Le Vallon (Sauvage)/Fumées

La bibliothèque libre.
Le VallonMercure de France (p. 7-38).




FUMÉES


I

LES DAMES TRANQUILLES


Quelle tranquille bienveillance
Près de ces eaux remuées
Où le soleil se balance
En traversant la feuillée.


Seul le rêve voit nos danses
Enlacer les pins légers
Et nos pas pleins de cadence
Fondre comme des baisers.

À travers les grêles rameaux
Une ville au loin se devine,
Vaporeuse, dans un réseau
De fumée au creux des collines.
Les hommes y vivent entre eux
Dans une pâle inconscience ;
L’air n’apporte de leurs jeux
Qu’un murmure de silence.


Ils s’acheminent parfois
Comme des ombres habillées
Dans le mystère du sous-bois
Sans que les feuilles reposées
Dérangent leurs rêves légers
Auxquels ils restent étrangers.


Mais la Dame qui sous la branche
D’un œil pénétrant les caresse

Voit trembler une lueur blanche
Autour de leur sobre rudesse :
Ce halo qui rend à jamais
Isolé du reste des âmes
Et qui nimbe leurs vieux effets
De son imperceptible flamme.


Un songe étrange et recueilli
Sur toutes choses ;
Une brume sur les habits
Et sur les roses.


Et dans leurs maisons fermées
Dire que les hommes sont sûrs
De leurs lampes allumées,
De leurs meubles, de leurs murs.
Pourvu que tout ne s’effrite
À quelque geste un peu vite.

Mollesse : penser ainsi
Que tout est fumée,
La vierge aux seins épanouis,
La fleur, la branche inclinée,
L’ombre, l’aurore, fumée.


Ce matin, un homme est venu
Dans le secret de ces ramées
Ensevelir les restes nus
De son amie assassinée.
Il tâtonnait sombre et bourru
En murmurant des choses brèves
Et c’est pourquoi nous avons cru
Qu’il ne faisait qu’un mauvais rêve.


Mais peu après, criant, pleurant,
Vinrent amis et parents
Et des hommes de justice…

 
En ronde avec volupté
Tournons sous les feuilles lisses
Dans le silence d’été.


Jouez, langoureuse lumière,
Sur ces nappes de primevères
Au bord de l’eau,
Dans l’indolence qui persiste
Du vallon où l’âme n’existe
Qu’à demi-mots.


Ô ville pleine de brume
Qui t’évapores et fumes,
Contiens-tu de longs débats ?
La lune au bois se balance
Et nous poursuivons nos danses
Sur la pelouse tout bas.


II


La mélancolie aux ailes d’oiseau
Flotte sur la terre,
Le vent la conduit sur les tristes eaux
Et la plaine amère.


III


Entends-tu le grelot lointain des voitures
Dans le matin rose ?
Ta vitre est close
Et que t’importe l’arbre, un champ et sa verdure ?
Pourquoi t’obstines-tu cependant à saisir
Dans le lointain léger de cette matinée
Ces grelots éveillant le langoureux dormir
Des violettes et de l’herbe satinée ?
Ah ! comme ces grelots et le piétinement
De la pendule uni à celui de ton sang
Composent la rumeur fuyante de la vie
Dans la paix qui t’enserre avec mélancolie.


IV


Le brouillard fondu
Prend les arbres nus
Dans sa molle haleine.
Le jardin frileux
Sous un voile bleu
Se devine à peine.

 
Le soleil blafard
Résout le brouillard
En perles d’eau blanche
Dont le tremblement
Miroite et s’étend
À toutes les branches.


V


L’azur d’un soir gris.
Un vague arc-en-ciel s’allonge et verdit
Sur la côte obscure ;
Sa courbe légère et rose grandit
De plus en plus pure.
À l’endroit où l’arc suave incliné
Rejoint la colline,
Les arbres d’hiver prennent sa clarté,
Dans leurs branches fines.


VI


Un oiseau chante comme une eau
Sur des cailloux et des pervenches.
Quelle odeur de printemps s’épanche
De cette pure voix d’oiseau.


VII


Le paysan vieux et cassé
Rejoint son obscure chaumine
Qui somnole sur la colline
Dans le velours tendre d’un pré.
Il voit d’en bas tourner le chien
Et la lueur d’un jeune pin
Se détacher doucement verte
Dans l’ombre de la porte ouverte.


VIII


L’homme et son fils menant leur vache d’un pas lourd
S’en vont sur le chemin luisant encor de pluie.
Un soleil velouteux et gris de petit jour
Enveloppe en rêvant la montagne endormie.
La vache dit adieu à son dernier matin :
Plus jamais le pré vert où sautait sa mamelle
Lourde et riche à plaisir d’un prinlanier butin.
Pourtant, que cette aurore a l’air d’être éternelle !


IX


La lune pâle, rêveuse
Et transparente à demi
Glisse sur la vaporeuse
Douceur d’un ciel endormi.
Dans les branches dénudées
Et si grêles d’un bouleau
Une lueur irisée
Incline ses calmes eaux.
C’est l’hiver et sa tristesse
Avec de muets oiseaux
Se berçant à la sveltesse
Sans feuillage des rameaux.


X


Homme au grand chapeau tombant
À la figure flétrie,
Quelle étrange horlogerie
Vous fait aller titubant ?
Quel cœur dans votre poitrine
Éveille des souvenirs ?
Voyez-vous l’ombre divine
De la lune revenir,
Ou bien n’êtes-vous qu’un rêve
Flottant en vagues habits
À travers les heures brèves
Et sous les ciels engourdis ?


XI


J’ai vu ce matin la lune
Pâle dans les longs bouleaux
Et cette image importune
Reviendra dans mon cerveau.
Elle viendra persistante
Comme un avertissement
Dans un rêve qui me hante,
Et j’ai le bref sentiment
Qu’au jour de ma destinée
Dans un bouleau langoureux
Luiront nettement les feux
De cette lune obstinée.


XII


Voici des enfants qui passent
Et qui gardent dans leurs cœurs
Le trouble des doux espaces
Où la nature est en fleurs.

De la terre abstraite et pâle
Auront-ils d’autres lueurs
Que cette heure matinale
Qui s’embrume dans leurs cœurs ?

Plus tard à l’ombre assoupie
D’indifférence où l’on meurt,
Ils ne verront de leur vie
Qu’un bref espace et ces fleurs.


XIII


Ils vivent, Dieu, ils respirent,
Des femmes vont leur sourire.
De quel pâle souvenir
S’aideront-ils pour mourir ?
Ah ! que le cœur enfantin
Des hommes est tendre encore
Quand monte l’aurore
Du dernier matin.
Vers quel bercement de femme
Se retournent-ils alors ?
Ô pauvre homme, tu t’endors
Et quelle nuit te réclame.


XIV


Ne cherche pas de tes mains
À raccrocher la lumière,
Personne ne te retient
Et cette heure est la dernière.
Ta mère est morte elle aussi.
Te revois-tu tout petit ?
Que la pelouse était verte
Sous les fenêtres ouvertes.


XV


C’est lorsque l’abeille
Se balance sur les fleurs,
C’est lorsque s’éveille
Du silence et de l’odeur
Une mélodie
Fluide comme l’air pâli
Où l’ombre et la vie
S’assoupissent à demi…


XVI


Regarde sous ces rameaux
Où murmurent les oiseaux
Toutes ces croix alignées :
Ce sont les tristes épées
Qui nous fixeront au sol ;
Et pourtant, ce rossignol…


XVII


Âme profonde et tranquille,
Tu vois les monts et la ville
D’un même grave regard.
Dans la mousseline blanche,
Rêveusement tu te penches
Sur le fond gris du brouillard.
La lune qui se balance
Est partie avec silence
De l’arbre humide et fumeux ;
On n’entend rien de la plaine
Que la rumeur incertaine
Des hommes vivant entre eux.


XVIII


Marécageuse humanité
Dont la voix au loin murmure
Pareille aux crapauds secrets
De l’étang sous la verdure,
Pince tes violons clairs ;
Ton chant est vide et si triste
D’être habituel dans l’air
Comme un rythme qui persiste.


XIX


La ville sous la fumée
Du soir et des cheminées
Flotte en un rêve étranger
Et s’efface. Son église
De fines colonnes grises
Pareilles aux pins légers,
Sur le fond de la colline
Grandit, sans âge et divine
Dans le soir désespéré.


XX


Ainsi, voilà l’espace où ma vie a tourné,
Ces monts, ces arbres sombres,
C’est pour ces incidents si vains et si légers
Que je sortis des ombres.


Pour cette humble fenêtre où l’azur assoupi
Balance des abeilles,
Pour ces rêves menus dont mon cœur endormi
A caressé ses veilles.


Je n’étais que cela, je ne suis que cela,
Ô ma vie isolée,
Et le temps a choisi d’acheminer mes pas
Au sein de ces vallées.



Adieu le souvenir, adieu toutes saisons
Mauvaises ou joyeuses ;
Le jour passe et je donne aux brises du gazon
Mon âme harmonieuse.


XXI


Donnez-moi le souvenir
Des plus jeunes matinées,
Grêles feuilles satinées
Qui vous bercez à plaisir.
Donnez-moi cette harmonie
Où vos rameaux endormis
Dans les brises assouplies
Se réveillent à demi.
Que ne suis-je l’oiseau calme
Qui descend l’escalier vert
De vos élastiques palmes
Où glisse le ciel désert.


XXII


Si pâle, si noble, si pure,
Sœur pensive de la nature
Qui se cache au milieu des fleurs,
Quelle est cette âme somnolente
Balancée aux frissons des plantes
Dans la lumière et la douceur ?


XXIII


Ne chantez pas ni ne pleurez,
Ô douce Dame musicale,
Passez sur l’herbe sans froisser
La pervenche et la digitale.
Penchez-vous sur l’étang rêveur
Où se reflètent les ombrages
Et songez à cette rumeur
De la brise dans le feuillage.


XXIV


J’ai composé cette vallée
À force d’y rêver longtemps.
L’ombre sur la route sablée
Se balance légèrement
Et les oiseaux ont des souplesses
De fleurs au bout de leurs rameaux
Dans la pelouse où je me dresse
Comme une fougère sur l’eau.