Le Val de Brix/XII

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Le Val de Brix (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 80-82).

XII

GUILLAUME AU VAL


Arrivé à l’extrémité du domaine, à l’endroit où la petite rivière qui l’arrose traverse le chemin de la Luthumière, Guillaume mit pied à terre, attacha son cheval à un arbre, et, entrouvrant la barrière, entra dans le pré. Que de fois il était venu là, enfant, cueillir des noisettes et des fleurs ! Que de fois il y avait vu la jeune châtelaine de Brix se promener avec ses suivantes et sa sœur de lait ! Ils revenaient ensemble à la ferme, et Colette leur offrait la meilleure crème, les plus beaux fruits du Val, et jetait au foyer des branches de sapin, afin qu’une flamme brillante d’étincelles illuminât joyeusement sa demeure. Le pré de la rivière était encore verdoyant et paré de fleurs ; quelques génisses y paissaient, mais il n’y avait personne. Le soleil déclinait, et, laissant le fond du Val dans l’ombre, dorait la tête du grand hêtre dont les rejetons abritent encore le pré du moulin. Au pied de ce bel arbre, deux personnes étaient assises ; Guillaume les reconnut de loin : c’étaient Luce et Marie. Marie filait sa quenouille, Luce était toute vêtue de noir ; ses beaux cheveux entouraient sa tête d’une double couronne à demi cachée par son voile. Elle tressait une guirlande de marguerites, et mie leva pas les yeux au bruit des pas du jeune chevalier. Marie l’entendit, se leva toute droite, pâlit et fit signe à Guillaume de se taire. Puis elle lui montra Luce, joignit les mains et lui indiqua le ciel. – Guillaume s’arrêta, n’osant avancer davantage. Marie courut à lui.

« Ah ! Messire, s’écria-t-elle, vous voilà ! je le disais bien. Cet infernal brigand mentait. Vous êtes vivant ! votre présence rendra la raison à notre demoiselle ! Cachez-vous un instant contre cet arbre, je vais vous annoncer. »

Elle retourna vers Luce, toujours immobile.

« Mademoiselle, lui dit la bonne fille tremblante de joie, j’ai des nouvelles de messire Guillaume. »

Luce ne parut pas l’avoir entendue. Elle ferma la couronne de fleurs, la posa sur son front un instant, puis elle dit :

« Je voudrais aller au château porter cette guirlande à ma belle sainte Vierge ; tu sais, Marie, la madone en bois de cèdre que mon grand-père a rapportée de terre sainte. Allons au château, Marie ; allons-y, je t’en prie.

– Demain, lui dit Marie ; demain, je vous y conduirai, Mademoiselle. Ce soir, il est trop tard. Mais, écoutez-moi : il est arrivé un croisé, un ami de messire Guillaume. Voulez-vous le voir ?

– Je ne veux voir personne, dit Luce ; je veux aller au château, je donnerai la couronne à la sainte Vierge, et puis j’irai dormir dans le caveau, là où dormait ma mère et ma grand’mère Constance de Brix. Je ne veux que cela. »

Guillaume s’était approché ; il pleurait, le fier chevalier, et son cœur se brisait à la vue de la pauvre Luce.

« Regardez ce chevalier, dit Marie ; c’est lui, c’est votre fiancé. »

Luce le regarda vaguement, détourna les yeux et se remit en silence à arranger ses fleurs. – Guillaume et Marie s’éloignèrent de quelques pas.

« Elle, ne se souvient de rien, dit Marie, si ce n’est de la sainte Vierge et de la tombe de sa mère. Pendant les deux jours qu’elle a passés chez votre mère, Messire, elle pleurait comme un petit enfant pour venir au Val. Depuis qu’elle y est, elle veut aller au château. Elle ne reconnaît que ma mère et moi. Le père Hélier, qu’Alain a envoyé chercher à Saint-Sauveur, le jour même de la mort du baron, dom Benoît, mes frères, Alain, qu’elle aimait bien pourtant, elle ne les connaît plus. Ô Messire, quelle douleur de la voir ainsi !

– Marie, lui dit Guillaume, il faut que je retourne près de ma mère. Demain matin, le plus tôt que je pourrai, je reviendrai ici. Soignez bien ma chère fiancée. Elle finira par me reconnaître, et alors, Marie, je l’épouserai et je la rendrai si heureuse qu’elle guérira tout à fait. Dites-le à votre mère, au père Hélier, à Alain, à tous. Jamais, je n’aurai d’autre femme que Luce de Brix, dût-elle ne jamais recouvrer la raison.

– Que Dieu vous récompense ! dit Marie, et qu’il ait pitié de nous ! »

Et Guillaume alla reprendre son cheval, et retourna lentement au château paternel.

Le soir, après le souper et la prière, Guillaume demanda à sa mère si elle désirait qu’il allât le lendemain à Barfleur.

Pas encore, mon fils, dit-elle ; attendez que vos gens soient arrivés ici. Je vais m’occuper des préparatifs convenables, et envoyer des messagers à toute la noblesse du pays. Il faut au moins huit jours pour préparer des funérailles dignes du rang que tenait votre père. Laissez-moi faire. Retournez dès le matin au Val. Je regrette ce que je vous ai dit tantôt. Oui, l’honneur veut que vous tentiez de guérir la pauvre Luce, et que vous remplissiez votre promesse si elle retrouve quelque lueur de raison. Mais si elle ne guérit pas, je la conduirai à l’Abbaye-aux-Dames, je veillerai à ce qu’elle y soit traitée comme une princesse, et vous chercherez une autre épouse. Vous êtes le seul espoir de ma vieillesse, le dernier de votre race, et, pour l’amour de moi, vous conserverez la maison du connétable de Normandie. »

Guillaume lui baisa la main en silence et la conduisit jusqu’à la porte de son appartement. Elle bénit son fils, et il alla essayer de dormir ; mais il lui fut impossible de fermer l’œil, et le lendemain, aussitôt après la messe, il courut au Val.