Le Vampire (Morphy)/09

La bibliothèque libre.
J.-M. Coustillier, éditeur (p. 32-34).

CHAPITRE IX

La mort du curé de St-Roch

Enfermé dans le cabinet attenant au logement de la vieille Italienne, le prêtre avait pu entendre ce qui se disait dans la chambre voisine.

Il était perdu, s’il ne parvenait à conjurer ce nouveau et terrible danger.

Une issue lui restait. Nous avons dit que le réduit avait une lucarne donnant sur la cour intérieure de la maison.

Ce fut par là qu’il s’échappa, tandis que l’Italienne se précipitait pour tuer l’assassin de sa fille.

Les porteurs du brancard et les agents avaient tous suivi la vieille Marita. La cour était déserte et le curé put gagner la rue sans encombre.

Au dehors, quelques curieux stationnaient devant la maison. Ils avaient suivi le brancard.

L’abbé Caudirol ressentit une angoisse mortelle. Il croyait que tout le monde allait le reconnaître et se jeter sur lui.

Il contint son émotion et s’éloigna précipitamment sans exciter le moindre soupçon. Son accoutrement l’avait fait passer inaperçu.

Un soupir de soulagement sortit de sa poitrine. On avait perdu sa piste. Il avait déjà tourné plusieurs rues sans être poursuivi. Désormais, il était imprenable au milieu de cette grande fourmilière parisienne où il est si aisé de trouver un abri contre la justice.

— Sauvé ! répétait-il, je suis sauvé !… Quel bonheur !

Et le souvenir de ses crimes épouvantables s’effaçait de son esprit. Il ressentait une joie sans pareille. Son cœur bondissait d’allégresse.

— Libre !… Sauvé !

Un brouillard épais commençait à tomber, rendant la nuit de plus en plus obscure. Bientôt on ne distingua plus à cinquante pas devant soi.

Le prêtre s’orienta.

Il était rue Saint-Louis-en-l’Île dans la Cité.

Il lui était impossible de rôder ainsi toute la nuit. Ses forces le trahissaient maintenant. Il avait un invincible besoin de repos.

Comme il continuait sa route, luttant contre la fatigue, il fut témoin d’une scène qui ne tarda pas à l’intéresser.

Un individu assez bien vêtu, mais dans un complet état d’ivresse, marchait devant lui, titubant de droite et de gauche.

Une fille attardée le croisa.

— Eh ! dis donc, mon petit pochard, fit la prostituée, viens-tu avec moi ?… Je serai bien gentille.

L’ivrogne ne répondit que par un sourd grognement, et, le pied lui manquant sur le bord du trottoir, il roula par terre. Après avoir vainement essayé de se relever, il s’endormit bruyamment.

L’abbé Caudirol vit la fille se pencher vers le dormeur, lui prendre sa montre, fouiller dans ses poches… Après qu’elle l’eût dévalisé complètement, elle s’éloigna dans la direction de la place Maubert…

Un tonneau de vidanges approchait avec fracas, rasant la bordure du trottoir où était échoué l’ivrogne.

Le curé eut une idée infernale.

Il enleva doucement l’homme endormi et le coucha sur la chaussée, la tête dans le ruisseau.

La voiture avançait lentement ébranlant les pavés.
La baronne de Cénac.

L’abbé Caudirol se rejeta vivement dans l’angle d’une porte et attendit, dissimulé par le brouillard qui s’épaississait de plus en plus.

Le lourd véhicule, n’était plus qu’à quelques mètres de l’ivrogne. Le cocher somnolait doucement sur son siège, sans rien distinguer.

Mais, à un pas de l’ivrogne, le cheval s’arrêta net…

— Hé ! hue donc, cocotte, cria l’automédon en allongeant un coup de fouet à sa bête.

La voiture passa…

Seul l’abbé Caudirol perçut un gémissement sourd : le cheval avait piétiné le corps. La voiture eut un brusque cahot ; la roue s’éleva sur le crâne et s’affaissa dans l’écrabouillis des os ; la cervelle avait jailli jusque sur le prêtre qui, blotti dans son encoignure, avait assisté anxieux à l’écrasement de l’ivrogne.

Lorsque la rue fût redevenue déserte, l’assassin s’approcha de sa nouvelle victime.

— La tête est broyée, méconnaissable… C’est ce qu’il faut !

Et sur cette observation étrange et sinistre, faite à demi voix, il enleva prestement le pardessus du mort et s’en vêtit. Puis il habilla le cadavre avec le paletot que la vieille Italienne lui avait donné. Il échangea ensuite son chapeau ; et, enfin, après avoir glissé quelques cartes et des papiers dans les vêtements de sa victime, il reprit sa course interrompue.

Cette substitution avait été faite rapidement. Deux minutes avaient suffi au prêtre pour accomplir sa métamorphose.

Tout à coup, il s’arrêta, et menaçant le ciel de son poing fermé, il s’écria :

— Ma destinée m’y pousse : j’entre en guerre contre Dieu et les hommes. L’horreur est mon élément, le crime me plaît. C’en est fait, je vivrai en semant l’épouvante sur mes pas. L’effroi des autres sera ma suprême jouissance. Je ferai le mal pour le mal. Mon œuvre sera une œuvre de haine…

Et il ajouta avec un hideux sourire :

— Oui, je serai le génie du mal, imprenable et invincible, frappant dans l’ombre, partout à la fois et nulle part !

Il s’enfonça dans les rues du quartier Mouffetard où il disparut bientôt en jetant cette dernière menace :

— Le curé de Saint-Roch n’est plus. Du moins on le dira et on le croira… Mais Caudirol sera vivant et bien vivant… Paris !… prends garde au monstre !


FIN DU PROLOGUE