Le Tueur de daims/Chapitre XXV

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome dix-neuvièmep. 391-409).

CHAPITRE XXV.


Mais à présent, ma mère, une ombre est tombée sur mes plus brillantes visions ; un sombre brouillard a couvert ce qui reste de ma courte carrière ! Je ne puis plus trouver ni chants ni échos ; la source qui les produisait est tarie.
Marguerite Davidson.

Hist et Hetty se levèrent au retour de la lumière, laissant Judith encore ensevelie dans le sommeil. Il ne fallut qu’une minute à la première pour faire sa toilette. Ses longs cheveux, noirs comme le jais, furent réunis pour former un simple nœud ; son vêtement de calicot fut serré sur sa taille svelte, et ses petits pieds furent cachés dans des moccasins ornés à la manière de sa tribu. Une fois habillée, elle laissa sa compagne occupée des soins domestiques, et se rendit sur la plate-forme pour respirer l’air du matin. Là, elle trouva Chingachgook étudiant les rivages du lac, les montagnes et le firmament, avec la sagacité d’un habitant des bois et la gravité d’un Indien.

La rencontre des deux amants fut simple, mais affectueuse. Le chef lui montra une affection mâle, également éloignée de la faiblesse et de l’empressement d’un jeune homme, tandis que la jeune fille laissait voir dans son sourire et dans ses regards à demi détournés la tendresse timide de son sexe. Ni l’un ni l’autre ne parla, à moins que ce ne fût des yeux, quoique chacun d’eux entendît l’autre aussi bien que s’ils eussent épuisé tout un vocabulaire de mots et de protestations. Hist avait rarement paru plus à son avantage que ce matin-là : sortant des bras du repos, venant de faire ses ablutions, ses jeunes traits offraient une fraîcheur que les travaux des bois ne laissent pas toujours aux plus jeunes et plus jolies Indiennes. Non-seulement Judith, depuis leur courte connaissance, lui avait communiqué une partie de son goût en toilette, mais elle lui avait même donné quelques ornements choisis parmi les siens, et qui ne contribuaient pas peu à relever les grâces naturelles de la jeune Indienne. Son amant le remarqua, et un rayon de plaisir brilla un instant sur sa physionomie ; mais elle reprit bientôt son air grave, et devint même triste et inquiète. Les escabelles dont on s’était servi la veille étaient encore sur la plate-forme ; il en prit deux, les plaça contre le mur de la maison, s’assit sur l’une et fit signe à sa compagne de s’asseoir sur l’autre. Cela fait, il resta pensif et silencieux plus d’une minute, conservant l’air de dignité réfléchie d’un chef né pour prendre sa place autour du feu du conseil, pendant que Hist, avec l’air de patience et de soumission qui convenait à une femme de sa nation, épiait d’un regard furtif l’expression de sa physionomie. Enfin le jeune guerrier étendit un bras en avant, et dirigea lentement sa main vers le lac, vers les montagnes et vers le firmament, comme pour montrer ce glorieux panorama à l’heure du lever du soleil. Hetty suivit des yeux tous ses mouvements, et sourit de plaisir à mesure qu’une nouvelle beauté s’offrait à ses regards.

— Hugh ! s’écria le chef, admirant une scène à laquelle il n’était pas lui-même habitué, car c’était le premier lac qu’il eût jamais vu. — C’est ici le pays du Manitou, Hist ! il est trop beau pour les Mingos. Cependant les chiens de cette tribu hurlent en meutes dans les bois. Ils pensent que les Delawares sont endormis au-delà des montagnes.

— Ils le sont tous à l’exception d’un seul, Chingachgook. Il y en a un ici, et il est du sang d’Uncas.

— Que peut faire un guerrier contre une tribu ? — Le chemin qui conduit à nos villages est long et tortueux. Nous aurons à voyager sous un ciel couvert de nuages, et je crains, Chèvrefeuille des Montagnes, que nous ne soyons obligés de faire ce voyage seuls.

Hist comprit l’allusion, et devint triste. Il était pourtant doux à son oreille de s’entendre comparer par le guerrier qu’elle aimait au plus beau et au plus odoriférant des arbrisseaux qui croissaient sur leurs montagnes. Cependant elle continua à garder le silence, comme elle devait le faire quand il s’agissait d’un objet de grave intérêt dont il convenait aux hommes seuls de s’occuper, quoique ses habitudes acquises ne pussent cacher le léger sourire que l’affection satisfaite appelait sur sa jolie bouche.

— Quand le soleil sera là, continua le Delaware, montrant le zénith simplement en levant une main et un doigt ; le grand chasseur de notre tribu retournera chez les Hurons, pour y être traité comme un ours, qu’ils écorchent et qu’ils font rôtir, même quand ils ont l’estomac plein.

— Le Grand-Esprit peut adoucir leurs cœurs, et les détourner de leurs projets sanguinaires. J’ai vécu chez les Hurons, et je les connais. Ils ont un cœur, et ils n’oublieront pas leurs propres enfants, qui peuvent tomber entre les mains des Delawares.

— Un loup hurle toujours, un porc mange sans cesse. Ils ont perdu des guerriers, leurs femmes mêmes crieront vengeance. Notre ami à face pâle a les yeux d’un aigle, et il peut voir dans le cœur d’un Mingo ; il n’attend aucune merci. Il y a un nuage sur son esprit, quoiqu’il n’y en ait pas sur ses traits.

Il y eut une longue pause, pendant laquelle Hist passa une main sous le bras du chef comme si elle eût eu besoin de son appui, quoiqu’elle osât à peine jeter un coup d’œil à la dérobée sur ses traits, dont l’expression était devenue terrible au milieu des passions qui l’agitaient.

— Que dira le fils d’Uncas ? demanda-t-elle enfin d’une voix timide. C’est un des chefs de la tribu, et il est déjà célèbre dans le conseil, quoique si jeune encore. Quel parti son cœur lui présente-t-il comme le plus sage ? Sa tête parle-t-elle comme son cœur ?

— Que dit Wah-ta !-Wah, dans un moment où mon plus cher ami est en si grand danger ? Les petits oiseaux sont ceux qui chantent le mieux ; il est toujours agréable d’entendre leur voix. Je voudrais entendre chanter le Roitelet des Bois dans la difficulté où je me trouve. Son chant arriverait plus profondément jusqu’à mes oreilles.

Hist éprouva encore une fois la vive satisfaction que causent toujours les éloges quand ils nous sont accordés par ceux que nous aimons. — Le Chèvrefeuille des Montagnes était un nom que les jeunes guerriers delawares donnaient souvent à Hist, quoiqu’elle n’en trouvât jamais le son si agréable sur leurs lèvres que sur celles de Chingachgook ; mais ce dernier était le seul qui l’eût jamais appelée le Roitelet des Bois ; c’était une expression devenue familière dans sa bouche, et Hist aimait particulièrement à l’entendre, car elle y trouvait l’assurance que ses avis et ses sentiments étaient aussi agréables à son mari futur que son langage et le son de sa voix. Elle serra la main du jeune guerrier entre les deux siennes, et lui répondit :

— Wah-ta !-Wah dit que ni elle ni le Grand-Serpent ne pourront plus rire, et qu’ils ne dormiront jamais sans rêver aux Hurons, si Deerslayer périt sous le tomahawk des Mingos sans qu’ils fassent rien pour le sauver. Elle aimerait mieux retourner en arrière et faire son long voyage toute seule, que de laisser un nuage si noir couvrir le bonheur de toute sa vie.

— Bon ! Le mari et la femme n’auront qu’un cœur, ils verront des mêmes yeux, et seront animés des mêmes sentiments.

Il est inutile de rapporter la suite de cette conversation. Elle continua à rouler sur Deerslayer, et l’on verra ci-après quelle détermination prit le jeune couple. Cet entretien durait encore quand le soleil se montra au-dessus de la cime des pins, et versa des torrents de lumière sur le lac, sur les forêts et sur les collines. Le jeune chasseur sortit en ce moment de la cabine de l’arche, et monta sur la plate-forme. Son premier regard fut pour le firmament, dont aucun nuage ne couvrait l’azur ; le second fut pour admirer ce beau panorama d’eau et de verdure ; alors il fit un signe de tête à son ami, et adressa un sourire enjoué à la jeune Indienne.

— Eh bien, dit-il avec l’air calme et tranquille qui lui était ordinaire, celui qui voit le soleil se coucher à l’ouest, et qui s’éveille assez de bonne heure le lendemain matin, est sûr de le voir reparaître à l’est, comme un daim poursuivi par les chiens finit par retourner dans son fort. J’ose dire que vous avez vu cela bien des fois, Hist, et que vous n’avez jamais songé à vous en demander la raison.

Chingachgook et sa fiancée levèrent les yeux sur le grand luminaire, d’un air qui annonçait une surprise soudaine, et ils se regardèrent ensuite l’un l’autre comme pour se demander la solution de cette difficulté. L’habitude, de voir les plus grands phénomènes de la nature empêche les sens d’en être frappés, et ces deux enfants des forêts n’avaient jamais songé à chercher quelles étaient les causes d’un mouvement qui s’opérait chaque jour, quelque difficile qu’il fût de l’expliquer. Quand cette question fut présentée à leur esprit d’une manière si subite, qu’ils en furent également frappés au même instant, et avec la même forcez que le serait un savant de quelque proposition nouvelle et brillante dans les sciences, Chingachgook seul jugea à propos d’y répondre.

— Les Faces-Pâles savent tout, dit-il ; — peuvent-ils nous dire pourquoi le soleil se cache quand il retourne à l’est pendant la nuit ?

— Ah ! ah ! voilà la science des Peaux-Rouges, dit Deerslayer en riant ; car il n’était pas insensible au plaisir de prouver la supériorité de sa race en expliquant ce problème, ce qu’il fit à sa manière particulière et d’un ton plus grave, quoique trop simple pour que personne eût pu y voir de l’affectation. — Écoutez, Serpent, cela s’explique plus aisément que la cervelle d’un Indien ne peut se l’imaginer. Quoique le soleil semble voyager toute la journée dans le ciel, il ne change jamais de place ; c’est la terre qui tourne autour de lui, et cela est facile à comprendre. Qu’on se place, par exemple, près d’une roue de moulin pendant qu’elle est en mouvement, on verra qu’il y en a la moitié qui regarde le ciel, tandis que l’autre est dans l’eau. Il n’y a pas un grand secret à cela ; c’est tout simplement la nature. La seule difficulté, c’est de mettre la terre en mouvement.

— Comment mon frère sait-il que la terre tourne ? Peut-il le voir ?

— C’est là l’embarras, j’en conviendrai, Delaware, car je l’ai souvent essayé, et je n’ai jamais pu y réussir tout à fait. Quelquefois je me suis imaginé que je pouvais le voir ; mais j’ai été obligé de reconnaître que c’était une chose impossible. Quoi qu’il en soit, elle tourne, comme le disent tous les blancs, et il faut bien les croire, puisqu’ils peuvent prédire les éclipses et d’autres prodiges qui jetaient la terreur dans toutes vos tribus, comme l’apprennent vos traditions.

— Bon ! cela est vrai ; nul homme rouge ne le niera. Mais quand une roue tourne, mes yeux la voient tourner, et ils ne voient pas tourner la terre.

— Ah ! c’est ce que j’appelle l’obstination des sens. Voir est croire, disent certaines gens, et ils refusent de croire ce qu’ils ne voient pas. Ce n’est pourtant pas une aussi bonne raison qu’elle le paraît d’abord, chef. Vous croyez au Grand-Esprit, je le sais, et cependant vous seriez embarrassé de dire où vous l’avez vu.

— Chingachgook le voit partout, — dans toutes les bonnes choses, — comme le Mauvais-Esprit dans les mauvaises. — Il le voit ici, dans ce lac ; là-bas, dans la forêt ; là-haut, dans le firmament. — Il le voit dans Hist, dans Tamenund, dans Deerslayer, comme il voit le Mauvais-Esprit dans les Mingos. Je sais et je vois tout cela, mais je ne vois pas la terre tourner.

— Je ne m’étonne pas qu’on vous appelle le Grand-Serpent, chef ; non, je n’en suis pas étonné : il y a toujours de l’intelligence dans vos discours, comme il y en a sur votre physionomie. Cependant votre réponse ne répond pas à mon idée. Je conviens que Dieu se montre dans tout ce qui existe dans la nature ; mais il n’y est pas visible de la manière que je l’entends. Vous savez qu’il existe un Grand-Esprit, d’après ses œuvres, et les blancs savent que la terre tourne, d’après les résultats de son mouvement. C’est là toute la raison de la chose ; mais pour en expliquer les détails, c’est plus que je ne saurais faire. Ce que je sais, c’est que c’est un fait que croient toutes les nations blanches, et ce que toutes les Faces-Pâles croient être vrai.

— Quand les rayons du soleil tomberont demain sur ce pin, où sera mon frère Deerslayer ?

Le jeune chasseur tressaillit et regarda fixement son ami, quoique sans montrer aucune alarme. Il lui fit signe de le suivre, et le conduisit dans l’arche, afin de pouvoir continuer ce nouveau sujet d’entretien sans risquer d’être entendu par des êtres dont la sensibilité pourrait l’emporter sur la raison. Là il s’arrêta, et reprit la parole d’un ton plus confidentiel.

— Il n’était pas tout à fait raisonnable à vous, Serpent, de me faire une pareille question en présence de Hist, et quand il était possible que deux jeunes filles de ma couleur nous entendissent. Oui, cela était un peu moins raisonnable que la plupart des choses que vous faites. Mais n’importe, Hist n’y a rien compris, et les autres n’en ont rien entendu. — C’est une question plus facile à faire qu’il ne l’est d’y répondre. Personne ne peut dire où il sera quand le soleil se lèvera demain. — Je vous fais la même question, Serpent, et je suis curieux de savoir comment vous y répondrez.

— Chingachgook sera avec son ami Deerslayer. S’il est dans le pays des esprits, le Grand-Serpent y rampera à son côté ; s’il est encore sous le soleil, la lumière et la chaleur de cet astre tomberont sur l’un et sur l’autre.

— Je vous entends, Delaware, répondit le chasseur, touché du dévouement de son ami ; un tel langage est clair dans toutes les langues ; il vient du cœur et il va au cœur. Il est bien de penser et de parler ainsi, mais il ne serait pas bien de le faire. Vous n’êtes plus seul dans le monde ; car, quoique vous ayez à changer de loge et à accomplir d’autres cérémonies avant que Hist soit votre femme légitime, vous êtes déjà comme mariés en tout ce qui concerne les sentiments du cœur, le plaisir et le chagrin. — Non, non ; il ne faut pas que Hist soit abandonnée parce qu’un nuage un peu imprévu s’est placé entre vous et moi, et qu’il est un peu plus noir que nous ne nous y attendions.

— Hist est une fille des Mohicans ; elle sait obéir à son mari. Où il ira, elle le suivra. Tous deux seront avec le grand chasseur des Delawares, quand le soleil se montrera par-dessus ce pin demain matin.

— Que le ciel vous protège, chef ! c’est de la folie véritable. Pouvez-vous l’un ou l’autre ou tous deux changer la nature d’un Mingo ? Vos regards menaçants, les larmes et la beauté de Hist, ne peuvent changer un loup en écureuil, ni rendre un chat sauvage innocent comme un faon. Non, Serpent, vous y penserez mieux, et vous me laisserez entre les mains de Dieu. Après tout, il n’est nullement certain que ces vagabonds aient dessein de me mettre à la torture. Ils peuvent avoir de la pitié, et songer à la perversité d’une telle conduite, quoiqu’il soit difficile d’espérer qu’un Mingo se détournera du mal et laissera entrer la compassion dans son cœur. Cependant personne ne peut savoir positivement ce qui peut arriver, et une jeune créature comme Hist ne doit pas être risquée sur une incertitude. Le mariage est une affaire toute différente de ce que s’imaginent quelques jeunes gens. Si vous étiez garçon, ou comme garçon, Chingachgook, je m’attendrais à vous voir rôder autour du camp de cette vermine depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, cherchant à les tromper, infatigable comme un bon chien qui suit une piste, et faisant tout au monde pour m’aider et pour mettre l’ennemi en défaut ; mais deux sont quelquefois plus faibles que ne le serait un seul, et nous devons prendre les choses comme elles sont, et non comme nous voudrions qu’elles fussent.

— Écoutez-moi, Deerslayer, reprit l’Indien avec une emphase qui annonçait sa détermination : si Chingachgook était entre les mains des Hurons, que ferait mon frère à face pâle ? S’il était à ma place, s’enfuirait-il dans nos villages, pour dire aux chefs, aux vieillards et aux jeunes guerriers : — Voyez, voici Wah-ta !-Wah, un peu fatiguée, mais en sûreté ; et voici le fils d’Uncas, également en sûreté, et moins fatigué que le Chèvrefeuille parce qu’il est plus fort ? Ferait-il cela ?

— Eh bien, voilà qui est incompréhensiblement ingénieux. Sur ma foi ! il y entre assez d’astuce pour un Mingo. Dieu sait ce qui a pu vous mettre dans la tête de me faire une telle question. Ce que je ferais ? D’abord, Hist ne serait pas en ma compagnie, car elle resterait aussi près de vous qu’il lui serait possible, et par conséquent tout ce que je pourrais dire relativement à elle ne serait que sottises ; et quant à être fatiguée, elle ne pourrait l’être puisqu’elle n’aurait pas fait ce voyage, et pas un seul mot de votre discours ne sortirait de ma bouche. Vous voyez donc, Serpent, que la raison est contre vous, et vous ferez bien d’y renoncer ; car raisonner contre la raison est indigne d’un chef de votre caractère et de votre réputation.

— Mon frère n’est pas lui-même. Il oublie qu’il parle à un homme qui s’est assis autour du feu du conseil de sa nation. Quand les hommes parlent, ils ne doivent pas dire des choses qui entrent par une oreille et qui sortent par l’autre ; leurs paroles ne doivent pas être des plumes si légères, qu’un vent qui ne ride pas la surface de l’eau puisse les emporter. Il n’a pas répondu à ma question ; et quand un chef fait une question, son ami ne doit point parler d’autre chose.

— Je vous comprends, Delaware ; oui, j’entends fort bien ce que vous voulez dire, la vérité ne me permet pas de le nier. Cependant il n’est pas aussi aisé de vous répondre que vous paraissez le croire, et cela pour une raison toute simple que je vais vous dire. — Vous voulez que je vous dise ce que je ferais si j’avais, comme vous, une fiancée ici, sur ce lac, et un ami là-bas, dans le camp des Hurons, exposé à subir la torture ; n’est-ce pas cela ?

L’Indien fit un signe affirmatif, sans rompre le silence, et toujours avec gravité, quoique son œil étincelât en voyant l’embarras de son ami.

— Eh bien, je n’ai jamais eu de fiancée, jamais aucune jeune fille n’a fait naître en moi la même espèce de sentiment que vous éprouvez pour Hist, quoique je prenne intérêt à toutes, comme Dieu le sait. Cependant mon cœur, comme on le dit, n’a jamais été touché de cette manière, et par conséquent je ne puis dire ce que je ferais. Un ami tire fort, je le sais par expérience, Serpent ; mais d’après tout ce que j’ai vu et entendu dire de l’amour, je suis porté à croire qu’une fiancée tire encore plus fort.

— Très-vrai ; mais la fiancée de Chingachgook ne le tire pas vers les villages des Delawares, elle le tire vers le camp des Hurons.

— C’est une noble fille, oui, avec ses petites mains et ses petits pieds, qui ne sont pas plus gros que ceux d’un enfant, et une voix qui est aussi agréable que celle de l’oiseau moqueur ; c’est une noble fille, et elle est digne de la souche dont elle sort. Eh bien, de quoi s’agit-il, Serpent ? car je suppose qu’elle n’a pas changé d’idée, et qu’elle n’a pas envie d’aller devenir la femme d’un Huron. Qu’est-ce que vous voulez faire ?

Wah-ta !-Wah n’habitera jamais le wigwam d’un Iroquois. Elle a de petits pieds, mais ils sont en état de la porter jusqu’aux villages de son peuple. Elle a de petites mains, mais son esprit est grand. Mon frère verra ce que nous pouvons faire quand le moment en sera venu, plutôt que de le laisser périr sous les tortures des Mingos.

— Ne faites rien d’imprudent, Delaware ! Je suppose que vous voudrez faire ce qu’il vous plaira, et peut-être est-il juste que vous le fassiez, car vous ne seriez pas heureux si vous ne tentiez quelque chose ; mais point de témérité. Je croyais que vous resteriez sur le lac jusqu’à ce que mon sort soit décidé ; mais souvenez-vous-en bien, Serpent, la diablerie des Mingos peut inventer toutes les tortures que bon leur semblera ; ils peuvent m’insulter et me vilipender, m’arracher les ongles, me brûler à petit feu, m’écorcher ; rien ne me fera autant souffrir que de vous voir, vous et Hist, tomber entre les mains de l’ennemi en cherchant à faire quelque chose pour moi.

— Les Delawares sont prudents. Deerslayer ne les verra pas entrer les yeux fermés dans un camp ennemi.

Là se termina la conversation, Hetty étant venue annoncer que le déjeuner était prêt, et ils furent bientôt tous assis devant une table couverte de mets simples, suivant la coutume des frontières. Judith fut la dernière à y prendre sa place. Elle était pâle, et sa physionomie annonçait qu’elle avait passé la nuit péniblement, sinon sans dormir. À peine une syllabe fut-elle prononcée pendant le repas. Les trois femmes n’avaient pas d’appétit, mais les deux hommes en montrèrent autant qu’à l’ordinaire. On quitta la table de bonne heure, et il restait encore plusieurs heures à s’écouler avant que le prisonnier en congé fût obligé de dire adieu à ses amis. La connaissance de cette circonstance, et l’intérêt que tous prenaient à lui, firent qu’ils se rassemblèrent de nouveau sur la plate-forme pour rester près de lui, écouter ses discours, et lui prouver leur affection en allant au-devant de tous ses désirs. Deerslayer, autant que des yeux humains pouvaient s’en apercevoir, n’éprouvait aucune émotion, et il causait d’un ton naturel et enjoué, quoiqu’il évitât toute allusion directe au grand événement qui devait avoir lieu dans la soirée. Si l’on pouvait découvrir quelque symptôme indiquant que ses pensées se portaient sur ce sujet pénible, c’était dans la manière dont il parlait de la mort, et du grand et dernier changement qu’elle cause dans notre être.

— Ne vous affligez pas, Hetty, dit-il en cherchant à la consoler du chagrin qu’elle montrait encore de la perte de ses parents ; ne vous affligez pas, puisque Dieu a prononcé que nous devons tous mourir. Vos parents, ou ceux que vous regardiez comme vos parents, ce qui est la même chose, sont partis avant vous ; mais c’est l’ordre de la nature, ma bonne fille : les vieux s’en vont d’abord, et les jeunes les suivent. Mais quand on a eu une mère comme la vôtre, on ne peut avoir que de bonnes espérances sur la manière dont les choses tourneront pour elle dans un autre monde. Le Delaware que voilà croit qu’il ira chasser après sa mort dans la terre des esprits, et Hist et lui ont à ce sujet les idées qui conviennent à leur nature et à leurs dons comme Peaux-Rouges. Nous qui sommes du sang blanc, nous avons une doctrine différente. Je suis pourtant porté à croire que notre paradis et leur terre des esprits sont la même chose, et que le chemin qui y conduit est fréquenté par les hommes de toutes les couleurs. Il est impossible aux méchants d’y entrer, j’en conviens ; mais je ne pense pas que les amis qui ont bien vécu soient séparés, quoiqu’ils soient de différentes races sur la terre. Tranquillisez-vous donc, Hetty, et attendez en paix le jour où vous reverrez votre mère, et où vous n’aurez plus à craindre ni peine ni chagrin.

— J’espère bien revoir ma mère, répondit Hetty avec simplicité ; mais que deviendra mon père ?

— Je ne sais que lui répondre, Delaware, dit le chasseur à son ami en dialecte indien ; non, je ne sais quelle réponse lui faire. Le Rat-Musqué n’a pas été un saint sur la terre, et il est permis de douter un peu qu’il en soit un dans l’autre monde. — Hetty, continua-t-il en anglais, nous devons toujours espérer le mieux, c’est le plus sage, et c’est ce qui met l’esprit le plus en repos, quand on peut le faire. Je vous recommande de mettre votre confiance en Dieu, et de ne pas vous livrer à de fâcheux pressentiments et à des craintes inutiles. — Il est étonnant, Judith, combien les hommes se font d’idées différentes sur l’avenir, les uns s’imaginant une chose, les autres une autre. J’ai connu des missionnaires qui enseignaient que tout était esprit dans l’autre monde, et j’en ai vu qui disaient que les corps y seront transportés, à peu près comme le pensent les Peaux-Rouges ; que nous nous y promènerons en chair et en os, que nous nous y reconnaîtrons, et que nous y causerons avec nos amis comme nous le faisons ici.

— Laquelle de ces opinions vous plaît davantage, Deerslayer ? demanda Judith. Vous serait-il désagréable de penser que vous retrouverez dans un autre monde tous ceux qui sont en ce moment sur cette plate-forme ? ou nous avez-vous connus assez ici pour être charmé de ne plus nous revoir ?

— Cette idée remplirait ma mort d’amertume. Il y a maintenant huit bonnes années que le Serpent et moi nous avons commencé à chasser ensemble, et la pensée que nous ne nous reverrions jamais serait cruelle pour moi. Il attend avec confiance le moment où nous chasserons de compagnie une espèce d’esprits de daims sur des plaines où il ne croîtra ni ronces ni épines, et où il n’y aura ni marécages ni autres obstacles à surmonter. Moi, je ne puis entrer dans toutes ces idées, vu qu’elles paraissent contre toute raison. Des esprits ne peuvent avoir besoin ni de nourriture ni de vêtements, et l’on ne peut légitimement chasser les daims que pour les tuer, ni les tuer que pour se nourrir de leur chair ou se couvrir de leur peau. Or, je trouve difficile de croire que des esprits bienheureux s’occupent à chasser sans objet, et tourmentent de pauvres animaux uniquement pour s’en faire un amusement. Je n’ai jamais tiré un coup de fusil sur un daim, Judith, à moins que je n’eusse besoin de nourriture ou de vêtements pour moi ou pour les autres.

— Et ce souvenir, Deerslayer, doit être à présent une grande consolation pour vous.

— Sans doute, mes amis ; c’est cette pensée qui met un homme en état de songer sans crainte au terme de son congé. On pourrait y être exact sans cela, j’en conviens, car les Peaux-Rouges les moins honnêtes font quelquefois leur devoir à cet égard ; mais cela rend plus léger, sinon tout à fait à notre goût, ce qui semblerait bien lourd sans cela. Rien ne rend le cœur plus ferme qu’une conscience qui n’est chargée d’aucun poids.

Judith devint plus pâle que jamais, mais elle fit un grand effort pour maîtriser son émotion, et elle y réussit. Cependant la lutte avait été si forte, que la victoire la laissa peu disposée à parler, et ce fut Hetty qui prit la parole à sa manière simple et naturelle.

— Il serait cruel, dit-elle, dans ce monde et dans un autre, de tuer de pauvres daims quand on n’a besoin ni de leur chair ni de leur peau. Nul homme de bien ne voudrait le faire, n’importe qu’il soit blanc ou rouge. Mais il est impie à un chrétien de parler d’aller à la chasse de quelque créature que ce soit dans le ciel. Une pareille chose ne peut se faire devant la face de Dieu, et le missionnaire qui prêche une doctrine contraire doit être un loup sous une peau de mouton. — Je suppose que vous savez ce que c’est qu’un mouton, Deerslayer ?

— Oui, oui, Hetty, et c’est une créature utile pour ceux qui préfèrent le drap à une peau pour se couvrir l’hiver. Je comprends la nature des moutons, quoique je ne m’en sois jamais beaucoup occupé, et je connais encore mieux celle des loups. Je puis me faire une idée d’un loup sous une peau de mouton, quoiqu’il me semble que ce serait une jaquette un peu chaude pour un pareil animal pendant les mois d’été.

— Et l’hypocrisie et tous les péchés sont aussi des jaquettes bien chaudes, ajouta Hetty, comme l’éprouveront ceux qui s’en couvrent. Ainsi le loup ne serait pas dans une situation plus pénible que le pécheur. Les esprits ne s’occupent ni à chasser, ni à pêcher, ni à prendre des castors dans des trappes, ni à rien faire de ce que font les hommes, puisqu’ils n’ont pas les mêmes besoins à satisfaire. Ma mère m’a dit tout cela il y a bien des années, et je n’aime pas à entendre dire le contraire.

— En ce cas, ma bonne Hetty, vous ferez bien de ne pas faire part de votre doctrine à Hist quand vous serez tête à tête, et qu’elle aura envie de parler de religion ; car je sais qu’elle a fortement dans l’idée que les guerriers ne font dans l’autre monde que chasser et pêcher, quoique je ne pense pas qu’elle croie qu’ils s’abaissent jusqu’à se faire trappeurs, ce qui n’est pas une occupation digne d’un brave. Mais, quant à la chasse et à la pêche, ils en ont à bouche que veux-tu ; et cela sur des plaines giboyeuses, où le gibier n’est jamais hors de saison, et où les daims ont assez d’instinct et d’agilité pour qu’on ait du plaisir à les tuer. Je vous recommande donc de ne pas effaroucher Hist en lui communiquant vos idées à ce sujet.

— Hist ne peut être assez perverse pour croire de pareilles choses, répliqua Hetty avec chaleur. — Nul Indien ne chasse après sa mort.

— Nul Indien méchant, je vous l’accorde. Ceux-là seront obligés de porter les munitions, d’allumer le feu, de faire cuire les viandes, et de remplir toutes les fonctions qui sont indignes d’un homme. Faites pourtant attention que je ne vous donne pas ces idées comme les miennes, mais que ce sont celles de Hist ; et pour l’amour de la paix, moins vous lui en direz sur ce sujet, et mieux cela vaudra.

— Et quelles sont vos idées sur le destin d’un Indien dans l’autre monde ? demanda Judith, qui avait enfin retrouvé sa voix,

— Toute autre chose que de chasser. Je suis trop bon chrétien pour m’imaginer qu’un homme chasse et pêche après sa mort, et je ne crois pas qu’il y ait un manitou pour les Peaux-Rouges, et un autre pour les Faces-Pâles. On trouve différentes couleurs sur la terre, mais il n’y existe pas différentes natures. Il y a différents dons, mais il n’y a qu’une seule nature.

— Et quelle différence faites-vous entre les dons et la nature ? La nature n’est-elle pas un don de Dieu ?

— Certainement, Judith ; c’est une pensée naturelle et ingénieuse, quoique, au fond, l’idée soit fausse. La nature est la créature même, ses désirs, ses besoins, ses idées, ses sentiments, tout ce qui est inné en elle. Cette nature ne peut jamais entièrement changer, quoiqu’elle puisse subir des améliorations et des détériorations. Quant aux dons, ils dépendent des circonstances. Ainsi un homme placé dans une ville a les dons des villes ; et dans les forêts, ceux des forêts. Un soldat a le don de faire la guerre ; et un missionnaire, celui de prêcher. Tous ces dons augmentent, se fortifient, et viennent à l’appui de la nature, fournissant une excuse pour mille idées et mille actions. Cependant, quant au fond, la créature est toujours la même, comme l’homme couvert d’un uniforme est semblable à celui qui est vêtu de peau. Les vêtements font un changement à l’œil, et peut-être en opèrent-ils un dans la conduite, mais ils n’en causent aucun dans l’homme. C’est en cela que se trouve l’apologie des dons, vu que vous attendez une autre conduite d’un homme vêtu de soie ou de velours, que de celui qui est couvert de bure ou d’une peau, quoique le Seigneur, qui a fait les créatures, et non les costumes, ne regarde que son ouvrage. Ce n’est pas tout à fait la doctrine des missionnaires, mais cela en approche autant qu’il est nécessaire à un homme de couleur blanche. — Hélas ! je ne pensais guère que je parlerais aujourd’hui d’un pareil sujet, mais c’est une de nos imperfections de ne jamais savoir ce qui doit arriver. — Entrez dans l’arche un moment avec moi, Judith ; je désire vous parler.

Judith y consentit avec un plaisir qu’elle put à peine cacher. Suivant le jeune chasseur dans la cabine, elle s’assit sur une escabelle, et Deerslayer avant pris dans un coin Killdeer, la carabine qu’elle lui avait donnée, il s’assit à son tour, et plaça cette arme sur ses genoux. Après l’avoir examinée de nouveau dans toutes ses parties avec un air d’intérêt affectueux, il entama le sujet dont il voulait parler à Judith.

— J’ai compris, Judith, que vous m’avez dit que vous me faisiez présent de cette carabine, et j’ai consenti à l’accepter parce qu’une arme à feu ne peut être d’une grande utilité à une jeune femme. Celle-ci a une grande réputation, et elle la mérite : elle ne doit donc être confiée qu’à une main sûre ; car la meilleure réputation peut se perdre, si l’on n’en est pas très-soigneux.

— Peut-elle être en des mains plus sûres que celles dans lesquelles elle se trouve en ce moment, Deerslayer ? Thomas Hutter, quand il s’en servait, manquait rarement son coup ; avec vous elle sera…

— Mort certaine, dit le jeune chasseur en riant. J’ai connu autrefois un chasseur aux castors qui avait un fusil qu’il appelait ainsi ; mais c’était de la vanterie, car j’ai vu des Delawares qui atteignaient tout aussi bien leur but avec une flèche, à courte distance. Quoi qu’il en soit, je ne renierai pas mes dons, — car c’est un don, Judith, et non la nature, — et c’est pourquoi je conviendrai qu’il ne serait pas très-facile de placer cette carabine en de meilleures mains que les miennes. Mais combien de temps y restera-t-elle ? De vous à moi, il faut que je dise la vérité, quoique je n’aimasse pas à la dire si clairement au Grand-Serpent ou à Hist, vu que, me connaissant depuis bien plus longtemps, leurs sentiments pour moi doivent être plus vifs que les vôtres. Ainsi donc, combien de temps est-il probable que cette carabine, ou toute autre, m’appartiendra ? C’est une question sérieuse, et pourtant il faut y répondre. Or, s’il m’arrivait ce soir ce qu’il est probable qu’il m’arrivera, Killdeer se trouverait sans maître.

Judith éprouvait elle-même une torture morale en l’entendant parler ainsi ; mais, appréciant le caractère singulier de son compagnon, elle réussit à conserver une apparence de calme, quoique, s’il n’eût été exclusivement occupé de la carabine, un aussi bon observateur n’aurait pu manquer de remarquer l’agonie mentale qu’elle souffrait en l’écoutant. Cependant elle eut assez d’empire sur elle-même pour lui répondre d’un air tranquille :

— Que voudriez-vous que je fisse de cette arme, si les choses venaient à se passer comme vous semblez vous y attendre ?

— C’est précisément ce dont je voulais vous parler, Judith ; tout justement cela. — Il y a Chingachgook, — il est certainement bon tireur, quoiqu’il soit loin d’être parfait, et peu de Peaux-Rouges le sont jamais. — Mais, comme je le disais, il tire bien, et il se perfectionne tous les jours. En outre il est mon ami, et mon meilleur ami ; peut-être parce qu’il ne peut y avoir aucune jalousie entre nous, vu que tous ses dons sont rouges, et que les miens sont tout à fait blancs. Je voudrais donc laisser Killdeer au Grand-Serpent, s’il m’arrivait quelque chose qui me mît hors d’état de faire honneur à un présent si précieux, Judith, et d’en soutenir la réputation.

— Laissez Killdeer à qui bon vous semblera, Deerslayer. Cette carabine est à vous, et vous pouvez en faire ce qu’il vous plaira. Chingachgook l’aura, si tel est votre désir, dans le cas où vous ne viendriez pas la réclamer vous-même.

— Hetty a-t-elle été consultée sur cette affaire ? Les biens du père passent à ses enfants, et non à un seul d’entre eux.

— Si vous fondez nos droits sur la loi, Deerslayer, je crains que ni elle ni moi nous n’ayons rien à prétendre. Thomas Hutter n’était pas plus le père d’Esther que de Judith. Nous sommes Judith et Esther, et nous n’avons pas d’autre nom.

— Il peut y avoir de la loi dans ce que vous dites là, Judith, mais je n’y trouve pas beaucoup de raison. Suivant la coutume des familles, tout ce qui appartenait à Thomas Hutter est maintenant à vous, et il n’y a personne ici qui puisse vous le contester. Si donc Hetty voulait seulement dire qu’elle y consent, mon esprit serait parfaitement à l’aise sur cette affaire. Il est vrai que votre sœur n’a ni votre esprit ni votre beauté ; mais sa faiblesse d’esprit est une raison pour nous d’avoir plus de respect pour ses droits.

Judith ne répondit rien, mais se mettant à une fenêtre de la cabine, elle appela Hetty. Lorsqu’elle eut appris ce dont il s’agissait, celle-ci déclara sur-le-champ qu’elle consentait très-volontiers à accorder à Deerslayer la propriété de la carabine. Le jeune chasseur parut alors complètement heureux, du moins pour le moment ; et, après avoir encore examiné et admiré cette arme, il déclara sa résolution de la mettre à l’épreuve avant son départ. Nul enfant n’aurait pu avoir plus d’empressement à faire valoir le mérite de sa trompette ou de son arbalète que n’en montra ce simple habitant des forêts à prouver les bonnes qualités de sa nouvelle arme. Remontant sur la plate-forme, il prit à part le Delaware, et l’informa que cette célèbre carabine lui appartiendrait dans le cas où quelque malheur lui arriverait à lui-même.

— C’est un nouveau motif pour que vous soyez circonspect, Serpent, ajouta-t-il, et pour que vous ne vous jetiez pas inconsidérément dans quelque danger ; car la possession d’une telle arme vaudra une victoire à toute la tribu. Les Mingos en crèveront d’envie, et ce qui vaut encore mieux, c’est qu’ils n’oseront s’approcher à la légère d’un village où ils sauront qu’il existe une pareille carabine. Songez bien à cela, Delaware, et n’oubliez pas que vous aurez probablement bientôt à prendre soin d’une arme qui a toute la valeur d’une créature, sans en avoir les défauts. Hist peut et doit vous être précieuse, mais Killdeer sera l’objet de l’amour et de la vénération de toute votre peuplade.

— Une carabine aussi bonne qu’une autre, répondit Chingachgook en anglais, un peu piqué d’entendre son ami rabaisser sa fiancée au niveau d’une arme à feu. Toutes bois et fer, — toutes tuer. — Femme chère au cœur, carabine bonne seulement pour tirer.

— Et qu’est un homme dans les bois, s’il n’a pas quelque arme pour tirer ? tout au plus un misérable trappeur, ou un pauvre faiseur de balais et de paniers, — un homme qui peut bêcher la terre pour récolter du grain, mais qui ne connaîtra jamais la saveur de la venaison, qui ne saura jamais distinguer un jambon d’ours d’un jambon de cochon. — Alors, Serpent, une autre occasion semblable ne s’offrira peut-être jamais, et il me tarde de voir ce que peut faire cette célèbre carabine. Vous prendrez votre mousquet, et en me servant de Killdeer, je n’ajusterai que négligemment, afin d’en mieux voir les vertus secrètes.

Comme cette proposition tendait à donner une nouvelle direction aux idées mélancoliques, et ne pouvait avoir aucun fâcheux résultat, elle fut accueillie avec empressement, et les deux sœurs apportèrent toutes les armes à feu avec une vivacité voisine de l’enjouement. L’arsenal de Hutter était bien garni, et il s’y trouvait plusieurs fusils qui étaient toujours chargés, et en état de service si l’occasion l’exigeait. On n’eut donc besoin que de renouveler les amorces, et comme les femmes entendaient cette besogne aussi bien que leurs compagnons, ce fut l’affaire d’un instant.

— Allons, Serpent, nous commencerons par essayer humblement les fusils ordinaires du vieux Tom, et nous finirons par votre mousquet et Killdeer, dit Deerslayer, charmé de se voir encore une fois l’arme en main et sur le point de déployer son adresse. Voici des oiseaux en abondance, les uns dans le lac, les autres au-dessus, et ceux-ci voltigeant autour du château, à distance raisonnable. Voyons, Delaware, choisissez celui que vous voulez alarmer. Le plus près de nous est un plongeon — là-bas, du côté de l’est, et c’est une créature qui plonge à la première lueur d’une amorce, et qui met à l’épreuve la bonté de l’arme et celle de la poudre.

Chingachgook n’était pas grand parleur. Dès que le plongeon lui eut été montré, il l’ajusta et fit feu. L’oiseau plongea à la première lueur de l’amorce, comme Deerslayer s’y attendait, et la balle glissa sans le toucher sur la surface du lac, frappant d’abord l’eau à quelques pouces de l’endroit où le plongeon nageait quelques instants auparavant. Le jeune chasseur sourit d’un air cordial, mais il se prépare à tirer à son tour, ses yeux restant fixés sur cette nappe d’eau tranquille. Bientôt un point noir parut sur l’eau, et un instant après le plongeon se remontra pour respirer et secouer ses ailes. En ce moment même, une balle lui traversa la poitrine, et il resta mort, étendu sur le dos. Deerslayer était alors debout, la crosse de sa carabine appuyée sur la plate-forme, et aussi tranquille que si rien ne fût arrivé, mais riant à sa manière silencieuse.

— Il n’y a pas grand mérite à cela, dit-il, comme s’il eût craint qu’on ne fit trop de cas de son adresse ; tout dépendait de la promptitude de la main et du coup d’œil. J’ai pris l’oiseau à son désavantage, sans quoi il aurait pu plonger une seconde fois avant que la balle l’atteignît. Mais le Serpent est trop sage pour se fâcher de pareils tours, y étant habitué depuis longtemps. — Vous souvenez-vous, chef, du jour où vous croyiez être sûr d’une oie sauvage, et où un peu de fumée sortant de mon fusil la fit disparaître à vos yeux ? Mais tout cela n’est rien entre amis, et il faut bien que la jeunesse plaisante. Mais voici l’oiseau qu’il nous faut, car il est aussi bon pour rôtir que pour donner une preuve d’adresse, et il ne faut rien perdre de ce dont on peut faire son profit. — Un peu plus au nord, Serpent.

Chingachgook regarda du côté indiqué, et il y vit un grand canard noir flottant majestueusement sur l’eau. À cette époque où le repos de la solitude était encore si profond, tous les petits lacs dont l’État de New-York est rempli étaient le rendez-vous des oiseaux aquatiques de passage, et celui de Glimmerglass, comme les autres, avait été fréquenté par toutes les variétés du canard, de l’oie, de la mouette et du plongeon. Depuis que le vieux Tom s’y était établi, la plupart de ces oiseaux l’avaient abandonné pour d’autres lacs plus éloignés et plus solitaires ; cependant quelques-uns de chaque espèce continuaient à s’y arrêter, comme ils le font encore même aujourd’hui. En ce moment on y voyait une centaine d’oiseaux dormant sur l’eau ou y lavant leurs plumes, quoique aucun d’eux n’offrît un point de mire si favorable que celui que Deerslayer venait de montrer à son ami. Le chef delaware, suivant son usage, ne parla point, mais se mit à l’œuvre. Cette fois, il ajusta l’oiseau avec plus de soin que la première, et il réussit en proportion ; l’oiseau eut une aile cassée, et il courut sur l’eau en glapissant et en s’éloignant de ses ennemis.

— Voici un oiseau dont il faut finir les souffrances, dit Deerslayer en le voyant faire un effort inutile pour prendre son vol ; et voici l’œil, la main et le mousquet qui le feront.

Le canard continuait à se débattre sur l’eau, quand la balle fatale le frappa, et lui sépara la tête du cou, aussi net que si c’eût été l’effet d’un coup de hache. Hist avait poussé un cri de plaisir en voyant le succès du jeune Indien, mais elle affecta un air de mécontentement de l’adresse supérieure de son ami. Le chef au contraire poussa son exclamation ordinaire de joie et de surprise, prouvant qu’il savait admirer un rival, et combien il était inaccessible à l’envie.

— Ne songez pas à Hist, Serpent, n’y songez pas, s’écria Deerslayer en riant. Ses sourcils froncés ne peuvent ni étouffer, ni noyer, ni tuer, ni embellir. Il est naturel à une femme, après tout, de partager la victoire ou la défaite de son mari, et vous êtes déjà comme mari et femme, en tant qu’il s’agit d’affection. Mais voici un oiseau qui vole sur nos têtes, et qui mettra également à l’épreuve la bonté des armes et celle du coup d’œil.

Un aigle de l’espèce de ceux qui fréquentent l’eau et qui vivent de poisson, volait en ce moment à une grande hauteur au-dessus du château, attendant l’occasion de fondre sur quelque proie, ses petits élevant leurs têtes au-dessus des bords d’un nid qu’on aurait pu voir sur la cime nue d’un pin mort. Chingachgook prit en silence un autre mousquet, le leva vers l’oiseau, et après avoir bien ajusté, fit feu. Un cercle plus étendu, que l’aigle commença alors à décrire, indiqua que le messager envoyé à l’oiseau avait passé près de lui, quoiqu’il ne l’eût pas atteint. Deerslayer, dont le coup d’œil était aussi sûr que la main était prompte, tira dès qu’il fut certain que son ami avait manqué son coup. L’aigle descendit si rapidement que le jeune chasseur crut un instant l’avoir blessé ; mais voyant l’oiseau commencer à décrire un nouveau cercle, et lui soupçonnant l’intention de s’éloigner, il annonça lui-même qu’il n’avait pas mieux réussi que son ami, et lui cria de prendre son mousquet.

— Je crois lui avoir enlevé quelques plumes, Serpent, dit-il, mais son sang n’a pas coulé, et ce vieux fusil n’est pas ce qu’il lui faut. — Vite, Delaware ; le mousquet que vous tenez est meilleur que le précédent. — Judith, donnez-moi Killdeer ; voici le moment de voir s’il mérite sa réputation.

Il se fit un mouvement général. Chacun des compétiteurs se prépara à faire feu, et les trois femmes attendaient le résultat avec impatience. Après sa descente rapide, l’aigle avait parcouru un circuit plus étendu que les premiers, et s’était élevé ensuite, au-dessus du château, à une hauteur encore plus grande qu’auparavant. Chingachgook mesura des yeux la distance, et dit qu’il croyait impossible de tuer un oiseau à cette hauteur, surtout quand il était précisément au-dessus de leurs têtes. Un léger mouvement de Hist fut pour lui une inspiration soudaine, et il fit feu : l’événement sembla prouver qu’il avait bien calculé. L’aigle continua sa carrière sans rien changer à son vol, le cou allongé vers la terre, comme par mépris pour ses ennemis.

— Maintenant, Judith, s’écria Deerslayer les yeux étincelants, nous allons voir si Killdeer n’est pas aussi Killeagle[1]. — Faites-moi place, Serpent, et voyez comme je vais l’ajuster, car il n’y a rien qu’on ne puisse apprendre.

Il coucha l’aigle en joue à plusieurs reprises, tandis que l’oiseau continuait à s’élever plus haut, et l’ajusta avec le plus grand soin. L’éclair brilla, la détonation le suivit ; l’aigle tourna sur un côté, et descendit lentement en se soutenant, tantôt sur une aile, tantôt sur l’autre, et quelquefois battant de toutes les deux avec une sorte de désespoir, comme s’il se fût senti blessé à mort. Enfin il tomba comme une masse sur l’avant du scow. On le releva, et l’on vit que la balle l’avait percé entre l’aile et l’os de la poitrine.


  1. Killdeer, tue-daim. — Killeagle, tue-aigle.