Le Vœu d’une morte/Chapitre 4

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G. Charpentier (p. 66-78).


IV


La grille de l’hôtel en se refermant derrière Daniel eut un grincement sourd. Il regarda autour de lui, sans rien voir, puis se mit à marcher, la tête basse, tout à sa rêverie, ne sachant où le conduisaient ses pas.

Il avait dans les oreilles les pleurs de Jeanne et le bruit de la grille. Il se disait que l’enfant, ne le connaissant pas, ne l’aimait pas, et que cette porte venait de gémir d’une étrange façon.

Jusque-là, la douleur avait empli son être entier, la raison s’en était allée. Elle revenait, elle parlait maintenant, et il jugeait nettement les choses. Sa situation lui apparaissait enfin telle qu’elle était.

Un étonnement douloureux le prit devant la réalité. Il se mit franchement face à face avec sa tâche. Il se compara, lui chétif et misérable, à la délicate mission qu’il devait accomplir, et il trembla.

Sa mission était celle-ci : il avait charge d’âme ; il devait lutter contre le monde et le vaincre ; il lui fallait veiller sur un cœur de femme, lui faciliter le bonheur. Pour faire cela, il irait partout où irait sa protégée, il se tiendrait sans cesse à son côté, afin de la défendre contre les autres et contre elle-même.

Il lui faudrait donc monter jusqu’à elle et même se mettre au dessus d’elle. Il vivrait dans sa demeure, où tout au moins aurait ses entrées dans les maisons qu’elle fréquenterait. Il serait un homme du monde, et c’était ainsi qu’il pourrait lutter avec avantage.

Puis, il songeait à lui et se jugeait. Il était laid, timide, maladroit, pauvre. Il se trouvait dans la rue, sans parents, sans amis ; il ne savait même pas où il irait manger et coucher, le soir. Les domestiques avaient eu raison de le traiter de mendiant, car, lorsque la faim le pousserait, il se déciderait peut-être à tendre la main. Il se regarda marcher, et il eut un rire de pitié, tant il se trouva ridicule.

Et, c’était lui, ce va-nu-pieds, cet enfant de la misère et de la douleur, qui devait être le protecteur de cette petite fille, vêtue de soie, vivant dans la richesse et dans l’élégance ! Il se dit qu’il rêvait qu’il perdait la tête, que Mme de Rionne n’avait pu confier son enfant à un pauvre diable comme lui, et qu’en tout cas il ne tenterait même pas cette tâche absurde.

Tout en pensant ces choses, il cherchait ardemment les moyens de tenir le serment qu’il avait fait à la mourante. Ses idées prenaient une direction nouvelle. Son dévouement et sa tendresse parlaient plus haut que sa raison ; et il ne se voyait plus, il recommençait à s’exalter.

Il regretta d’avoir quitté l’hôtel. Maintenant qu’il en était sorti il ne savait comment il pourrait y rentrer. Le bruit de cette grille avait retenti jusqu’au fond de son cœur.

Il fit mille projets extravagants, comme en font les enfants et les amoureux. Il inventa des moyens irréalisables, s’attachant à chaque nouvelle idée qui surgissait dans sa tête, rejetant un plan impossible pour en former un plus impossible encore.

Mais ce qui revenait sans cesse en lui, c’était le regret amer de ne pas avoir tranquillement emporté Jeanne dans ses bras. Il la revoyait sur le sable, et se persuadait qu’il aurait pu aisément la voler. Et, tout naïvement, il bâtissait le roman de ce rapt, il se voyait fuyant avec l’enfant, la serrant contre sa poitrine, ne reprenant haleine que loin de la maison maudite dont il l’arrachait.

Son visage rayonnait alors. Combien son dévouement devenait doux et facile ! Il logeait avec Jeanne, il travaillait, et elle tenait tout de lui. Il l’appelait sa fille, elle l’appelait son père. Dans la pauvreté, dans l’obscurité de cette vie laborieuse, il lui donnait toutes les vertus, il en faisait une âme droite et fière. Et il croyait entendre les remerciements passionnés de sa bonne sainte.

Brusquement, Daniel s’arrêta. Une pensée terrible lui venait : sa mission était une mission ridicule. Est-ce qu’un garçon de son âge était fait pour veiller sur une petite fille !

Certes, les passants auraient ri s’ils avaient pénétré dans sa naïveté généreuse. Ses épouvantes du collège le reprenaient. Eh quoi ! il devait donc toujours être un paria ? Voilà qu’en entrant dans la vie, il se trouvait chargé d’une tâche étrange, qui allait encore augmenter sa gaucherie.

Mais c’était là une pensée mauvaise, une intuition rapide de la vie réelle et positive, qui ne pouvait agir longtemps sur lui. Peu à peu, son visage s’adoucit, ses idées se calmèrent. Il redevint l’enfant ignorant qu’il était. Il voyait Mme de Rionne sourire, il l’entendait parler. Et, oubliant les autres, s’oubliant lui-même, il n’eut plus qu’un ardent besoin d’être bon.

Ce flot de pensées contraires qui venait de l’envahir, cette lutte avaient lassé sa tête, et la vue nette des choses lui échappait. Il se reposa dans la ferme certitude qu’il agirait selon son cœur et que son œuvre ne pourrait manquer d’être bonne. Il abandonnait le reste à la volonté du destin.

Alors, il sortit de lui-même, il s’intéressa aux objets extérieur regardant les passants, jouissant de la fraîcheur douce de la soirée. La vie l’occupa, il commença à se demander où il allait et ce qu’il devait faire.

Le hasard l’avait amené devant une des portes du Luxembourg, celle qui s’ouvre presque en face de la rue Bonaparte. Il entra dans le jardin et chercha un banc, car il était brisé de fatigue.

Sous les marronniers, des enfants jouaient, courant et poussant des cris aigus. Les bonnes, avec leurs robes claires, se tenaient debout, causant entre elles ; quelques-unes étaient assises et écoutaient en souriant des hommes qui leur parlaient à voix basse.

Tout le petit monde des jardins publics allait et venait dans la nuit naissante, avec des bruits ralentis de voix et de pas. Il y avait, tombant des arbres, une lueur verte et transparente ; le plafond de feuilles était bas, cachant le ciel ; et, à l’horizon, par des échappées, on apercevait les blancheurs des statues et des balustrades.

Daniel eut de la peine à trouver un banc libre. Il finit par en découvrir un, dans un coin écarté, et il s’assit, en poussant un soupir de soulagement. À l’autre extrémité du banc, un jeune homme lisait. Il leva la tête, regarda le nouveau venu, et ils échangèrent un sourire.

Comme l’ombre grandissait, le jeune homme ferma son livre. Puis, il promena un regard insouciant sur ce qui l’entourait. Daniel, pris de sympathie, oubliait ses propres affaires, pour suivre des yeux chaque mouvement de son voisin.

C’était un grand garçon, à la figure belle, un peu sévère. Ses yeux largement ouverts regardaient en face, ses lèvres fermes et fortes avaient on ne savait quoi de puissant et de loyal, et on lisait, dans la hauteur de son front, un grand cœur. Il paraissait avoir vingt ans. Ses mains blanches, ses vêtements simples, son attitude grave décelaient un étudiant laborieux.

Au bout de quelques minutes, il tourna la tête, il fixa sur Daniel ses regards droits et pénétrants. Celui-ci baissa le front, s’attendant à trouver sur son visage la moquerie avec laquelle chacun l’accueillait. Il sentait la curiosité de ce garçon peser sur lui, et il se figurait voir l’expression méchante de ses lèvres. Puis, il s’enhardit, et il ne vit sur la face de son voisin qu’un bon sourire d’amitié et d’encouragement.

Plein de gratitude, il osa se rapprocher et dire à cet ami inconnu qu’il faisait beau, que le Luxembourg était un lieu de délices pour les promeneurs fatigués.

Ah ! ces bonnes causeries, qui naissent d’une rencontre, et qui parfois décident de l’amitié de toute une vie. On se voit pour la première fois, le hasard vous met face à face, et voilà que le cœur se vide, voilà qu’on se livre tout entier, pris d’une confiance soudaine et irréfléchie. On éprouve une jouissance à se confesser ainsi au hasard ; on trouve une douceur dans cet abandon de soi-même, dans cette entrée brusque d’un inconnu au plus profond de son être.

En quelques minutes, les deux jeunes gens se connaissaient comme s’ils ne s’étaient jamais quittés depuis leur enfance. Ils avaient fini par se mettre côte à côte sur le banc, et ils riaient en frères.

La sympathie naît à la fois des ressemblances et des dissemblances. Le nouvel ami de Daniel s’était sans doute senti attiré vers lui par son visage inquiet, sa gaucherie, son aspect doux et bizarre. Lui qui avait la force et la beauté, il se plaisait à être bon pour les êtres chétifs.

Puis, lorsqu’ils eurent causé, ils se sentirent frères pour la vie. Tous deux étaient orphelins, tous deux avaient choisi l’âpre recherche du vrai par la voie des sciences, tous deux ne devaient compter que sur eux-mêmes. Ils se ressemblaient, et les idées de l’un éveillaient dans l’esprit de l’autre des idées semblables.

Daniel, au milieu des hasards de la conversation, conta son histoire, en ayant soin de ne pas parler de la tâche pour laquelle il allait vivre désormais. D’ailleurs, il n’eut pas besoin de se faire violence : il avait mis son dévouement au plus profond de son cœur, et il le tenait là, loin des regards de tous.

Il apprit que son compagnon luttait avec courage contre la pauvreté. Arrivé à Paris sans un sou, ce garçon à l’âme virile, à l’intelligence puissante, s’était dit qu’il deviendrait un des savants distingués de son âge. En attendant de s’élever, il tâchait de vivre ; il gagnait quelque argent à faire des besognes ingrates ; puis, le soir, il étudiait, il veillait parfois la nuit entière.

Tandis qu’ils se confiaient l’un à l’autre avec l’abandon de la jeunesse, l’ombre sous les marronniers, devenait plus noire. On n’apercevait plus que les taches faites par les tabliers et par les coiffes des bonnes. Il venait des coins du jardin un murmure vague, mêlé de rires, qui s’éteignait doucement dans le crépuscule.

Les tambours battirent, les derniers promeneurs gagnèrent les portes. Daniel et son camarade se levèrent, et tout en causant se dirigèrent ensemble vers la petite grille qui faisait alors face à la rue Royer-Collard.

Arrivés sur le trottoir de la rue d’Enfer, ils s’arrêtèrent un instant, continuant leurs confidences. Au milieu d’une phrase, le jeune homme s’interrompit, et interrogeant son compagnon :

« Où allez-vous ? lui demanda-t-il.

— Je ne sais pas, répondit tranquillement Daniel.

— Comment ! vous n’avez pas de demeure, vous ne savez où coucher ?

— Non.

— Vous avez mangé, au moins ?

— Ma foi, non. »

Ils se mirent à rire tous deux. Daniel paraissait enchanté.

Alors, l’autre, d’une voix simple :

« Venez avec moi », dit-il.

Et il le conduisit chez une fruitière où il prenait ses repas. On fit réchauffer un restant de ragoût que Daniel dévora : il n’avait pas mangé depuis l’avant-veille.

Puis, son compagnon le mena dans la petite chambre qu’il occupait, impasse Saint-Dominique-d’Enfer, au no 7. La maison est aujourd’hui démolie. C’était un vaste logis, aux larges escaliers, aux longues fenêtres, qui avait servi autrefois de couvent, les mansardes situées sur le derrière, dominaient de grands jardins plantés de beaux arbres.

Les deux jeunes gens, assis devant la fenêtre ouverte, regardant les ombres noires des ormes, achevèrent de mettre leur cœur à nu À minuit, ils causaient encore, la main dans la main.

Daniel se coucha sur un petit canapé dont l’étoffe rouge s’en allait par lambeaux. Quand la lampe fut éteinte :

« À propos, lui dit son ami, je me nomme Georges Raymond. Et vous ?

— Moi, répondit-il, je me nomme Daniel Raimbault. »