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Le Tsar et la Révolution/La révolution et la violence

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II


LA RÉVOLUTION ET LÀ VIOLENCE
PAR
Z. HIPPIUS


LA RÉVOLUTION ET LA VIOLENCE


I


Un seul homme peut tout, même supprimer une vie humaine. Cet être unique, ayant droit à la vie des autres peut posséder aussi leurs biens, les fruits de leur travail, tout. Ainsi il n’est d’existence réelle que pour cet homme seul ; les autres, c’est comme s’ils n’étaient point, c’est-à-dire que s’il est humain — les autres ne le sont pas, ou s’ils sont hommes, alors il est un surhomme, un Dieu placé en dehors des lois humaines. Mais Homme ou Dieu, tout lui est permis.

Là est la racine la plus vivace, la plus profonde et la plus cachée de l’autocratie. D’elle, d’autres sont nées ; un tronc est apparu au jour ; des branches, des tiges, de fins ramuscules variés et entrelacés se sont développés. L’obscure sensation de la personnalité et de son unité, la conscience de la différence, de la non-identité, de l’inégalité, a produit dans l’histoire de l’humanité, dans la réalité empirique et sociale, des formes autocratiques de l’organisation de l’Etat et de la vie.

Mais, quelles que soient les formes des rameaux, — césarisme, papisme, autocratie russe, — la racine est une : c’est l’acceptation d’une personnalité unique, unique parce qu’elle existe seule ; c’est l’opposition de Un à Tous.

Ici s’enchaînent les débuts de deux passions qui s’étendent et s’enlacent à travers toute l’Histoire : passion de domination, passion de servitude. Egales, équivalentes, non identiques. Deux extrémités d’un seul et même bâton. On aurait tort de rendre responsables les autocrates, les tsars, les maîtres du pouvoir extérieur, de la violence, de l’esclavage ; c’est une condition sine qua non de leur existence réelle ; et la présence même des esclaves n’est-elle pas une condition semblable ? Le maître est-il quand il n’est point d’esclaves ?

Il n’est pas de force extérieure capable d’imposer la domination d’un seul sur un million d’individus qui n’admettraient pas intérieurement cette sujétion.

Non, si l’autocratie est encore, si le papisme vit, c’est dire que des gens acceptent comme une vérité éternelle la proposition : Lui et nous ; lui qui dirige, à qui tout est permis ; nous qu’on mène, à qui rien n’est permis. Aux plus purs, aux plus sincères de ces derniers, il est aussi doux de sentir la force du pouvoir, que le pouvoir est doux à l’autocrate. Mais le temps des maîtres et des esclaves passe et avec lui leur sainteté relative. La chose reste, le sens s’en va.

Le monde et la vie peuvent être envisagés comme une chose qui croît, se développe, s’épanouit, aspire perpétuellement vers son élargissement final, vers sa vérité absolue. Il n’y est point de création ayant son origine au dehors ; tout est donné, tout est comme l’arbre dans la graine. Mais le développement s’effectuera dans le temps et si la graine n’est pas un arbre, le premier homme n’est pas le dernier.

L’homme est donné, mais il se détermine dans le temps.

Il est plus homme aujourd’hui qu’il y a cinq ou six mille ans, et dans l’avenir on verra sans doute dans le plus humain des êtres actuels beaucoup de traits bestiaux. Aussi notre vérité ne consiste-t-elle pas à être parfait dès aujourd’hui comme aux derniers jours du monde, mais à pénétrer le sens de nos temps, à vouloir nous élever vers les plus hauts degrés que nos regards puissent atteindre. A ceux qui viendront après nous, les échelons suivants apparaîtront.

Si nous acceptons cette conception, si nous envisageons l’histoire humaine de ce point de vue, nous ne condamnerons alors définitivement aucune des formes de vie élaborées dans l’histoire, nous n’en taxerons aucune de mensonge absolu. Bien entendu, dans le cas seulement où cette forme s’est réalisée dans le courant principal de l’évolution historique.

Une forme de vie se juge uniquement par le degré où elle correspond à la conscience qu’a de soi l’humanité à ce même moment. Lorsqu’un homme se sent ou esclave, ou tsar, chef d’esclaves, la vie sociale et mondiale se moule nécessairement dans des formes autocratiques. Il en fut ainsi ; mais le temps en est passé. Et si ceux qui suivent, ceux à la conscience élargie, voulaient conserver cette vérité ancienne, ils en feraient un mensonge.

Aucune doctrine ne peut, bien entendu, embrasser l’immense multiplicité des formes de la vie. Si la vie allait réellement d’un pas régulier et comme le veut cette théorie d’élargissement de la conscience et des changements correspondants et nécessaires des formes extérieures, si toute l’humanité en un seul et même moment arrivait à un même degré de conscience, nous assisterions simplement à un processus d’évolution des plus pacifiques, fastidieux et presque mécanique.

Le développement historique réel n’est pas évolutionniste, mais révolutionnaire. A chaque moment» tous les degrés de l’échelle sont occupés et ceux qui se sont élevés incommensurablement plus haut, luttent avec le mensonge des inférieurs. Mais ce qui vainc vraiment, ce qui change les formes de la vie réelle, c’est la force centrale du courant, car toutes les formes doivent être traversées d’une façon consécutive : au lendemain de la mort de Pierre le Grand, on ne pouvait organiser en Russie la République selon Platon.

L’exemple le plus éclatant et le plus concret de la lutte au nom des changements inévitables, nécessaires et saints des formes de la vie nous est fourni par la Russie. Le tsarisme est l’une des plus magnifiques branches de l’arbre issu de l’idée : Un et Tous ; Un peut tout, tout lui est permis ; Tous ne peuvent rien, rien ne leur est permis. Un est une chose. Tous une tout autre chose.

Nulle part, peut-être, les bases idéologiques de l’autocratie ne se montrent à nu comme dans le tsarisme russe. Contre elles se sont brisés ceux qui approchaient du Tsarisme en le considérant simplement comme une forme d’Etat et qu i, dans leur lutte avec lui, utilisaient l’arme du bon sens ou même de la morale.

L’idée, si elle est vraiment telle, se cache dans les plus obscures et les plus mystérieuses profondeurs de l’âme humaine, dans sa métaphysique (même inconsciente) ou plus loin encore, dans sa religion (plus inconsciente peut-être). Et il faut une force susceptible de pénétrer jusqu’en les plus secrets recoins de l’âme et de la retourner tout entière pour en arracher l’idée. Cette force, la force de la vie, de la conscience s’élargissant avec le changement des temps, s’élève, croît, s’avance, comme une marée qui monte.

« Lui » est une chose et « Nous » autre chose. Pourquoi ?

Nous sommes pareils à lui, nous voulons être libres dans notre volonté comme lui dans la sienne ; s’il lui est permis de lutter avec notre volonté pour le respect de la sienne, il nous l’est aussi d’en faire de même pour la nôtre.

L’opposition demeure : Un et Tous ; le rapport seul a changé. La lutte a commencé, mais les adversaires sont deux comme autrefois : le Tsar et la Révolution. N’embrassant pas « tous » en fait, la Révolution russe écrit « tous » sur son drapeau, car elle lutte pour « tous » contre « Un ».

Sur le drapeau usé des tsars on lit « Moi » et si dans « Moi »,dans l’idée de l’individualité, n’existait pas un germe de vérité éternelle, le vieil étendard serait déjà tombé en lambeaux éparpillés au vent. Mais une même vérité éternelle brille dans le nom « Tous », et l’époque exige la lutte et la victoire de ce second « nom », car il est le suivant, il est la nécessité, l’inéluctabilité.

Ainsi la terre vainc la graine. En tombant à terre la graine meurt ; elle se réveillera ensuite, mais autre déjà. En tombant, la vérité de l’individualité unique doit mourir dans l’obscurité avant de ressusciter en une autre vie, la vie en tous et chacun.

La monarchie constitutionnelle ne réussit pas à se constituer en Russie et probablement elle n’y réussira jamais. Trop longtemps le pays a vécu ensorcelé par l’idée du Tsarisme, idée trop forte, trop éclatante dans l’absolutisme russe. On ne peut vaincre une idée qu’en la détruisant, et on ne peut la détruire qu’en lui en opposant une autre de même force et de même profondeur et qui, passant à travers l’humain se dirige vers l’obscurité d’au-delà l’humain. Les constitutionnels-démocrates n’ont rien de pareil, leurs tentatives d’établir un compromis humain en gardant les mots (et monarque et démocratie) ne réussissent pas, ils ne sentent pas même la force de leur ennemi, ne voient pas son visage, ils tournoient eux-mêmes comme les feuilles d’automne. Tombant au milieu de la vraie lutte, celle des deux égaux, ils vont ou à droite ou à gauche. Ceux qui n’obliquent pas ne comptent pas, car leur force ne se réfléchit pas dans la réalité.

Nos constitutionnels-démocrates ne savent rien d’autre et de plus salutaire qu’un compromis. Parce que tous assoiffés de justice et d’humanité, ils veulent par condescendance envers tous que personne ne possède rien de vrai, mais que tous aient un semblant de quelque chose : qu’un monarque soit, mais un semblant de monarque ; que la démocratie soit, mais un semblant de démocratie.

Car il est une chose qu’ils sentent, et celle-là profondément bien qu’inconsciemment, c’est que si le monarque est vraiment tel, l’existence d’une démocratie devient impossible et inversement. Tout le salut est donc dans le semblant.

Si la lutte est réelle en Russie, si elle est engagée vraiment, et là-dessus personne ne discute, ce sont là des rêves utopiques, irréels, des abstractions morte. Envisageant ce qui se passe en Russie, nous voyons très nettement combien ce compromis inventé par l’esprit étroitement positiviste fondé sur le principe du bon sens, de la justice et de l'ordre, est faible, abstrait et théorique, et combien est réelle, réelle par son corps et par son sang, la lutte des deux idées. Cette lutte ne cessera pas, elle ne peut pas, elle ne doit pas cesser, tant que Un ne détruira pas Tous ou, comme ce sera historiquement, que Tous ne supprimeront pas Un. Aucun compromis ne peut faire coexister ces idées éclatantes et exclusives ; leur union véritable appartient à un avenir lointain et conditionné par la prochaine victoire de tous.

A celui qui lutte aujourd’hui pour tous, la gloire, l’honneur, l’entière justification.

Justification ! Il est des actes que l’homme ne veut pas accomplir, il le veut d’autant moins qu’il est plus homme, plus avancé dans l’histoire. — Tel est le meurtre,

La répugnance, l’impossibilité intérieure qui vient des profondeurs les plus intimes de l’être humain, de tuer, de supprimer la vie d’autrui, existe depuis le début de la vie. Mais cette loi intérieure, innée, indiscutable et qui interdit le meurtre à tout homme, est à peine consciente encore. L’homme la viole sans cesse sous l’empire des circonstances.

Il la sent toujours, mais plus ou moins faiblement. Déjà il tente de se justifier devant soi-même des meurtres qu’il ne voulait pas, mais que des circonstances l’ont obligé d’accomplir. Et le cercle des circonstances pour lesquelles l’homme s’adjuge le droit de tuer se rétréc it chaque jour.

L’homme moyen ne la trouve jamais définitivement.

Longtemps l’homme de conscience moyenne a conservé des refuges où, en tuant, il restait calme : la guerre, le duel, parfois la passion, pour certains le supplice. Aujourd’hui dans ces cas, il est seulement « presque » calme. Et pourtant, à des époques qui ne sont point encore fort éloignées, l’homme demeurait absolument calme après un meurtre résultant d’une circonstance fortuite et autre que la guerre ; il ne savait pas du tout encore qu’il « ne voulait pas » ; il n’avait ni à se pardonner ni à se refuser le pardon. Ceux d’aujourd’hui qui cherchent la justification savent bien plus. On ne peut pas pardonner le meurtre ; mais le justifier, c’est-à-dire sanctionner l’action de chaque homme, si elle est en accord avec sa conscience, laquelle regarde vers l’avenir, et qui contient à la fois les commandements de sa raison et de son sens moral, — cela non seulement on le peut, mais on le doit. Dans la lutte, dans le mouvement en avant, toute la justification à celui qui va ; non pas le pardon, mais la justification de son existence, nécessaire pour le bien suprême.

Si l’on regarde, avec attention et amour, notre mouvement révolutionnaire et l’attitude sévère, presque monacale, de nos premiers révolutionnaires qui, de membres de la Volonté du Peuple, sont devenus terroristes, — on est convaincu une fois pour toutes que ces gens ne sont pas moins hommes que nos constitutionnels-démocrates, lesquels répudient tout meurtre au nom de l’humanité et qui rêvent, par suite de leur aversion intense du terrorisme, d’entreprendre d’énergiques réformes pacifiques pour un peuple imaginaire vivant sous un tsar imaginaire. Bien entendu, tous nos premiers combattants pour l’idée « Tous » contre la mourante et d’autant plus dangereuse idée « Un », savaient ou sentaient qu’eux, hommes, ne voulaient pas tuer d’autres hommes. Perowskaïa, Gélaboff et une centaine d’autres moins brillants ont tous commencé par « aller au peuple » pour entreprendre « la propagande pacifique». Pendant leur procès beaucoup d’entre eux le racontaient, et ils ajoutaient avec une naïveté touchante : « Si alors le gouvernement ne nous avait pas molestés, s’il n’avait pas commencé à emprisonner, à déporter, à tuer »

Si ! Comment le gouvernement absolutiste aurait-il pu ne pas le faire ? L’idée naissante de Tous ne sentait pas encore jusqu’à quel point elle s’opposait à l’absolutisme, combien la mort définitive de l’autocratie était nécessaire à sa vie, à son incarnation.

L’autocratie le devina aussitôt et se défendit. La question se posait : Etre ou ne pas être, et elle ne pouvait évidemment que répondre pour elle-même « Etre ». Il fallait donc se défendre. Les moyens étaient nombreux : toutes les formes de violence corporelle utilisée envers les esclaves : usurpation, supplice, assassinat. Tout ceci était dans son principe. a Eux », les révolutionnaires, n’existaient pour ainsi dire pas, si « Lui », le tsar, existe. Ils n’existent pas plus que tous les autres, mais ils sont gênants, c’est un élément à rejeter, un membre gangrené dont il faut faire l’ablation.

C’est du bon sens, simple, conséquent. Maintenant que les 8/10 de la population sont contre le gouvernement et le reste avec lui, si par un miracle quelconque ces 8/10 s’étaient placés d’un côté et le reste de l’autre, et si le tsar en avait la possibilité matérielle, — il exterminerait d’un coup tous les premiers. Il ne pourrait point ne pas le faire, restant tsar.

Une telle exécution rapide est impossible, matériellement seulement. Mais tout ce qui dépend des forces de l’autocratie, elle le fait, bien qu’elle sache l’impossibilité de s’emparer de tous les révolutionnaires. Le principe d’un pouvoir illimité, d’une personnalité unique régnant sur Tous, de l’existence d’Un à qui tout est permis, qui est hors les lois et par cela même prend l’aspect de l'homme-Dieu, est religieusement soutenu par l’Eglise orthodoxe qui sanctionne la sainteté de l’autocratie. Il ne faut donc pas s’étonner de voir évêques et prêtres prêcher et bénir le meurtre des révolutionnaires, assister sans honte aux supplices qu’ils approuvent.

Derrière le char « infâme » des participants à la journée du ler/12f mars 1881, suivait celui, bien plus infâme, de cinq prêtres. Lorsque Plehve eut fini de lire aux condamnés l’arrêté leur apprenant qu’ils allaient être aussitôt exécutés et que les soldats eurent cessé de battre le tambour, les prêtres relevant leurs soutanes allèrent vers les potences offrir aux condamnés une croix en or à baiser. Tant mieux pour les prêtres s’ils ne savaient pas quel sacrilège ils accomplissaient. Les victimes qui ont refusé de donner ce baiser étaient plus hommes et bien plus près de l’Evangile, livre dans lequel tout ce qu’il y a d’humain est inclus jusqu’au moindre détail. Il y a peu de temps, le métropolite Antoine allait dans une prison et tentait, avec des textes, de convaincre les « criminels » que Christ (lequel ?) permet le meurtre à celui à qui tout est permis, qu’il l’encourage même, tandis que Tous, les autres, sont des criminels et rien de plus. L’évêque Antoine Krapowitzki est consumé par la passion de livrer au supplice les adversaires de l’absolutisme.

Dès que les représentants de l’Eglise orthodoxe se trouvent réunis, de leur assemblée se dégage l’unique principe social qu’ils peuvent concevoir : l’aveugle soumission au pouvoir autocrate. Alors ces cadavres se raniment pour un moment, leurs membres commencent à se mouvoir, galvanisés par le nom du tsar, par la nécessité des supplices, des persécutions et des interdictions pour la défense de l’autocratie.

L’union fatale de l’orthodoxie et du tsarisme, sa dépendance de ce dernier, sont trop importantes, leur entrelacement trop compliqué pour qu’on puisse les définir par quelques lignes à côté. Je renvoie le lecteur à mon article « La force du tsarisme » publié dans ce même volume, ainsi qu’à l’article de D. Philosophoff « Le Tsar-Pape » où cette question est traitée à des points de vue différents.

Si telle est la situation de l’Eglise en Russie, doit-on s’étonner que les révolutionnaires russes, les adversaires du tsar soient en même temps ceux de l’Eglise ? Ce sont des « impies » comme les appelle l’Eglise qui délègue néanmoins ses serviteurs pour les escorter à l'échafaud.

Eux, des « impies », eux qui sacrifient tout ce qu’ils possèdent et leur vie même avec une force étonnante de volonté dirigée avec une aveugle ténacité vers un même but, qui vont à la lutte pour tous les « déshérités », se cachent dans les souterrains comme les premiers chrétiens dans les catacombes, vivent le terrible combat intérieur, ces martyrs dans tous les sens du mot, ces ascètes au nom de l’Esprit, est-il vraiment permis de les appeler des « impies » ?

Dans l’idée nouvelle, il n’y pas encore le nom Dieu. Le nom demeure d’où Dieu est parti.

« Avec ceci tu vaincras », disent les serviteurs de l’église orthodoxe, levant la croix contre les militants de la Révolution. Mais les pharisiens, s’ils n’ont pas prononcé précisément ces paroles, pensaient aussi qu’ils vaincraient par la croix en y crucifiant Christ indocile. « Ils ne savent ce qu’ils font. » Tant mieux répéterai-je pour ceux d’aujourd’hui qui « ne savent pas ». Mais l’Histoire ne se répète pas : l’ignorance des siècles passés n’est plus pardonnable maintenant... Les temps ne la justifient plus.

On pourra dire : la vie ne peut être enfermée dans une théorie ; la Russie n’est pas exactement coupée en deux : révolutionnaires et gouvernement. De plus, elle est si grande, si diverse comme angues, peuples et cultures que ses temps sont larges d’une manière correspondante : il n’est pas difficile d’y trouver des gens du XVIIe siècle. « Le peuple », qu’est-ce ?

En parlant de la Russie, je ne veux pas la juger d’une façon préméditée, discuter, en la divisant en classes.

La division de la Russie en « peuple » et « non peuple » et la division du « non peuple » en intellectuels et en ouvriers, etc, nous aurait entraînés trop loin, et d’ailleurs cette tâche compliquée et particulière ne m’incombe pas. En regardant l’âme de la lutte révolutionnaire, conflit des deux idées, changement des deux époques, nous sommes obligés de répartir les individus en deux camps. Deux idées signifient deux camps hostiles. Il est indifférent de savoir avec quel degré et quelle force est exprimée l’adhésion pour l’un ou l’autre parti de celui qui ne lutte pas lui-même pour l’un contre l’autre, et s’il est conscient tout à fait ou non.

Les constitutionnels-démocrates, ces partisans de l’opposition légale, dès qu’ils entrèrent dans l’action, furent aussitôt en fait du côté de la révolution. Ils n’ont pas pu, à la Douma, condamner avec la même force le meurtre politique et le meurtre gouvernemental, comme leurs « convictions », leur esprit l’eussent exigé — mais il s ont eu l’énergie d’aller à Viborg et d’y signer le fameux manifeste. Ainsi s’est trouvée soumise à l’histoire vivante la logique théorique des doux rénovateurs libéraux [1]. Oui, me dira-t-on, mais malgré tout le « peuple » existe, le peuple sur qui tous discutent, de qui les uns disent qu’il est jusqu’à présent « orthodoxe et autocrate », les autres qu’il est depuis longtemps athée, tous étant d’accord d’ailleurs pour affirmer qu’il est obscur.

Qu’est-ce donc que le peuple ?

On peut me reprocher l’abstraction de mes généralisations, mais y a-t-il quelque chose de plus abstrait que cette généralisation arbitraire, que cette conception inexistante — « le peuple russe » ?

Le peuple est-ce un groupe d’agriculteurs ? appartenant ou non à des provinces déterminées ? ou bien la participation au peuple est-elle conditionnée par le sang ? ou sont-ce des gens d’égal niveau, sans culture ? Chacune de ces conditions nouvelles resserre le cercle, et nous arriverons bientôt à considérer comme peuple russe une petite poignée d’individus avec laquelle il n’y a point à compter. Pour l’autocratie, le peuple c’est ceux qui sont pour le Tsarisme et en théorie c’est tous ; le reste ce sont les émeutiers, « quelque chose » qui « ne doit pas exister ». Une division analogue mais contraire est naturellement admise par les révolutionnaires : le peuple, c’est tout ce qui lutte pour tous contre un, en principe c’est tous.

La victoire historique appartient au principe qui s’incarne, qui devient un fait. Nous avons vu comment les intellectuels qui se considèrent comme des modérés et des pacifiques deviennent dans la réalité des révolutionnaires. Mais ce n’est pas tout. Sous nos yeux, les gens non intellectuels, ce que l’on appelle ordinairement le peuple, ceux qui diront peut-être eux-mêmes qu’ils sont des fidèles sujets du Tsar, se soulèvent de concert avec les révolutionnaires. Et c’est justement ceux en qui la vérité nouvelle germe comme poussée par une forcé organique, qui inconsciemment se joignent à la lutte, ce sont ceux-là qui doivent décider de la victoire du parti auquel ils s’attachent.

Le passé se défend, le présent attaque. L’obscur, l’inconnu, s’élève des profondeurs inconscientes et se joint par la force de l’histoire, par la vie de son âme à ceux qui attaquent ; le peuple — tous — s’élève.

Le corps de la révolution croît. Mais peut-être l’autocratie a-t-elle encore la force spirituelle qui vainc ?

L’autocratie porte dans la lutte un crucifix sans Christ : « Avec ceci tu vaincras. »

Mais l’ennemi pourra lui répondre : « Dieu est avec nous ! »


III


Même au point de vue des faits, on ne peut trouver aucune limite entre les « intellectuels révolutionnaires » et le « peuple ». D’abord la plupart des révolutionnaires russes sont du peuple même par leur sang. Leur instruction les a éloignés de la manière de vivre du peuple, non de son esprit. Ils y retournaient, allaient «dans le peuple», parce qu’ils appartenaient à son esprit ; mais ils ne comprenaient pas, en ce moment, que le retour est vain. Pourtant ils sentaient vaguement qu’il y avait quelque chose à modifier, qu’il fallait vaincre les mœurs, les dépasser en quelque sorte, sans passer outre. S’il était possible d’admettre qu’un fils du peuple renonçât à son esprit par suite de quelques contacts avec la culture, cela signifierait que le peuple russe n’a pas d’esprit propre, pas d’âme qui le distingue. Il n’aurait alors qu’une contrefaçon d’âme subsistant uniquement par suite de l’absence de culture et qui s’appelle « l’orthodoxie et l’autocratie». Et quand ce passé serait définitivement, usé alors la Russie devrait périr, ses habitants se disperser et le souvenir même en disparaître.

Mais il n’est point de peuple sans âme à lui, individuelle. Seulement il faut la chercher non pas ici ou là-bas, non pas seulement chez les paysans ou les intellectuels, mais partout où on peut saisir une seule et même manière de l’âme de se réfléchir dans la réalité. On la trouvait autrefois dans l’autocratie. Le principe absolutiste mondial s’incarna chez nous à la russe, dans le tsarisme russe et l’Eglise russe. La révolution est aussi bien russe, populaire ; le premier des révolutionnaires et le dernier des moujiks portent en eux la même âme d’un même peuple.

Et ne sont-ils pas aussi « peuple », Mikaïloff, Géliaboff, Kaltourine, les étudiants, les soldats qui s’éveillent de la torpeur du sommeil et ne savent pas encore où se jeter dans le premier acharnement ? Le gouvernement a tort de se réjouir dé ce qu’il y ait des régiments qui excellent dans le pillage et le fusillement ; ce sont les révolutionnaires de demain.

Et Mouromtseff, tout le parti constitutionnel-démocrate, toute l’ancienne Douma, du prince Chacovskoï au moujik Anikine, qui malgré toutes les pressions et tous les efforts est devenu invinciblement révolutionnaire, n’étaient-ils pas tous « peuple » aussi ?

Sans doute on m’objectera : mais alors pourquoi toutes les sociétés réactionnaires, les « assemblées russes », les zemstwos qui envoient au Tsar des adresses de fidélité, toute la bande noire, tous les prêtres russes, le gouvernement absolutiste et le Tsar orthodoxe lui-même, pourquoi ne sont-ils «peuple» aussi ? D’autant plus que tous sont « croyants » à rencontre des révolutionnaires. Et si nous admettons que le peuple russe est religieux... Est-il religieux ?

Cette dernière question est la plus importante, la plus éternelle et la plus rebattue. Tout le monde a essayé d’y répondre, personne ne la pu. Je n’ai pas de réponse prête non plus,— l’histoire résoudra cette question. Mais j’ai à ce sujet une opinion que je crois nécessaire d’exposer.

Avant déposer la question particulière : l’âme du peuple russe est-elle religieuse, l’âme russe est-elle religieuse ? — il faut poser celle plus générale : l’âme humaine est-elle religieuse ?

A cette question, si l’on examine tout ce qui peut être examiné, il me semble qu’on ne peut répondre que positivement. S’abstenant de toute détermination précise, on peut dire seulement : oui, par sa nature, lame humaine est religieuse. Tertullien disait même : « L’âme humaine est chrétienne par nature », affirmation hardie, inexacte dans son essence et ne pouvant ne pas l’être si nous parlons de la nature humaine en général et avons une idée exacte du christianisme. Mais on a précisément envie de s’exprimer ainsi si l’on essaye de déterminer les caractères individuels de l’âme religieuse russe : l’âme russe populaire est de préférence chrétienne. Elle n’est ni orthodoxe, ni catholique, ni protestante — il faut se le rappeler — mais chrétienne.

La littérature russe, manifestation grandiose de l’âme du peuple, est entièrement chrétienne.

Qu’elle confesse ou non le nom de Jésus le Nazaréen, elle est toute chrétienne, elle l’est d’autant plus que le génie de l’écrivain est plus éclatant. Le nom de Jésus trop hâtivement prononcé parfois fit même périr, non pas les créations de l’esprit, mais les personnalités de ceux qui le prononçaient. Dostoïewsky et Gogol sont tombés dans l’orthodoxie en confondant le nom avec l'être. Tolstoï s’engagea solitairement dans le bouddhisme sans comprendre qu’il restait avec le nom seul, exactement comme l’orthodoxie. Il ne s’unit pas à cette dernière parce qu’elle est autocrate, et qu’il est, lui, son propre autocrate. Mais tout de même l’âme du peuple s’est manifestée dans la littérature et cette âme est chrétienne.

Révolution... Y a-t-il, y eut-il dans quelque autre pays de tels révolutionnaires, y eut-il cet étrange reflet du mouvement révolutionnaire ? Jetons un regard dans le martyrologue, étudions la psychologie des révolutionnaires, suivons leur vie.

Leur vie, je le répète, est celle d’ascètes détachés de tout pour une idée. Le feu de leurs sentiments est plus éclatant que le feu de leurs pensées ; ils s’assujettissent au principe sévère de l’obéissance ; le sacrifice et la lutte leur sont doux. Persécutés mais d’autant moins soumis, ne sont-ils pas dans leurs souterrains semblables aux ascètes chrétiens des premiers siècles ? Et cette manière de vivre n’est point déterminée seulement par les circonstances, mais aussi par leur psychologie. La principale impulsion psychologique chez la plupart d’entre eux, et surtout parmi les femmes, est : « Je veux souffrir, je veux souffrir pour la vérité » — devise nettement chrétienne, trop chrétienne même.

Leur athéisme est tout verbal et inévi table puisque l’autocratie s’est emparée de la parole divine. Mais leur chair, la partie profonde et muette de leur âme est non seulement en Dieu, mais en Christ, en son être, même s’ils ne le savent pas et si leur pensée ne le veut pas. Précisément parce qu’il ne peut cesser d’être religieux et chrétien, le peuple doit s’échapper de l’orthodoxie. Il a vécu tout le christianisme que l’orthodoxie renferme et maintenant qu’il n’y reste plus que le nom, il porte plus loin son christianisme ou plutôt sa foi en Christ. L’Eglise désertée s’attache définitivement à l’Etat et son dernier bien — le nom du Christ — elle le dépose aux pied du Tsar qui le défend avec des troupes et des canons afin d’en profiter exclusivement.

Le peuple a vécu la vérité de l’individualité dans la mesure où elle était engagée en un Tsar, et de même il a vécu toute la vérité individuelle du christianisme de l’Eglise grecque orthodoxe. Il l’a vécu par ses saints, par ses ermites, par ses vrais ascètes, par ses anciens anachorètes. Mais leur rôle est terminé, le désert traversé. L’époque est passée où l’idéal de la sainteté individuelle pouvait paraître suprême, même pour un vrai chrétien. Mais l’Eglise orthodoxe, comme d’ailleurs toutes les autres Eglises historiques chrétiennes, ne savait rien de plus, et peu à peu elle commença même à oublier cela. Il n’y a plus de saints, d’antiques anachorètes, on n’en a plus besoin et il n’y en a plus. L’Eglise s’occupe de leurs reliques et imperceptiblement elle a substitué le tsar russe au Christ. Alors, conséquente avec elle-même, elle approuve les supplices, l’esclavage, toutes les violences, car tel est le maître, tel est le serviteur.

Si le peuple a besoin de conserver non seulement sa vie mais aussi son esprit religieux, il doit rompre avec l’Eglise orthodoxe comme avec l’autocratie.

Il n’y a plus de peuple là-bas dans le camp orthodoxe-autocrate, car il n’est point là de place pour l’âme humaine et populaire, il n’y a point de quoi vivre pour elle. Avec les morts restent seuls les morts, les fous, peut-être aussi ceux qui ne sont pas encore réveillés et qui ne combattent pas puisqu’ils dorment. Ils s’en iront au réveil.

Mais alors les pillards d’aujourd’hui, les incendiaires, les voleurs et les « Hooligans », qui grouillent dans la Russie entière jusqu’en ses recoins les plus déserts sont aussi des révolutionnaires saints, d’inconscients chrétiens et tellement larges que l’église chrétienne historique est trop étroite pour eux ? Et aussi les terroristes du parti qui ne ménagent pas l’emploi des bombes et prêchent ouvertement le meurtre ?

Si l’âme populaire chrétienne d’une chrétienté élargie vit en eux, est-il possible que ce christianisme inconscient et sans nom accepte le meurtre et reconnaisse comme juste que la fin justifie les moyens ?

Du point de vue absolu, divin et humain, le meurtre est une impossibilité et cette affirmation vit, se développe, dans les parties encore aveugles de l’âme humaine vivante. Mais en fait, historiquement, l’impossibilité du meurtre ne peut pas s’incarner tout d’un coup ; elle s’incarne de plus en plus à mesure que le relatif s’approche de l’absolu. Elle est donnée aussi, arbre qui dans son temps était bourgeon et semence.

Un révolutionnaire et un Plehve ministre, sont tous deux des meurtriers. Le fait, l’acte, sont les mêmes. Mais entre le meurtre accompli par le révolutionnaire et le meurtre infligé par le pouvoir, supplice incompréhensible et inhumain qui ajoute une mort à une mort, qui exhorte ou force un tiers — le bourreau — à tuer, lui supprimant ce qu’il a d’humain, où l’on regarde osciller le pendu au milieu des croix et des tambours, — la différence est si grande, si nette, si incontestable, qu’il est inutile d’essayer de la démontrer. De même qu’il est inutile de répéter que ce sont les exécuteurs et ceux qui, portant la croix, assistent aux supplices, que c’est ceux-là seuls qui fournissent incontestablement la preuve de leur aptitude au meurtre qui n’a plus aujourd’hui rien d’humain. Cette aptitude n’est plus justifiée par ce qu’il y a d’humain dans l’homme. Pour celui qui peut supplicier, le meurtre n’est rien, il est inutile d’en parler. Mais est-il possible que pour nos plus terribles révolutionnaires le meurtre ne soit rien ?

Il y a quelque temps de cela, l’un d’eux vint chez des amis. Il y connaissait une étudiante autrefois déportée et qui avait beaucoup vu et beaucoup souffert. Mariée depuis avec un exilé, ils s’étaient tous deux détachés du parti pour les mêmes raisons : il fallait tuer ; on ne peut pas tuer ; mais il le faut.

Or, un soir le vieux révolutionnaire vint chez eux.

La jeune femme ne l’avait point vu depuis six ans, tout en ayant entendu parler de lui. Le mari ne le connaissait pas.

Cet homme, un des chefs les plus actifs du parti terroriste, avait contribué à l’organisation des quatre ou cinq meurtres les plus marquants qui eurent une signification si fatale pour l’autocratie. Chaque fois il accompagnait celui qui devait agir : « Si vous ne réussissez pas, ce sera moi. »

— Pourquoi êtes-vous revenu à nouve au de l’étranger ? — lui demandèrent-ils. — Chaque fois vous êtes obligé de partir. Mais vous êtes trop connu maintenant et vous finirez par être pris, et si vous êtes pris, c’est fini. Vous feriez mieux d’attendre.

— Je passerai la nuit chez vous, nous resterons ici ; au matin je partirai.

Et ainsi jusqu’à l’aube, en restant près de la table, cet homme disait avec douleur — pour la première fois peut-être il parlait de cela — qu’il lui était impossible de rester à l’étranger, qu’il voulait être pris et « que cela soit fini ».Consciemment, intelligemment, il ne pouvait le vouloir, mais son être tout entier aspirait vers « l’expiation » comme un papillon s’approche de la flamme. Sans but, avec d’infinies difficultés, il revenait aux lieux où il avait tué avec les autres. Les autres avaient tué et ils avaient expié leur meurtre. Tandis que sur lui il y avait deux morts : la victime et le meurtrier qui avait été supplicié. — Il parlait peu, s’interrompant par de longs silences. Sa voix était âpre et pénible. Il ne voyait pas tous les angles de la pierre qui l’écrasait. — Cet homme a une femme, et des enfants, mais depuis plusieurs années il ne les a pas vus. Non seulement il n’ose point aller chez eux, car il serait pris aussitôt, mais ce serait même une imprudence que d’organiser un rendezvous quelque part avec sa femme. Son « ils me prendront et ce sera fini » désirable personnellement est psychologiquement impossible pour un homme qui place au-dessus de tout l’œuvre commune. On ne peut, sans être un traître, se livrer pour son unique profit. Cet homme doit porter sa pierre et il le veut, mais cela ne la rend pas plus légère.

Une pierre…….. Mais celui qui la porte n’en voit pas les angles. Une pierre ? N’est-elle pas aussi une croix ?

— Avez-vous vu votre camarade en rêve ? lui demanda-t-on.

— Je l’ai vu une fois seulement ; non, deux, mais je me le rappelle bien.

— Comment ?

— Ce n’est pas la peine d’en parler, des sottises, des nerfs.

— Mais, cependant.

— Je me voyais couché dans une isba, sur un lit large et bas... Je dors, ou je ne dors pas, je ne sais... Dans le coin quelqu’un est debout... Il fait sombre... malgré cela je vois que quelqu’un est debout, enveloppé jusqu’à la tête de quelque chose de blanc, un drap peut-être. D’abord je ne comprends rien, puis tout à coup je me rends compte que c’est lui et je vois son visage bien qu’il soit couvert, comme si je voyais à travers l'étoffe. Il reste longtemps comme cela — je ne peux ni bouger ni parler, vous savez comme toujours dans les cauchemars, et pourtant, je veux lui dire bien des choses. C'est si pénible. Je ne peux que m’adresser à lui intérieurement : « Mais remue-toi donc, fais quelque chose, parle, ne reste pas ainsi. » Il commence à se détacher du mur et s’avance vers moi. Il s’approche enveloppé ; mais son visage semble découvert. Il est tel qu’il était, ses yeux sont les mêmes. Il se baisse et m’embrasse fortement, fortement en silence. Je me rappelle bien. Et puis plus rien. Quel rêve étrange ! Jamais nous ne nous sommes embrassés.

— Et comment l’avez-vous vu la seconde fois ?

— La seconde fois, de la même façon.

— Exactement ?

— Oui, exactement et je ne l’ai pas revu.

Le lendemain matin il partit ayant demandé de faire savoir à sa femme, dans quelque temps seulement, qu’il était sain et sauf. Où est-il à présent ? Je ne sais.

Bien entendu, c’est un seul fait. Mais est-il unique ? Il est très possible que les deux tiers des révolutionnaires n’aient pas de rêves terribles, qu’ils soient moins « nerveux », plus simples. Mais qu’en savons-nous ? Plus l’homme s’est dévoué à l’action, plus il a honte de parler de ce qu’il regarde comme une faiblesse, comme une « nervosité ».

Quoi qu’il en soit, tous ceux qui ont derrière eux un meurtre qu’ils n’ont point expié par leur propre sang, sentent dans une certaine mesure le lourd fardeau de pierre de cette croix. Mais indépendamment de la force avec laquelle ils la sentent, ils portent cette croix, car ils croient à la justice de leur cause. Leur cause est vraiment juste et à un tel point, que s’ils ne l’accomplissaient pas, s’ils ne soulevaient pas le fardeau de pierre ou de mort, mais s’arrêtaient et se soumettaient, c’est alors qu’ils n’auraient pu trouver aucune justification ni sur la terre, ni dans le ciel.

En glissant le long d’une pente imperceptible, de ces gens plus conscients vers ceux qui le sont de moins en moins, jusqu’aux « révolutionnaires » d’aujourd’hui, meurtriers stupides et occasionnels, incendiaires, voleurs et spoliateurs, dont nous parlons plus haut, comment établirons-nous une séparation d’avec ceux qui, placés dans la même zone, se trouvent incomparablement plus haut ?

Bien entendu, partout, dans toute société, on trouve des éléments décomposés, mais ce ne sont que des points isolés tant que vit l’âme une et universelle. Je ne les envisage pas, j’examine la vague qui soulève le peuple, qui est toujours la même, mais différente en ses manifestations suivant l’endroit où elle bouillonne. Identique dans son essence, elle parle différemment dans une âme d’avant l’aube, ou dans celle déjà éclairée. Il faut nous lever ! Nous sommes ! Telle est la sensation première, aveugle et sans parole de ridée de tous qui lutte maintenant contre l’idée d’un.

L’âme vivante du peuple s’est soulevée. Le moujik et le révolutionnaire, le membre titulaire de la Douma, l’habitant peureux et le pillard de banques, les nobles et les petits, et ceux qui n’ont d’autre condition que d’être vivants, tous se sont trouvés ensemble, d’un côté, — pour tous. En a-t-on conscience ou non, la même âme populaire parle en tous, pour tous.

Et la vague envahissante qui monte, surprend les hommes armés, chacun avec son arme à lui, qu’elle soulève et dirige vers l’unique ennemi.

Le 17/30 octobre 1905, le Tsar autocrate russe s’est senti obligé de dire au peuple russe qu’il lui donnerait lui-même toutes les libertés et la représentation parlementaire, enfin, tout ce que le peuple voulait.

L’unité autocrate déclara à tous que maintenant tous devraient être considérés comme des hommes.

Personne, même pour quelques heures, ne fut aveuglé par ces paroles. — La réalité a montré aussitôt que tout demeurait comme auparavant. Quels que soient les paroles, les désirs, les espérances dont on essaye de couvrir l’absurdité, l’impossibilité, la contradiction des idées dans la vie, rien n’en pourra résulter. Les paroles s’éparpillent aussitôt et les contradiction, nues et réelles comme avant, restent immuables.

L’unique individualité, appuyant relig ieusement sa liberté, sa force, son pouvoir, sur le fait qu’elle est unique, promet de donner de par son pouvoir la « liberté de la personnalité » à tous les autres. Et avec cela elle demeure elle-même unique et exclusive.

Au moment de la peur, dans le délire, l’autocratie pouvait le dire, mais le faire elle ne le peut pas, car c’est impossible.

Chez Dostoiewski, le vieillard Karamazoff, méchant et rusé, bavarde ainsi à propos d’un miracle : « Est-il vrai qu’on croie qu’un martyr après avoir été décapité ait pris sa tête dans ses mains et lui ait donné une accolade affable ? » Je crois qu’il est peu probable de trouver des gens capables, non pas de croire, mais de se représenter même le miracle. L’intervention de forces surnaturelles serait aussi nécessaire pour l’accomplissement des promesses autocrates que pour celui de l’accolade du martyr.

Et pourtant les promesses ont été faites non seulement sans qu’il fût question du miracle nécessaire, mais, au contraire, en négligeant par un silence pudique d’énoncer les bases immuables de l’autocratie, bases religieuses. Le manifeste nettement laïque. tentait d’apaiser par une déclaration purement verbale les « impies » révoltés ; il n’obligeait en rien la véritable autocratie.

L’Église le savait très bien et ne s’inquiétait pas beaucoup. Quant au manifeste, elle n’en tient pas compte et elle en a le droit ; et c’est tout.

Pourtant ces promesses fatales et trompeuses, ces paroles stupides, si je puis ainsi dire, devaient être prononcées. Elles ont accompli leur action nécessaire, elles ont servi pour le bien, sinon de ceux qui comprenaient déjà ce qu’est l’absolutisme, au moins de ceux qui s’éveillaient, et elles les ont définitivement réveillés.

La duperie entraîna l’autocratie à de nouvelles duperies d’une manière aussi naturelle qu’imprévue. Elle fut forcée de la soutenir. La Douma, promise, il fallait la convoquer ; on organisa des élections, on mit en état le palais de Tauride. Différents manifestes du Tsar parurent à propos des « gens meilleurs ». Les paysans écoutaient, l’âme populaire ne croyait pas, mais elle pensait croire.

Et enfin, ce qui ne pouvait pas ne pas se produire, eut lieu. L’autocratie, parce qu’elle est autocratie, parce qu’elle est, a dissous la Douma au moment où elle commençait naïvement à croire aussi qu’elle était. Les fantômes trompeurs se sont soulevés et envolés.

L’autocratie ne pouvait pas agir autrement qu’elle l’a fait ; mais il était impossible qu’à ce coup l'âme populaire ne frissonnât point et ne se réveillât pas définitivement. Ce coup lui était précisément porté, c’était une violence exercée sur l’esprit du peuple, et l’injure de cette duperie ne sera jamais pardonnée.

Le tsar Nicolas II, autocrate absorbé par l’autocratie, est comme homme enclin à la bonne rêvasserie désordonnée, aux miracles spirites et orthodoxes. Il voudrait probablement que tout se transformât en demeurant tel quel. Il serait content si les choses s’arrangeaient. Ce n’est pas un méchant homme, mais il est faible et sans volonté. Il est tel qu’il le faut pour pouvoir être totalement englouti par le tsarisme, par l’idée tsariste, au moment de sa dernière lutte avec l’idée qui s’avance sur elle. L’homme peut encore renoncer à son principe, mais le principe ne peut renoncer à soi-même sans cesser d’exister réellement. Le Tsar, même autocrate, peut renoncer à la couronne et l’homme restera. Mais l’autocratie ne peut se renier. Elle ne peut que disparaître avec l’ombre de celui dont elle a fait depuis longtemps son symbole. N’avons-nous pas déjà autrefois entendu un chuchotement, puis maintenant un cri : « Il n’y a plus de tsar » ! Il n’y a plus de tsar, mais le nom reste : «  quelque chose  » qui pèse et détruit tous pour le nom de l’un. La folie, la violence envers la chair, soit ! il est difficile de vaincre l’habitude de se soumettre aux châtiments corporels ; mais voilà qu’est apparue la violence envers l’esprit, le mensonge ! Ou peut-être faut-il trouver un tsar nouveau et meilleur ?

Non, l’âme populaire ne dira précisément pas cela maintenant. Si au nom du tsar qui n’existe presque pas, on peut mentir, voler, supplicier les gens par centaines, tromper surtout, que ne pourra-t-on faire au nom du tsar existant réellement ? Non, il ne faut pas de tsar nouveau et il ne faut pas de « nom » qui puisse donner la force et la vie à ce « quelque chose ». Quand mourra le nom vivant de l’unique, nous tous vivrons.

Avec ou sans une conscience absolue, le peuple s’est dit ceci. Que tous le disent ou pas, une seule vague a soulevé irrévocablement les vivants le jour où l’esprit vivant a senti l’injure du mensonge. Dès ce moment, personne ne pouvait plus rester en dehors de la lutté, et ici pour la première fois la Russie se divisa nettement en deux partis ennemis. Nicolas II couronné par l’Église orthodoxe, gêné et perdu dans les plis lourds du manteau de pourpre de ses aïeux, lié par le serment auquel lui-même a cru peut-être, se trouva pour la première fois réellement seul contre tous.

Si après ce qui se passe la Russie s’apaise, se soumet et s’endort, elle ne se réveillera plus. Si l’injure faite à l’esprit du peuple ne détermine une mortelle douleur, une haine sainte bien qu’encore inconsciente, il ne restera qu’à dire qu’il n’est pas d’esprit, pas d’âme, pas de Dieu chez ce peuple, qu’il n’est que poussière et corruption, et que sa décomposition finale s’effectue.

La décomposition existe, mais pas là où beaucoup, en confondant, la voient avec peur. Elle n’est pas chez le peuple, mais parmi ceux qui ne sont pas « peuple », qui se sont séparés de lui, qui se sont séparés de son âme vivante, différemment consciente, mais toujours religieuse. L’âme vivante cherche une vérité quelconque, la cherche en tombant dans le mensonge, puis se relève, la cherche souvent au-dessus de son intelligence et de sa raison, au delà de la mort même. Et ceci est plus particulièrement vrai pour l’âme russe qui est possédée par la folie amoureuse des « fins ». Pourvu qu’on arrive à la fin ultime, tant pis si l'on y tombe. Ce fait existe essentiellement dans l’âme russe ; je ne le juge pas, est-il terrible, ridicule ou grand ? je dis seulement qu’il est.

La décomposition est dans les « unions monarchiques », stupides et engourdies, serrées contre l’orthodoxie et prenant toujours le même nom (le nom seul) de Dieu et de tsar pour leur défense. Non seulement leurs membres ne sont pas peuple, mais pour ainsi dire ne sont rien, car ils reconnaissent l’autocratie, qui n’admettant qu’elle seule, admet par cela même qu’eux tous n’existent pas. Ne devinant pas les destinées, ils sont restés de l’« autre côté des temps ». L’éclaircissement vital et définitif de ces faits intérieurs ne tardera pas.

L’âme populaire qui vibre à l’unisson s’appelle quelquefois chez nous d’une façon étroite l’opinion publique. Il semble que personne ne discute plus sur la tendance actuelle de cette opinion publique, si elle est pour Un ou pour Tous. Au milieu de l’incroyable multiplicité des opinions, du tumulte général, de la contusion, de la folie, de la peur pour sa propre peau, de l’impossibilité réelle de discuter tranquillement et raisonnablement, « l’opinion publique » ou la « conscience publique » restent fermement sur un côté du combat. Cela se voit non seulement dans les paroles prononcées actuellement en Russie, mais surtout dans une série d’actions conséquentes du peuple. Les faits nous disent où et pour qui est la conscience publique.

L’âme vivante du peuple sent qu’il n’existe que deux ennemis, deux camps de combattants et que, quelque terribles, révoltants et insupportables que soient pour l’homme les explosions, les meurtres, les incendies, le pillage, il existe en tout cela une parcelle de vérité, et précisément de cette vérité pour laquelle tous combattent. Qu’il s’agisse d’un point, d’une goutte jaillie de la vague ascendante, c’est toujours la même vague. Les gens appartiennent au même camp, mais parfois leur arme est grossière et mauvaise, car leur âme est terne et obscure, sauf une seule étincelle. Le cri même « tout est permis » n’est-il pas un don de l’autocratie qui pendant trop longtemps affirma opiniâtrement le dogme terrible : « Tout est permis... à un seul ». Ce dogme devait se réfléchir dans des âmes à peine éveillées par une sensation contraire : « Si lui, Un, est homme, nous tous sommes des hommes aussi et si tout lui est permis, tout nous est aussi permis, tout est permis à tous. »

Et si une telle répercussion est possible, si l’âme est terne et l’arme grossière, s’il existe tant d’âmes ternes avec une seule étincelle de vérité, à qui la faute ? N’est-ce pas à l’autocratie, à ce lourd cadavre attardé sur la terre ? Elle avait besoin du néant de tous, elle prolongeait le sommeil forcé du peuple partout où elle pouvait. Quand tout de même le peuple s’éveille, que beaucoup sont dans un demi-cauchemar, ne se retrouvent pas eux-mêmes, mais sentent seulement l’étincelle de la vie qui leur ordonne de se lever pour leur existence,— ils ne peuvent le faire que d’une façon grossière, terrible et sauvage. La révolution peut prendre alors les formes extérieures de l’anarchie, de la décomposition, du chaos. Mais ce ne sont là que des formes extérieures. Nos pillards, nos moujiks qui incendient les propriétés, massacrent aveuglément les bestiaux, détruisent les machines ou les œuvres artistiques précieuses, ne sont pas des hommes transformés en bêtes, mais les bêtes au moment de leur ascension vers l’humain. En eux, l’homme ne finit pas, il commence. Ils ne tombent pas, ils s’élèvent. Ils ne pouvaient faire de chute, d’où auraient-ils pu tomber et comment ? Ils étaient trop bas pour tomber. C’est la naissance, ce n’est pas la mort, mais dans leurs manifestations extérieures, naissance et mort sont également pénibles et terribles.

Nous n’avons pas peur des actes terribles, car l’étincelle de la même vérité nouvelle brûle dans l’âme unique du peuple. L’âme vivante vit ; elle quitte tout entière l’autocratie et l’orthodoxie. Elle n’est plus chez ceux qui arrêtent les gens à peine éveillés comme ce petit collégien Morosoff qu’on pendit, non sans oublier de lui donner hâtivement le saint sacrement et sans attendre que l’enfant évanoui fût revenu à lui : qu’il revienne à lui dans l’autre monde, au paradis, puisque le serviteur de l’Église l'a libéré des péchés. Ceux-là n’ont plus d’âme vivante avec eux et ils ne peuvent pas en avoir. Le nom mort est sur leur drapeau. Que le drapeau se brise, le nom disparaîtra, la lutte finira.

Qu’arrivera-t-il aux vainqueurs après la victoire ? Dans quelles formes sociales concrètes la grande idée de tous plus ou moins parfaite s’incarnera-t-elle ? Personne ne le sait, pas même les combattants qui sont tout entiers dans la lutte. Pour obtenir la victoire, il faut que le nom de la vérité vivante et complète de nos temps soit sur le drapeau et que les vivants luttent pour elle. L’histoire elle-même composera la suite. Nous ne pouvons que prévoir et espérer. Nous connaissons l’âme du peuple soulevée actuellement pour son existence. Il est peu probable que ce peuple amoureux jusqu’à la mort des fins, qui a fait de l’idée autocratique le tsarisme russe, chose monstrueuse dont la finalité aboutit à la religion, il est peu probable, dis-je, que ce peuple s’arrête, s’apaise, s’arrange d’un compromis. L’âme populaire n’a jamais rêvé de la monarchie constitutionnelle ; cette médiocrité bienheureuse, elle ne l’a jamais acceptée.

L’Europe n’a pas eu l’esclavage russe ; la Russie ne peut vouloir de la liberté européenne. Elle n’apaiserait pas ainsi la soif de son âme. D’ailleurs les temps sont changés.

Mais je le répète, la vie de l’avenir appartient à l’avenir, — je regarde le présent. Le présent c’est la lutte pour la vie et la mort, la lutte de la vie contre la mort.

Et tous ceux qui luttent pour la vie, des forts aux faibles, des éclairés aux obscurs sont également justifiés même de leur faute humaine et divine, du meurtre qui pèse plus lourdement sur celui qui est plus homme, plus proche de l’avenir. De cela même ils sont justifiés.

Le jeune Morosoff qui fut pendu s’est repenti et a pleuré. Pourquoi ? De peur aussi sans doute. Mais que savons-nous et que savait-il lui-même ? S’il s’était heureusement évadé, pourrions-nous affirmer qu’il se serait toujours senti léger, juste et heureux ? N’aurait-il pas eu à souffrir de cette lourde pierre, cette pensée humaine muette et d’autant plus pesante que l’âme est plus large : « Je ne veux pas tuer. Je n’aime pas tuer. Je ne l’ai pas voulu. On ne peut pas tuer. » Il le faut et on ne peut pas. On ne le peut pas et il le faut.

Tous ceux qui sont engloutis par le remous de l’histoire, à l’heure du changement du vieux corps en un nouveau portent en eux cette contradiction tragique. Et, bien que dans ce nouveau corps, toute la vérité ne soit pas, pas plus que le bonheur parfait et la lumière absolue, et qu’un jour il doive être transformé encore — les combattants d’aujourd’hui verront se dévoiler devant eux le sens de l’histoire mondiale.

Mais à ceux qui terrifiés par la violence de la lutte ne combattent pas à cause de cela et se soumettent on voudrait crier : « Oui, oui, la violence n’est pas juste, mais justifiée ! On ne peut pas faire couler le sang, c’est impossible. Mais pour que cette impossibilité devienne réelle, il le faut ! Le poids à porter est énorme, mais dans l’acceptation humble de son temps se trouvent l’expiation et la justification. »

Par la vie sont justifiés, par la vie sont couronnés tous ceux qui donnent leur force à la lutte pour la sainteté éternelle et mystérieuse de la vie.

  1. Pour le moment la force des choses rend les constitutionnalistes-démocrates de plus en plus réactionnaires. Ils se sont nettement prononcés contre la révolution, du reste sans avoir conquis les sympathies du gouvernement. Leur rôle est devenu assez insignifiant ; ce sont les partis extrêmes qui sont en lutte réelle.