Le Trombinoscope/Millie et Christine

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MILLIE ET CHRISTINE, négresses jumelles du même lit, nées, toutes deux, dans la Caroline du Nord, en 1851. — Ces deux sœurs ne sont point seulement jumelles, elles sont encore liées par un attachement… qui s’étend du bas des reins à la naissance des jambes. — Leur mère était une superbe négresse qui avait trente-deux ans lorsqu’elle leur donna le jour. — Les médecins ne sont point encore parvenus à établir comment ce phénomène de génération a pu se produire. Tout ce que l’on sait jusqu’ici, c’est que neuf mois avant leur naissance, par une chaude nuit d’été, leur père s’étant assoupi au milieu d’une conversation qu’il avait avec sa femme, se réveilla deux minutes après, et que, ne se souvenant plus au juste a quel endroit il en était resté, il recommença la phrase toute entière. — Quand Millie et Christine vinrent au monde, de grands embarras se présentèrent : d’abord, on n’avait préparé qu’une seule layette. Ensuite, lorsqu’il fallut aller les déclarer à l’état-civil, il y eut un conflit. Millie était très-bien portante, mais Christine se trouvait un peu faible ; le médecin de la localité ayant constaté que l’une pouvait être transportée à la mairie, tandis que l’autre devait être reconnue à domicile, à cause de son état maladif, l’employé de l’hôtel-de-ville, qui était quinteux comme tous les gens payés par les contribuables, vint bien dresser l’acte de naissance de Christine chez ses parents, mais ne voulut pas rédiger, par la même occasion, celui de Millie, prétendant que le médecin l’avait reconnue en état d’être transportée dans ses bureaux. On raconte même a ce sujet que ce trait de haute intelligence administrative étant parvenu à la connaissance de M. Jules Ferry, le premier soin de ce dernier, lorsqu’il fut, en 1870, investi des fonctions de maire de Paris, fut de télégraphier dans la Caroline du Nord pour demander si on ne pourrait pas lui envoyer une centaine d’employés de ce calibre pour l’aider organiser les fameuses queues de boucheries. Nous ne savons pas si l’Amérique a pu satisfaire au vœu de M. Jules Ferry, mais à la façon dont il a administré la capitale et tiré parti des ressources qu’elle contenait, nous avons toujours pensé qu’une forte cargaison d’employés de la Caroline du Nord lui était arrivée à temps. — Un peu plus tard, de nouvelles complications surgirent dans l’éducation élémentaire des sœurs Millie et Christine. On eut toutes les peines du monde a les rendre propres, parce que, certaine de leurs fonctions naturelles s’opérant par un appareil… solidaire, il était impossible a leur mère de savoir le matin, en les changeant, laquelle des deux avait déshonore le maillot de la communauté. — Les deux sœurs, cependant, se développèrent et grandirent dans d’assez bonnes conditions. Millie surtout était très-raisonnable, et quand ses parents la laissaient seule à la maison avec sa sœur, elle veillait sur cette dernière avec une tendre sollicitude. Elle ne lui permettait pas de s’éloigner, et lui disait souvent : « Christine, tu sais que maman « veut que tu restes à la maison ; si tu sors, je vais aller la « prévenir. » — On les mit en classe ou elles reçurent une instruction élémentaire assez convenable. Leurs forces augmentaient dans les mêmes proportions ; quand elles jouaient a courir, elles arrivaient presque toujours au but en même temps. — Elles s’aimaient beaucoup. Cependant, Christine était d’un naturel assez taquin et ne laissait échapper aucune occasion de faire une niche à sa sœur. Ainsi, par exemple, son plus grand bonheur était de manger beaucoup d’oseille en cachette pour donner des coliques à Millie ; et quand elle voyait celle-ci se lever précipitamment et sauter sur un numéro du Gaulois, elle se tordait de rire et refusait de bouger, en lui disant : Tiens !… je ne suis pas forcée d’être à tes caprices… tu peux bien attendre demain matin. — Tant qu’elles furent enfants, les inconvénients de leur union n’eurent pas une extrême gravité ; mais lorsqu’elles devinrent femmes, les écueils ne tardèrent pas à prendre un tout autre caractère. Une aventure dramatique, et que nos romanciers ne manqueront pas d’exploiter, faillit avoir pour elles un dénouement terrible. Un jour, un jeune nègre de la localité qu’habitaient leurs parents eut l’occasion de venir plusieurs fois dans la famille. Il s’éprit violemment de Millie et finit par demander sa main. Millie, de son côté, n’avait point été insensible aux œillades de son amoureux, et les choses semblaient devoir s’arranger au mieux. Mais un fatal obstacle allait se dresser entre les deux amants. Le petit dieu malin n’avait visé qu’un cœur, et, sans le vouloir, en avait percé deux. Christine aussi se mourait d’amour pour le prétendu de sa sœur !… Christine avait bon cœur, elle proposa à. Millie le partage de l’objet adoré ; elle offrait même d’avantager sa sœur de tous les 29 février des années bissextiles. Millie refusa avec fierté. Alors Christine prit une sombre résolution. Le lendemain, on lunchait en famille, l’amoureux se tenait près de sa fiancée, buvait son regard en lui passant les sandwichs. Christine se pencha à l’oreille de sa sœur et lui dit tout bas d’une voix fébrile : « Part à deux !… il est temps encore !… — Non !… répondit énergiquement Millie. — Eh bien !… reprit Christine d’un ton résolu… tu l’as voulu !… il ne sera ni à l’une ni à l’autre !… — Et saisissant l’instant où l’amoureux murmurait tendrement à l’oreille de sa promise : M’aimez-vous ?… Christine profita perfidement de ce qu’elle avait à sa disposition une des deux clefs de la porte commune donnant sur les champs et l’ouvrit avec un tel fracas que toute l’assistance en fut couverte de confusion. La pauvre Millie, rouge de honte, n’essaya même pas de se justifier, et son fiancé, vexé d’un tel procédé, se retira en saluant froidement. — Dans la nuit, Millie, désespérée, se leva, s’habilla doucement pour ne pas réveiller sa sœur, et courut vers la rivière dans l’intention de se détruire ; mais le froid de l’eau réveilla Christine, qui, après avoir plongé neuf fois, fut assez heureuse pour saisir Millie par les cheveux et la ramener au bord. — Christine demanda pardon à sa sœur d’avoir fait manquer son mariage, et tout fut oublié. — Après une telle secousse, il leur tarda de quitter le lieu qui avait été témoin de ce drame, et elles profitèrent de l’offre que leur fit un Barnum peur venir se montrer a Paris, où elles se sont installées vers le mois de novembre 1873. C’est au cirque des Champs-Élysées que le public parisien est appelé à visiter ce phénomène. Quelques hommes de science grincheux n’ont pas craint d’insinuer que les sœurs Millie-Christine n’étaient pas plus nées rivées l’une à l’autre que les cheveux de mademoiselle Schneider ne sont venus au monde sur sa tête. — Ils ont prétendu que l’industrie des Comprachicos vulgo, tourneurs de chair humaine, a fait d’assez notables progrès dans certains pays pour permettre de supposer que ces deux sœurs jumelles ont été obtenues par des procédés artificiels. — D’autres vont plus loin. Se basant sur ce fait que les deux sœurs Millie-Christine ne sont exhibées que d’une façon très-incomplète, ils osent prétendre qu’elles se démontent une fois qu’il n’y a plus de public pour les regarder. — De mauvaises langues ajoutent que ces jours derniers, un spectateur, qui était un peu en avance sur l’heure de l’ouverture des bureaux, a entendu très-distinctement Christine crier à sa sœur : Descends donc te souder, Millie !… voilà le monde qui arrive. — Nous ne reproduisons ces bruits que sous toutes réserves.

Au physique, les sœurs Millie-Christine sont deux jeunes filles assez gracieuses. — Leurs talents d’agrément ont été surfaits par les reporters. — Leur musique et leur chorégraphie sont moins que médiocres. — Elles ne chantent guère au delà du mi et ne dansent pas beaucoup plus haut que le sol.

Novembre 1873. 

NOTICE COMPLÉMENTAIRE

DATES À REMPLIR
PAR LES COLLECTIONNEURS DU TROMBINOSCOPE

Après avoir parcouru l’Europe et gagné une assez jolie fortune, les sœurs Millie-Christine épousent les frères Siamois le.. 18… — Enfin, elles meurent le… 19… après être accouchées toutes deux ensemble et en plusieurs fois de cent dix-huit jumeaux, variés de sexe, qui tous se tiennent par une partie du corps et forment une chaîne humaine sans fin.