Le Val de Brix/VI

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Le Val de Brix (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 38-44).

VI

COMPLOTS ET MENACES


Le lendemain matin, aussitôt après la messe et le déjeuner, qui, en ce temps-là, ne consistait pour les chevaliers qu’en un verre de vin et un peu de pain trempé, le baron et son fils, suivis de leurs écuyers, allèrent se promener à cheval dans la forêt. Luce de Brix proposa à sa tante de visiter le château. Marjory accepta volontiers et suivit sa jeune nièce. Depuis quelques années le baron avait fort embelli le château et s’était plu à le fortifier. Comme il avait été, parmi les nobles normands, un des premiers à se soumettre au roi de France, lors de la confiscation du duché de Normandie, Philippe-Auguste avait trouvé bon que le château de Brix devînt une redoutable forteresse, tandis que, par son ordre, on démolissait nombre de châteaux dont les possesseurs, restés fidèles à la dynastie des Plantagenets, avaient suivi le roi Jean en Angleterre.

Luce de Brix conduisit d’abord sa tante dans la lingerie et le garde-meuble, lui montra le beau trousseau qu’on préparait pour elle, les toiles de Flandre, les étoffes d’Orient, les tapis de Smyrne rapportés jadis de la croisade, et rangés avec soin dans les coffres et les bahuts de chêne. Elle lui fit aussi voir, du haut du balcon qui la dominait, la veste cuisine où rôtissait devant un feu de souches un daim, trois moutons et quatre cochons de lait, une pomme entre les dents, tandis que les cuisiniers préparaient des tartes énormes et surveillaient les marmites brillantes comme de l’or, et suspendues à la crémaillère.

Puis elle voulut montrer à la noble Écossaise les présents qu’elle avait reçus de Mme du Hommet, les bijoux de sa défunte mère, la tapisserie qu’elle brodait ; mais tout cela ne paraissait guère intéresser lady Marjory. Elle voulut voir la salle d’armes ; là elle parut émerveillée, et apprécia la valeur des armes, le fil des épées, la force des casques, comme l’eût pu faire un chevalier. Parcourant les remparts, montant sur les tours et considérant avec satisfaction la profondeur des fossés et l’épaisseur des murailles, elle dit à Luce :

« Vraiment, belle nièce, ce château est bien construit. Il doit être imprenable.

– On le dit, belle tante, répondit Luce ; mais il n’a jamais été assiégé. Quand le roi Richard y vint, en 1194, il l’admira comme vous, et conseilla à mon grand-père de bâtir la tour où nous sommes pour compléter la défense de ce côté-ci. C’est pourquoi vous voyez ces armoiries sculptées sur la porte, et on appelle cette tour la Tour du roi Richard. Voyez, la date de sa visite est gravée auprès : 11 mai 1194.

– J’aime à voir là l’écusson des Plantagenets, dit lady Marjory ; mais, dites-moi, Luce, votre grand-père est-il donc devenu tout à fait Français ?

– Oh ! oui, belle tante, il l’est bien, et assurément on ne le fera pas changer.

– Et dans ce pays-ci, à Cherbourg, par exemple, à Valognes, reprit lady Marjory, regrette-t-on la domination anglaise ?

– Non, Madame, le roi de France a laissé à la Normandie toutes ses coutumes et franchises. Il est aimé ici ; le peuple ne demande que la tranquillité, et la noblesse haïssait le roi Jean.

– Je n’excuse pas les crimes de Jean sans Terre, dit lady Marjory ; mais son fils en est innocent, et les nobles normands ont forfait à l’honneur en abandonnant sa cause.

– Pourtant, Madame, dit Luce, notre saint-père le pape les avait déliés du serment de fidélité, et la Normandie confisquée a reconnu les droits du roi de France. »

Lady Marjory n’écoutait plus sa nièce. Les yeux tournée vers la vallée, elle regardait venir son mari et le baron de Brix qui chevauchaient vers le château accompagnés par un troisième cavalier bien monté et richement vêtu.

« Connaissez-vous ce seigneur ? » dit-elle à Luce.

La jeune fille le regarda attentivement et dit :

« Je crois que c’est messire Foulques de la Haye-Paisnel, notre arrière-cousin.

– Ah ! tant mieux, dit lady Marjory, j’attendais sa visite avec impatience. »

Elles se rendirent toutes les deux dans la grande salle, et le dîner fut tôt après servi.

Le lundi suivant, deux valets du château s’occupaient à ranger et à nettoyer une grande salle basse où avaient couché sur de la paille les hommes d’armes de la suite du comte Robert. Armés de grands râteaux et de balais de bruyère, ils entassaient cette paille brisée et la poussaient vers la porte de la cour, et, tout en besognant, selon l’usage immémorial des valets, ils exerçaient leur langue aux dépens du prochain.

« Quel plaisir d’être enfin débarrassé de ces Écossais ! disait Yvain : quels êtres rudes et grossiers ! quels buveurs ! quels mangeurs ! Comprends-tu, toi, d’où vient au comte Robert cette manie de se faire suivre, en pleine paix et pour venir en visite chez son père, d’une troupe si nombreuse et si incommode ?

– Oh ! reprit Jacquet, m’est avis que la paix ne durera guère ; il se machine quelque chose. Ce n’est pas pour rien que messire Foulques a apporté céans sa figure hypocrite et ses beaux habits brodés.

– Pardine, il voudrait épouser notre demoiselle, et ce n’est pas lui qui fera des vœux pour le retour de messire Guillaume.

– Qu’il pense à notre demoiselle ou à une autre, peu importe ; ce qui est sûr, c’est qu’il a des projets de guerre. J’étais hier à cueillir des noisettes dans la forêt, quand je vis à travers la feuillée le comte Robert, lady Marjory et sire Foulques qui venaient de mon côté. Je me couchai par terre, ne me souciant pas d’être vu là, quand j’aurais dû être au travail. Les fougères et les coudriers me cachaient si bien, que, tout en causant, le comte Robert vint justement s’asseoir sur un arbre coupé, à deux pas de moi. La comtesse se mit près de lui, messire Foulques s’assit sur l’herbe devant eux, et ils parlèrent longtemps, disant pis que pendre du roi de France, et qu’il fallait lui reprendre la Normandie, et tout d’abord rejoindre les Bretons et s’emparer d’un château dont je n’ai pu entendre le nom.

– Ouais ! fit Yvain, j’espère que ce n’est pas le château de Brix.

– Oh ! non, pour sûr, dit Jacquet ; même messire Robert a tancé sa femme qui disait : « C’est Brix qu’il nous faudrait. » Et il s’est écrié : « Sur mon salut, Madame, je ne veux point troubler mon vieux père. Qu’il reste en paix ! Nous ferons toutes choses à son insu, et sans que personne puisse s’en prendre à lui. » Et là-dessus ils convinrent de quitter Brix cette semaine.

– Comment ! vous n’avez pas encore fini, fainéants que vous êtes ! s’écria le vieil Alain en paraissant tout à coup à la porte. Dormez-vous ? Allons, dépêchez-vous : vous ne dînerez point que toute cette litière ne soit brûlée dans la cour, et la salle nette.

– Sire écuyer, dit Yvain, nous étions tout saisis, parce que Jacquet me racontait des choses bien effrayantes qu’il a entendues ; même je crois qu’il devrait vous les dire.

– Sornettes ! s’écria Alain ; gardez vos contes de bonnes femmes pour les veillées d’hiver, et hardi à l’ouvrage ! Monseigneur m’a signifié que toute trace du passage des Écossais devait être effacée aujourd’hui. Le comte Robert part à midi, et aussitôt après monseigneur fera sa ronde. Dépêchez-vous ; et si je vous reprends à causer, gare ! »

Il s’éloigna, et les deux valets se remirent à l’ouvrage avec toute l’activité dont ils étaient capables.

Un peu après que l’Angélus de midi eut sonné à la chapelle, les chevaux du comte et de sa suite furent amenés dans la cour, tout enharnachés pour le départ. Tandis qu’ils piaffaient d’impatience en attendant leurs maîtres, encore à table, une paysanne se présenta à la porte du château et insista pour être introduite auprès du baron de Brix. C’était une de ses vassales, fermière aisée, parente d’Alain, et celui-ci l’engagea à attendre un peu.

« Monseigneur va dire adieu à ses enfants qui partent pour la Bretagne, dit-il, et vous le verrez après leur départ.

– J’ai autant affaire au comte Robert qu’à lui, dit la vieille Havoise, et je vais les guetter au passage. »

Bientôt la famille de Brix parut sur le seuil, et Havoise, s’élançant au-devant du baron, lui cria : « Haro ! Monseigneur : je viens vous demander justice contre les gens de votre fils, messire Robert.

– Que veut cette folle ? dit lady Marjory ; n’allez-vous pas la chasser ?

– Pas avant de l’avoir entendue, dit le baron. Parlez, Havoise, et soyez brève. Qu’y a-t-il ?

– Il y a, mon bon seigneur, dit Havoise, que, vrai comme je suis baptisée, une dizaine d’Écossais de la suite de messire Robert ont passé par chez nous ce matin, m’ont volé ma plus belle génisse, l’ont tuée et la font cuire en ce moment au carrefour Gréard, où ils ont allumé un grand feu. Mon gars leur a demandé de la payer, mais ils se sont moqués de lui et l’ont battu rudement. Est-ce ainsi, Monseigneur, qu’il est permis d’agir, en temps de paix, sur vos terres, en ce libre pays de Normandie ? »

Le baron Adam l’avait écoutée en silence, mais pâle et les lèvres serrées. Il se tourna vers son fils : « Montez à cheval, Robert, lui dit-il, allez voir ce qui se passe là-bas, et amenez ici les coupables. Vous connaissez la loi du pays normand. Allez. »

Sans oser répliquer, le comte Robert mit le pied à l’étrier, et, suivi d’une partie de ses gens, partit à l’instant.

« Retournez chez vous, Havoise, dit le baron, votre génisse sera remplacée, et les Écossais payeront cher les coups donnés à votre fils. Allez, et ne parlez à personne de l’aventure, pour l’honneur de ma maison. »

Havoise remercia son seigneur et s’éloigna.

Le baron rentra dans la grande salle, suivi de lady Marjory et de Luce.

« Vous avez d’étranges serviteurs, Madame, dit-il à sa belle-fille, et je ne vous en ferai pas mon compliment.

– Il faut les excuser, dit la comtesse ; dans leur pays ces choses-là sont regardées comme peccadilles.

– En Normandie on les punit de mort, dit le baron, et vos Écossais seront pendus.

– À Dieu ne plaise ! s’écria la comtesse, ce sont d’excellents hommes d’armes, et ils n’ont pris la vache de cette vieille criarde que pour s’amuser.

– Et faire honneur à mon hospitalité, sans doute ? dit le baron. Vous oubliez, Madame, que vous êtes ici dans le pays du monde où la propriété est le mieux respectée. Les anneaux d’or du duc Rollon, après trois cents ans, sont encore suspendus aux croix des carrefours. Il ne me convient pas que des hommes d’armes, portant les couleurs de Brix et d’Annandale, se montrent voleurs de grand chemin à deux pas de mon château. Par l’âme du roi Richard ! ils le payeront de leur vie. Je vais faire dresser la potence. »

Il sortit sans regarder Luce, qui, pâle d’effroi, joignait les mains et essayait d’intercéder pour les coupables.

« Fera-t-il comme il le dit ? demanda lady Marjory à sa nièce.

– Hélas ! dit Luce, je le crains. Mon grand-père jure rarement, mais quand il dit : Par l’âme du roi Richard ! on peut être sûr qu’il est bien en colère.

– Si vous obtenez la grâce de mes hommes d’armes, dit lady Marjory, je vous donnerai ma plus belle bague.

– Dieu sait, dit Luce, que je donnerais moi-même tous mes joyaux pour empêcher qu’on ne fasse une telle exécution, mais c’est inutile : mon grand-père l’a dit et le fera.

– À moi donc de sauver mes Écossais ! » dit la comtesse d’Annandale ; et, sans prendre congé, elle monta à cheval, ordonna à son écuyer et à ses pages de la suivre, et partit rapidement.

Luce courut sur la terrasse pour la suivre des yeux. Elle la vit s’enfoncer dans la forêt, et attendit en vain son retour. Ni comte ni comtesse, ni personne de leur suite, ne repartirent au château de Brix.

Quelques bûcherons les virent se dirigeant tous ensemble vers le sud. Ces bûcherons éteignirent le feu qu’avaient allumé les Écossais, et rapportèrent fidèlement à Havoise les morceaux restants de sa génisse. La bonne femme en remerciement les invita à souper, et, à la ferme, un joyeux repas termina l’aventure, tandis qu’au château le vieux baron, furieux, passa la nuit à déplorer l’insoumission de son fils et la décadence des mœurs de la noblesse normande.