Le Tueur de daims/Chapitre XX

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 307-322).




CHAPITRE XX.


J’ai fait tout ce qu’un homme peut faire, et j’ai tout fait en vain ! Mon amour, ma patrie, adieu ! car il faut que je passe la grande mer, ma chère, il faut que je passe la grande mer.
Ballade écossaise.

Nous avons laissé, dans le dernier chapitre, les combattants reprenant haleine. Accoutumé aux amusements grossiers de la lutte et du saut, alors si communs en Amérique, et surtout sur les frontières, Hurry, indépendamment de sa force prodigieuse, avait un avantage qui avait rendu le combat moins inégal qu’il ne pourrait le paraître. Cela seul l’avait mis en état de résister si longtemps à un si grand nombre d’ennemis, car l’Indien n’est nullement remarquable par sa force et son adresse dans les exercices gymnastiques. Jusqu’à ce moment, personne n’avait été sérieusement blessé, quoique plusieurs sauvages eussent été rudement renversés, et que celui qui avait été jeté, par la porte, sur la plate-forme, fut momentanément hors de combat. Quelques autres boitaient, March lui-même avait reçu quelques contusions ; mais le besoin de respirer était commun à tous.

Dans les circonstances où se trouvaient les deux partis, une trêve, quelle que pût en être la cause, ne pouvait être de longue durée. L’arène était trop étroite, et la crainte de quelque perfidie trop grande pour le permettre. Contre ce qu’on pouvait attendre de lui dans sa situation, Hurry fut le premier à recommencer les hostilités. Que ce fut par politique, et dans l’idée qu’une attaque soudaine et inattendue pourrait lui procurer quelque avantage, ou par suite de son irritation et de sa haine invétérée contre les Indiens, c’est ce qu’il est impossible de dire. Quoi qu’il en soit, il attaqua avec fureur, et dans le premier moment tout céda devant lui. Il saisit au corps le Huron le plus près de lui, l’enleva de terre, et le jeta dans l’eau comme un enfant. En une demi-minute, deux autres le suivirent, et l’un d’eux fut assez grièvement blessé en tombant sur celui de ses compagnons qui l’avait précédé. Il lui restait quatre autres ennemis, et dans un combat dans lequel on n’employait d’autres armes que celles fournies par la nature, Hurry se crut en état de lutter avec succès contre ce nombre de sauvages.

— Hourra, vieux Tom ! s’écria-t-il, les vagabonds vont dans le lac l’un après l’autre, et je les aurai bientôt mis tous à la nage. — Tandis qu’il prononçait ces mots, d’un violent coup de pied dans le visage il fit retomber dans l’eau l’Indien qui s’était blessé en y tombant, et qui, s’étant accroché au bord de la plate-forme, faisait tous ses efforts pour y remonter. Quand le combat fut terminé, on vit à travers les eaux limpides du Glimmerglass son corps, couché les bras étendus, sur le banc sur lequel s’élevait le château, et ses mains serrant encore le sable et l’herbe au fond de l’eau, comme s’il eût espéré retenir la vie qui lui échappait, par cette étreinte de la mort. D’un coup de poing assené par Hurry dans le creux de l’estomac, un autre tomba avec les mêmes contorsions qu’un ver sur lequel on a marché. Il ne lui restait plus alors que deux adversaires, tous deux encore intacts, mais dont l’un était non-seulement le plus grand et le plus fort des Hurons présents, mais un des guerriers les plus expérimentés de toute la tribu, et dont les nerfs avaient été endurcis dans bien des combats. Cet homme avait bien apprécié les forces de son ennemi gigantesque, et il avait eu soin de ménager les siennes. Il était en outre équipé de la manière qui convenait le mieux à un pareil combat, car il n’avait aucun autre vêtement qu’une ceinture autour de ses reins, En un mot, c’était le modèle d’une belle statue représentant l’agilité et la force ; et il fallait une vigueur, une dextérité plus qu’ordinaires, pour le saisir. Hurry n’hésita pourtant point, et se précipitant sur ce formidable antagoniste, il fit tous ses efforts pour le jeter à son tour dans le lac. Il s’ensuivit une lutte véritablement effrayante et terrible, et les évolutions des deux athlètes variaient avec une telle promptitude, que le dernier Huron n’aurait pu intervenir dans ce combat, quand il en aurait eu le désir ; mais l’étonnement et la crainte le rendirent immobile. C’était un jeune homme sans expérience, et son sang se glaça en voyant le conflit des passions humaines sous une forme à laquelle il n’était pas habitué.

Hurry essaya d’abord de renverser son antagoniste. Il lui saisit un bras d’une main, et le prit à la gorge de l’autre, en cherchant en même temps à lui donner un croc-en-jambe, avec la force et la promptitude d’un habitant des frontières. Mais cette tentative fut déjouée par les mouvements agiles de son adversaire, qui s’accrocha aux vêtements de Hurry, et qui dégagea ses jambes avec une dextérité pareille à celle de son ennemi. Il en résulta une sorte de mêlée, si ce terme peut s’appliquer à un combat corps à corps, dans lequel les membres des deux combattants semblaient se confondre, tandis que leurs attitudes et leurs contorsions variaient si rapidement que l’œil ne pouvait les suivre. Cette lutte désespérée avait à peine duré une minute, quand Hurry, furieux de voir sa force rendue inutile par l’agilité et la nudité de son adversaire, fit un dernier effort et lui porta un coup terrible dont la violence le poussa contre les troncs qui formaient la muraille. Le sauvage fut un moment étourdi, et il ne put retenir un gémissement sourd, ce que l’agonie même peut à peine obtenir d’un Indien. Cependant il se lança sur-le-champ contre l’homme blanc, sentant que sa vie dépendait de sa résolution. Hurry le saisit par la ceinture, l’enleva de terre, le renversa, et se précipita sur lui. Ce nouveau choc épuisa tellement les forces du Huron, qu’il resta à la merci de son antagoniste. Celui-ci, passant les mains autour du cou de sa victime, le lui serra comme un écrou. L’Indien avait alors la tête renversée sur le bord de la plate-forme, le menton en l’air ; ses yeux semblaient vouloir sortir de leurs orbites, sa langue avançait hors de sa bouche, et ses narines étaient dilatées presque à se fendre. En cet instant une corde ayant un nœud coulant à l’un de ses bouts fut passée adroitement sous les bras de Hurry ; l’autre bout fut passé dans le nœud, et ses deux coudes furent serrés derrière son dos avec une force à laquelle toute la sienne ne put résister. Ce fut avec rage que le fougueux habitant des frontières sentit ses mains forcées de lâcher sa victime, tandis qu’on s’assurait en même temps de ses jambes de la même manière. Il ne lui restait aucun moyen de se défendre, et l’on fit rouler son corps jusqu’au centre de la plate-forme, aussi cavalièrement que si c’eût été une souche de bois. Son antagoniste ne se releva pourtant pas sur-le-champ, car, quoiqu’il commençât à respirer, sa tête pendait encore sur le bord de la plate-forme, et l’on crut un moment qu’il avait le cou disloqué ; il ne revint à lui que peu à peu, et il se passa quelques heures avant qu’il pût marcher. Plusieurs de ses compagnons crurent que son corps et son esprit se ressentiraient toujours d’avoir été si près de la mort.

Hurry fut redevable de sa défaite et de sa captivité à l’ardeur avec laquelle il avait concentré toutes ses pensées sur son ennemi. Tandis qu’il ne songeait qu’à l’étrangler, deux des Indiens qu’il avait jetés dans le lac avaient réussi à remonter sur la plate-forme, et avaient rejoint leur jeune compagnon qui n’avait pris aucune part à ce combat, mais qui avait assez repris l’usage de ses facultés pour préparer les cordes que les deux autres trouvèrent prêtes quand ils arrivèrent, et dont on a vu l’usage qu’ils firent. La position des deux combattants se trouva ainsi tout à coup changée. Celui qui avait été sur le point de remporter une victoire qui l’aurait rendu célèbre pendant des siècles, par le moyen de la tradition, dans toute cette contrée, se trouvait captif, garrotté et privé de tout espoir. Les efforts qu’il avait faits pendant le combat, la force prodigieuse dont il avait donné des preuves, faisaient que, même en ce moment qu’il était devant eux, lié comme un mouton qu’on va égorger, les Hurons le regardaient avec respect, et non tout à fait sans crainte. Le corps du plus vaillant et du plus robuste de leurs guerriers était encore étendu sur la plate-forme ; et quand ils jetèrent les yeux vers le lac en cherchant leur camarade que Hurry y avait jeté avec si peu de cérémonie, et qu’ils avaient oublié pendant la confusion du combat, ils virent au fond de l’eau son corps inanimé dans la situation que nous avons décrite plus haut. Ces diverses circonstances contribuèrent à rendre la victoire des Hurons presque aussi fâcheuse pour eux qu’une défaite.

Chingachgook et Hist avaient vu de l’arche la lutte qui avait eu lieu sur la plate-formes Quand les trois Hurons se préparèrent à passer les cordes autour des bras de Hurry, le Delaware chercha sa carabine ; mais avant qu’il eût eu le temps de s’en servir, Hurry était garrotté, et tout le mal était fait. Il pouvait encore tuer un ennemi, mais il n’aurait pu enlever sa chevelure ; et le jeune chef, qui aurait volontiers couru le risque de la vie pour obtenir un pareil trophée, hésitait à sacrifier même celle d’un ennemi sans avoir en vue un but semblable. Un regard jeté sur Hist et l’idée des suites que pouvait entraîner un seul coup de carabine arrêta en lui tout désir passager de vengeance. Il n’y a peut-être aucun travail des mains auquel les hommes soient si gauches et si maladroits, quand ils commencent à l’essayer, que le maniement des rames, le marinier et le batelier expérimenté échouant eux-mêmes dans les efforts qu’ils font pour rivaliser avec le célèbre gondolier. En un mot, il est pendant quelque temps impossible à un commençant de réussir avec une seule rame. Mais dans le cas où se trouvait Chingachgook, il fallait qu’il en employât deux en même temps, et d’une grande dimension. Il est vrai qu’un novice apprend plus vite à se servir des avirons ou des grandes rames que des petites, et c’était pourquoi le Delaware avait si bien réussi à ramer sur l’arche la première fois qu’il l’avait essayé ; mais cet essai avait suffi pour faire naître en lui la méfiance de lui-même ; et il savait parfaitement dans quelle situation critique Hist et lui se trouvaient placés si les Hurons prenaient la pirogue qui était sous la trappe et se mettaient à la poursuite de l’arche. Il pensa un instant à entrer avec Hist dans la pirogue dont il était en possession, à gagner les montagnes de la rive orientale, et à se rendre en ligne directe dans les villages des Delawares ; mais bien des considérations le détournèrent de cette mesure imprudente. Il était presque certain que les Hurons avaient placé des espions sur les deux rives du lac, et une pirogue ne pouvait approcher de la côte sans être vue des montagnes ; leur piste ne pourrait être cachée à des yeux indiens, et les forces de Hist ne suffiraient pas à une fuite assez prompte pour devancer la poursuite de guerriers agiles ; les Indiens de cette partie de l’Amérique ne connaissaient pas l’usage des chevaux, et tout dépendrait des forces physiques des fugitifs. Enfin la dernière considération, et ce n’était pas la moindre, c’était l’idée de la situation de Deerslayer, ami qu’il ne voulait pas abandonner dans le danger.

Hist, à quelques égards, raisonnait et même sentait différemment, quoiqu’elle arrivât aux mêmes conclusions. Elle était moins inquiète de son propre danger que de celui des deux sœurs, auxquelles elle prenait alors un vif intérêt. Leur pirogue, à l’instant où la lutte sur la plate-forme avait cessé, était à environ cent cinquante toises du château, et Judith avait cessé de ramer, ayant reconnu qu’un combat y avait lieu. Elle et Hetty étaient debout, cherchant à s’assurer de ce qui s’y passait, mais restant dans l’inquiétude et ne pouvant éclaircir leurs doutes, parce que la scène de l’action était cachée en partie par le château.

Les quatre individus qui se trouvaient tant sur l’arche que sur la pirogue furent redevables de leur sécurité momentanée à l’attaque furieuse de Hurry. Dans des circonstances ordinaires, les deux sœurs auraient été capturées sur-le-champ, entreprise qui n’aurait pas été difficile à exécuter, maintenant que les Hurons possédaient une pirogue, sans le rude échec que leur audace avait reçu dans la lutte toute récente. Il leur fallut quelque temps pour se remettre des effets de cette scène violente, d’autant plus que le principal personnage d’entre eux, du moins quant à la prouesse personnelle, avait été fort maltraité. Il était de la plus grande importance que Judith et Hetty vinssent sans délai chercher un refuge dans l’arche, où elles trouveraient du moins un abri temporaire, et la première chose à faire était d’imaginer les moyens de les y déterminer. Hist se montra sur l’arrière du scow, et fit des signes et des gestes pour les engager à faire un détour pour éviter le château et à s’approcher de l’arche du côté de l’est. Tout fut inutile. Elles étaient trop loin pour reconnaître Hist, et ses gestes excitèrent leur méfiance ou furent mal compris. Judith ne connaissait pas encore assez bien l’état véritable des choses pour savoir si elle devait accorder sa confiance à ceux qui étaient sur l’arche ou à ceux qui se trouvaient dans le château. Au lieu donc d’agir comme on l’y invitait, elle s’éloigna davantage, et rama de manière à retourner vers le nord, c’est-à-dire dans la partie la plus large du lac, partie d’où elle commandait la vue la plus étendue, et d’où elle avait le plus de facilité pour fuir. Ce fut en ce moment que le soleil se montra par-dessus les cimes des pins qui croissaient sur les montagnes du côté de l’orient, et qu’il s’éleva une légère brise du sud, ce qui arrivait presque toujours à cette heure dans cette saison.

Chingachgook ne perdit pas de temps pour établir la voile. Quoi qu’il dût lui arriver, il ne pouvait y avoir aucun doute qu’il ne fût à propos d’éloigner l’arche du château, à une distance qui ne permît aux ennemis de s’en approcher qu’à l’aide de la pirogue que les chances de la guerre avaient si malheureusement mise entre leurs mains. L’apparition de la voile déployée fut la première chose qui tira les Hurons de leur léthargie. Le scow avait alors déjà fait une abattée, mais malheureusement du mauvais bord. Hist jugea nécessaire d’avertir son amant de la nécessité de mettre sa personne à l’abri des mousquets des ennemis. C’était un danger à éviter dans tous les cas, et d’autant plus que le Delaware vit que Hist ne voulait pas se mettre à l’abri elle-même tant qu’il resterait exposé. Il abandonna le scow à la conduite du vent, fit entrer Hist dans la cabine, l’y suivit, en ferma bien la porte, et prépara ses mousquets.

La situation de toutes les parties était alors assez singulière pour mériter une description particulière. L’arche était au sud, ou au vent du château, à environ trente toises, avec le vent dans la voile, et l’aviron servant de gouvernail abandonné. Heureusement cet aviron n’était pas en place, car sans cela il aurait pu contrarier le mouvement de dérive de ce bateau abandonné à lui-même. La voile étant, comme disent les marins, appareillée en bannières, les écoutes amarrées, mais les bras de la vergue largues, elle était poussée sur l’avant par le vent. Il en résulta un triple effet sur un bateau dont le fond était parfaitement plat, et qui ne tirait que trois à quatre pouces d’eau ; cela le força d’arriver en arrondissant, et la pression de tout le bateau sous le vent causa inévitablement un mouvement de vitesse sur l’avant. Tous ces changements furent pourtant extrêmement lents, car le vent était non-seulement léger, mais variable, comme à l’ordinaire. Deux ou trois fois la voile faseya ; une fois, elle masqua complètement.

Si l’arche avait eu une quille, elle aurait inévitablement échoué sur la plate-forme, par l’avant, et il est probable que rien n’aurait empêché les Hurons de s’en emparer, d’autant plus que la voile les aurait mis en état de s’en approcher à couvert. Dans l’état où étaient les choses, le scow contourna la plate-forme, en évitant tout juste cette partie du bâtiment ; mais la palissade s’avançant de plusieurs pieds, il ne put l’éviter, et le scow, lent dans tous ses mouvements, fut pris par l’avant entre deux pieux et y resta comme suspendu. En ce moment le Delaware épiait par une meurtrière le moment de faire feu, tandis que les Hurons, qui se tenaient dans le château, étaient occupés de la même manière. Le guerrier épuisé restait sur la plate-forme, le dos appuyé contre la maison, car on n’avait pas eu le temps de l’y transporter ; et Hurry, presque aussi hors d’état de se relever qu’un pin abattu, lié comme un mouton qui attend le couteau du boucher, en occupait à peu près le milieu. Chingachgook aurait pu à chaque instant tuer le premier, mais il n’aurait pu lui enlever sa chevelure, et il dédaigna d’ôter la vie à un homme dont la mort ne lui procurerait ni honneur ni avantage.

— Enlevez un des pieux, Serpent, si vous êtes serpent, s’écria Hurry, au milieu des jurements que lui arrachaient des ligatures très-serrées ; enlevez un des pieux, et dégagez l’avant du scow ; la dérive vous emmènera plus loin ; et quand vous vous serez rendu ce service, rendez-moi celui d’achever ce vagabond que vous voyez là.

Ce discours ne produisit d’autre effet que d’attirer l’attention de Hist sur la situation de Hurry. Elle vit qu’il avait les jambes liées avec une forte corde d’écorce, qui en faisait plusieurs fois le tour, et qu’une autre corde attachée à ses bras au-dessus du coude les serrait derrière son dos, laissant quelque jeu à ses mains et à ses avant-bras. Approchant sa bouche d’une des meurtrières de la cabine, elle lui dit d’une voix basse mais distincte :

— Pourquoi vous pas rouler ici, et tomber dans le scow ? Chingachgook tirer sur Huron, si poursuivre.

— De par le ciel, c’est une pensée judicieuse, et je l’essaierai, si l’arrière du scow s’approche un peu plus. — Jetez un matelas dans le fond pour que je tombe dessus.

Tout cela fut dit dans un heureux moment, car au même instant les Hurons, ennuyés d’attendre, firent une décharge générale sur le scow, mais sans blesser personne, quoique plusieurs balles eussent passé par les meurtrières. Hist avait entendu une partie des paroles de Hurry, mais le reste avait été perdu dans le bruit des armes à feu. Elle détacha la barre de la porte de la cabine qui conduisait sur l’arrière, mais elle n’osa pas exposer sa personne. Pendant ce temps l’avant de l’arche était encore soulevé, mais il se dégageait peu à peu, à mesure que l’arrière se rapprochait de la plate-forme. Hurry, qui avait alors le visage tourné du côté de l’arche, se tordant et se tournant de temps en temps comme un homme dans de grandes souffrances, évolutions qu’il avait faites depuis qu’il était garrotté, suivait des yeux chaque changement de position du scow, et il vit enfin qu’il était entièrement dégagé, et qu’il commençait à frotter lentement contre les pilotis qui soutenaient la plate-forme. La tentative était désespérée ; mais c’était la seule chance qu’il eût d’échapper à la torture et à la mort, et elle convenait à son caractère déterminé. Attendant le dernier moment pour que l’arrière du scow touchât à la plate-forme, il fit de nouvelles contorsions comme s’il eut souffert des douleurs insupportables, et se mit tout à coup à rouler rapidement sur lui-même, en se dirigeant, comme il le croyait, vers l’arrière de l’arche. Malheureusement les épaules de Hurry exigeaient pour tourner plus de place que ses jambes, et quand ses évolutions le conduisirent sur le bord de la plate-forme, sa ligne de rotation avait tellement changé qu’il avait dépassé l’arrière, et il tomba dans l’eau. En ce moment, Chingachgook, qui agissait de concert avec Hist, trouva le moyen d’attirer de nouveau sur l’arche le feu des Hurons, dont aucun ne s’aperçut de la manière dont un homme qu’ils savaient être solidement garrotté avait disparu. Mais Hist prenait un vif intérêt à la réussite d’un stratagème si hardi, et elle avait surveillé les mouvements de Hurry comme un chat surveille ceux d’une souris. Du moment qu’il avait commencé à rouler, elle avait prévu ce qui en arriverait et elle avait songé aux moyens de le sauver. Avec une promptitude qui tenait de l’instinct, dès que la détonation des mousquets se fut fait entendre, elle ouvrit la porte, et, protégée alors par la cabine, elle courut sur l’arrière, et y arriva assez à temps pour voir Hurry tomber dans le lac. Elle avait par hasard le pied placé sur le bout d’une des écoutes de la voile qui était attachée sur l’arrière, et prenant tout ce qui restait de ce cordage, elle le jeta à l’eau, non comme l’aurait fait un marin, mais avec la résolution courageuse d’une femme. L’écoute tomba sur la tête et sur le corps de Hurry, et il eut l’adresse de la saisir non-seulement avec les mains, mais avec ses dents. Il était excellent nageur, et, garrotté comme il l’était, il eut recours au seul expédient qu’eussent pu lui suggérer la philosophie et la réflexion. Il était tombé sur le dos, et au lieu de chercher à faire, pour se soutenir en ligne droite sur l’eau, des efforts qui n’auraient abouti qu’à le noyer, il laissa enfoncer son corps, qui était déjà submergé à exception de sa tête quand le cordage tomba sur lui. Il aurait pu rester dans cette situation jusqu’à ce que les Hurons vinssent le tirer de l’eau, s’il n’avait pas eu d’autre aide, mais le mouvement du scow roidit l’écoute, ce qui lui facilita le moyen de maintenir sa tête hors de l’eau. Traîné ainsi à la remorque, un homme de sa force aurait pu faire un mille de cette manière aussi simple que singulière.

Nous avons dit que les Hurons n’avaient pas remarqué la disparition soudaine de Hurry. Dans la position où il se trouvait, il était caché à leurs yeux par la plate-forme, et à mesure que l’arche avança, le vent étant alors dans sa voile, la palissade lui rendit le même service. Les Hurons étaient d’ailleurs trop occupés de leur dessein de tuer leur ennemi delaware en lui envoyant une balle par une des meurtrières ou des fentes de la cabine, pour songer à un homme dont ils se croyaient assurés. Leur grand objet d’attention était la manière dont l’arche avançait en continuant à frotter contre les pilotis, friction qui diminuait de moitié la vitesse de son mouvement, et ils passèrent du côté du château qui donnait sur le nord, afin de pouvoir tirer par les meurtrières de cette partie du bâtiment. Chingachgook était également aux aguets, et ne connaissait pas plus qu’eux la situation de Hurry. Pendant que l’arche avançait ainsi, les mousquets envoyaient de part et d’autre leurs petites colonnes de fumée dans les airs, mais les yeux des deux partis étaient trop exercés et leurs mouvements trop rapides pour permettre que personne fût blessé. Enfin on eut d’un côté la mortification et de l’autre le plaisir de voir le scow s’écarter tout à fait de la palissade, et avancer vers le nord avec un mouvement matériellement accéléré.

Ce fut alors que Hist apprit à Chingachgook la position critique de Hurry. Se montrer l’un ou l’autre sur l’arrière, c’eût été courir à une mort certaine. Heureusement l’écoute à laquelle Hurry était cramponné conduisait à l’avant du scow ; le Delaware se hâta de la larguer du taquet auquel elle était amarrée sur l’arrière, et Hist, qui était déjà sur l’avant dans ce dessein, se mit aussitôt à haler ce cordage. En ce moment, Hurry était traîné à cinquante ou soixante pieds en arrière, n’ayant que la tête hors de l’eau. Lorsqu’il ne fut plus caché par la plate-forme ni par la palissade, il fut aperçu par les Hurons, qui poussèrent sur-le-champ des rugissements affreux, et qui commencèrent à faire feu contre lui. Ce fut en ce moment que Hist se mit à haler le cordage en avant, circonstance qui, aidée par le sang-froid et la dextérité de Hurry, lui sauva probablement la vie. La première balle frappa l’eau à l’endroit où se montrait à travers l’eau la large poitrine du jeune géant, et si elle eût été tirée à un angle moins aigu, elle aurait pu lui percer le cœur. Cependant, au lieu d’entrer dans le lac, elle rejaillit sur sa surface, et alla littéralement s’enterrer dans la muraille de troncs d’arbres de la cabine, près de l’endroit auquel Chingachgook s’était montré une minute auparavant, tandis qu’il larguait l’écoute du taquet. Une seconde, une troisième et une quatrième balle suivirent la première, et toutes trouvèrent la même résistance sur la surface de l’eau, quoique Hurry sentît la violence des coups qu’elles frappaient au-dessus de lui, et si près de sa poitrine. Reconnaissant enfin leur méprise, les Hurons changèrent de plan et ajustèrent la tête qui était hors de l’eau ; mais pendant qu’ils ajustaient, Hist continuait à haler l’écoute, et les balles frappaient l’eau sans arriver à leur but. Un moment après Hurry fut tiré par le travers du scow, et son corps fut complètement caché aux Hurons. Chingachgook et Hist étaient également couverts par la cabine, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, ils halèrent Hurry jusqu’à l’endroit où ils se trouvaient. Chingachgook avait préparé son couteau, et, se penchant par-dessus le bord du scow, il eut bientôt coupé la corde qui le liait. Ce fut une tâche moins facile de l’élever assez hors de l’eau pour le faire entrer dans l’arche, car il pouvait à peine se servir de ses bras. Ils y réussirent pourtant, et dès qu’il y fut entré, il chancela, et tomba complètement épuisé sur les planches du scow. Nous l’y laisserons recouvrer ses forces, et attendre que la circulation du sang se fût rétablie dans tous ses membres, et nous nous occuperons du récit d’événements qui se succédaient avec une rapidité qui ne permet pas de différer davantage d’en parler.

Du moment que Hurry disparut aux yeux des Hurons, ils poussèrent des cris de rage et de désappointement, et les trois plus agiles d’entre eux descendirent par la trappe et entrèrent dans la pirogue. Il leur fallut pourtant quelque délai pour prendre leurs armes, trouver les rames et sortir du bassin. Hurry était alors à bord du scow, et le Delaware avait ses mousquets en état de service. Comme l’arche voguait nécessairement vent arrière, elle était alors à environ cent toises du château, et s’en éloignait davantage à chaque instant, quoique si lentement, qu’on voyait à peine sur l’eau son sillage. La pirogue des deux filles de Hutter était au moins à un quart de mille de l’arche, et il était évident qu’elles voulaient se tenir à l’écart, attendu l’ignorance où elles étaient de ce qui s’était passé au château, et parce qu’elles craignaient pour elles quelques suites fatales, si elles se hasardaient trop près. Elles s’étaient dirigées vers la rive orientale, et tâchaient en même temps de se mettre au vent de l’arche, ne sachant si c’était là ou dans le château qu’elles devaient rencontrer des ennemis. Une longue habitude faisait qu’elles maniaient les rames avec beaucoup de dextérité, et surtout Judith, qui avait souvent gagné le prix de courses aquatiques avec les jeunes gens qui venaient quelquefois sur le lac.

Quand les trois Hurons furent sortis de derrière la palissade, et qu’ils se trouvèrent en plein lac, et dans la nécessité d’avancer vers l’arche, sans aucune protection contre les balles s’ils persistaient dans leur premier projet, leur ardeur se refroidit sensiblement. Sur une pirogue d’écorce, ils étaient sans aucune espèce de couvert, et la discrétion indienne s’opposait à une tentative aussi dangereuse que celle d’attaquer un ennemi aussi bien retranché que l’était le Delaware. Au lieu donc de poursuivre l’arche, ces trois guerriers se dirigèrent vers la rive orientale, en ayant soin de se tenir hors de portée des mousquets de Chingachgook. Mais cette manœuvre rendit la position des deux sœurs excessivement critique. Elle menaçait de les placer, sinon entre deux feux, du moins entre deux dangers, ou entre ce qu’elles regardaient comme deux dangers. Au lieu de permettre aux Hurons de l’enfermer dans ce qui lui semblait une sorte de filet, Judith se mit de suite en retraite vers le sud, en se tenant à peu de distance du rivage. Elle n’osa débarquer, et s’il fallait avoir recours à un pareil expédient, elle ne pouvait le hasarder qu’à la dernière extrémité. Les Indiens ne firent d’abord que peu ou point d’attention à cette seconde pirogue ; car ils savaient fort bien qui s’y trouvait, et ils n’attachaient pas grande importance à cette capture, tandis que l’arche, avec ses trésors imaginaires et leurs deux ennemis, le Delaware et Hurry, et la facilité qu’elle offrait de pouvoir porter en même temps un grand nombre d’individus, était devant leurs yeux. Mais si l’arche était un objet de tentation, elle offrait des dangers qui y étaient proportionnés ; et après avoir perdu près d’une heure à faire des évolutions incertaines, ils parurent tout à coup prendre une résolution décidée, et ils le prouvèrent en donnant la chasse à la pirogue.

Quand ils formèrent ce dernier projet, les circonstances dans lesquelles se trouvaient toutes les parties avaient changé, de même que leur position respective. L’arche, à l’aide tant de sa voile que de la dérive, avait fait un bon demi-mille, et était à peu près à cette distance au nord du château. Dès que le Delaware vit évidemment que les deux sœurs cherchaient à l’éviter, ne pouvant gouverner son lourd esquif, et sachant que, si une pirogue d’écorce voulait le poursuivre, la fuite ne pourrait être qu’un expédient inutile, il amena sa voile, dans l’espoir de déterminer les deux sœurs à changer de projet, et à se réfugier à bord de l’arche. Cette démonstration ne produisit d’autre effet que de maintenir le scow plus près de la scène de l’action, et de rendre ceux qui s’y trouvaient témoins de la chasse. La pirogue de Judith était un quart de mille au sud de celle des Hurons, un peu plus près de la rive orientale, et environ à la même distance du sud du château que de la pirogue ennemie, ce qui plaçait celle-ci presque par le travers de la forteresse de Hutter. Telle était la situation de toutes les parties quand la chasse commença.

Au moment où les Hurons avaient si subitement changé de résolution, leur pirogue n’était pas dans le meilleur état possible pour une chasse ; ils étaient trois, et ils n’avaient que deux rames, par conséquent le troisième n’était que du lest inutile, et la différence de poids entre les deux sœurs et les deux autres Indiens, surtout dans des nacelles si légères, neutralisait presque la différence de forces, qui était en faveur des Indiens, et rendait cette lutte à la course beaucoup moins inégale qu’elle ne pouvait le paraître. Judith ne commença à redoubler d’efforts que lorsque l’autre embarcation fut assez proche pour ne laisser aucun doute sur ses intentions, et alors elle engagea sa sœur à l’aider de toutes ses forces et de toute son adresse.

— Pourquoi fuirions-nous, Judith ? demanda Hetty ; les Indiens ne m’ont jamais fait aucun mal, et je ne crois pas qu’ils m’en fassent jamais.

— Cela peut être vrai quant à vous, Hetty, mais ce n’est pas la même chose pour moi. Mettez-vous à genoux, dites vos prières, et ensuite faites tous vos efforts pour m’aider à m’échapper. — Pensez à moi dans vos prières, Hetty.

Judith parlait ainsi, d’abord parce qu’elle connaissait le caractère religieux de sa sœur, qui, en toutes circonstances, sollicitait toujours le secours du ciel, et ensuite parce que son esprit fier éprouvait une sensation de faiblesse et de dépendance qui l’accablait dans ce moment d’abandon et d’épreuve. Hetty ne fit pourtant pas une bien longue prière, et la pirogue vola bientôt sur la surface du lac. Cependant on ne fit de très-grands efforts ni d’un côté ni de l’autre en commençant, sachant également que la chasse pourrait être longue et difficile. Comme deux vaisseaux de guerre qui se préparent au combat, les deux petites nacelles semblaient vouloir s’assurer d’abord de leur vitesse respective, afin d’y proportionner leurs efforts. Quelques minutes suffirent pourtant pour prouver aux Hurons que les jeunes filles savaient manier les rames, et qu’ils auraient besoin de toutes leurs forces et de toute leur dextérité pour les atteindre.

Judith s’était dirigée vers la rive orientale, au commencement de la chasse, avec un vague projet d’y aborder et de s’enfuir dans les bois, comme dernière ressource. Mais, en approchant de la terre, la certitude que des espions surveillaient tous ses mouvements rendit invincible sa répugnance à adopter un tel expédient. Elle se sentait encore pleine de force, et elle avait l’espoir d’être en état de fatiguer ceux qui la poursuivaient. Dans cette espérance, elle donna un grand coup de rame qui l’éloigna de la frange de chênes noirs qui bordaient la côte, et sous l’ombre desquels elle avait été sur le point d’entrer, et elle se dirigea encore une fois vers le centre du lac. Cet instant parut favorable aux Hurons pour redoubler leurs efforts, car ils auraient toute la largeur du lac pour opérer, quand ils se seraient placés entre la terre et les fugitives. Les pirogues rivalisèrent alors de vitesse, Judith suppléant à ce qui lui manquait du côté des forces par son jugement et sa dextérité. Pendant environ un demi-mille les Indiens ne parurent gagner aucun avantage, mais la continuation de si grands efforts sembla les fatiguer aussi bien que les deux sœurs. Alors ils recoururent à un expédient qui donnait à l’un d’eux le temps de respirer ; c’était de se relayer tour à tour. Judith, qui se retournait de temps en temps, les vit pratiquer cette manœuvre, et le découragement s’empara d’elle, car elle sentit que sa sœur et elle ne pourraient tenir bien longtemps contre trois hommes qui pouvaient se reposer alternativement.

Jusqu’alors les Hurons n’avaient pu s’approcher de la pirogue des deux sœurs que d’une centaine de toises, quoiqu’ils fussent, comme le dirait un marin, dans leurs eaux, c’est-à-dire faisant même route, et étant sur la ligne de prolongement de la pirogue. Cette circonstance rendit la poursuite ce qu’on appelle, en termes techniques, la chasse en poupe, ce qui est proverbialement une longue chasse ; c’est-à-dire que, par suite de la position respective des deux bâtiments, nul changement ne devient visible, excepté le gain direct que fait l’un d’eux en approchant le plus près possible de l’autre. Quelque longue que soit cette espèce de chasse, comme on en convient, Judith, avant d’avoir gagné le centre du lac, fut en état de s’apercevoir que les Hurons approchaient d’elle de plus en plus. Elle n’était pas fille à désespérer de ses ressources ; mais il fut un moment où elle songea à se rendre, afin d’être conduite dans le camp où Deerslayer était prisonnier. Mais quelques considérations relatives aux moyens qu’elle espérait pouvoir employer pour obtenir la liberté du jeune chasseur bannissant cette idée de son esprit, elle ne songea plus qu’à faire de nouveaux efforts pour échapper. S’il se fût trouvé là quelqu’un pour observer la vitesse comparative des deux pirogues, il aurait remarqué un accroissement sensible de distance entre celle de Judith et celle des Hurons, les pensées auxquelles elle se livrait avec ardeur lui faisant trouver de nouvelles forces. La différence de vitesse entre les deux nacelles, pendant les cinq minutes qui suivirent, fut si évidente, que les Indiens virent qu’il fallait qu’ils fissent les derniers efforts, ou qu’ils auraient la honte d’avoir été vaincus par deux femmes. Mais tandis qu’ils ramaient avec une sorte de fureur pour éviter cette mortification, l’un d’eux cassa une rame à l’instant où il la prenait de la main d’un de ses camarades pour le relever. Cet accident décida l’affaire : une pirogue contenant trois hommes, et n’ayant qu’une rame, ne pouvait espérer de rejoindre des fugitives comme les filles de Thomas Hutter.

— Tenez, Judith, s’écria Hetty qui avait vu cet accident ; vous voyez qu’il est utile de prier. Les Hurons ont brisé une rame, et jamais ils ne pourront nous atteindre.

— Je n’ai jamais nié l’efficacité de la prière, Hetty, et je regrette souvent avec amertume de n’avoir pas moi-même prié davantage, et moins songé à ma beauté. — Oui, nous sommes en sûreté à présent, et quand nous serons un peu plus loin au sud, nous pourrons respirer librement.

Elles continuèrent à ramer ; mais les Indiens renoncèrent à la chasse aussi subitement qu’un navire qui vient de perdre un mât important. Au lieu de poursuivre la pirogue de Judith, qui fendait l’eau rapidement vers le sud, ils se dirigèrent vers le château, et ne tardèrent pas à débarquer sur la plate-forme. Craignant qu’ils ne trouvassent quelques rames dans la maison, les deux sœurs continuèrent à s’éloigner jusqu’à ce qu’elles fussent à une distance qui leur donnait toute chance d’échapper à leurs ennemis s’ils se remettaient à leur poursuite. Il paraît que les sauvages n’avaient pas ce dessein, car, au bout d’une heure, elles virent leur pirogue, remplie d’indiens, partir du château et se diriger vers le rivage. Elles n’avaient pris aucune nourriture, et elles commencèrent à se rapprocher du château, sans chercher à éviter l’arche, dont les manœuvres les avaient enfin convaincues qu’elles n’y trouveraient que des amis.

Malgré la solitude qui semblait régner dans le château, Judith n’en approcha qu’avec beaucoup de circonspection. L’arche en était à environ un mille au nord, mais elle avançait vers ce bâtiment avec un mouvement régulier qui convainquit Judith qu’un homme blanc y tenait les avirons. Quand elle fut à une cinquantaine de toises, elle en fit le tour pour s’assurer s’il était entièrement évacué. Elle n’aperçut aucune pirogue, ce qui l’enhardit à en approcher davantage. Enfin, ayant fait le tour de la palissade, elles arrivèrent à la plate-forme.

— Entrez dans la maison, Hetty, dit Judith, et voyez si tous les sauvages sont partis ; s’il en reste encore quelques-uns, vous savez qu’ils ne vous feront aucun mal, et vous pouvez me donner l’alarme. Je ne crois pas qu’ils fassent feu sur une pauvre fille sans défense, et je pourrai m’échapper, jusqu’à ce que je sois prête à me rendre volontairement au milieu d’eux.

Hetty fit ce que sa sœur désirait, et dès qu’elle fut hors de la pirogue, Judith s’éloigna à quelques toises de la plate-forme, pour être prête à prendre la fuite si les circonstances l’exigeaient. Mais cela ne fut pas nécessaire ; car une minute s’était à peine écoulée quand Hetty vint lui annoncer qu’elles étaient en sûreté.

— J’ai été dans toutes les chambres, dit-elle, et je les ai trouvées vides, excepté celle de mon père. Il dort dans la sienne, quoique pas aussi tranquillement que nous pourrions le désirer.

— Lui est-il arrivé quelque chose ? demanda Judith avec vivacité, en montant sur la plate-forme, car elle avait les nerfs dans un état qui la rendait plus susceptible qu’à l’ordinaire de s’alarmer.

Hetty parut embarrassée, et elle jeta un regard furtif autour d’elle, comme si elle eût craint qu’un autre qu’une fille n’entendît ce qu’elle avait à dire, et qu’elle ne voulût pas le communiquer trop brusquement même à une fille.

— Vous savez ce qui arrive quelquefois à notre père, Judith, répondit-elle ; quand il a bu un peu trop, il ne sait plus ce qu’il dit ni ce qu’il fait, et il semble être dans cet état en ce moment.

— Cela est bien étrange. Les sauvages auraient-ils bu avec lui, et l’auraient-ils ensuite laissé chez lui ? Mais c’est un triste spectacle pour une fille, que de voir un père dans une telle situation, et nous n’entrerons dans sa chambre que lorsqu’il sera réveillé.

Un profond gémissement, partant de la chambre en question, changea pourtant cette détermination, et les deux sœurs se hasardèrent à entrer dans la chambre d’un père qu’elles avaient trouvé plus d’une fois dans un état qui le ravalait au niveau des brutes. Il était assis par terre dans un coin de sa chambre, les épaules appuyées contre la muraille, et la tête tombant sur sa poitrine. Une impulsion soudaine fit courir Judith à lui, et elle enleva un bonnet de toile qui lui couvrait toute la tête jusqu’aux épaules. Dès qu’il eut été retiré, les chairs palpitantes et ensanglantées, les veines et les muscles mis à découvert, tous les signes horribles qui s’offrent aux yeux quand la peau ne couvre plus la chair, prouvèrent qu’il avait été scalpé, quoiqu’il vécût encore.