Le Vampire (Morphy)/20

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 116-124).

DEUXIÈME PARTIE

LA RESSUCITÉE


CHAPITRE PREMIER

La consultation.

Nous avons laissé de côté, pour suivre les péripéties de ce drame, l’affaire de la rue des Gravilliers.

Le baron de Cénac, nous l’avons dit, avait survécu à sa blessure, mais son état était désespéré.

Cependant, on faisait tout pour le sauver.

Les plus célèbres chirurgiens se pressaient à son chevet.

À l’instant où débute ce chapitre, le baron était étendu sans mouvement sur son lit, dans sa chambre à coucher.

Les médecins étaient réunis en consultation dans ce même salon de l’hôtel où nous avons vu la baronne, lors de son rendez-vous avec l’abbé Caudirol, attendre impatiemment l’heure de partir.

Aujourd’hui, la pièce avait un autre caractère.

Tout était en désordre ; les volets entièrement clos ne laissaient filtrer qu’une clarté douteuse.

On parlait bas.

— Je conserve bon espoir, fit l’un des médecins.

— Vous êtes trop optimiste, mon cher, demandez plutôt au docteur Baudinet, répondit un autre.

— Mon confrère a raison, approuva un troisième.

— Certainement, conclut M. Baudinet, avec sa gravité risible.

Et pour donner plus de poids à son affirmation, il prit par le bras celui de ses collègues qui avait manifesté une espérance de guérison, et il ajouta sur un ton prophétique.

— À moins qu’un état de mieux, provoqué par mon traitement anti-septique, ne se produise bientôt, ce dont je doute fort… eh bien ! il est radicalement perdu…

La harangue du docteur Baudinet fut inopinément troublée par un domestique qui annonça aux médecins réunis un confrère sur lequel ils ne comptaient point.

M. Lucien Bartier…

Ce fut une surprise générale.

— Le Docteur-Noir ?

— Je le croyais à Mazas…

— On l’a donc relâché ?

— C’est indigne ! fit M. Baudinet d’un ton lugubre. Il ose nous imposer sa présence après l’affreux scandale d’hier au soir… Messieurs, je le disais à un de mes clients : il déshonore la science.

Une muette approbation accueillit la protestation du docteur Baudinet, le membre le plus éminent de l’Académie de Médecine.

Le Docteur-Noir pénétra dans le salon et salua froidement.

— Messieurs, dit-il, j’ai été appelé par les amis de M. de Cénac pour donner des soins au malade et je vous demanderai la faveur de prendre part à votre éminente consultation… Le malade est à toute extrémité, n’est-ce pas ?

Et il se retourna vers M. Baudinet.

L’académicien devint vert.

— Je crois qu’il se moque de nous carrément, souffla un médecin à son voisin.

— Ça m’en a tout l’air, répliqua celui-ci.

Le docteur Baudinet chercha quelques instants dans son cerveau une phrase propre à terrasser M. Lucien Bartier, qu’il considérait comme un aventurier de la science, un charlatan heureux.

Après s’être longuement gratté le front, il finit par dire, en pesant sur chacune de ses syllabes :

— J’ai presque toujours soigné des affections mortelles…

Le Docteur-Noir sourit discrètement et s’inclina devant son illustre confrère.

— Je n’ai pas eu le même avantage, observa-t-il.

M. Baudinet s’aperçut qu’il venait d’émettre une absurdité.

— Avantage ? répondit-il vivement… certes, vous avez raison. C’en est un. Et aujourd’hui, grâce à cette expérience… spéciale… je puis vous affirmer que le baron de Cénac est perdu. S’il en réchappe, il ne faudra s’en prendre qu’à mon traitement anti-septique, à mon pansement métallique…

Du coup, tous les médecins présents oublièrent leur vieille haine contre le Docteur-Noir, pour combattre l’académicien Baudinet.

Ils le jalousaient sourdement.

— Permettez, fit l’un d’eux, vous exagérez l’importance…

— Comment ! s’écria le docteur Baudinet comme s’il entendait un blasphème. Mais voulez-vous avoir un érysipèle… Et les miasmes ?

— J’aimerais mieux ça que de laisser une blessure baigner dans son pus. Le pansement que je préconise…

— Je le connais, hurla M. Baudinet, et l’Académie aussi ; elle l’a rejeté.

— J’ai fait des expériences en plein air pour la guérison des plaies.

— Et elles ont été concluantes ?

— Oui, monsieur Baudinet, oui, oui, oui !

— Je le nie. Où avez-vous expérimenté ?

— Dans la salle de l’infirmerie des prisons.

— Dites dans votre Morgue, plutôt. Je vous le répète, l’Académie vous condamne…

— Que m’importe !

— Vous n’avez pas le droit de dire cela.

— Je le dis, cependant.

— N’insultez pas l’Académie de Médecine, monsieur !

— Un tas de vieux croûtons.

Du coup, M. Baudinet suffoqua.

Il chercha quelque terrible riposte :

— Vous êtes un médecin officiel, vous, monsieur, éjacula-t-il avec frénésie.

— Je m’en flatte, répondit l’autre.

— Un médecin administratif.

— C’est vrai, j’en suis fier.

— Il n’y a pas de quoi. À chacune de vos expertises légales, — je ne dis pas médicales…

— Vous ne dites pas médicales ?

— Non, monsieur, je dis légales.

— Eh bien, quoi ?

— Vous ne voyez partout que des traces d’arsenic. Vous avez sué la conscience plus de trois siècles de travaux-forcés appliqués injustement sur votre rapport.

— Moi ? gronda à son tour le médecin si cruellement pris à parti.

— Oui, vous ! appuya M. Baudinet.

— Voyons, messieurs, intervint un autre docteur, un peu de retenue. La meilleure méthode…

— C’est la vôtre, interrompit rageusement le docteur Baudinet… N’est ce pas ?

Il n’en fallut pas davantage pour exaspérer le seul membre de la consultation qui avait gardé son calme, à part le Docteur-Noir qui écoutait les bras croisés.

— Ma méthode, monsieur Baudinet, vaut bien celle qui consiste à traiter des malades comme des navires de guerre, à blinder leurs blessures…

— Est-ce une allusion à mon pansement métallique, la plus haute pensée…

— …De quelqu’un qui n’en a jamais eu.

Pendant un quart d’heure, ce fut une tempête d’invectives, de traits mordants, de mots remplis de fiel.

Au plus fort de la dispute, le Docteur-Noir s’interposa tout à coup.

— Messieurs, dit-il d’un ton narquois, le blessé attend vos soins… Quand vous aurez fini ?…

Les énergumènes reportèrent leur colère sur lui.

— Nous n’avons pas de leçons à recevoir, monsieur, cria le docteur Baudinet avec aigreur. Il fallait rester où vous étiez…

Le Docleur-Noir se dirigea vers M. Baudinet.

— Qu’entendez-vous par là ?

M. Baudinet perdit quelque peu de son assurance.

— Vous avez un cadavre sur la conscience, dit-il cependant au Docteur-Noir.

— Vous en avez autant que de clients, répondit froidement celui-ci.

M. Baudinet ne sut que répondre.

— Écoutez-moi, mon cher confrère, continua imperturbablement le Docteur-Noir, j’ai fait ce qu’il m’a semblé juste de faire. J’ai été envoyé au Dépôt hier au soir et j’en ai été relaxé ce matin. Tout ceci est vrai. Vous alliez me le jeter à la face et je vous en évite la peine.

Puis, prenant un ton résolu :

— Je sais que mes confrères ont l’habitude de s’injurier entre eux très gratuitement. Je fais exception à la règle, toutefois. J’ai l’habitude de demander raison de la moindre offense. Ceci soit dit pour mémoire. À présent, messieurs, si vous jugez à propos de visiter le malade, je me ferai un honneur de vous suivre.

Ces paroles nettes et énergiques terminèrent la querelle des médecins.

On monta dans la chambre du blessé.

Depuis quatre jours, le baron de Cénac se débattait entre la vie et la mort.

Il était à toute extrémité.

Le Docteur-Noir regarda un instant le malade.

— Quelle température ? demanda-t-il à voix couverte au médecin de la famille, qui ne quittait plus le chevet du mourant.

— Trente-huit degrés, lui répondit-on.

Lucien Bartier se retira dans le fond de la pièce.

Ses confrères entièrement apaisés et réconciliés vinrent le rejoindre et le regardèrent d’un air d’interrogation.

— Eh bien ? daigna dire M. Baudinet.

— Il ne passera pas ta nuit, affirma le Docteur-Noir avec assurance. Ce soir, la température montera à quarante degrés.

— Alors, c’est réglé, conclut l’un des médecins. Il est fichu !

— Je triomphe, fit M. Baudinet.

Le baron sembla sortir de son état de torpeur. Ses yeux s’ouvrirent tout grands.

Les docteurs quittaient la chambre. Le médecin de la famille les accompagna.

M. de Cénac se trouvait seul.

— C’est fini, murmura-t-il d’une voix éteinte. Ils l’ont dit. Je l’ai entendu. Eh bien ! non, ils n’auront pas ma fortune… Ils ne l’auront pas !

Pour comprendre la portée de cette exclamation, il faut connaître la situation du baron de Cénac.

Il était l’unique descendant d’une haute famille et n’avait point d’héritier direct. Les parents de sa femme, bourgeois enrichis et rapaces, devaient rentrer en possession de tout ce qu’il possédait.

L’odieuse conduite de la baronne lui avait fait prendre en aversion la parenté de celle-ci. Depuis l’affaire de la rue des Gravilliers, la famille de Mme de Cénac avait essayé de parvenir jusqu’à lui, mais inutilement.

Aussi les futurs héritiers, sûrs de leur proie, attendaient-ils la fin du baron de Cénac pour se partager ses dépouilles.

Déjà, ils escomptaient sa mort.

D’après l’ordre du blessé, les beaux-parents avaient été laissés dans une chambre de l’hôtel.

— Ils n’auront pas ma fortune… ils ne l’auront pas.

Par un effort suprême, il se dressa sur son lit, affreusement pâle. D’une main, il contenait l’appareil posé sur sa blessure et de l’autre il s’appuyait aux meubles.

Il se dirigea vers un coffre-fort, placé dans un coin de sa chambre et après de douloureux efforts, il parvint à l’ouvrir.
Le docteur Baudinet.

Rapidement, avec fièvre, il entassa dans une serviette de maroquin toute sorte de papiers, des billets de banque et des valeurs. Il y glissa des rouleaux d’or, rangés en ordre sur les tablettes du coffre. Puis, quand il eut fini, il se redressa, l’oreille aux écoutes, épiant le moindre bruit…

— Que faire ? murmura-t-il ; brûler tout cela est impossible. Que faire ? le temps passe… Et ils ne doivent pas l’avoir… Ils ne l’auront pas, ma fortune, ces misérables !

Il agita son poing fermé.

— J’ai trouvé, dit-il, tout à coup… Oui, c’est cela, enterrée avec elle, sa dot ! Enfouie dans une tombe, la fortune des Cénac.

Le baron de Cénac, après avoir descendu un étage et traversé plusieurs pièces, s’arrêta devant une porte de chêne.

Il l’ouvrit doucement et regarda à l’intérieur…

C’était l’oratoire, transformé en chapelle ardente ; le corps de Mme de Cénac, déposé dans une bière capitonnée de satin, était placé au milieu, entre plusieurs cierges allumés.

En ce moment, personne ne veillait le cadavre.

Les funérailles ne devaient avoir lieu que le lendemain, les formalités judiciaires ayant nécessité plusieurs jours depuis le meurtre de la rue des Gravilliers.

Le baron parvint jusqu’au cercueil et souleva le voile qui recouvrait le visage de sa femme…

Mme de Cénac était admirablement conservée. Ses traits avaient perdu leur expression d’effroi et, en se détendant, ils laissaient à la physionomie de la morte une douceur et une beauté incomparables.

Le baron détourna la tête…

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-il.

Mais, subitement, se rappelant le but de sa promenade singulière, il essaya de recouvrer quelques forces.

Il releva l’oreiller sur lequel reposait la morte et, dessous, il glissa la serviette de maroquin contenant ses valeurs et ses titres, toute sa fortune.

Puis il replaça le voile dans le même état qu’auparavant et il se disposa à regagner sa chambre.

Une sueur glacée l’inondait et un violent tremblement arrêtait sa marche.

Il passa devant la pièce où ses héritiers se lamentaient, et un sourire d’ironie passa sur ses lèvres.

— Craignant les évènements, j’avais hypothéqué mes biens et converti tout ce que je possède en titres au porteur et en valeurs sur la banque… Ils n’auront rien, rien !… que mes dettes à payer, s’ils veulent…

Il essaya de gravir l’escalier, mais ses forces le trahirent. Une abondante hémorragie se déclarait, et il roula avec bruit sur les marches…

On accourut.

Domestiques, parents et médecins s’empressèrent autour du blessé.

— Il se sera levé dans un accès de délire, proclama M. Baudinet. Mais c’est un peu fort !

Le Docteur-Noir laissa ses confrères s’occuper du mourant et il retourna sur ses pas.

— Où a-t-il été ? se demanda Lucien Bartier.

La pensée lui vint que le baron avait pu se traîner jusque dans la pièce où était déposé le corps de sa femme,

— Une idée de mourant, pensa-t-il.

Et après avoir questionné un domestique, il se dirigea vers l’oratoire.

La pièce était silencieuse…

À son tour, il souleva la draperie funèbre et examina le cadavre.

Il fut surpris de ne point rencontrer de marques de décomposition.

Le Docteur-Noir s’assura que le corps n’avait pas été embaumé et qu’aucune injection phéniquée n’avait été pratiquée,

— C’est curieux, se dit-il à lui-même.

Il regarda avec attention les traces des coups de chenet assénés par l’abbé Caudirol.

— Je ne trouve aucun indice indiquant que les coups ont été donnés avec une violence extrême et qu’ils ont pu entraîner la mort. Comment, diable ! ce prêtre a-t-il tué sa victime ?

Longtemps il resta en contemplation devant ce corps inerte et glacé.

Il semblait soucieux,

— Combien d’individus, hommes et femmes, sont chaque années enterrés vivants, parce que la science médicale ne sait pas distinguer la léthargie de la mort, la vie du néant !… Et le vulgaire croit aux médecins… Allons donc !

Le Docteur-Noir était absorbé dans une pensée qu’il n’osait s’avouer à lui-même.

Au bout de quelques instants, il continua :

— Cependant… il y a là… un problème à résoudre. Et moi qui pense avoir l’instinct, le pressentiment des vérités scientifiques, je reste indécis. Voyons ! si cette femme vivait !… Essayons de reconstituer la scène tragique de la rue des Gravilliers… Si cette madame de Cénac, créature impressionnable et nerveuse au dernier point, était tombée dans un état de catalepsie sous l’empire d’une émotion violente… Les convulsionnaires d’autrefois, ne ressentaient point l’effet des supplices qu’ils enduraient dans ce sommeil étrange… Elle pourrait n’avoir pas été assommée par le prêtre. Oui, c’est possible. Et, sans cela, comment expliquer cette conservation étrange du cadavre ? Je suis en face d’un mystère, à n’en pas douter. Cherchons ! cela me chassera de l’esprit les sombres idées qui me torturent…

Le Docteur-Noir quitta enfin l’oratoire.

— Peut-être murmura-t-il, peut-être !…

Il sortit de l’hôtel en même temps que le docteur Baudinet qui descendait rapidement l’escalier…

— Vous savez… fit l’académicien… Vous savez ce qui arrive ?

— Quoi donc ?

— Il est mort… ce gredin, il est mort !

— Et puis ?

— Mais le misérable n’a pas un sou. Il a dit en mourant qu’il ne laissait que des dettes, et qu’il avait placé quinze millions à fonds perdus, au bénéfice de celui qui les trouverait. Le notaire de la famille a dû enregistrer ces paroles absurdes…

— Que vous importe !

— Et ma consultation, monsieur, qui me la paiera ? fît le docteur Baudinet, touché au vif, avec un geste de désespoir.

Ce fut le mot de la fin.