Le Vallon (Sauvage)/Texte entier

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Le Vallon (Sauvage)
Le VallonMercure de France (p. 3-248).

CÉCILE SAUVAGE


Le Vallon

POÈMES



PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI

MCMXIII







Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.




À
PIERRE MESSIAEN




FUMÉES


I

LES DAMES TRANQUILLES


Quelle tranquille bienveillance
Près de ces eaux remuées
Où le soleil se balance
En traversant la feuillée.


Seul le rêve voit nos danses
Enlacer les pins légers
Et nos pas pleins de cadence
Fondre comme des baisers.

À travers les grêles rameaux
Une ville au loin se devine,
Vaporeuse, dans un réseau
De fumée au creux des collines.
Les hommes y vivent entre eux
Dans une pâle inconscience ;
L’air n’apporte de leurs jeux
Qu’un murmure de silence.


Ils s’acheminent parfois
Comme des ombres habillées
Dans le mystère du sous-bois
Sans que les feuilles reposées
Dérangent leurs rêves légers
Auxquels ils restent étrangers.


Mais la Dame qui sous la branche
D’un œil pénétrant les caresse

Voit trembler une lueur blanche
Autour de leur sobre rudesse :
Ce halo qui rend à jamais
Isolé du reste des âmes
Et qui nimbe leurs vieux effets
De son imperceptible flamme.


Un songe étrange et recueilli
Sur toutes choses ;
Une brume sur les habits
Et sur les roses.


Et dans leurs maisons fermées
Dire que les hommes sont sûrs
De leurs lampes allumées,
De leurs meubles, de leurs murs.
Pourvu que tout ne s’effrite
À quelque geste un peu vite.

Mollesse : penser ainsi
Que tout est fumée,
La vierge aux seins épanouis,
La fleur, la branche inclinée,
L’ombre, l’aurore, fumée.


Ce matin, un homme est venu
Dans le secret de ces ramées
Ensevelir les restes nus
De son amie assassinée.
Il tâtonnait sombre et bourru
En murmurant des choses brèves
Et c’est pourquoi nous avons cru
Qu’il ne faisait qu’un mauvais rêve.


Mais peu après, criant, pleurant,
Vinrent amis et parents
Et des hommes de justice…

 
En ronde avec volupté
Tournons sous les feuilles lisses
Dans le silence d’été.


Jouez, langoureuse lumière,
Sur ces nappes de primevères
Au bord de l’eau,
Dans l’indolence qui persiste
Du vallon où l’âme n’existe
Qu’à demi-mots.


Ô ville pleine de brume
Qui t’évapores et fumes,
Contiens-tu de longs débats ?
La lune au bois se balance
Et nous poursuivons nos danses
Sur la pelouse tout bas.


II


La mélancolie aux ailes d’oiseau
Flotte sur la terre,
Le vent la conduit sur les tristes eaux
Et la plaine amère.


III


Entends-tu le grelot lointain des voitures
Dans le matin rose ?
Ta vitre est close
Et que t’importe l’arbre, un champ et sa verdure ?
Pourquoi t’obstines-tu cependant à saisir
Dans le lointain léger de cette matinée
Ces grelots éveillant le langoureux dormir
Des violettes et de l’herbe satinée ?
Ah ! comme ces grelots et le piétinement
De la pendule uni à celui de ton sang
Composent la rumeur fuyante de la vie
Dans la paix qui t’enserre avec mélancolie.


IV


Le brouillard fondu
Prend les arbres nus
Dans sa molle haleine.
Le jardin frileux
Sous un voile bleu
Se devine à peine.

 
Le soleil blafard
Résout le brouillard
En perles d’eau blanche
Dont le tremblement
Miroite et s’étend
À toutes les branches.


V


L’azur d’un soir gris.
Un vague arc-en-ciel s’allonge et verdit
Sur la côte obscure ;
Sa courbe légère et rose grandit
De plus en plus pure.
À l’endroit où l’arc suave incliné
Rejoint la colline,
Les arbres d’hiver prennent sa clarté,
Dans leurs branches fines.


VI


Un oiseau chante comme une eau
Sur des cailloux et des pervenches.
Quelle odeur de printemps s’épanche
De cette pure voix d’oiseau.


VII


Le paysan vieux et cassé
Rejoint son obscure chaumine
Qui somnole sur la colline
Dans le velours tendre d’un pré.
Il voit d’en bas tourner le chien
Et la lueur d’un jeune pin
Se détacher doucement verte
Dans l’ombre de la porte ouverte.


VIII


L’homme et son fils menant leur vache d’un pas lourd
S’en vont sur le chemin luisant encor de pluie.
Un soleil velouteux et gris de petit jour
Enveloppe en rêvant la montagne endormie.
La vache dit adieu à son dernier matin :
Plus jamais le pré vert où sautait sa mamelle
Lourde et riche à plaisir d’un prinlanier butin.
Pourtant, que cette aurore a l’air d’être éternelle !


IX


La lune pâle, rêveuse
Et transparente à demi
Glisse sur la vaporeuse
Douceur d’un ciel endormi.
Dans les branches dénudées
Et si grêles d’un bouleau
Une lueur irisée
Incline ses calmes eaux.
C’est l’hiver et sa tristesse
Avec de muets oiseaux
Se berçant à la sveltesse
Sans feuillage des rameaux.


X


Homme au grand chapeau tombant
À la figure flétrie,
Quelle étrange horlogerie
Vous fait aller titubant ?
Quel cœur dans votre poitrine
Éveille des souvenirs ?
Voyez-vous l’ombre divine
De la lune revenir,
Ou bien n’êtes-vous qu’un rêve
Flottant en vagues habits
À travers les heures brèves
Et sous les ciels engourdis ?


XI


J’ai vu ce matin la lune
Pâle dans les longs bouleaux
Et cette image importune
Reviendra dans mon cerveau.
Elle viendra persistante
Comme un avertissement
Dans un rêve qui me hante,
Et j’ai le bref sentiment
Qu’au jour de ma destinée
Dans un bouleau langoureux
Luiront nettement les feux
De cette lune obstinée.


XII


Voici des enfants qui passent
Et qui gardent dans leurs cœurs
Le trouble des doux espaces
Où la nature est en fleurs.

De la terre abstraite et pâle
Auront-ils d’autres lueurs
Que cette heure matinale
Qui s’embrume dans leurs cœurs ?

Plus tard à l’ombre assoupie
D’indifférence où l’on meurt,
Ils ne verront de leur vie
Qu’un bref espace et ces fleurs.


XIII


Ils vivent, Dieu, ils respirent,
Des femmes vont leur sourire.
De quel pâle souvenir
S’aideront-ils pour mourir ?
Ah ! que le cœur enfantin
Des hommes est tendre encore
Quand monte l’aurore
Du dernier matin.
Vers quel bercement de femme
Se retournent-ils alors ?
Ô pauvre homme, tu t’endors
Et quelle nuit te réclame.


XIV


Ne cherche pas de tes mains
À raccrocher la lumière,
Personne ne te retient
Et cette heure est la dernière.
Ta mère est morte elle aussi.
Te revois-tu tout petit ?
Que la pelouse était verte
Sous les fenêtres ouvertes.


XV


C’est lorsque l’abeille
Se balance sur les fleurs,
C’est lorsque s’éveille
Du silence et de l’odeur
Une mélodie
Fluide comme l’air pâli
Où l’ombre et la vie
S’assoupissent à demi…


XVI


Regarde sous ces rameaux
Où murmurent les oiseaux
Toutes ces croix alignées :
Ce sont les tristes épées
Qui nous fixeront au sol ;
Et pourtant, ce rossignol…


XVII


Âme profonde et tranquille,
Tu vois les monts et la ville
D’un même grave regard.
Dans la mousseline blanche,
Rêveusement tu te penches
Sur le fond gris du brouillard.
La lune qui se balance
Est partie avec silence
De l’arbre humide et fumeux ;
On n’entend rien de la plaine
Que la rumeur incertaine
Des hommes vivant entre eux.


XVIII


Marécageuse humanité
Dont la voix au loin murmure
Pareille aux crapauds secrets
De l’étang sous la verdure,
Pince tes violons clairs ;
Ton chant est vide et si triste
D’être habituel dans l’air
Comme un rythme qui persiste.


XIX


La ville sous la fumée
Du soir et des cheminées
Flotte en un rêve étranger
Et s’efface. Son église
De fines colonnes grises
Pareilles aux pins légers,
Sur le fond de la colline
Grandit, sans âge et divine
Dans le soir désespéré.


XX


Ainsi, voilà l’espace où ma vie a tourné,
Ces monts, ces arbres sombres,
C’est pour ces incidents si vains et si légers
Que je sortis des ombres.


Pour cette humble fenêtre où l’azur assoupi
Balance des abeilles,
Pour ces rêves menus dont mon cœur endormi
A caressé ses veilles.


Je n’étais que cela, je ne suis que cela,
Ô ma vie isolée,
Et le temps a choisi d’acheminer mes pas
Au sein de ces vallées.



Adieu le souvenir, adieu toutes saisons
Mauvaises ou joyeuses ;
Le jour passe et je donne aux brises du gazon
Mon âme harmonieuse.


XXI


Donnez-moi le souvenir
Des plus jeunes matinées,
Grêles feuilles satinées
Qui vous bercez à plaisir.
Donnez-moi cette harmonie
Où vos rameaux endormis
Dans les brises assouplies
Se réveillent à demi.
Que ne suis-je l’oiseau calme
Qui descend l’escalier vert
De vos élastiques palmes
Où glisse le ciel désert.


XXII


Si pâle, si noble, si pure,
Sœur pensive de la nature
Qui se cache au milieu des fleurs,
Quelle est cette âme somnolente
Balancée aux frissons des plantes
Dans la lumière et la douceur ?


XXIII


Ne chantez pas ni ne pleurez,
Ô douce Dame musicale,
Passez sur l’herbe sans froisser
La pervenche et la digitale.
Penchez-vous sur l’étang rêveur
Où se reflètent les ombrages
Et songez à cette rumeur
De la brise dans le feuillage.


XXIV


J’ai composé cette vallée
À force d’y rêver longtemps.
L’ombre sur la route sablée
Se balance légèrement
Et les oiseaux ont des souplesses
De fleurs au bout de leurs rameaux
Dans la pelouse où je me dresse
Comme une fougère sur l’eau.



FUITES LÉGÈRES


I




Les moutons, le chien, la bergère
Passent ; la lune, le vent
Et les ramures légères
Accompagnent lentement
Leur fuite jusqu’au tournant.


II




Dans l’herbe trottine un chien,
Une brindille remue,
Un oiseau fuit et plus rien
Ne bouge sur l’avenue.


III




Quelle molle inexistence
Descend en pâle lueur
De ce bouleau qui balance
Sa ramure de fraîcheur.
Cette fraîcheur endormie
De lumière verte et calme
A la rêveuse harmonie
Et le silence de l’âme.


IV


Femme pensive, nue et qui flotte sur l’eau
Entre les pâles lis et les grêles bouleaux,
Les deux bras repliés, les jambes allongées
Et toute ta beauté vaguement émergée ;
Que regardent tes yeux dans le ciel bas et gris ?
Ne te sens-tu pas fuir sur ce fleuve endormi
Et dont le mouvement invisible et tranquille
T’entraîne abandonnant les rives immobiles ?


V


Je ne veux qu’un rêve
À demi-flottant,
Que mon âme brève
Passe en voletant,
Que la brume fine
L’enveloppe aussi ;
Qu’elle s’achemine
Sans autre souci
Que celui d’errer
Avec une brise,
Sur l’arbre léger,
Sur la terre grise.


VI


Je ne peux rien retenir
Ni la lune ni la brise,
Ni la couleur rose et grise
D’un étang plein de dormir ;
Ni l’amitié ni ma vie,
Ombre fuyante et pâlie
Dont je perds le souvenir.


VII


Comme un geste ancien j’ai vu sur le mur
S’allonger la treille
Et parmi l’azur
Flotter les abeilles.


M’habituai-je, cependant,
À voir la lune pâle et ronde
Sortir de la courbe du monde,
S’élever dans l’air en glissant
Et s’effacer à l’aurore,
Plus lente et plus pâle encore ?


VIII


Un rapide corbillard
Trotte sous les branches douces,
L’air rose entoure le char
Et le vent le pousse.


IX


Mes pieds touchent-ils le pré ?
Une hirondelle s’envole.
Ah ! comme le jour doré
Pèse peu sur mes épaules ;
Comme il pâlit et se fond
Dans la brume de la lune
Et m’entraîne et me confond
Avec la ramure brune.


X


Que voulez-vous, assis sur celle roche dure,
Parmi les amandiers,
Spectre léger velu d’une robe si pure
Et le corps replié ?
Êtes-vous là toujours ? J’arrive et votre geste
Ne m’appellera pas.
Êtes-vous le Passé ? Que ne dites-vous : Reste,
En me tendant les bras.
Pourquoi cette attitude immobile et sévère,
Et pourquoi ces yeux clos
Qui semblent regarder à travers la paupière
Et regarder plus haut ?
Vous n’êtes que fumée et le rayon qui passe
Va vous boire en rêvant.
Où suis-je ? que ma vie est dormante et s’efface,
Ô spectre indifférent.


XI


Dans l’ombre de ce vallon
Pointent les formes légères
Du Rêve. Entre les bourgeons
Et du milieu des fougères
Émergent des fronts songeurs
Dans leurs molles chevelures,
Et des mamelles plus pures
Que le calice des fleurs.


Ô Rêve, de cette écorce
Dégage ton souple torse,
Tes deux seins roses et blancs,
Et laisse dans le branchage
Retomber le long feuillage
De tes cheveux indolents.

Ne sors jamais qu’à demi
De cette écorce native
Et reste à jamais captive
De ce silence endormi,
Ô Beauté triste et pensive




Danse.



Que le geste de la main
Cache ton regard farouche ;
Ne laisse errer sur ta bouche
Que le murmure incertain ;
Voile dans ta chevelure
Ta nudité qui s’épure
Sur le fond clair du matin
Et prompte dans la ramée
Fuis blanche et dissimulée.

Fuis, que la mousse un instant
S’écrase sous ton pied blanc
Et redresse, toi passée,
Sa verdure veloutée ;
Et que par toi le rameau
Frôlé, s’agite, murmure,
Et s’apaise comme une eau
En silence douce et pure.


Tourne autour des arbres grêles
Sur les gazons de velours
Et courbe d’un geste frêle
Tes bras effilés autour
De ta nuque jeune et belle.
Sous les rameaux effacés
De lueurs encor douteuses
Et pour les pas enlacés
D’une danse langoureuse,
Entre-croise finement
Tes jambes minces et blanches

Et que le long de ta hanche
S’écoulent abondamment
Tes tresses quand tu te penches
Dans les sveltes bouleaux blancs.

Danse ainsi jusqu’à la lune,
Le corps lent mais onduleux,
Caressé par les cheveux,
Boucles fines, tresses brunes.
Allonge vers les rameaux
Tes bras si longs et si beaux
Et plus blancs que les bouleaux ;
Puis, jette-les comme une anse
À la ramure qui pend
Et les laissant lentement
Retomber avec cadence,
Muette et le cœur battant,
Demeure immobile et pense.

Puis, repars légèrement,
L’œil riant à tes mamelles

Bondissantes et rebelles
Dont le bout mauve et pointant
Paraît une fleur cruelle.
Repars en ployant tes gestes
Dans la fraîcheur du sous-bois,
Plus prompte, légère et leste
D’avoir entendu des voix.

Dame nue, ô ma Beauté,
Dans le silence enchanté
De ces feuilles,
Dans tes ébats indolents,
Quels rythmes divins et lents
Je recueille.
Ô nue et belle ! Ô sveltesse
De ta forme s’élevant,
Lointaine et noble caresse
De les sobres mouvements.

Passe, rêve et passe encor,
Figure des anciens vases,

Passe en inclinant ton corps
Dans l’extase ;
Essaye en vain d’arrêter
Dans l’implorante attitude
L’Amour fuyant et muet
À travers la solitude.


Te détournant à demi
Marche à travers le silence
Et marche comme tu danses
Dans les rayons assoupis.
Que ta cambrure indécise
S’incline vers l’horizon
Où moulent roses et grises
Des brumes en floraison.


Incline ton corps languide
Sur l’étang noir et sans ride
Et regarde s’effacer

Ta blancheur dans l’eau dormante
Où les cheveux délacés
S’éloignent comme des plantes.


Plus lente et découragée.
De tes jambes dégagées
Foule la mousse un instant.
L’ombre bleuit et plus brune
La même ramure pend,
Et pâle, voici la lune.


Laisse un instant ce souci ;
Te détournant à demi
Dans un rire énigmatique,
Danse comme la musique
Dont l’essor est endormi.
La lune touche les cimes
Et te couvre de clarté ;
Ne danse que pour le rythme
Et pour la beauté.

Et t’effarant d’être nue
Sous la clarté de la lune,
Recule dans l’avenue
Où la nuit est bleue et brune.
Éloigne-toi, ô silence
De tes pas légers ;
Éloigne-toi, ô cadence
De ton corps muet
Qui par l’ombreuse ramure
Va se laisser envahir,
Mouvement, rêve, désir
D’une forme svelte et pure.



Musique.


Une lente voix murmure
Dans la verte feuillaison ;
Est-ce un rêve ou la nature
Qui réveille sa chanson ?

Cette voix dolente et pure
Glisse le long des rameaux :
Si fondue est la mesure
Qu’elle se perd dans les mots,
Si douces sont les paroles
Qu’elles meurent dans le son
Et font sous les feuilles molles
Un mystère de chanson


Ô lente voix réveillée
Qui caresse la feuillée
Comme la brise et le vent ;
Voix profondes de la vie
Et de l’âme réunies
Qui murmurez en rêvant.


Une forme s’effaçant
Dont les gestes nus et blancs
Flottent dans l’ombre légère
Sous un rideau de fougères

Semble exhaler à demi
De ses lèvres enlr’ouvertes
Un chant de silence aussi
Berceur que les branches vertes.


À peine si le murmure
De la muette chanson
Poursuit sa note et s’épure
Dans la douce feuillaison ;
Et la main passe en silence
Sur la tige d’un surgeon
Dont le rythme fin balance
Les branches de ce vallon.
Ô musique qui t’envoles
Sur les papillons glissants
Et dans la plainte du saule
Et du ruisseau caressant.


Passe, chant grêle des choses,
Coule, aile fluide qui n’ose

Peser sur l’azur pâli,
Sur les rameaux endormis ;
Efface-toi, chant de l’âme
Où se mêlent des soupirs
Dans la fuite molle et calme
Des voix qu’on ne peut saisir.




Poésie.



Dans la pelouse endormie
Sous l’azur pâle et rêveur,
Les brises en accalmie
Bercent les bouleaux pleureurs.
En ce silence de rêve
Une voix d’oiseau
Seule et divine s’élève
Des bouleaux.

Au jour bas de l’avenue
Lointaine sous les rameaux
Deux formes sont apparues,
Deux corps enlacés et beaux.
La femme blanche, légère
Dans sa souple nudité,
Détourne sur les fougères
Un long regard velouté.


Sa tombante chevelure
Entoure son sein poli
Et, svelte, sa jambe pure,
Dans la marche sort des plis
De la longue chevelure.
Elle marche avec cadence
Comme la ramure danse ;
Son bras d’un fin mouvement
Sur l’épaule musculeuse
De l’homme allonge, indolent,
Une caresse harmonieuse.

Quel léger ruissellement
De lueur coule des branches
Et vient dorer mollement
La cambrure de la hanche ;
Et l’oiseau chante à demi.
Retenant la mélodie
Dans le murmure assoupi
Des brises en accalmie.

Elle dit d’une âme fière :
Avec ma pâleur lunaire
Dans les bois
Je danse et chante à la fois.
Que la branche me réponde
D’une plainte balancée ;
Que la lumière soit blonde
Comme ma claire pensée ;
Que la tombante feuillée
Imite mes longs cheveux ;
Que la brise réveillée
Ait la langueur de mes jeux ;

Et si, lointaine, je pense
Dans mon vallon familier,
Que l’ombre, que le silence
Viennent s’allonger au pied
De mon corps blanc replié.


L’oiseau jette un cri de gloire
Et l’homme ayant joint les doigts
A l’air de dire une histoire
D’autrefois.
Ô plus haute que la vie,
Froide et pâle Poésie,
Lève-toi
Et pleure et danse à la fois.


Allonge vers les bouleaux
Tes bras si longs et si beaux,
Insaisissable pensée,

Et sur ta chair offensée
Ramène le triste flot
De tes tresses délacées.


Ô tristes et longs sanglots
De l’oiseau.
L’homme est mort d’avoir osé
Un baiser.
Il gît blême sur la mousse
À jamais dormante et douce
Pour ses membres reposés.


Cache à demi dans l’écorce
Du plus fort de ces bouleaux,
Rêve, ton flexible torse,
Tes deux seins jeunes et beaux
Et que l’ombre molle effleure
L’arbre pâle où l’oiseau pleure.

De la tête qui s’incline
Que la chevelure fine
Retombe avec les rameaux
Comme un long flot de pensées
Divines et balancées
Au mouvement des bouleaux.


XII

FUITE


I


Dans la brise, dans le vent,
Avec les feuilles, l’oiseau,
Avec la lune embuant
La pelouse de son eau,
Avec le murmure
Du départ
Et la chevelure
Du brouillard,
Envolons-nous, longs fantômes
Au vaporeux vêtement,
Pâles images de l’homme
Dans le vent.

Des bras, des têtes, des hanches
Émergent de la fumée
Avec des chutes de branches
Et des éclairs de ramée.


Envolons-nous doucement
Suivis de nos robes lentes
Qui se déroulent au vent
Et flottantes
Sont peut-être la buée
De la plaine ou le brouillard
Qui caresse la ramée
Au départ.


Montons et tourbillonnons
En une danse affolée ;
Laissons au loin les maisons
Assises dans la vallée.
Nos mains grêles enlacées,

Entourons les pâles monts
D’une ronde échevelée
Et d’un rire bas, rions
De nos fuites de fumées.


II


Monde triste
Qui persistes
Dans l’impondérable azur,
Tes fumées,
Tes ramées,
Tes vallonnements obscurs,
Tes cris, tes gestes, tes danses
Sont comme un chant de silence
Dans le vent
Pour l’âme à jamais sereine
Qui flotte et passe lointaine
En rêvant.

Menons une légère ronde
Autour du monde
Où s’égosille un oiseau
Dans un bouleau,
Où la chauve-souris est chère
Aux lueurs du réverbère,
Où les ruisseaux doucement
Sous la mousse se perdant
Résument dans un murmure
Les frissons de la nature.

Adieu, nos anciens foyers
Et les petits escaliers
De la vie réelle.
Cheminons légèrement
Autour du monde où l’arbre grêle
Dans les bleus vallonnements
Berce son aile.

L’âme des amoureux nous suit
Et celle des jeunes gens,

Celle de quelques vieux aussi
Et des poètes indigents,
Et celle de l’idiot rieur
Qui se couronne de fleurs
Et regarde longtemps dans l’eau
Bouger les bouleaux.

Donnons-nous la main, indolents,
Et sourions en rêvant
Dans notre ronde sereine.
La lune pâle mollement
Éclaire la terre, la plaine
Et les bleus vallonnements
Où dans le plus doux bouleau
Chante un oiseau.



LE VALLON


À Jean de Gourmont.






Beauté, dans ce vallon étends-toi blanche et nue
Et que ta chevelure alentour répandue
S’allonge sur la mousse en onduleux rameaux ;
Que l’immatérielle et pure voix de l’eau
Mêlée au bruit léger de la brise qui pleure
Module doucement ta plainte intérieure.
Une souple lumière à travers les bouleaux
Veloute ta blancheur d’une ombre claire et molle :
Grêle, un rameau retombe et touche ton épaule
Dans le fin mouvement des arbres où l’oiseau
Voit la lune glisser sous la pâleur de l’eau.
Ô silence et fraîcheur de la verte atmosphère
Qui semble dans son calme envelopper la terre
Et t’endormir au sein d’un limpide univers,
Ô silence et fraîcheur où tes yeux sont ouverts
Pour suivre longuement ta muette pensée
Sur l’eau, dans le feuillage et dans l’ombre bercée.

Immortelle beauté,
Pensée harmonieuse embrassant la nature,
Endors sereinement ton rêve et ton murmure
Au-dessus des clameurs lointaines des cités.

Le monde à ton regard s’efface et se balance
Autour de ces bouleaux pleureurs
Et l’hymne de ton âme infiniment s’élance
Dans l’insaisissable rumeur.

Vallon, pelouse, silence
Où l’ombre vient s’allonger ;
Une pâle lueur danse
Et de son voile léger
Effleure ta forme claire
Sur qui rêvent les rameaux
Et le mouvement de l’eau
Paisible entre les fougères.




Ne te retourne pas, ô Dame,
Va vers l’ombre qui te réclame,
Vers ce feuillage, dans ce calme
Où la fougère offre sa palme.
Le rêve de ta poésie
Se dérobe avec jalousie
Au vent de crime et de folie
Qui là-bas emporte la vie.
Ô tristes maisons inclinées
D’où s’évapore la fumée
Et qu’on voit entre la ramée,
Qu’importent toutes vos journées
Si l’éloignement de vos toits
S’harmonise avec le sous-bois
Où le calme parle à mi-voix,
Où l’oiseau pleure avec émoi,
Où l’arbre berce sa ramée.




Ô Beauté, noble exilée,
Dans l’ombre de cette allée
Chemine et rêve tout bas,
Car la nature subsiste
Ici d’entendre le triste
Et léger bruit de tes pas.




Soupire, soupire, mon cœur,
Que pleures-tu, quelle douleur
T’élance ?
Je ne sais ; la douce couleur
Du ciel, le murmure et l’odeur
De l’arbre, un soir pur et rêveur
Sont l’atmosphère de mon cœur
Qui pense.




En ronde tournons,
Tournons autour des colonnes grises
De l’église
Qui se détache sur les monts.
Savons-nous si le temps chemine ?
L’heure s’endort sur la colline.
Nous vivons à l’âge incertain
Futur peut-être ou si lointain
Dans le passé que notre ronde
Invisible au-dessus du monde
Entoure les colonnes grises
De l’église.

Rêves d’une âme, lent mirage,
Non certes nous n’avons pas d’âge
Et le même triste bouleau
Qui pleure et se penche sur l’eau

Prendra toute haute pensée
Dans sa ramure balancée
Plus tard et quand notre nuée
Aura dispersé sa fumée.



Nous passerons, nous passerons
Mais dans le tranquille vallon,
Sous la fraîcheur solitaire
Croîtront encor les fougères,
Et dans le pâle bouleau
Le rêve onduleux et beau
Bercera sa chevelure
Le long des grêles ramures,




Les hommes s’en vont et passent,
Jeunes et vieux, sous l’espace
Qui somnole et tout s’efface.

Leurs maisons en taupinières
S’enfoncent dans les bruyères ;
Au clocher paisible et lent
Répondent leurs mouvements.
Puis, une vapeur embrume
La campagne, les toits fument
Et le soir meurt indolent.

Et ce sont là les journées.
Ces hommes dans la vallée
Vont détourner un ruisseau,
Eux plus vagues que dans l’eau
Leurs images reflétées.




Des baisers sont échangés ;
La bergère et le berger
Se promettent à la brune
D’unir la même infortune ;
Et tous deux à pas plus longs
S’éloignent dans le vallon
Enveloppés par la lune.

Ils vont. De tranquilles fleurs
Sous les ombres sans couleur
Frôlent leur marche légère
Et peut-être dans ces cœurs
Font naître avec leur odeur
La tristesse du mystère.




Devant un rang de bouleaux,
Et d’humble argile pétrie,
La maison sur la prairie
Rêve en ses troubles carreaux.
Le vent frais se lève et flotte.
Sur le seuil, vague, falote,
Une jeune femme apparaît,
Étend la main vers la prairie
Au vent qui va chasser la pluie,
S’éloigne d’un pas effacé,
Revient avec un homme en blouse.
Tous deux regardent la pelouse,
Les monts brumeux, l’air indolent ;
Ils entendent avec le vent
Le murmure des bouleaux blancs,
Rentrent mélancoliquement.

Elle se penche à la fenêtre,
Ferme les volets. Tout est clos.
L’ombre s’avance et pénètre
Le rang léger des bouleaux ;
On sent que la lune pure
Va derrière la toiture
Naître avec un chant d’oiseau.




Deux hommes comme vêtus d’ombre
Marchent sur la pelouse sombre
Et s’enfoncent dans le feuillage
Où s’évaporent les nuages ;
Un chien à peine dessiné
Les suit, tête basse, en silence.
On ne sait ce que le chien pense
Ni pourquoi ces gens embrumés
Marchent dans l’ombre avec cadence.




Le sommeil des plantes s’élève,
Celui des bouleaux sur le sol
Retombe. C’est dans l’air qui rêve
Le silence du rossignol.
Mais aucun oiseau ne murmure
À l’ombre des feuilles légères
Et seule une eau s’éloigne pure
Entre les palmes de fougères.

Une cloche sonne
Sur la terre des morts ;
Sa note résonne,
S’élève, tremble, s’endort.
Un long cercueil s’achemine
Dans le silence des collines
Porté par des femmes en pleurs.
Et souriant sur la fraîcheur
De notre pelouse immortelle
Nous marchons entre les fleurs,
Calices d’azur, ombelles.
Balancez-vous, rameaux,
Balancez-vous, clochettes,
Ô brises et repos,
Libellules muettes.

L’entre-croisement souple des ramures
Retombe et s’agite avec un murmure
Et les doux oiseaux dont l’aile frissonne
Volent mollement du bouleau à l’aulne.
La brise porte nos bras blancs
Dans leurs suaves mouvements,
Et nos jambes fines s’élancent
Comme des tiges. L’air balance
Autour de nous nos longs cheveux,
L’air pâle et bleu.




Ma tête, penche-toi sur l’eau blanche et dénoue
Dedans tes longs cheveux et que l’eau passe et joue
Au travers, les emporte au mouvement des vagues
Dans le sommeil flottant et végétal de l’algue.
Que le glissement calme et murmurant de l’eau
Entraîne hors de ton front cet impalpable flot
De pensée et de rêve avec tes longues tresses
Qui mêlent au courant leur fuyante souplesse.




Vallon, feuillages enchantés,
Il y a des larmes pour la beauté.

Élève-toi, cœur noble et triste :
Le rêve à jamais subsiste
De tout ce qui fuit ;
Car le rêve fuit et jamais ne se pose,
Il se berce des bouleaux à la rose,
De l’aube à la nuit.




Là-bas dans un pré des vaches s’avancent
Le soir ; leur pelage a l’air d’être froid ;
Le vallon bleuit, la bergère chante,
Le calme est troublé par sa rude voix
Qui paraît venir d’ailleurs ou qui semble
Le cri d’un farouche et simple animal.
Puis elle se tait quand le bouleau tremble
Au vent de la nuit et d’un pas égal
Une à une alors les vaches reviennent
Se suivant de près sur l’horizon gris,
Avec la bergère encor plus lointaine
Dans l’ombre qui prend ses vagues habits.




Le frêne se balance et les bas noisetiers
Traînent sombres sur l’herbe nette ;
Les plantes de l’été se réveillent au pied
Des bouleaux élancés et pâles ; la clochette
Secoue au vent muet sa lueur violette :

Voici venir le petit enfant
Avec sa tête rose et son col blanc
Et ses mollets nus. Il donne la main
À son père dans les fleurs du chemin.
La fleur touche au front la tête enfantine,
Le père médite en suivant des yeux
Le déroulement de cette vallée
Entre le silence. Ô douce journée,
Sous votre pâleur l’enfant est joyeux ;
Avec un bâton ramassé par terre
Il chasse des fleurs le pollen léger

Qui paraît autour de lui voltiger
Et s’évanouir en fine lumière.
L’enfant appartient à cette atmosphère,
Il est une fleur lui-même et l’oiseau
Chante de le voir entre les rameaux.
Ignorant encor de la destinée,
Il va sans désir ni vaines pensées ;
Le vent le poursuit, il poursuit le vent ;
Ô petit enfant,
Grâce du vallon, jeu dans la lumière,
Jeu du papillon et de la fougère,
Sommeil de la mousse où calme tu dors
Comme un rêve clair dont l’ombre s’irise
Avec un soupir plus frais que la brise
Et plus doux encor.


Avance nu sous la ramure,
Jeune enfant aux grâces pures.
Cours en silence avec les libellules
Dans les campanules ;

Imite mes danses muettes
Et sans écraser les clochettes
Attrape ce papillon blanc
Qui flâne et glisse mollement
Et pose-le sur mon épaule.
Mais il s’envole.

N’es-tu pas mon jeune frère
Serein parmi les fougères
Avec ton beau regard laiteux
Teinté de bleu ?
Je suis ta sœur parce que j’aime
Les bêtes, l’herbe et que je sème
Au vent comme toi mes cheveux,
Et parce que dans mon silence,
Longue pelouse où se balancent
Les bouleaux grêles,
Flottent la jeunesse éternelle
Et l’ombre et l’harmonie heureuse
De l’enfance nébuleuse.




Le long rêve de la nature
Mouvante dort dans mon silence,
Le bercement et le murmure
Harmonieux du monde immense.
Monde de l’air impondérable,
Toi qui subsistes pâle et bleu
Avec les vallonnements creux
Où les fougères, les oiseaux,
L’homme, les eaux
Dorment entre eux.




Non pleurer,
Mais rêver ;
Laisser courir l’heure fuyante
Et l’ombre autour de la plante ;
Se donner au mouvement doux
Et continu de l’harmonie
Qui berce avec de lents remous
Dans une molle symphonie
Les rangs de fleurs endormies,
Les hautes fougères, l’eau
Sous les feuilles, les bouleaux.




Que l’homme qui est ombre
Vive avec la légèreté
Calme de l’ombre
Dans un silence de beauté.




Ah ! si ce vallon ne peut
Avec son herbage bleu
Et ses dormantes fougères
S’étendre à toute la terre,
Ah ! que seule j’y demeure
Au pied du bouleau qui pleure ;
Que seuls, amis de beauté
Et de rêve se promènent
Dans l’atmosphère sereine
Sur un gazon velouté.




Un long silence autour de nous.
Cette tête sur mes genoux
Blanche et sévère
Rejoint le calme de la terre.
Les yeux sont clos sur un rire effacé,
Les lèvres sont closes, le nez
Est sans souffle. Dans l’air muet
Parfois un soupir monte et s’achève.
Plus je tiens ce visage de près,
Plus je vois qu’il était fait d’un rêve.




Dame en robe noire ayant aux mains
Un livre doré et de cuir fin,
Il y a beaucoup d’orgueil en ces pages
Et peu de certitude. Êtes-vous sage ?
Un geste me plut : en venant
Vous avez souri au petit enfant
Qui, nu, s’élançait à travers la mousse
Et vous avez eu comme une secousse
De peur lorsque l’ombre est tombée
Bleue et spectrale sur l’orée.




Pourquoi crains-tu, fille farouche,
De me voir nue entre les fleurs ?
Mets une rose sur ta bouche
Et ris avec moins de rougeur.
Ne sais-tu pas comme ta robe
Est transparente autour de toi
Et que d’un clair regard je vois
Ta sveltesse qui se dérobe ?
Triste fantôme de pudeur,
Que n’es-tu nue avec la fleur
D’un lis blanc dans ta chevelure,
Un doigt sur ta mamelle pure.




Dans sa robe à fleurs une aimée,
Dans son habit grave l’amant
Paraissent nus tant leur pensée
Sereine sur le vêtement
Flotte, tant l’habit sombre épouse
Le fin ramage de la blouse.
Ils sont nus ; leurs habits sont faits
D’un fluide suave et secret
Qui les porte sur les clochettes,
Légers dans la brise muette.




L’idiot a l’âme de l’oiseau,
Des fleurs tranquilles, du ruisseau.
Ses bras ont des gestes de branches ;
Il montre au soleil ses dents blanches
Comme l’eau miroite aux lueurs
Qui tombent des bouleaux pleureurs.
Quand il trouve un rossignol mort,
Il le prend, le berce et l’endort ;
Et quand un rossignol murmure
Dans le frêne ainsi qu’une eau pure,
Il enlève son vieux chapeau
Comme un dévot
Et il rêve qu’un long ruisseau
Souple où se mouillent des clochettes
Coule sur les branches muettes.

Son corps devient une âme immense
Qui sans paroles flotte et danse
Dans un vallon plein de ruisseaux,
De campanules et d’oiseaux.




La femme simple et confiante
Marche en souriant sur les plantes.
Elle ne sait pas si c’est bien
D’être nue : elle ne sait rien.
Mais avec sa robe de laine
Elle approche de la Beauté
Et lui présente la verveine
Fleurie en son jardin d’été ;
La Beauté rit à l’âme douce
Qui s’achemine sur la mousse
Et tendrait aussi sa verveine
Au premier venu dans la plaine.




Où vont le plaisir, la douleur,
Où l’actif et sobre labeur
Sans regard, laissant derrière eux
Des espaces de gazon bleu ?

Morne troupeau d’humanité
Sur terre moutonnant en nombre,
Comme les poussières d’été
T’enveloppent de pâles ombres.




Là-bas, l’idiot, la noble dame,
La femme simple, les amants,
La foule obscure des passants
S’éloignent dans la plaine calme.
Les morts qui flottent autour d’eux
Ne paraissent pas plus ombreux.

Marchons à travers les clochettes
Sur les pelouses muettes,
Dansons, élevons nos bras blancs
Vers la lune et l’arbre mouvant ;
Dans la vaporeuse atmosphère
S’épure et somnole la terre ;
La femme au seuil de la maison
Clôt la porte ; les vaches vont
Vers leur étable à l’horizon ;

La ville lointaine recule
Plus encor dans le crépuscule
Et l’église monte, s’effile
Et grandit au sein de la ville ;
Dansons et rêvons.




Un vieil homme sur son cheval,
Un homme en blouse aux gestes fous,
Et la bête d’un trot brutal
Enfonce les herbages mous.
Que poursuit cet homme si vite,
Lui si lourd écrasant des fleurs ;
Quelle poursuite ou quelle fuite
L’éloigne ainsi dans l’air songeur ?




Cette église au loin dans la brume
S’envolant des maisons qui fument
Est élevée à la Beauté.
Sous la voûte où l’air calme enroule sa clarté
Que les formes lourdes et rudes
S’affinent dans la solitude ;
Car le jour des vitraux bleutés
Qui vient iriser les sculptures
Est celui du vallon d’été
Tranquille et frais sous la verdure.
Entrons et rêvons,
Entrons nus et purs dans la pâle église
Où l’ombre verdit, s’allonge, s’irise
Et semble un vallon ;
Un vallon avec des colonnes grises
Dont les fûts légers montent sur les murs
Aux vitraux d’azur.

Soyons nus et purs ;
Le monde est un rêve
Et sa lueur brève
Tombe de ces murs.
Ici pas d’habits,
Livres ou surplis ;
Venez nus et purs dans le vaste espace
En tenant des lis,
Comme un rêve lent de beauté qui passe.




Parfois en ronde nous passons
Sur la ville ; on voit des maisons
Grises, de petits jardins clos
Et des femmes qui vont à l’eau
Ou qui s’attardent sur les portes,
Et des hommes et des cohortes ;
Des voitures et des chevaux,
Des boutiques où l’écriteau
Et l’enseigne aux lettres cubiques
Ont vaguement l’air de rubriques
Immuables d’humanité.
L’heure sonne sur la cité
Donnant la note indéfinie
De l’atmosphère et de la vie,
Et la foule qui continue
Sa marche pâle dans les rues

Semble obéir fatale et sûre
À l’universelle mesure.


Parfois en ronde nous passons
Sur cette ville et nous voyons
Un homme à travers la lumière
Donner un sens limpide aux lignes familières ;
Une brume sereine entoure la laitière
Et le signe d’humanité
A mis sur chaque front une ombre de beauté.




Ô Beauté nue,
Les oiseaux voient dans le calme
Où la digitale remue,
Où la fougère aux fines palmes
Est encor d’un vert tendre au pied de l’aulne obscur.
Une molle buée enveloppe l’azur,
Allège les lointains, les arbres, les maisons,
Noie à demi la ferme et le dormant gazon
Et fait de la montagne une ombre aux lignes pures.
Pas un souffle, pas un soupir, pas un murmure,
Tu rêves. Le vallon s’apaise solitaire
Dans l’ombre et le repos qui caressent la terre ;
Tu rêves et la terre est faite de ton rêve
Et ta forme à jamais se répand et s’élève
Et semble s’allonger sur les espaces bleus,
Ton corps limpide et clair flottant au-dessus d’eux,

Avec tes nobles bras entr’ouverts et ta tête
S’appuyant sur les monts indolente et muette.

Les rochers et les bois dorment sous ta grande ombre
D’un sommeil plus divin.
Car pâle elle s’étend, épure et rend moins sombre
Le rêve des lointains.
L’univers à demi dans la brume tranquille
Élève les sommets et les fumeuses villes
Où passent les humains,
Et c’est dans une vaste et pensive harmonie
Que répond longuement à ta mélancolie
La courbe des confins.




Homme, ne vois-tu pas s’arrondir l’atmosphère
Pâle et rêveusement enveloppant la terre ;
Ne sens-tu pas la marche et la fuite légère
Du monde harmonieux dont les amples rumeurs
Passent en rythmes purs ceux des bouleaux pleureurs ?
Écoute le chant calme et serein de la sphère
Comme une mélodie aux accords plus lointains
Que l’ombre vaporeuse et la paix du matin.

C’est le balancement des brises
Dans la fuite des vapeurs grises,
Des parfums rêveurs et des eaux ;
C’est le murmure des rameaux
Sur le long silence des plaines,
C’est le mystère, c’est l’haleine
Des âmes, le soupir des fleurs ;
Et l’ample unité de ce chœur

Est comme un cercle de lumière
Calme et pur autour de la terre.


Pourquoi pleurer dans la paix d’un bonheur
Supra-terrestre et que murmure la douleur
Qui ne soit plainte vaine et faiblesse du cœur ?
L’espoir est un vain rêve auprès du long silence
De ce bonheur mélodieux
Où la terre rythmique et lente se balance.
Jetons sur les confins le clair regard des Dieux,
Que le sens éternel des lignes et des plaines
Élève jusqu’à lui les âmes plus hautaines
Et les égale à la Beauté
Dans l’atmosphère pâle et de douce clarté.




L’aurore a blanchi l’herbe et réveillé l’oiseau,
L’enfant nu se suspend et se berce aux rameaux
Retombants du bouleau ;
La fleur jeune et mouillée éclose de la terre
Répand une lueur dans l’ombre ; la fougère
Prend dans son fin réseau la svelte digitale
Et l’abeille sauvage erre sur les pétales.
C’est la voix du ruisseau caché sous la verdure
Qui s’éloigne et prolonge un limpide murmure ;
L’ombre de la clochette et celle de l’ombelle
Mettent sur ta chair blanche une molle dentelle
Qui danse avec la brise et semble respirer
Au mouvement pensif de ton souffle éthéré,
Ô Beauté.




Voici l’homme chargé
D’un gros livre broché
Plein d’assurance et sage.
Que le monde est divers, mouvant, originel.
Qu’il est atmosphérique en regard de ces pages
Qui prétendent fleurir dans le temps éternel
Et suivront le destin du sable et du nuage.
Plus haut que la raison s’élève le silence
Du vallon mélodique où l’âme se balance,
Où devant la Beauté nue entre les fougères
L’humanité défile ainsi qu’une étrangère
Dans le sein de sa propre et divine ambiance.




Longue file d’indifférents,
Rudes, bornés, les yeux errant
Sans rien voir et battus des vents.
Deux riches dames chuchotent
Dans leurs capelines hautes ;
L’une arrache d’un doigt pâle
La plus fière digitale.

Un jeune fou qui les suivait,
Frisé, sanglé, étiqueté,
Suave et blond,
Porteur d’une tige d’ajonc,
En a effleuré la Beauté.




Souris et danse sans flétrir
Ces fins boutons prêts à fleurir ;
Courbe-toi sous les grêles branches
Et que la rondeur de ta hanche
Soit pure et fraîche comme un vase
Plein de lumière.
Dame pensive dans l’extase,
Enroule la tige légère
Du bouleau autour de ton bras
Et baise-la.




Ô longue, interminable file
Qui chemine et semble immobile
Tant elle est nombreuse. Ô vivants,
Tristes, bornés, maigres, errant
Par les brumes et par le vent.

Pourquoi des femmes loqueteuses
Et d’autres en robes de soie,
Et ces figures douloureuses
Auprès de ces ombres de joie ?
Que veulent ces blêmes fiévreux
Battant les branches autour d’eux ;
Humaine et poussiéreuse houle
Qui s’écoule.




Ces deux voluptueux ont attendu la lune.
Épuisés et dolents dans les fougères brunes,
Ils poursuivent encor de longs embrassements.
Le bras noueux se crispe autour du torse blanc
Et dans les cheveux fous des rameaux de cerises
Miroitent d’un feu vert sous la lune. La brise
Sèche à jamais la lèvre entr’ouverte au baiser
Et ne peut rafraîchir ces membres embrasés.




Arrivent les danseurs sur la pelouse nette,
Couples tourbillonnant et frôlant les clochettes ;
De tendres vers luisants posés dans les cheveux,
Des rires en tournant et de frêles aveux.
Plus pâle de glisser à travers le feuillage,
La lune par instant éclaire les visages,
Une main blanche, un bras se détachant de l’ombre.
Et ces jouets humains articulés et sombres
Qui tournent mollement sous la lune s’en vont
Avec un rire éteint plus loin dans le Vallon.




Et toi, fille serrant encor sur ton sein nu
Le petit enfant mort, sournoisement venu
Et dont tes tristes mains ont étouffé la vie,
Ici couche l’enfant sous les fleurs endormies
Et regarde, songeuse, à mes côtés assise,
Ce défilé poussé dans l’ombre par la brise.




Vois-tu, à ce bouleau un homme s’est pendu ;
Longtemps il s’est bercé dans l’aube et sous la lune ;
Le doux balancement de cette forme brune
Imitait la ramure, et le ruisseau secret
Qui coulait à ses pieds en un murmure frais
S’éloignait comme cette brise et le pendu
Se berçait comme l’herbe et la branche au-dessus.




Éternelle, muette et large solitude,
Les ombres ont ici une telle amplitude,
Un tel pouvoir de rêve et de recueillement
Émane de ces bleus et longs vallonnements
Que l’âme extasiée au faîte de l’espace
Élève la pelouse où les bouleaux s’effacent.
Au loin, le monde pâle et ses coteaux dormants
Et son humanité falote en mouvement
Se voile, dessinant sous l’atmosphère humide
La ligne et la douceur de son orbe limpide ;
Et c’est durant la nuit de ces espaces calmes
Que la sphère terrestre apporte jusqu’à l’âme
Le chant pur et léger d’un silence lointain
Qui poursuit sa rumeur dans le sommeil divin.




Seuls maintenant la vierge avec son fiancé
S’attardent sur la mousse. Elle a les yeux baissés
Et sa main caressant les clochettes sereines
Comme une belle fleur elle-même se traîne.
Le Vallon qui sourit à leur bonheur humain
N’est pour eux dans la plaine avec ses bouleaux fins
Qu’un site langoureux. Ils suivent une allée,
Se penchant l’un vers l’autre et la marche ondulée.
L’aube qui monte lente et grise
Souffle sur leurs pas une brise
Et cette brise en agitant l’herbage
A réveillé l’enfant
Qui, rose et nu, poursuit une abeille sauvage
Derrière eux et leur jette en un rire éclatant
L’appel le plus câlin de sa voix de printemps.




Ô Beauté nue à jamais solitaire,
Élève ton corps blanc du milieu des fougères
Et laisse que le souffle ingénu du matin
Caresse ton épaule et le bout de ton sein ;
Laisse sous le jour bleu qui coule des ramures
S’élever noblement parmi ta chevelure
Ta forme svelte et songe au vaporeux murmure
Des feuillages traînants et des bouleaux pleureurs.
Dans une brume douce au loin la ville meurt
Et fume sur les monts où l’église s’envole
De l’essor infini de ses tourelles folles ;
Et le long des coteaux en un tournant chemin
La file nébuleuse et vague des humains
Regagne lentement ses murs pleins de mystère.

Il n’est rien de ce monde aux mortelles cités
Que la ligne divine où l’enclôt la beauté.

Berce-toi de ton propre rythme, ô calme joie,
Dans le souffle onduleux que la brise t’envoie.
Lorsqu’aux lueurs du soir le chant du rossignol
Conduit en murmurant ta danse, sur le sol
Ton ombre te répond et sa forme alanguie
Imite devant toi ta pensive harmonie :
Elle arrondit les bras et nage fluide et pâle
Sur l’herbe velouteuse entre les bleus pétales ;
Tu te mires en elle et sais dans ton silence
Que la terre est pareille à cette ombre qui danse.

Sur les confins voilés et les souples collines
L’azur enveloppant se pose en lueur fine.

Deux hommes vêtus de buée
Gagnent la plaine hors de l’allée.
Un chien à peine dessiné
Les suit, tête basse, en cadence ;
On ne sait ce que le chien pense
Ni pourquoi ces gens embrumés
S’éloignent dans la somnolence.

La maison grise dans le pré.
Sur le seuil la femme apparaît,
Étend la main vers la prairie,
Puis rentre avec mélancolie.

Monde silencieux où ce vallon rêveur
S’allonge dans une ombre et dans une fraîcheur
De branches. Bleu vallon aux colonnes feuillues
Où la clochette tremble, où le bouleau remue.

Chemine avec douceur entre les fleurs muettes,
Élève tes bras blancs, incline ton beau corps,
Entre-croise suavement tes jambes sveltes
Pour une danse molle où le geste s’endort.
L’oiseau qui s’était tu chante dans la ramure
Du plus pâle bouleau et l’eau triste murmure.

Passe, Dame sereine, en jetant les longs plis
De tes cheveux autour de tes membres polis
Et parfois apparais nue et belle. Le rêve
Enveloppe tes pas et ta forme et soulève

Ta danse sur les fleurs. Écoute l’ombre et l’eau,
Le secret mouvement des pins et des bouleaux
Et de ta chevelure
Poursuivre autour de toi leur fuite calme et pure.



MÉLANCOLIE

1909

Au docteur André Sauvage
et à Germaine Sauvage.


I




Dans ces vallons où l’ombre fine
Descend lentement du ciel froid
Fallait-il que je m’achemine ?
La nuit grandit autour de moi.


II




Dans un pâle et vague murmure
Disparaissent à l’œil mi-clos
Les longs matins verts de ramure
Qui se bercent au bord de l’eau.



Souvenirs des aubes dernières,
Je vous tiens doucement pressés
Comme la gerbe du passé
Vide de grains et plus légère.


III




Je me souviens de mon enfance
Et du silence où j’avais froid ;
J’ai tant senti peser sur moi
Le regard de l’indifférence.



Ô jeunesse, je te revois
Toute petite et repliée,
Assise et recueillant les voix
De ton âme presque oubliée.


IV




J’ai conservé longtemps
Une feuille séchée
Dans un livre d’enfant,
Une fleur effacée,
Un modeste ruban
Qui retenait mes tresses.
Ô lointaines tendresses.


V




J’avais peur qu’on touche ma robe,
Et jalouse de mes pensées,
J’étais l’ardeur qui se dérobe
Plutôt que d’être caressée.



Mes yeux se fixaient sur les êtres
Comme un pétale aveugle et frais
Dont l’éclat satiné pénètre
Le feuillage d’un feu discret.


VI




Je me suis dit les mots câlins
Que personne ne peut me dire,
Ceux qui ne parlent pas en vain
Au cœur qui se ronge et soupire.

Allez, je me suis bien aimée,
J’ai si bien caressé mes mains
Pour la misère désolée
Des petits doigts maigres de faim ;

J’ai si bien serré mon visage
Sur le sein de mon âme molle
Que nul amoureux entourage
Ne m’eût fait étreinte plus folle.


VII




Toute ma beauté sous mon front repose,
Mon âme secrète a l’odeur des roses.


VIII




Parfois d’un aveu qui s’élance
J’ai crié combien j’étais lasse,
Puis j’ai compris que le silence
Avait plus de poids dans l’espace.


IX




Je suis née au milieu du jour,
La chair tremblante et l’âme pure,
Mais ni l’homme ni la nature
N’ont entendu mon chant d’amour.


Depuis, je marche solitaire,
Pareille à ce ruisseau qui fuit
Rêveusement dans les fougères
Et mon cœur s’éloigne sans bruit.


X




Savez-vous, feuilles verdoyantes,
Pourquoi mon cœur devait souffrir
D’une douleur aussi fuyante
Qu’une vapeur qu’on voit mourir
Un matin ?


XI




Cette ronde toiture bleue
Du ciel pèse tant à ma chair
Que je voudrais pendant des lieues
Marcher pour trouver un autre air ;


Un air qui n’aurait pas de teintes
Et qui me permettrait de voir
Sur leurs gradins légers des saintes
M’invitant du geste à m’asseoir.


XII




Je veux d’une plainte suave
Exhaler ma peine au soleil
Et que mon chant soit pur et grave
Comme une campagne au réveil :

Une campagne solitaire
Où le seigle étend son velours,
La montagne moite et légère
Entourant l’air calme du jour.

Élancez-vous, jeune alouette,
Vos œufs sont pondus dans les blés,
Et la rosée en gouttelettes
Tremble sur les gazons dorés.


XIII




Petites violettes blanches,
J’aime ce cadre de printemps
Que vous me faites quand je penche
Mon visage sur les étangs.

Voyez, ma robe humble et fanée
Comme elle s’allonge dans l’eau
Et par une algue enrubannée
Devient légère avec le flot ;

Voyez comme l’ombre mouvante
Qui tombe du bouleau pleureur
Fait une délicate mante
De dentelle autour de mon cœur.


XIV




L’eau lumineuse ne reflète
Que le bonheur des longs rayons
Et mon âme tendre et muette
Sent la chaleur sur ses haillons.


XV




Je chante. Les jours passeront
Sans égard à ma destinée ;
De jeunes fleurs s’éveilleront
Entre les herbes chaque année ;


Mais ma voix n’aura pas couvert
L’universelle mélodie
Comme l’alouette de l’air
Qui voit sa saison reverdie.


XVI




Je me souviens d’un paysage
Où la neige molle tombait,
Pareille à l’indolent plumage
D’un grand oiseau qui se dévêt.

Assise près de la croisée,
Je regardais le sol blanchir
Et les ramures dénudées
Sous les flocons s’épanouir.

On eût dit une moisson triste
D’herbe pâle qui s’étendait,
Où le cœur perdu somnolait
Sans savoir même qu’il existe ;


Et lointains, les oiseaux nageaient
Dans l’eau dormante de la brume
Comme des oiseaux plus légers
Qui ne seraient faits que de plumes.


XVII




À présent, mon cœur aime mieux
Une allégresse atténuée
Plus proche de l’âme fermée
Que troublerait l’éclat des cieux.
Quand le matin bleu rempli d’ailes
Frôle la fenêtre où j’écoute,
Je me penche et vois sur la route
Glisser l’ombre des hirondelles.


XVIII




Va ton chemin, mon pauvre cœur.
Dans le soir rempli de fumées ;
Toutes les maisons sont fermées,
Suis la lune, mon pauvre cœur.

Ainsi je cours après la lune
Comme après ma fuyante image ;
Elle est au fond de l’ombre brune
Ou dans l’eau se dérobe et nage.


XIX




J’attends ; mais aujourd’hui encor
Nulle lèvre de soie et d’or
Ne se clora sur mon visage
Pour un consolant mariage.

Ainsi je marcherai toujours ;
Et mon âme appelle au secours,
Mais qui ? Le soleil s’achemine
Et suit sa route de collines.


XX




Pourtant, je veux chanter aussi
Comme une abeille sans souci
Et rire aussi comme une abeille
Sur un rosier qui s’ensoleille.

Je suis triste comme la plaine
Et joyeuse comme l’abeille
Dans le jour qui souffle une haleine
Embuée autant que vermeille.


XXI




Peut-être serai-je plus gaie
Quand, dédaigneuse du bonheur,
Je m’en irai vieille et fanée,
La neige au front et sur le cœur ;

Quand la joie ou les cris des autres
Seront mon seul étonnement
Et que des pleurs qui furent nôtres
Je n’aurai que le bavement.

Alors, on me verra sourire
Sur un brin d’herbe comme au temps
Où sans souci d’apprendre à lire
Je courais avec le printemps.


XXII




Le bonheur est mélancolique,
Le cri des plus joyeux oiseaux
Paraît lointain comme de l’eau
Où se noierait une musique.

À l’œil qui s’en repaît longtemps
La couleur des fleurs est moins fraîche ;
L’herbe a parfois l’air d’être sèche
Sur le sein même du printemps.

L’allégresse comme un mensonge
Hausse sa note d’un degré
Et l’angoisse au cœur se prolonge
Sous un jour trop longtemps doré


XXIII




J’entends tout bas pleurer les roses,
Les branches vertes, l’eau d’argent ;
Mon pauvre cœur tant indigent
Est plus sûr de ses jours moroses
Que le lac ne l’est de son eau
Calme où nagent des feuilles rondes
Et que l’amour du jeune oiseau
Ne l’est des ramures profondes.


XXIV




Langueur pure, douce harmonie
Des pelouses et des sentiers,
Les crapauds chantent dans ma vie
Avec leurs violons mouillés.


XXV




Les mélancoliques crapauds
Avec leurs violons sous l’eau
Font une musique à la lune.

Ô crapauds, vos violons verts
Faits d’eau morte et de cristal clair
Sont cachés sous la mare brune.

La lune est au milieu de vous
Dans l’eau et son visage doux
Pleure la pâle destinée
D’une musique insoupçonnée.


XXVI




La lune blanche au rire éteint
Glisse dans l’air où rien ne pèse ;
On entend le frisson lointain
D’un long murmure qui s’apaise.

L’heure est si pure qu’on dirait
Que la montagne est transparente
Et que les arbres dilués
Sont les reflets d’une eau dormante.


XXVII




Après moi celui qui viendra
Sur la route grise et poudreuse
Verra l’empreinte de mon pas
Dont l’argile un instant se creuse,
Mais ne se demandera pas
Quelle peine appuya ce pas
Sur la route silencieuse.


XXVIII




Les corbeaux qui suivront de près
Ma marche indolente et menue,
Assis en cercle dans les prés
Sous un ciel de brume chenue,
Auront l’air d’un peuple étranger
Qui complote de me manger
Quand la lune sera venue.


XXIX




Le merisier sous le brouillard
Aura sa rouge chevelure
Pleine d’oiseaux donl le départ
Est annoncé par la froidure,
Et ce merisier émouvant
Comme une personne inconnue
Se dressera pour ma venue
Avec sa chevelure au vent.


XXX




Je verrai s’éloigner la lune
Comme un oiseau dans le brouillard,
À l’heure où la blême infortune
Me pressera pour le départ.
Et l’arbre me dira : Demeure,
Pourquoi partir ? Rien n’est plus doux
Que l’automne blonde qui pleure
Avec ses feuilles dans ton cou.


XXXI




C’est vrai, c’est vrai, ma chère automne,
Vous revoilà. Mon cœur aussi
A des feuilles qu’il abandonne
Au vent sur le gazon jauni.


XXXII




Le vent glacé tord mes cheveux
Sur la route et fait pleurer l’ombre ;
Je me sens seule sous les cieux
Où chavire la terre sombre.


Les murs et les chemins sont froids,
Les maisons sont noires et mortes ;
Je me sens prise malgré moi
Dans les feuilles que l’air emporte
Et le sol chavire sous moi.


XXXIII




Ma maison est assise au vent
Dans une plaine sombre et nue
Comme un tombeau pour un vivant
Où s’agite ma chair menue.


Les longs brouillards viennent frôler
Au soir ma porte solitaire,
Et je ne sais rien de la terre
Que ma tristesse d’exilé.


XXXIV




Je sors lorsque la nuit descend,
Quand les monts sont noirs sous l’air pâle
Et que les pins en gémissant
Couvrent mes pas dans leur rafale.
Je sors sans héroïque espoir
Pour glisser dans l’ombre mon âme
Quand la lune courbe sa flamme
Comme une lampe au vent du soir.


XXXV




Arbres, montagnes, champs neigeux,
Je vous vois naître
Dans un rayonnement laiteux
À ma fenêtre.
Le jour passera somnolent
Sans autre fête
Que l’averse des flocons blancs
Lente et muette,
Et grave, je m’étonnerai
De quelque livre
Où les jours tièdes et dorés
Aident à vivre.
Tant mes regards s’habitueront
À voir descendre
L’averse molle des flocons
En froide cendre.


XXXVI




Le ciel est plus gris qu’une feuille morte
Oui traîna longtemps dans la boue et l’eau ;
Les rameaux menus que le vent emporte
Sont les os du pin et ceux du bouleau.
On entend couler ainsi que des larmes
Quelques gouttes d’eau dans les rochers noirs ;
Cet instant glacé a pour moi des charmes,
Il ne change rien à mes désespoirs.
Rien ne me rebute et rien ne m’attire ;
L’hiver me sourit dans ses jours neigeants,
Et quand il viendra, je laisserai rire
Le jeune printemps.


XXXVII




Lorsque l’eau voudra, lasse d’être morte,
Tordre ses cheveux d’algues au soleil.
Le vent du printemps poussera ma porte
Et me tirera de mon long sommeil.
Il me dira : Viens, prends ma main légère,
La neige a fondu, les toits vont fleurir,
Une jeune mousse a caché sous terre
Avec son tapis le vieux souvenir.
L’ombre est transparente entre les ramures,
Ton cœur doit souffrir d’un hiver si long,
Entends l’eau chanter argentine et pure
Comme un rossignol. — Je dirai : Allons.
Et peut-être alors en mon cœur qui pleure
J’entendrai piailler de petits oiseaux
Qui ne veulent pas que le printemps meure
Dans ma chair trop jeune et seront éclos.


XXXVIII




Alors je serai comme une malade
Qui traîne ses pas dolents dans les fleurs.
Une odeur de ciel lumineuse et fade
Montera, pareille au sang, dans mon cœur ;
Les feuillages clairs mouillés par la pluie
Laisseront tomber leurs pleurs sur mon front
El cette fraîcheur mettra dans ma vie
Le calme léger et vert d’un vallon.


XXXIX




Dans son coin profond d’ombre verte
Fleurit la digitale rouge ;
Toutes ses clochettes ouvertes,
Elle éclaire l’ombre et ne bouge.
Elle est une âme seule et qui brûle sans bruit
Dans sa douleur et dans la nuit ;
Mais la douleur la tient loin du jour qui dessèche
Et sa flamme est fraîche.


XL




Quand il a plu sur le jardin,
Quand toute l’herbe est arrosée
Et qu’un pleur fait sur chaque brin
Trembler sa goutte de rosée,
J’aime qu’un rayon lumineux
Traverse la plaine mouillée
Et répande le jour laiteux
Dont chaque corolle est baignée.


XLI




Souvent le cœur qu’on croyait mort
N’est qu’un animal endormi ;
Un air qui souffle un peu plus fort
Va le réveiller à demi ;
Un rameau tombant de sa branche
Le fait bondir sur ses jarrets
Et, brillante, il voit sur les prés
Lui sourire la lune blanche.


XLII




Dans les prés pleins de scabieuses
Sous un ciel pâle et sans éclat,
Mon âme autrefois plus rieuse
Apprend à sourire tout bas.
Elle apprend à taire sa peine
Et sa robe couleur du temps
Est un nuage qui se traîne
Et se mire dans les étangs


XLIII




Comme la lumière apaisée
De l’âme est plus sereine à voir
Que cette jeunesse embrasée
Agitant un faux désespoir.
Je ne cherche plus dans les landes
L’odeur trop forte des lavandes ;
L’aile flottante du brouillard
Me donne un parfum de départ.
Elle m’exile, me soulève
Dans le sommeil d’un demi-rêve
Et ne garde d’un vain plaisir
Que la douceur du souvenir.


XLIV




Aussi quand le soleil se lève
Sur ma campagne nuageuse,
Voyez quelle verdure heureuse
Repousse l’écorce et la crève.

La source qui fend les rochers
Baigne la pervenche pourprée ;
De l’herbage qui la cachait
Sort la primevère étonnée

Et le printemps qui paraît nu
Dans sa robe de lin mouillée
Souffle un air de brise inconnu
Plus frais que l’aube réveillée.


XLV




Douce chanson, claire chanson,
Tu sors de mon âme elle-même,
Comme la rose hors du buisson
Penche sa pourpre qu’elle sème.
Tu nais grave comme le jour
Avec un lumineux silence
Où le rêve de ton amour
A le calme d’une eau qui pense,
Et tu rejoins si purement
Les voix de l’ombre et de la plaine
Qu’on ne distingue pas le vent
Ni les parfums de ton haleine.


XLVI




Comme les jours dorés sont longs
À s’endormir dans les vallées ;
Les massifs d’arbres sont moins blonds
D’où la clarté s’en est allée ;
Mais il traîne sur les rameaux
Comme une vapeur de lumière
Et la nature tout entière
A l’air de se noyer dans l’eau
De la lune rose et légère.


XLVII




Ici peu d’abeilles dorées ;
Mais de petits papillons noirs
Fleuris sous les sombres nuées
Volètent dans la paix des soirs
Comme des ombres de pétales
Au-dessus du seigle vert pâle.
Tel un vent qui viendrait des bois
Mon pas les chasse devant moi,
Léger troupeau qui se rallie
Conduit par ma mélancolie.


XLVIII




Au milieu des hautes fougères
Dont la dentelle verte éclaire
L’ombre penchante des ravins,
Je sentais les plantes légères
S’attacher souples à mes mains
Comme des toiles d’araignées
Faites de feuilles ajourées.


XLIX




Dans ce long ravin de fougères
Où je m’achemine en rêvant
Tout le silence de la terre
S’est endormi comme le vent.
Un fin bouleau d’écorce blanche,
Plus léger qu’un saule, se penche ;
Sa retombante chevelure
Faite d’une grêle ramure
Où l’on aurait jeté des feuilles
S’incline jusqu’à la fougère,
Et je vais, laissant au mystère
Cette fraîcheur qui se recueille.


L




Dans ce clair réduit de fougères
Où la digitale est en fleur,
Allons nous reposer, mon cœur,
Des sécheresses de la terre.

Je m’avance sous l’ombre verte,
Pure comme une âme entr’ouverte
Dont le silencieux vallon
S’allongerait dans ce bas-fond.

Il me semble toucher mon âme
En caressant les frais rameaux
Qui font avec une odeur d’eau
Soupirer leurs tranquilles palmes.


LI




Comme j’allais dans les fougères
Dont mon front rêveur est frôlé,
Un doux oiseau s’est envolé
De sa ramure familière.
Et mon pas s’éloigna sans bruit
Pour laisser à la verte nuit
Qui sur lui descend du branchage
Cet oiseau dont le trille pur
Comme le regard de l’azur
Pénètre l’ombre des feuillages.


LII




Dans les pins élégants et hauts
L’azur blanc pénètre
Plus brillant que dans les bouleaux
Ou que dans le hêtre.


Ô bois de pins, colonnes fines
Qui nombreuses vous balancez
Sur le flanc pâle des collines,
Souvent je vous ai traversé ;
La lune sur vous verte et douce
Se suspendait et je sentais,
Calme navire aux mâts légers,
Remuer votre sol de mousse.


LIII




Ô pin, colonne nue
Qui s’achève en sombre verdure,
Vous êtes sur la nue
La solitude hautaine et pure.


LIV




Quand je partirai, paysage,
Ma douleur d’ici sera morte,
Et j’irai vers un autre orage
Avec une raison plus forte.
Où mes yeux se poseront-ils,
Sur quelles feuilles éclairées
Plus douces à l’âme en allée
Que celles du dernier exil ?


LV




Le cercle sombre des montagnes
Entoure un ciel de pâle azur ;
C’est le temps où dans les campagnes
Le seigle et les orges sont mûrs.

Les alouettes inquiètes
Frôlent la graine des épis
Et les petits des alouettes
Trébuchent en dehors du nid.

La terre blonde qu’on moissonne
A plus de clarté que le jour ;
L’air est fumeux comme en automne
Et l’aurore est sur les labours.


LVI




Le paon triste annonce la pluie :
Ce soir encor tu pleureras,
Ô mon ciel de mélancolie ;
Un voile gris te couvrira,
Noyé d’une averse infinie ;
Puis l’arc-en-ciel s’arrondira
D’un bout à l’autre des collines,
Sa lueur rose éclairera
Les feuilles humides et fines
De mon jardin et s’éteindra.


LVII




Le ciel et la terre sont noirs
Mais sur les montagnes ombrées
Le soleil qu’on ne peut plus voir
Allonge une lueur dorée.


LVIII




Le reflet d’un oiseau a traversé l’étang
Et dans l’eau j’ai cru voir un ciel de mon enfance
Où le rondeau joyeux des martinets s’élance
Par un soir de printemps.

Étang, ciel du passé brumeux de souvenirs,
Ciel reculé et bas enfoncé dans la terre.


LIX




Je suis dans ma blanche maison,
Affairée autour de la table
Et j’entends piailler le jour blond
Qui remplit la fenêtre aimable.

Quand plus fort grésille le feu
Qui m’appelle aux chaudes cuisines,
Mon regard frôle ton air bleu
Où respirent des branches fines,

Ô ma fenêtre, et ton baiser
De feuillage dans la lumière
Vient sereinement se poser
Sur ma pauvre âme prisonnière.


LX




Quelquefois sur le seuil de pierre
J’écoute, pensive, le chant
Des martinets, de la lumière
Et des guêpes brunes du champ.

Le jour dans sa ronde joyeuse
D’ailes, de feuilles et de cris
Bat ma maison silencieuse
Comme un nid de chauve-souris.

Mais qu’autour de moi l’heure vaine
S’illumine d’un temps si pur,
Je suis grave et même sereine
D’avoir l’ombre en mes quatre murs.


LXI




Je suis dans ma maison chérie
D’où je vois les jours s’écouler ;
Tour à tour soleil, brume, pluie
Vont rire, fondre et s’envoler.
Ah ! que de soirs dont je recueille
Le dernier soupir plein d’azur
Et que d’abeilles, que de feuilles
Tombent mortes le long du mur.


LXII




Pourquoi toutes ces morts légères
Autour de moi
Dont l’aile est aussi passagère
Que l’air des bois ?
Tandis que mes heures dolentes
Fauchent les jours,
Il me fauche aussi, triste plante,
Le temps qui court.
J’arriverai dans la tempête
Et mon bras nu
N’aura pas la feuille que jette
L’arbre tordu.


LXIII




Sur le cercle des monts veloutés d’herbe fine
L’azur est immobile et sans ombre aujourd’hui
Et je crois cheminer sous la voûte opaline
D’une bulle légère, immense et qui reluit.
Ô beau soir lumineux, une lune rêveuse
Va s’élever dans l’air toute pâle et roulant
Et, la terre fondant de clarté vaporeuse,
Je me sentirai pure et dans un pays blanc.


LXIV




Ah ! ne me croyez pas pleureuse,
Je suis sereine sous le jour
Comme dans l’herbe qu’elle creuse
Une source à l’eau de velours.
Je reflète avec un temps sombre
Les nuages et l’arbre noir,
Mais j’aime mon silence et l’ombre
Qui s’incline sur mon miroir.


LXV




Que serais-je, ô triste pensée,
Sans ton aile grise à mon dos,
Dont je me sens plus caressée
Que d’un voluptueux manteau ?


LXVI




Mélancolie, ô ma colombe
À l’œil tendre, à la plume grise,
Toi qui me suis quand le jour tombe
Vers l’étang que la lune irise ;
Toi qui becquètes mon bras frêle
Comme une sœur encor mutine
Et dont le baiser me rappelle
L’ongle pointu d’une main fine.


LXVII




Ce soir j’ai ri, vois-tu, d’un rire qui s’écoute,
Pour rire, pour sentir entre mes froides dents
Cette gaîté qui tombe en perles goutte à goutte
Avec un tremblement.


LXVIII




Parfois de crépuscule pleine
Avec la lune sur le cœur,
J’ai l’âme flottante et sereine
Du jour qui meurt.
Je vis sans rêve, sans pensée,
Comme doit vivre une colline
Sous l’ombre bleue et traversée
De vapeur fine.


LXIX




J’ai senti dans la plaine
Mon ombre vivre autant que ma personne humaine
Qui me semble sur l’herbe un mirage jeté
Par un rayon solaire au milieu de l’été.


LXX




Parfois dans mon miroir où tarde l’indolence
Je m’apparais songeant sur un fond de silence ;
La fenêtre d’en face y fait danser sans bruit
Son feuillage d’été que la brise conduit ;
Une bruine d’or s’effrite sur mes tempes,
J’ai le cadre fumeux et léger des estampes.
Alors de ce tableau de rêve où peu à peu
Les formes et le jour s’accusent moins ombreux,
Je palpe en hésitant la prochaine atmosphère
Comme un pan d’horizon détaché de la terre ;
Et mon âme indécise et qui se débattait
Entre mon être morne et mon pâle reflet
Me fuit. Je sens soudain que sa chaleur me quitte
Et que c’est le reflet seulement qu’elle habite.


LXXI




Le soir, au soleil je m’assieds
Devant ma porte ;
Le jardin, les arbres fruitiers,
La brise forte
Soufflent jusqu’à moi la rumeur
Des tièdes feuilles
Sans que mon immobile cœur
En lui l’accueille.
Je devine les coteaux mous
Qui se prolongent,
Sur l’étoffe de mes genoux
Mes mains s’allongent
Et je m’abîme à regarder
Ces deux mains frêles
Comme si mon corps tout entier
Était en elles.


LXXII




Parfois je ne suis plus que deux jambes marchant.
Qu’une main qui chavire au fil d’une rivière,
Qu’un œil mouillé de pleurs qui regarde en arrière.

Lentement je m’exile et je sors de moi-même,
Mon front m’est étranger et j’ai peur de ma main.


LXXIII




Bouleau léger qu’un souffle immobile balance
Dans la langueur du soir, je ne suis que silence,

Feuillage sourd, corolle aveugle, herbe levante
Qui vivent lentement d’obscure volupté,
Et fraîcheur, pureté,
Caresse vaporeuse
Qui traverse en rêvant la paix mélodieuse.


LXXIV




Vers cet espace calme où tourne l’hirondelle
Et qui ne connaît pas le cri des chairs mortelles,
Portez-moi, longs soupirs des oiseaux et des branches,
Que je coule dans l’air avec le vent muet.


Leur essor me soulève en sa fuite endormie
Au-dessus du bonheur, ô ruisseau d’harmonie…


Ô sonore ruisseau, musique aérienne
Où l’âme se balance en son éternité,
Calme enveloppement de lumière lointaine
Aux pâleurs de l’été.


LXXV




Je ne suis qu’un soupir émané de la terre.


LXXVI




Mon ombre, ô compagne légère
Comme l’ombre d’une fougère…

Ombre, fantôme de ma vie
Qui partout me suit en chemin,
Souvenir et mélancolie
De mon destin ;

C’est moi qui t’attache à la terre,
Pesant lien,
C’est ma chair lourde, ombre légère,
Qui te retient.

Étendez mon ombre à mes pieds
Si vous dessinez mon image,
Elle est le miroir familier
De mon passage.


LXXVII




Ô nuit verte de la vallée,
Souviens-toi de mon pas traînant,
Que la feuille par moi frôlée
Garde dans son gémissement
Le silence d’un cœur vivant
Et sa mélodie isolée.


LXXVIII




Ô vallon où je m’environne
De fraîcheur et d’humidité,
Mon âme tranquille te donne
Le silence de sa beauté.
Elle est faite de ton feuillage,
De ton ruisseau triste et mouvant,
Et c’est de ce léger passage
Que le vient ton apaisement.


LXXIX




J’aurai trouvé l’apaisement
À me fondre avec le murmure
Et le rêve de la nature
Dans son musical flottement ;


À mourir comme fait la brise
Dont s’éloigne le clair réseau,
Nuage indolent qui se brise,
Chute de feuille, reflet d’eau.


LXXX




Si vous venez sous mes ombrages,
Ô voyageurs, vous reposer,
Goûtez la fraîcheur des nuages
Où glissent mes plus doux baisers ;
Écoutez les feuilles luisantes
Remuer avec un bruit d’eau
Au-dessus des sources dormantes
Où mon rêve sobre est enclos.
Sous la lumière atténuée
Cheminez sans voix et gardez
Le souvenir de ces nuées
Qui caressent les noirs sommets
Dans la pluvieuse buée.


LXXXI




Mon cœur, ne te réveille pas,
Dors sous les ombres lumineuses ;
Tu n’es pas mort, tu vis tout bas
Dans la nature harmonieuse.


L’air ne semble-t-il pas dormir
Sur la campagne somnolente ?
Oh ! comme la vie est fuyante
Avec son pâle souvenir.


LXXXII




Comme un tumulte dans la brume
Les cris sont effacés et mous ;
L’air déplace dans ses remous
Les sourires et l’amertume
Et reste lumineux et doux.


LXXXIII




Une vapeur mauve et légère
Du ciel bruinait sur les monts ;
Sa lueur caressait la terre
Et la profondeur des vallons ;
Sur la verte et rase prairie
Elle s’allongeait en fumant.
Fraîcheur qui pénètre la vie,
Mollesse de l’ombre et du vent,
Ô paysage, instant de calme.


Paysage qu’on voudrait mettre
Dans un cadre au faîte arrondi
Et simple comme une fenêtre
Ouverte sur le jour pâli.


LXXXIV




Comme un plus sombre azur dans le jour qui s’éteint
Les monts sont d’un bleu noir et léger.
C’est le moment, mon cœur, de descendre au jardin
Oublier les soins ménagers.
Pauvre âme, laisse là l’ennuyeuse misère ;
Vois courir sur les champs les nuages courbés.
Vois, le ciel est si bas qu’il va toucher la terre
Comme pour t’absorber.


LXXXV




Écoute l’alouette au fond du ciel perdue.


LXXXVI




Le soir fugitif a passé
Dans un instant bleu de lumière.
La nuit descend et l’on dirait
Qu’elle a toujours voilô In terre.
Ô souvenir, ô jour doré,
Ai-je touché ta main légère ?


LXXXVII




Te voilà dans les bois,
Nuit douce et blanche,
Et ton ombre se penche
Autour de moi.
Tout à l’heure, mauves de brume,
Les pins veloutaient le coteau
Et l’azur était comme une eau
Vaporeuse où la lune fume.
Mais rien de l’instant lumineux
Dans ces espaces ne demeure.
Ainsi l’âme ferme les yeux
Sur sa peine afin qu’elle meure.


LXXXVIII




Le lis pousse dans le jardin
Avec cette fleur de lupin
Dont l’odeur céleste s’épanche
Et la lueur du pâle été
Nimbe en poussière de clarté
Leurs liges blanches.


LXXXIX




De tristes pavots effeuillés
Sont tombés sur le sol mouillé
Dans la pluie et le vent d’orage.
Des gouttes d’eau pleines de feux
Jettent de minces rayons bleus
Sur le feuillage :
Ces gouttes sont le seul éclat
Du jardin qui pleure tout bas
Après l’orage.


XC




Arbres qu’on n’a pas ébranchés,
Arbres, colonnes de feuillage
Droites et fines sur les prés,
Quelle fraîcheur de paysage
M’est apparue à votre image,
Vous dont les rangs sont séparés
Par la lueur verte des prés.


XCI




Ô prairie où je me promène,
Le verne jusqu’à l’herbe étend
Son feuillage humide qu’il traîne
En miroitant.
Avec le frêne et le bouleau
Il cache une obscure rivière
Qui ne révèle de son eau
Que la voix claire.


XCII




Bois de bouleaux léger sur moi,
Jamais ce tombeau de dentelle
Que je visitais autrefois
Dans son silence de chapelle,
Jamais ces grêles clochetons
Élevant leurs pierres feuillues
Ne vaudront les ombres menues
Que tes rameaux pleureurs me font.


XCIII




Va, mon âme, promène-toi
Dans la nuit verte des ramures,
Nul n’écoutera mieux ta voix
Que le silence et la nature,
Nul ne pleurera mieux sur toi
Que le murmure du feuillage
Et que les larmes de l’orage
Qui s’égoutte aux branches des bois.


XCIV




Le soleil s’est levé lentement ce matin,
Il a fondu la brume et la lune pâlie ;
Un rayon qui me vient du lumineux jardin
Couvre de sa clarté ma table rajeunie.
Ma fenêtre s’emplit de murmure et d’oiseaux
Et sans la regarder je la devine ouverte
Sur le jardin voilé d’un humide réseau
D’haleine matinale et de ramure verte.


XCV




Quand je me suis levée avec le petit jour,
Au coin de la vitre bleutée
La lune toute ronde et d’un pâle velours
Penchait sa figure effacée.
La brume caressait les arbres du lointain
Dans son eau tranquille et brouillée ;
Du fond de l’horizon une hirondelle vint
Reconnaître l’aube mouillée.
Elle glissa. Le givre avait blanchi les prés,
Et toute mon âme saisie,
J’écoutais sous le ciel le murmure ignoré
D’une flottante mélodie.


XCVI




Ô mes fougères, j’ai passé
Dans votre vallon immobile ;
Le jour lentement effacé
Inclinait son azur tranquille
Dans le ramage des bouleaux
Et sur vos feuilles de dentelle
Que des reflets bleus comme une eau
Couvraient d’une teinte irréelle :
Mes tristes mains ont caressé
Lentement dans le soir tranquille.
Larges fougères immobiles,
Votre feuillage et j’ai passé.


XCVII




Je marchais. La nuit est venue
Entre les colonnes menues
Des pins et des bouleaux pleureurs.
Nés de la brise et du silence
Sur les seigles en somnolence
Volaient des insectes frôleurs.
Les feuilles se sont effacées
Comme des lumières sans bruit
Et je n’ai plus vu dans la nuit
Qu’une ombre verte balancée.


XCVIII




Le soir est descendu sur moi,
Sur la vallée et dans les bois.
Dans un réduit de feuilles claires
Les bouleaux penchaient vers la terre
Leurs troncs veloutés de blancheur.
Une clochette dans sa fleur
Se balançait, mauve et légère,
Sur une mousse de fraîcheur
Avant d’éteindre sa lumière.


XCIX




En revenant sur le chemin
J’avais un bouquet de clochettes
Mélangé d’une herbe en aigrettes,
Et je l’élevais dans ma main.
Or, je vis la lune descendre
Toute petite dans les fleurs
Et plus mauve de leurs couleurs.
Ô bouquet gracieux et tendre,
La lune a tenu dans ton cœur
Et sur ma table solitaire
Tu garderas dans ta fraîcheur
Le silence de sa lumière.


C




Nuit enveloppante et frôleuse,
Tu prends les pins et les vallons,
Mon jardin luisant, ma maison
Et mon âme silencieuse.


CI




Ô bonheur des sources tranquilles,
Vents apaisés, jours immobiles,
Je marche dans votre clarté.
Je ne ride pas l’eau dormante
En passant ni la brise errante
Ni la beauté.


CII




J’ai pris les étangs, ils sont là
Avec leur face miroitante,
Le ciel d’été rêve tout bas
Dans cette page murmurante ;


La fleur est là, le jour est là ;
Je les ai pris sans mots ni poses
Et l’arc-en-ciel met sans éclat
Son cadre humide sur mes roses.


CIII




Adieu tristesse, adieu bonheur ;
Adieu jeunesse, adieu misère.
Je pénètre l’âme des fleurs,
De l’univers, de la lumière.


Le vent m’emporte en murmurant,
Je suis sur la blanche atmosphère
Prise dans l’éternel printemps
Qui se balance sur la terre.


CIV




Imitez mon tranquille essor,
Mon sommeil au-dessus des âges,
De la misère, de la mort
Et des orages ;
Bercez-vous du rythme serein
De l’enveloppante harmonie.
Vapeur blonde ou brouillard chagrin
Sur la prairie.


CV




Pâle amour et pâle terreur,
Couple enlacé loin de mon cœur
Sous un ciel sombre,
Entends la rumeur de mon chant,
Vague abeille au-dessus des champs
À travers l’ombre.


CVI




Ô mon âme, ô mon chant léger,
Tu flotteras sur la colline
Pour la tristesse du berger
Dans l’ombre fine ;
Dans le silence du vallon
Pour le cœur de celles qui vont
La chair blessée ;
Sur la ville et sur la maison
Pour l’ennui, pour la déraison,
Pour la pensée.


CVII




Lève-toi, jour pâle et laiteux,
Sur la planète printanière
Où je m’avance la première
À travers un rayon brumeux.
La vie et le temps qui s’éveillent
Font une musique d’abeilles
Et d’oiseaux, ô monde léger
Où l’âme frôle la prairie
Comme la brise rajeunie
Qui baise les gazons mouillés.


CVIII




Qu’on ne m’enlève pas, ô mon vallon, ta nuit,
L’ombre du verne obscur et du bouleau fragile,
Le pré de froid velours où le soir me conduit
Et dont rêve à mes pieds le sommeil immobile.
Tant de fraîcheur me vient de ces lieux recueillis
Où la lumière verte est l’âme du silence
Que mon cœur immortel y tombe dans l’oubli
Et dans l’inconscience.


CIX




Jusqu’au ciel d’azur gris le pré léger s’élève
Comme une route fraîche inconnue aux vivants ;
La mouillure de l’herbe et de la jeune sève
Répand dans l’air rêveur son haleine d’argent.
Sur les bords de ce pré le bouleau se balance
Avec le merisier profond dans ses rameaux
Où des moineaux dorés sautillent en silence
Comme aux pures saisons d’un univers nouveau.


Je te pénètre, ô pré que longent des collines
Où la fougère étend son feuillage en réseau.
Et j’écoute parler la voix molle et divine
De la calme nature au milieu des oiseaux.


CX




Ô terre verte, fraîche et pure,
Molle prairie, arbres profonds,
Arbres légers dont la ramure
Tombe grêle le long du tronc,
Me voici, d’une âme sereine
Je marche dans votre retrait
Et mon pas caressant se traîne
Comme une branche sur le pré.


CXI




La montagne éteinte est voilée ;
Seul un carré d’herbage frais
Sur le penchant de la vallée
S’éclaire d’un rayon doré.
Comme une nappe de lumière
Il miroite sur la hauteur
Et toute l’ombre de la terre
Est muette de son bonheur.