Le Trombinoscope/Homme à la fourchette

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L’HOMME À LA FOURCHETTE, célèbre phénomène, né en France dans les dernières années du règne de Louis-Philippe. Il était à peine venu au monde qu’il se signala par des facultés digestives très-singulières : Il avalait avec une facilité remarquable tous les menus objets qu’on laissait à sa portée. Épingles à cheveux, cure-dents, clous à crochet… tout y passait, et jamais il n’en paraissait incommodé. Un jour pourtant, il faillit être victime de ces goûts étranges. Il avait avalé une loupe qu’un de ses oncles, qui était bijoutier, avait oublié de remettre dans sa poche. Pendant quelques jours tout s’était bien passé ; mais vers le commencement de la seconde semaine la loupe, après avoir voyagé un peu partout, s’engagea dans les intestins, parcourut le côlon et vint se fixer avec tant de précision à l’orifice du fondement qu’elle le ferma hermétiquement. Ainsi enchâssée, avec son verre convexe, la loupe donnait à l’anus l’aspect d’un gros œil constamment ouvert. — Nous n’avons pas besoin de détailler ici les rapides perturbations que cet incident apporta dans l’économie du héros de l’aventure. Il y a certaines fenêtres pour lesquelles l’art de la vitrerie n’est point un progrès. — Le onzième jour, le malaise augmentant, on envoya chercher un médecin qui posa au malade les trois questions sacramentales : « Voyons la langue ?… Où souffrez-vous ?… Y a-t-il longtemps que… ? » Douze jours !… répondit, à cette dernière interrogation, l’homme à la fourchette. — Diable !… reprit le docteur, c’est grave !… et il prescrivit un fort lavement au sel. — Une demi-heure après, le garçon pharmacien, qui avait été chargé d’administrer le remède, s’avançait bravement en croisant la canule, quand tout à coup, au moment où il ajustait, il poussa un cri de terreur et s’évanouit. Il venait d’apercevoir un œil formidable qui le fixait d’un air menaçant ; — on retourna chercher le docteur pour lui faire part de ce nouveau cas. Pendant ce temps, l’homme à la fourchette était resté étendu sur le ventre, les couvertures rejetées de côté dans l’attitude de la résignation. Le docteur s’approcha et lui demanda où il souffrait. — Là, répondit le patient, en posant son doigt sur le verre de la loupe. Le médecin s’avança encore pour examiner de plus près le point qui lui était indiqué. Quand il eut le nez presque dessus, il dit : C’est singulier, voilà que vous avez mal à l’œil maintenant !… Il remarqua bien que les joues du malade s’étaient un peu boursouflées depuis une heure ; mais il mit cela sur le compte de la fièvre. — Il essaya de faire jouer la paupière sur le globe de l’œil ; mais c’était très difficile, il y avait beaucoup de raideur. — Alors il replia deux doigts de sa main droite et présentant les trois autres devant l’œil ouvert, il demanda à son client : Combien voyez-vous de doigts là ? — Je ne vois rien, répondit une voix étouffée qui partait de dessous le traversin. — Le docteur se releva magistralement et dit à la famille rassemblée : Je crois que l’œil est perdu, il faut envoyer chercher un oculiste. — L’oculiste arriva à son tour, examina l’œil attentivement et prescrivit un collyre qui ne produisit aucun effet. — Le lendemain enfin, on se rendit compte des causes de cet accident et l’on envoya chercher un vitrier qui, à l’aide de son diamant, coupa le verre de la loupe tout autour. L’homme à la fourchette était sauvé !… — Il semblait que cette aventure dût le guérir de son funeste penchant ; il n’en fut rien. Il n’en continua pas moins à avaler entre ses repas des boutons de manchettes, des clefs de montre et des passe-lacets. Avec l’habitude, il parvint assez vite a digérer des objets plus volumineux, et vers l’âge dé dix-huit ans,’un de ses oncles lui ayant fait cadeau d’une montre, il l’avala sans aucune difficulté. Encore cette fois, il paya cher la’ satisfaction de ses‘ appétits gloutons ; la montre ne passa pas tout droit, elle parcourut d’abord différents organes qu’elle lésa assez cruellement, parut ensuite vouloir siobstiner a sortir . parle nez, puis revint dans l’estomac et se fixa enfinala hauteur de la troisième côte droite, entre cuir et’chair, où elle est encore. — ;—_ L’homme a la fourchette a beaucoup souffert de cette montre ; mais aujourd’hui, sa présence sous l’épiderme n’a rien de douloureux, et il est le premier a en’ rire. Quelquefois, en société, on le voit tout à coup déboutonner son gilet, promener doucement sa main, de bas en haut, le long de ses côtes- jusqu’à l’aisselle, en appuyant légère- ’ment comme pour soulever quelque chose. C’est son chrono-— “mètre qui était redescendu et lui faisait une petite pesanteur — gênante près de l’aine. Il le remet tranquillement en place ; et si, surpris de ce manège. on lui demande ce qu’il fait, il ré- pond : a Je remonte ma montre. n ——- Quand vint l’époque du tirage au sort, sa famille ne fut pas sans appréhensions. ll était évident qu’au régiment de pareilles habitudes pouvaient expo- ser l’homme à la fourchette à de sérieux désagréments. —— Hélas !... ces craintes ne furent que trop tôt et trop cruellement justifiées. —— Grâce a une excellente conduite, le jeune soldat avait obtenu un avancement assez rapide ; il était déjà ser- gent—fourrier, lorsqu’un beau soir, la veille d’une inspection générale, il fut repris de son tic fatal et avale sa baïonnette t... Le lendemain, le colonel parcourt les rangs et s’aperçoit de la chose. — Fourrier l... qu’avez—vous fait de votre baïonnette ? — Colonel. je l’ai avalée l.., — Fourrier l... pas de plaisante- ries sous les armes. —— Mon colonel... je vous affirme... — Assez l.., Pouvez-vous me donner la preuve que vous avez bien avalé votre baïonnette ? —— Pour ça, oui,‘mon colonel, ce n’est pas difficile... Tenez... vous venez avec moi a l’infirmerie ; une fois là, mon colonel, vous me faites ch.... ——— Insolent Que l’on envoie ce’t homme devant un conseil de guerre. —- Devant _ le conseil, le pauvre garçon, ne pouvant retrouver sa baïon— nette, fut accusé de l’avoir vendue pour boire. De plus, d’avoir insulté grossièrement son supérieur devant tout le régiment. Il fut condamné a mort. -—- Par bonheur, au moment de l’exécu— tion, la peur lui fit un tel effet que la baïonnette, expulsée vio— ..lemment de son refuge, alla se piquer à. terre a cinq pas derrière lui, a la grande surprise de ses camarades qui allaient le passer par les armes. Tout s’expliqua naturellement, et le colonel comprit alors le véritable sens de la phrase malencon— treuse qui lui avait semblé une ofiense. — En sortant du ser- vice, l’homme à. la fourchette se plaça dans le commerce ; mais son retour a la vie civile n’avait pas modifié ses instincts et il continuait à faire une ample consommation d’objets qui passent généralement pour les moins comestibles. De plus, son gosier “et son estomac ayant acquis de notables développements, il n’était plus guère arrêté par la forme ni par la dimension des choses qu’il désirait avaler. Ainsi, unjour, il_ engloutit, sans la moindre gêne, un abat-jour et son’support. — Vers la fin de l’empire, il s’était mis à avaler des couteaux. Quand il s’aper- ’_c’evait qu’un couteau ne coupait plus, il’ se l’introduisait ‘dans l’estomac, le retrouvait en temps et lieux aprésles.dé1ais..l. “légaux. le ravalait encore, le retrouvait de nouveau, et aprés cette dernière opération, il était persuadé que le couteau devait avoir le fil. Son raisonnement, d’ailleurs, était bien simple ; il disait : ’Je l’ai avalé une première fois hier, il est passé ; une seconde fois ce matin, il est repassé ; donc il doit couper. — Pendant “le siège de Paris, l’homme a la fourchette fut un de ceux qui se préoccupèrent le moins de la famine qui nous menaçait. ’Pendant que toutle monde se demandait avec terreur pour ,combien de temps nous avions du pain, lui ne s’inquiétait que ‘de savoir s’il yavait encore dans Paris beaucoup de cuillères a pot, de tenailles et de pincettes.“ — Enfin, tout récemment, ’notre héros, employé dans un’magasin de nouveautés de Paris, a mis le comble a sa gloire en avalant une fourchette. Cet évé- nement, qui a eu dans la presse un retentissement énorme, a fait pendant deux mois une heureuse diversion aux discussions sur le septennat. C’est au point que les légitimistes ont’propos’é à l’homme a 1a fourchette une somme de cinq millions s’il ’vou—- lait consentir a avaler un couvert a salade pour détourner l’attention publique au moment de leur prochaine restauration de Henr},r V. ’

Au physique, l’homme a la fourchette n’a rien d’extraordi- naire. Dans la rue, personne ne soupçonnerait en lui une célé— brité contemporaine. Tous les établissements a quinze centimes de Paris lui Ont offert ses entrées gratuites, trop heu— reux qu‘ils sont de récolter, lorsqu’il est parti, les pièces de deux sous, les pince—nez e‘n or et les tourne—vis qu’il a pu y laisser tomber pendant ses visites. —’ On ne connaît qu’une seule chose qu’il n’ait jamais pu digérer : c’est la prose de Xavier de Montépin. — Son corps lui a été acheté 3,000 francs Landon. On croit que cet industriel a fait une bonne affaire. Mai 1874.

N 0Tl CE COMPLÉMENTAIRE

DATES A REMPLIR PAR LES COLLECTIONNEURS DU. TROAI‘BINOSCOPE

L’homme à la fourchette continue ses exploits. -— Il avale une râpe à sucre le... 18. ., w- une paire de mouchettes le... 18..., -—- un tourne-broche méca— nique le. . 1*... — Enfin _ii meurt, le... 19.. , d’un tire-bouchon imprudent- ment avalé au moment de se mettre au bain.

LA BIOGRAPHIE ’lä CENTIMES. - PROVINCE, SOUS BANDE, ‘2 I CENTIMES.

l. mais. — lMPl-IIMEIL F. DELïeNs ET file. un ; .uu CROISSANT. Ili- aprés sa mort, par un marchand de ferraille de la rue Château— -

Pour les collections, s’adresser aux bureaux de Çl’Éclz‘pse, 16, r. du Croissant. __