait été victime de ces remaniements, se vengea de lui d’une façon assez plaisante ; il souscrivit des billets à tous ses fournisseurs : payables chez M. Frédérick Lemaître. Et comme celui-ci se plaignait d’être réveillé tous les matins par un garçon de recettes de la banque, son camarade lui répondit : Dame !… M. Frédérick, puisque vous vous appropriez tous mes effets, j’ai pensé que vous vouliez payer aussi ceux que je fais à mon bottier. — Après avoir fait une campagne très-brillante à l’Odéon avec les Vêpres Siciliennes, Othello, le Maréchal d’Ancre, le Moine, etc. Frédérick reparut aux Folies-Dramatiques dans Robert Macaire, type pour lequel il avait une prédilection marquée. Il s’incarne dans ce personnage au point de ne plus le quitter même dans la vie privée. Réglait-il avec sa concierge à la fin du mois, il lui disait du ton le plus arrogant : madame Soliveau !… vous avez fait mon ménage, fourni ma bougie, payé mes voitures… total cent douze francs ; mais vous m’avez prêté cent francs en argent, c’est donc douze francs que je vous redois… vous achèterez quelque chose à votre petit avec !… allez madame !… allez !… — Il était rare que Fréderick arrivât à l’heure pour la représentation ; souvent même après un repas prolongé, il entrait en scène légèrement ivre et, ne trouvant plus la porte, en sortait par le trou du souffleur. — Il parut à la Porte-Saint-Martin dans Richard d’Arlington et Lucrèce Borgia, et aux Variétés dans Kean ou Désordre et génie d’Alexandre Dumas. On peut dire que ce fut Frédérick qui fit cette pièce. De même qu’il avait, par un caprice d’artiste, lors de sa création de Robert Macaire, joué longtemps à la ville son rôle de comédien, il voulut pour Kean, jouer sur la scène celui de l’homme privé. Il fit don à ce rôle e toutes les passions, de tous les enthousiasmes et de toutes les défaillances qui lui étaient propres et en composa son chef-d’œuvre. — Ainsi que nous l’avons dit déjà, Frédérick, artiste sublime, avait, en même temps, les vanités mesquines d’un premier de rayon des Villes-de-France. Il faisait défendre aux musiciens de l’orchestre de lire quand il était en scène ; après un acte à effet, il parcourait les coulisses de la salle et examinait les yeux des ouvreuses ; celles qui n’avaient pas pleuré étaient très-mal notées. — Un jour, entre autres, ses escapades d’ébéniste en goguette, lui valurent trente-huit jours de prison : il s’était mouché dans sa perruque et l’avait lancée dans la salle. — Frédérick fit un court séjour à la Comédie-Française, rentra à la Porte-Saint-Martin où il joua entre autres pièces le Chiffonnier de Paris de Félix Pyat. — Depuis, Frédérick a créé et repris plusieurs rôles ; mais ses moyens physiques se sont éteints, et de tant de talent et de fortune, il ne lui reste qu’un geste superbe et une petite pension de 2 000 francs ; encore !… pour comble de malheur, l’illustre artiste a la douleur de la devoir à l’empire.

Au physique, Frédérick Lemaître, quand il était neuf, passait pour un très-bel homme. Aujourd’hui — nous ne lui en faisons pas un crime — il nous rappelle le général Changarnier ; mais, il a trop bon cœur pour ne pas regretter de nous causer cette peine.

Juin 1872.
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NOTICE COMPLÉMENTAIRE

DATES À REMPLIR
PAR LES COLLECTIONNEURS DU TROMBINOSCOPE

Frédérick Lemaître perd complétement la voix le… 18… le jour où Capoul perd la sienne. Il leur reste à chacun leurs deux bras, Frédérick peut encore enlever une salle, Capoul n’est plus bon qu’à jouer de l’orgue de barbarie. — Enfin Frédérick meurt le … 19… laissant pour tout héritage ses costumes que tous ses successeurs peuvent mettre, mais une peau du bonhomme qu’aucun d’eux ne peut remplir.