Le Tutu, mœurs fin de siècle/5

La bibliothèque libre.
L. Genonceaux, éditeurs (p. --108).

V

Une crise nouvelle l’assaillit.

Il eut un jour la vision nette d’une montagne de carpes vivantes, du haut de laquelle il envoyait ses bénédictions à une multitude de crocodiles repus d’êtres humains. Un vœu macabre s’était réalisé : son association avec Dieu, dans le but d’exterminer, par un poison électriquement assimilable, tous les habitants de la terre. Lui seul survivait au décès général, s’enivrant ainsi de l’unique volupté de tout homme qui professe un profond dégoût pour ses semblables : mourir le Dernier.

Il était donc allé voir Dieu. Celui-ci prenait un bain de pieds lorsque Mauri frappa à la porte du paradis.

— Entrez, lui cria-t-on.

Il poussa une porte invisible et tomba dans les bras d’un homme très jeune qui lui dit :

— Mon brave, je t’attendais, je sais pourquoi tu viens. Nous allons leur arranger leur affaire.

— Est-ce que vous êtes le bon Dieu ? lui demanda Mauri.

— Assurément, lui répondit l’autre ; cela t’étonne, n’est-ce pas, de ne pas voir en moi le vieux gâteux ratatiné que se plaisent à représenter les médiocres gravures de vos missels et de vos livres d’heures ? Que veux-tu… Que veux-tu, je me rajeunis quand ça me plaît. Tu permets, n’est-ce pas, que j’ôte le caca qui m’endeuille le gros orteil droit. Je suis à toi dans une minute. Ah ! mon cher, quelle noce je viens de faire avec les séraphines ! une noce qui a duré sept cents ans ! Quelle biturée ! Vous n’avez pas idée de ça, vous autres, vous vivez là-bas comme des pékins. Lorsqu’il vous arrive de godailler une seule nuit, vous avez mal aux cheveux le lendemain.

Après un moment de silence :

— Mon cher, mon paradis est un vrai bordel, je suis désespéré, c’est pire que le théâtre de Bordenave ; autrefois, les Vierges étaient foujours prosternées à mes pieds ; aujourd’hui, elles se fichent de moi, elles me font des queues. Il y en a même qui ne veulent plus coucher avec moi, elles préfèrent des vieux, comme ce cochon de Saint-Pierre et cette fripouille de Jésus-Christ. Encore un qui a mal tourné, Jésus-Christ. Il vieillit abominablement ; c’est un fils ingrat. Je le foutrai un jour à la porte, nom de Moi.

Il continua de bougonner encore pendant quelques instants ; puis, quand il eut fini de se curer les doigts de pied, il prit Mauri par le bras.

— Je vais te montrer quelque chose de bien curieux, c’est une collection d’âmes.

Il détacha de l’espace un panneau qui pouvait mesurer cinq ou six milliards de myriamètres carrés, entièrement taché de petits points noirs, très laids.

— Tu vois, elles se ressemblent toutes. Est-ce assez amusant ! Ce que ça rôtira un jour dans l’enfer ! J’ai sept ou huit cent millions de panneaux semblables entièrement remplis d’âmes damnées. Remarque que tout cela est en ordre, il n’y aura pas de confusion possible plus tard.

Il donna à Mauri une lunette d’approche d’une puissance moyenne, et il lui fit regarder la terre : celle-ci apparaissait comme un fumier grouillant de vermine, comme une boulette de moisissure.

— J’ai commis une grosse sottise en créant votre planète ; elle me donne plus de mal que le reste du Fini. Ah ! vous n’avez pas été malins, vous avez mal conduit votre barque. Votre civilisation est stupide, je vous laisse faire, parce que cela m’amuse, mais voyez donc comme vous êtes bornés ! Vous savez que la multiplicité des lois est un des signes flagrants de la décadence d’un peuple, et vos hommes politiques en créent de nouvelles tous les jours. Et quelle discordance dans vos codes ! Si j’avais peuplé la lune, ses habitants n’auraient pas été aussi cons que vous. L’homme me dégoûte, parce qu’il a tourné trop tôt à la gélatine.

— Mais où est donc l’enfer ? lui demanda Mauri.

— Là-bas, à gauche, à deux quintillions de lieues environ ; veux-tu y venir ?

— Merci bien. Et le purgatoire ?

— Ah, ça, c’est une invention de votre Sainte Mère l’Église. Je puis te le confier, puisque bientôt la seras le seul survivant de ta race. Sais-tu que je te dois une fameuse chandelle, à toi ; j’allais me fourvoyer dans une voie stupide, j’avais promis à la sœur de Jésus-Christ de rigoler avec elle pendant dix mille ans. (Il faut te dire que la sœur de Jésus-Christ est une personne de très bonne famille, un peu bécasse, mais dont on fera quelque chose.) Elle était venue chez moi, nous avions pris la goutte ensemble, et elle m’avait décidé, cette bougresse-là, à devenir son marlou pour une période de deux mille lustres, lorsque je t’ai entendu dire à ta mère, en sortant du bal du duc de la Croix de Berny, que je faisais des saloperies avec les femmes du Ciel. Tu comprends, ça me l’a coupé ! Je n’aime pas qu’on me dise mes vérités.

Une larme, grosse comme mille fois l’Océan, coula de son œil gauche ; une autre larme, grosse comme dix mille fois mille fois l’Océan, coula de son œil droit ; un sanglot, bruyant comme une salve d’ensemble de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf milliards de canons, souleva sa poitrine. Il dit à Mauri :

— Tu m’as ramené dans le chemin de la vertu, tu m’as fait de la peine, c’est le restant du genre humain qui payera les pots cassés.

En ce moment tous les hommes mangeaient. Avec une adresse aussi remarquable que celle d’un adolescent qui plonge un stylet dans le cœur de sa sœur bien aimée, Dieu fit déposer, dans leurs nourritures, une étincelle électrique surchargée d’acide prussique, et instantanément……, le Ciel fut envahi par une nuée d’âmes excessivement noires. Des crocodiles surgirent de toutes parts, ils avalèrent les cadavres, et c’est du haut d’une montagne de carpes vivantes que Mauri jouit d’un spectacle véritablement grandiose. Un voile de pourpre flottait dans l’espace, strié de lamelles de consciences pures ; les quatre coins du voile étaient tenus par des anges nus, transparents, cependant que la terre se dissolvait et que l’orchestre divin exécutait la marche triomphale suivante :

La Fin de la Chair (1)


Musique de Dieu.     Paroles du Verbe.   


partition p.90


(1) Premier alto, Saint-Symphorien,
 Troisième violon, Saint-Paul.
 Cymbales, Jésus Christ.
 Pédales, Sainte-Cécile.

Lorsque Mauri s’éveilla, sa surprise de se retrouver incorporel fut extrême, et ce n’est qu’après un labeur pénible de l’esprit qu’il parvint à se reconnaître. Le train filait à toute vitesse ; où le conduisait-il ? Ce devait être en Espagne, pour la constatation des gisements d’argent. Il ne se souvenait plus. Il ne se comprenait pas. Il se tâta et l’endolorissement général de son corps lui arracha des gémissements. Tout l’étonna, son compartiment, le bruit du convoi, la nuit, les étoiles, la trépidation du véhicule. Il regarda : tout lui paraissait nouveau, même ses mains, même ses jambes, même ses pieds. Il se demanda : D’où viens-je ? Qui suis-je ? et il ne put répondre à aucune de ses questions. Un travail étrange s’opérait en lui ; sa gorge sèche le faisait bâiller, et une surabondance de vie menaçait de le faire éclater en fragments. Et une très vague conscience de soi-même le persuada qu’il se différenciait beaucoup de ses semblables.

Une déconvenue l’attendait à Monte-Rubio, la trace des filons d’argent était perdue ; en vérité, l’évêque de Djurdjura, de complicité avec un faux bonhomme d’État espagnol, avait soutiré quelques millions dans l’entourage du duc de la Croix de Berny pour, d’accord avec celui-ci, fonder à Paris des maisons de tolérance à l’usage des ecclésiastiques. Mauri s’en revint, joyeux de l’effondrement de la fortune de sa mère. Il est des événements douloureux qui nous comblent d’allégresse. Madame de Noirof apprit la nouvelle avec un vif étonnement mitigé d’admiration. Elle dit à son fils :

— Que veux-tu, c’est la destinée, un jour viendra peut-être où nous serons plus heureux.

Machinalement, Mauri fit sa cour à mademoiselle Hermine. Il arrivait boulevard Saint-Germain dans un coupé splendide, conduit par Pancrace ; chaque fois, il apportait des fleurs et trouvait la jeune fille attablée, entre un petit flacon de liqueur et un paquet de cigarettes ; elle buvait et fumait pour se raffermir les gencives ; chaque fois, le jeune homme la trouvait de plus en plus tassée sur elle-même, il lui semblait qu’elle se rapetissait peu à peu, gagnant en rondeur ce qu’elle perdait en hauteur. Elle se pesait fréquemment, et constatait que la résultante de toutes les actions que la pesanteur exerçait sur son corps augmentait quotidiennement. Elle avait toujours soin de se rendre à la garde-robe avant de se placer sur la bascule, dans le but d’obtenir un poids plus net.

L’action contraire se produisait chez Noirof ; il maigrissait et grandissait ; un prurit de mouvement le harcelait, il ne pouvait demeurer en place. La marche lui faisait horreur, il abominait les gens qui ne se faisaient pas transbahuter en sapin. Comme conséquence logique, il plaçait les chevaux et les cochers dans son cœur. Il saluait un train, et l’idée que l’on parviendrait un jour à faire le tour du monde en une seconde, le laissait rêveur. Comme sa mémoire le servait mal, il annotait un tas de choses sur un petit calepin. Ce jour-là, il y inscrivit le mot : pneumatique.

On l’avait chargé du soin de choisir l’appartement qu’il devait occuper avec sa jeune femme, aussitôt le voyage de noces accompli. Mauri en arrêta un au sixième de la rue de Rennes. Hermine se récria : au sixième ! Y avait-il un ascenseur, au moins ? Non, il n’y en avait pas.

— Ma fille est une charmante personne, mais elle est paresseuse : gravir un sixième, pour elle, c’est toute une affaire. Enfin, puisque c’est arrêté ! C’est égal…, un peu trop haut…, trouvez-pas ?

— Pas du tout. J’adore escalader les étages, moi. D’ailleurs, rien ne forcera Hermine à descendre ou à monter plus qu’elle ne voudra.

Et il ajouta une plaisanterie de mauvais goût :

— Quand elle ne pourra plus, elle restera en panne.

Une discussion s’éleva ensuite au sujet de l’ameublement ; Mauri le voulait italien, Hermine le voulait breton.

— Oh ! disait-elle, les tables bretonnes de Landivisiau et Saint-Thégonnec, les armoires rustiques sculptées de Pont-Aven, et les lits fermés de Pont-Aven, on est si bien dedans. Vous ne voudriez pas coucher dans un lit fermé de Pont-Aven ?

Et elle l’interrogeait de ses beaux grands yeux gonflés de bonté, qui entraient loin dans le cœur.

— Un lit fermé ? Pour étouffer ? Merci. Ah, les meubles italiens, il n’y que ça. C’est coquet, c’est léger, c’est plein d’azur et de soleil.

Mais il comprit que les sympathies de cette grosse petite femme n’étaient acquises qu’aux choses laides et massives. D’ailleurs, Madame Israël invoqua un argument devant lequel il fallait se courber :

— L’azur et le soleil, ce n’est pas fort solide. Voyez-vous Hermine assise sur une chaise d’azur et de soleil ? La chaise craquerait bien vite. Ma fille tomberait, elle se ferait du mal. Supposons qu’elle tombe sur un clou de vingt centimètres qui lui entrerait dans le gras du derrière, quelle affaire !

On acheta donc un ameublement breton. Mauri de Noirof éprouva un plaisir secret à choisir tout ce qu’il avait de plus vulgaire, de plus encombrant, de plus épais, de plus triste ; il jeta son dévolu sur le mobilier rustique, plus carré, plus rugueux, fabriqué par des charpentiers de campagne et auquel la grossièreté du travail, la sauvagerie et la naïveté de l’artiste impriment un cachet de laideur glaciale.

Dans la crainte que Hermine ne fût douée d’une double vision, le jeune homme consulta un des princes de la science médicale. Il acquit la certitude qu’il resterait maigre toute sa vie. L’âme de sa future femme n’était donc pas fermée aux choses de l’esthétique, puisqu’elle voulait un époux d’un calibre moyen.

Quelquefois, elle lui demandait :

— Aimez-vous ceci ? Aimez-vous cela ?

Et leurs préférences allaient toujours à l’encontre l’une de l’autre. Cette constatation rendit Mauri complètement abruti. Il adorait les choses épicées, elle avait en horreur le poivre et la moutarde. Les sucreries et l’alcool — qu’elle savourait avec des spasmes de plaisir, — lui causaient, à lui, des maux d’estomac. Et lorsqu’il l’entretint finement des plaisirs charnels que le mariage autorisait entre personnes de différents sexes, elle lui fit entendre qu’elle n’aimerait jamais ça, que cela n’était pas propre, qu’elle ne se mariait pas pour cela, qu’elle était réfrigérante comme la machine de la Morgue.

— J’ai déjà essayé, dit-elle, je n’ai jamais pu.

— Pu quoi ?

Elle baissa les yeux, ne rougit pas et répondit, toujours d’une voix engorgée :

— Mais ça !

— Avec qui ?

— Oh ! avec mon moral. Plus je pense à ça, plus je deviens cadavérique, plus je m’encercueille les sens ad hoc. Tenez, si nous continuons à parler de ça, je vais m’enrhumer.

Elle allait s’enrhumer ! Il croyait rêver. Détraquée, elle aussi ? Mais c’était le bonheur, alors !

Elle lui demanda :

— Me serez-vous fidèle ?

— Très peu ma chère, excessivement peu.

— Ni moi non plus ; je sens que j’aurai des moments d’abandon coupables. Je vous tromperai avec moi-même. Oh, dans ce cas, la loi est si douce pour les adultères !

Mauri inscrivit sur son petit calepin le mot « guillotine ». Puis, il interrompit sa cour pendant un mois.

Pendant un mois, il fut cristallisé par une passion pour une monstruosité que l’on exhibait à l’Hippodrome : c’était une femme à deux têtes, quatre jambes et quatre bras ; elle possédait un seul bassin et un seul estomac ; on l’appelait Mani-Mina. Née en Tyrol, elle avait parcouru toutes les villes de l’Allemagne, de la Suisse, de la Belgique, et venait de débuter à Paris en jouant du violon du côté droit et de la clarinette du côté gauche. Elle exécutait un duo à elle seule ; la droite était soprano, la gauche contralto. Elle démentait le proverbe qui n’admet pas que l’on fasse deux choses à la fois. Mauri en pinça pour le côté droit qui le lui rendit bien, car un soir, après une séance très applaudie, il attendit la double femme à la sortie et lui offrit à souper. Mani accepta ; Mina fit la grimace, mais elle dut se résigner. Ils se rendirent chez Maire. Ils mangèrent et burent comme six, tant et si bien qu’ils quittèrent le restaurant un peu hurluberlu. La perspective d’une nuit d’amour unique en son genre picotait délicieusement les papilles de Mauri ; il proposa des choses immorales ; l’une dit oui, l’autre dit non.

— Je ne veux pas, fit Mina.

— Et moi j’accepte, répliqua l’autre. Pourquoi refuses-tu ? Il nous faudra tout de même en arriver là un jour. Vous savez, continua-t-elle en s’adressant à Noirof, c’est la première fois…

Mani-Mina était descendue dans un pauvre hôtel du quartier du Temple, un hôtel puant la retape au rabais. Elle gagnait vingt-cinq francs par soirée, mais cela suffisait à peine.

— Vous comprenez, vingt-cinq francs pour deux, cela ne fait que douze francs cinquante à chacune. Nous nouons à peine les deux bouts et jusqu’ici, aucun amant ne nous a initiées aux charnelles félicités, personne ne nous a aidées. Encore, si Mina n’était pas malade ! Mais voilà, elle l’est.

Mina avait, en effet, un petit bobo à la cuisse droite, une tache rouge autour d’un bouton supureux. Et d’autres petits points rouges s’éparpillaient un peu partout sur son pauvre squelette de corps, un corps noueux comme une racine de buis.

— Oh, je sais bien que je suis fichue !

Un frisson d’épouvante secoua l’autre : c’était la première fois que l’idée de la cessation de la vie lui était communiquée par sa sœur.

Lorsque le phénomène fut déshabillé, Mauri eut une seconde d’hésitation. Devait-il coucher avec ? Ce corps étrange, soudé au bas des reins, ne possédait qu’une colonne vertébrale, il ressemblait, dans sa nudité, à deux veaux écorchés qui se touchent de dos à l’étal d’un boucher. Et la peau était pâle, sauf celle de Mina, bariolée de marbrures rouges. De ce corps se dégageaient deux odeurs très distinctes : une odeur de pourriture, et une odeur de chair fraîche, une odeur de vie et une odeur de mort. Ce mélange donnait des nausées. La possession d’un être pareil confinait à la profanation, mais l’attrait de l’imprévu vainquit les scrupules de Noirof, et il passa une nuit atroce. Il s’égara parmi cette multitude de membres dont les uns l’attiraient, tandis que les autres le repoussaient ; il se trompa, embrassa chaudement Mina, et comme Mani protestait, il perdit la tête et voulut, pour plus de sûreté, rapprocher celles des deux sœurs, mais la colonne vertébrale s’y refusa, le corps se débanda comme un arc. Le jeu du bon Dieu lui laissa l’impression d’un cauchemar. D’ailleurs, l’épiderme de Mina-Mani était visqueux pareillement à celui de la poulpe. C’est ce qui fit sans doute qu’il s’en détacha difficilement.

Il y demeura, en effet, agglutiné pendant un mois, à la grande joie des habitués de l’hippodrome. Un entrefilet ironique d’un journal du matin, qui le ridiculisait, le décida à un décollage. Il rentra rue Campagne-Première, où il trouva des lettres et des dépêches de madame Israël et de sa mère : on lui demandait s’il voulait oui ou non se marier.

— Ma tête, ma pauvre tête ! s’écria-t-il désespérément.

Et il oublia tout, son voyage à Monte-Rubio, son flirtage avec Mani-Mina. Il fut surpris des reproches qu’on lui adressa.

— Eh bien, marions-nous au plus tôt, que l’on fasse une fin.

Mais il la voulait rapidement bâclée, cette fin.

— Tu nous as fait une peur ! lui dit madame de Noirof ; pense donc que je suis ruinée ! Comment veux-tu que je vive ? Enfin, j’ai prétexté tes vingt-huit jours, et j’ai amené ta future belle-mère à doubler la dot. Ah, tu peux te vanter que je t’aime bien.

Le mariage se sacrementa à Saint-Germain-des-Prés La mariée, le marié, et les gens de la noce portaient le deuil. On en avait décidé ainsi, afin de ne pas faire comme tout le monde. L’évêque de Djurdjura prononça une gaillarde allocution, il s’étendit longuement sur les plaisirs du mariage et, à voix basse, insinua : Vous allez vous en payer, mes gaillards, la France vous en sera reconnaissante un jour.

Dans la sacristie, il y eut un défilé hétéroclite : le duc de la Croix de Berny, madame Perle, Pancrace, ainsi que tous les cochers du dépôt de Montparnasse, la Pondeuse, Jardisse, l’artiste en giffles, qui avait mangé du chat crevé. Il pleuvait à torrents, il faisait froid. Et c’est avec un malaise inexprimable que chacun sortit de l’église.

— Godard ! Où est Godard ? Personne n’a vu Godard ?

Mauri interrogeait les coins et les racoins de la place Saint-Germain-des-Prés : pas de Godard.

— Eh bien, à la Villette.

À la Villette ! Personne n’y comprenait rien. On devait déjeuner chez Magny, puis laisser filer les jeunes gens vers le midi.

On discuta sous la pluie, et afin de contenter tout le monde, il fut entendu que la moitié irait chez Magny, et l’autre moitié à la Villette.

— Mais que faire, à la Villette ?

— Vous le saurez, répondit Mauri. C’est très épatant.

Assis à côté de sa femme, il sortit de sa poche une boussole, un thermomètre et une grenouille.

— Ce sont des instruments de travail. Vous verrez ça.

— Pourquoi ne me tutoyez-vous pas, Mauri ?

— À quoi bon ? Il est toujours temps de faire des bêtises.

— Êtes-vous heureux ?

— Pas le moins du monde. Je bâille. J’ai en horreur le genre humain.

— Et moi aussi.

Et elle caressait la grenouille, une petite grenouille verte affligée de gros yeux rappelant ceux d’un joueur d’ophicléide dont l’instrument est ingrat et qui pousse de toutes ses forces dans l’embouchure pour désemmerder ses contemporains. Les yeux de la grenouille rappelaient ces yeux-là, mais dans une certaine proportion, bien entendu, dans la proportion de un à neuf et demi.

— Il est fort intéressant, ajouta-t-elle, pour une jeune mariée, d’aller avec son époux à la Villette par un temps de pluie en faisant joue-joue avec une grenouille.

— J’te crois, répondit-il, cela n’arrive pas à toutes les femmes.

Et le goût du cigare qu’il avait fumé jadis chez madame Perle lui revint à la bouche. Puis, en fermant les yeux, il revit le duc de la Croix de Berny dans son costume de danseuse. Et il s’assoupit. Elle le réveilla à la Villette.

Godard était là, qui l’attendait.

— Nous avons un bien mauvais temps, mais j’emporte beaucoup de lest et nous traverserons rapidement les nuages…

Un ballon se balançait dans la cour de l’usine à gaz. Il était muni de deux nacelles superposées, la supérieure beaucoup plus grande que l’inférieure.

— Comprenez-vous, maintenant, dit Mauri à Hermine ; ordinairement, quand on se marie, on est joyeux et l’on prend le P.-L.-M. pour aller, dans des lits d’auberge de province, dans des lits fatigués et pleins de punaises, faire de la gymnastique nuptiale. Eh bien, nous n’imiterons personne, nous aurons des figures de gens qu’on enterre et nous passerons notre première nuit de noces à trois mille mètres au-dessus de la terre. Nous allons grimper dans la première nacelle ; elle est capitonnée et contient tout ce qu’il faut pour ce que vous savez. N’oubliez pas la grenouille.

Et avec la rapidité d’un acrobate, sans dire adieu à personne, il gagna la nacelle conjugale. Mais Hermine ne voulait pas entendre parler d’un semblable voyage.

— Alors, je m’en irai seul ; vous resterez à la maison. Mais si je rencontre une femme par là, tant pis pour vous.

Ce dernier argument décida sa femme. Très péniblement, elle se hissa jusqu’auprès de lui. Le ballon eut un mouvement descendant, sous le poids de cette créature anti-lilliputienne. Il fallut jeter du lest pour rétablir la balance.

Et l’aérostat s’éleva enfin, lentement, sans majesté.