Le Vampire (Morphy)/34

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 212-221).

CHAPITRE XVI

Ce qui s’était passé.

Le lecteur nous permettra une digression de quelques lignes.

Ce soir-là, la loge du gardien-chef du Père-Lachaise était en fête.

Ce fonctionnaire, avant d’appartenir à l’administration des cimetières, avait, au sortir de son service militaire, fait partie du personnel des prisons de la Seine.

Dans cette profession, il avait pu rendre un service important, au directeur de la maison de détention où il était employé.

Celui-ci, suivant sa coutume, mais malgré tous les règlements préfectoraux, amenait des femmes de mœurs légères, chez lui, dans la prison même.

Il faillit être pris en flagrant délit.

Heureusement pour M. Cuplat, le galant directeur, il se trouva qu’un de ses subordonnés se mit en son lieu et place.

Bonnasse, le garde du Père-Lachaise, dont nous parlons, qui était à cette époque brigadier de prison, déclara que les dames bruyantes qui passaient la nuit dans la maison de détention étaient… ses visiteuses.

La chose avait produit du scandale dans le quartier, où M. Cuplat se faisait détester par sa morgue et sa révoltante imbécilité.

En conséquence, le brigadier Bonnasse fut révoqué.

On se demanda bien si M. Cuplat n’avait point payé son brigadier pour se substituer à lui, comme gérant-responsable de ses fredaines, mais les suppositions ne reposaient sûr aucune preuve évidente.

Bonnasse, protégé dans sa disgrâce par un personnage anonyme, fut nommé garde du cimetière du Père-Lachaise après un stage qui dura peu de temps.

L’ancien brigadier, devenu portier du champ de repos, disait plaisamment qu’il n’avait fait que changer de prisonniers ; il ajoutait que les morts avaient sur les détenus cet immense avantage qu’ils ne s’évadaient jamais.

On juge quelle devait être la surveillance du Père-Lachaise sous sa direction.

— Que les morts fassent comme moi, qu’ils dorment I s’écriait-il, et tout ira bien.

Une lettre vint inopinément déranger sa douée quiétude.

M. Cuplat, son ancien directeur, lui faisait savoir que, eu égard à ses excellents services passés, il viendrait, sous forme de remerciements, lui demander à souper avec une dame de sa connaissance au cimetière.

Il est bon de dire que, toujours et partout, M. Cuplat, le fonctionnaire célibataire, traînait avec lui des spécimens peu recommandables du beau sexe.

Le jour, il était farouche vis-à-vis de ses prisonniers ; mais, le soir venu, il cherchait sur tous les trottoirs une compagne facile.

Il fit son entrée chez son ancien brigadier avec une demoiselle dont il venait de faire la connaissance depuis peu.

M. Cuplat avait au plus haut point de respect de son importance.

— Bonsoir, mon ami, fit-il d’un ton de supériorité débonnaire.

— Mais entrez donc, M. Cuplat… et vous, Madame, repartit Bonnasse, enchanté de la faveur insigne qu’il recevait.

— Oh ! c’est un beau jour pour moi, ajouta-t-il.

— Il fait nuit pourtant, dit M. Cuplat d’un air spirituel.

Bonnasse s’empressa de rire et de s’extasier sur cette réflexion qu’il n’hésita pas à qualifier d’incomparable.

— Que vous avez d’esprit, M. Cuplat ! finit-il par conclure ingénument.

Celui-ci sourit d’un air bienveillant, et, après avoir fait asseoir sa compagne, il se plaça lui-même à la table préparée pour le souper.

M. Cuplat était un gros homme d’environ quarante ans. Son masque avait quelque chose de grotesquement idiot. Il portait un fer-à-cheval d’un noir rougeâtre qui indiquait une teinture de mauvaise qualité.

En effet, le digne homme grisonnait déjà et se teignait.

— Êtes-vous satisfait, maintenant, monsieur le Directeur.

— Non, répondit le grand geôlier, je ne suis pas content.

Et pour mieux faire entrer cette phrase dans l’esprit de son ancien subordonné, M. Cuplat ajouta :

— Mais pas du tout, vous savez.

— Voyons, qu’est-ce qu’il y a, mon gros coco ? fit la dame du fonctionnaire.

Celui-ci tira un journal de sa poche et, après avoir roulé ses gros yeux sur ses interlocuteurs, il commença ainsi :

— Voici comment moi, Cuplat, homme public, je suis traité par une feuille indigne.

— Ah ! c’est un article sur vous ? fit le garde du cimetière en se préparant à écouter attentivement.

Il crut devoir ajouter :

— J’ose espérer qu’on vous rendra justice…

M. Cuplat lui imposa silence d’un geste irrité.

— Niniche Trognon, dit-il à sa compagne, écoutez ceci. C’est un vil journaliste qui parle de moi.

Il commença sa lecture.

« N’oublions pas Cuplat, l’unique Cuplat, le monumental, le sublime, le divin Cuplat. Ce directeur de prison entend les belles manières, comme moi le chinois. »

— Ne suis-je pas un homme aimable ? interrogea M. Cuplat, rouge de colère subitement.

— Oh ! monsieur, exclama Bonasse en joignant les mains.

— Si fait, approuva Niniche Trognon, en suçant ses écrevisses. Mais mange donc, bébête !

M. Cuplat n’eut pas l’air d’entendre et continua l’article le concernant.

— Entendez cette appréciation sur moi, fit-il.

Et il lut avec une fureur concentrée :

« Cuplat a l’air d’un caporal de chambrée qui se prend au sérieux, La préfecture devait être folle le jour où elle en a gratifié les détenus politiques. »

— Calomnie ! s’écria l’ex-brigadier Bonnasse.

— Je ne comprends pas, interrompit Niniche Trognon.

— Voilà l’explication, fit M. Cuplat d’un ton lugubre : Les prisonniers politiques ont le privilège excessif de se faire apporter leurs repas par un restaurateur du dehors de leur choix. J’ai changé cela, parce que l’un de mes amis, établi restaurateur, fournit de meilleure nourriture. J’ai donné à cet ami le monopole exclusif.

— C’est tout naturel, remarqua Bonnasse.

— Eh bien ! dit M. Cuplat, on prétend que je me suis associé avec un gargotier pour dévaliser mes détenus. Ceux-ci, une fois sortis, les gueux ! s’en vont clabauder qu’ils paient trop cher de la camelote, et patati, patata…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! fit Bonasse.

— On m’accuse de me faire nourrir pour rien, en faisant jeûner mes prisonniers. Il est de fait que je prends mes repas chez cet ami. Et puis, après ? Je ne les paie pas… Cela ne regarde que le restaurateur ! Il le fait par amitié pour moi… et non par intérêt pour conserver le monopole que je lui ai donné.

— C’est tout simple, approuva le garde ; mais goûtez donc de ce vin, monsieur le directeur.

— Non, répliqua celui-ci ; l’article n’est pas fini. Je lis :

« C’est un monomane féroce que ce Cuplat.

« Dans son cabinet, il a une tête de mort et un vieux tibia. Sur la cheminée, à droite, il y a un buste de Cuplat, et, à gauche, il y a un autre buste de Cuplat, faits par des détenus… et gratis.

« Oh ! mon Dieu ! délivrez-nous de ce Cuplat ! »

— Il a osé dire cela, le journaliste… Comment, c’est imprimé, demanda Bonasse en retroussant ses manches pour un combat imaginaire…

— Oui ! oui ! oui !… répondit Cuplat qui demeura écrasé sur sa chaise, épongeant son front couvert de sueur.

Niniche Trognon profita de son effondrement pour s’emparer du malencontreux journal.

Grâce à elle, à son entrain endiablé, le souper, prit une tournure plus agréable.

À deux pas du champ de repos, on but et on causa gaiement…

Nous insistons sur cette soirée chez le garde Donnasse, car M. Cuplat, le directeur de prison, sera un personnage fort curieux de ce récit.

Le souper se poursuivait…

Cependant le garde Donnasse avait l’air inquiet depuis quelques minutes.

— Qu’y a-t-il ? demanda M. Cuplat qui commençait à être gris.

Le portier du cimetière prêtait l’oreille attentivement.

Le directeur le laissa à son incompréhensible préoccupation.

Il se tourna vers sa compagne :

— Niniche Trognon, lui dit-il d’une voix avinée, les fournisseurs sont des êtres exceptionnellement adorables. Il n’y aurait pas de directeur de prison, s’il n’y avait pas de fournisseurs.

— Tu te fais graisser la patte, petit brigand, fit Niniche.

— Qu’est ce qui dit cela ? cria M. Cuplat… les journalistes… C’est pas vrai !

— Farceur, va !

— Des pots-de-vin, madame, je, n’en reçois pas. Par exemple, je ne peux pas empêcher les fournisseurs, cantiniers et restaurateurs d’oublier un billet de banque chez moi… par hasard… ou bien de me nourrir à l’œil, si mon physique revient à leurs épouses.

— Oh ! tais-toi, mon cœur, ton physique !

— Est-ce que je blesse par hasard votre pudeur ?

— Ma pudeur ! cochon, va !

Et Niniche Trognon éclata en cascades argentines étouffant de rire.

M. Cuplat conservait l’imperturbable gravité de l’homme ivre.

Il revint à son idée première :

— Un jour… Ça s’était trouvé !… un fournisseur se vit pincé par moi… Ah ! je suis sévère à mes heures… Il volait les détenus sur leur ration… C’était un rêve ! Dame, je m’insurge ! Savez-vous ce qu’il fit ? Il me présenta à deux dames du corps de ballet du Châtelet… rien que ça de luxe !… des femmes à cinq louis la pièce… Ah ! ça m’a changé les idées sur ce diable de carotier.

— Je parie que son fricot demeura comme par le passé ?…

— Non pas. Je lui fis une semonce : Mettez de l’eau tant que vous voudrez ; mais qu’il y ait le compte, morbleu ! Je lui ai dit cela.

— De sorte que les prisonniers avaient, non plus des légumes à l’eau, mais de l’eau aux légumes, n’est-ce pas, gros lapin ?

M. Cuplat réfléchit un instant :

— Je ne sais pas s’il y avait des légumes, finit-il par conclure… Mais les danseuses étaient jolies… C’était un plat, celui-là ! Et quelle galanterie de la part d’un fournisseur ! Peut-on avoir des attentions plus délicates ?

— Oui… le directeur était mieux traité que ses prisonniers…

Cette réflexion de Niniche fut subitement interrompue par Bonnasse.

Il s’était levé et avait passé un costume de civil dans une pièce voisine.

Il venait de revenir et mettait ses gants.

Son intention était de reconduire chez lui M. Cuplat.

L’excellent fonctionnaire était tout à fait incapable de regagner seul son établissement pénitentiaire.

Bonnasse s’en était aperçu sans difficulté.

Il hésitait à sortir. Ainsi que nous l’avons vu, il écoutait avec inquiétude des bruits qui partaient du cimetière.

— Je voudrais en avoir le cœur net, se disait-il, avant de quitter mon poste…

Et, pour s’excuser auprès de M. Cuplat, il lui dit avec embarras :

— Monsieur le directeur…

— Appelez-moi : Monsieur le gouverneur, répliqua celui-ci en bégayant.

— Soit… je veux bien… mais j’entends des bruits qui ne sont pas naturels… Je n’ai pas pour habitude de me déranger pour une bagatelle… mais, cette nuit, il doit y avoir quelque chose.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Niniche… Que dites-vous ?… J’ai peur !

— Je vous requiers tous de me dire : Monsieur le gouverneur de… de… Ah ! c’est fort, mon vieux Bonnasse… je ne sais plus de quoi je suis gouverneur… De la Bastille ?… Non elle est démolie…

Et M. Cuplat s’endormit sur sa chaise.

— Ne me laissez pas seule, supplia Niniche en s’adressant au garde qui se disposait à sortir.

— Je revins dans une seconde… je veux voir si nous pouvons sortir sans histoire… Dame, vous savez, c’est défendu de faire des extra dans la loge du Père-Lachaise… Si on savait ça à l’administration !

Il quitta la chambre et se dirigea vers l’allée principale.

Se baissant contre le sol, il écouta…

Un bruit confus, indistinct, lui parvint.

— Diable ! pourvu qu’il n’arrive pas une affaire pendant que je serai parti…

Cette idée le tracassait.

Il arma son revolver et marcha résolument en avant.

Laissons-le s’aventurer dans la nécropole et reprenons l’ordre naturel de notre récit que nous avons dû abandonner pour donner plus de clarté à ce qui va suivre.

Désormais le lecteur, mis au courant, saisira l’enchaînement des faits.

Quand Caudirol, attaché à l’entourage d’une tombe, se vit seul, il songea aux moyens de s’échapper.

Nous savons qu’il avait résisté au narcotique et joué la comédie au point de tromper le Docteur-Noir.

Il se mit à frotter ses liens contre la pierre, afin de les user…

Après quatre ou cinq minutes de frottement, il y parvint.

La corde se déchira.

II était libre.

En un instant, il se trouva devant le caveau provisoire.

Son regard tomba sur le pistolet du Docteur-Noir.

Il s’en empara aussitôt.

Un bruit de pas rapproché le décida à prendre la fuite.

Le médecin revenait…

Caudirol n’eut pas le temps de s’apercevoir que le corps de Mme de Cénac n’était plus en travers de l’allée.

Il s’était enfoncé à travers les monuments funéraires, se glissant comme une ombre.

Après avoir dépassé la limite des tombes, il se retrouva dans les terrains vagues du cimetière.

Le mur était devant lui.

Impossible de le franchir sans un appui ou sans une aide quelconque.

Il était seul et aucun objet pouvant servir d’échelle ne se trouvait à sa portée.

Indécis, il gagna la porte de derrière.

S’il avait pu l’ouvrir, il était sauvé ; mais, malgré tous ses efforts combinés, il ne put parvenir à forcer la serrure.

Il se retourna, découragé.

Devant lui, à vingt pas, un homme accourait.

— N’avancez pas, ou vous êtes mort, fit Caudirol d’une voit sourde.

Il se trouvait face à face avec Bonnasse, le garde, que le hasard avait conduit de ce côté.

— Rendez-vous, dit-il pour toute réponse.

Le bandit renouvela sa menace.

Bonnasse se décida à appeler à lui :

— Au secours ! à l’assassin ! cria-t-il d’une voix forte en sortant son revolver.

— Tu l’as voulu, gronda Caudirol, qui, par un mouvement rapide comme la pensée, éleva son pistolet et pressa la détente.

L’arme était à air comprimé… Aucune détonation ne retentit.

Un léger bruit de batterie troubla seul le silence.

— Touché, fit Caudiroi qui vit le garde tournoyer sur lui-même en faisant entendre un dernier appel.

Il se précipita sur le malheureux Bonnasse pour l’achever.

Celui-ci roula sur le sol.

Caudirol perçut un bruit de métal dans la poche du garde.

Il fouilla sa victime et s’empara de deux clés.

Le pauvre Bonnasse avait sur lui ses appointements du mois.

Caudirol prit l’argent et s’élança vers la porte du cimetière.

Il essaya une clé… puis l’autre…

Enfin, la porte s’ouvrit et l’assassin prit sa course à travers les rues sombres.

Il échappait encore une fois à la mort, en laissant un cadavre derrière lui.

C’est à ce moment que le Docteur-Noir, attiré par les cris du garde, accourait pour porter recours à l’assassiné.

Il pressentait quelque nouveau crime de Caudirol.

Arrivé, à l’endroit où venait de s’accomplir ce nouveau meurtre, il se hâta de porter secours à la victime.

Malheureusement, il arrivait trop tard.

Bonnasse jetait son dernier râle.

Cependant les cris désespérés du garde, avaient été entendus.

On accourait de toutes parts.

Plusieurs personnes, des voisins, des gardiens de la paix, cherchaient une issue pour pénétrer dans le champ de repos.

Le Docteur-Noir fut assailli par une idée que le fit reculer de terreur, malgré sa bravoure…

Il allait être surpris… Comment justifier sa présence au Père-Lachaise la nuit ?

La disparition de Caudirol rendait sa justification impossible !

Sous l’empire de cette pensée, il se dirigea vers la porte laissée ouverte par le sinistre héros de cette nuit d’épouvante.

Il avait résolu de fuir.

Soudain, il recula, et, après avoir fait quelques pas en arrière, il s’arrêta net.

Des agents de police barraient toute issue.

Attirés par les cris, et trouvant la porte du cimetière ouverte, ils entrèrent.

Devant eux, les bras croisés, le Docteur-Noir attendait.

— Ne résistez pas, lui cria un agent, sans ça nous faisons feu.

Le médecin restait immobile.

La lune, alors dans son plein, éclairait la scène.

Les agents virent le cadavre du garde qui baignait dans le sang, et, auprès de lui, sans mouvement, le Docteur-Noir qui semblait enraciné dans la terre.

— Je vous suis, dit-il enfin, quoique moi-même je ne sois ici, comme vous, que pour porter secours à ce malheureux.

— Au fait, c’est possible, fit un agent, mais venez avec nous.

L’un des gardiens de la paix buta contre un corps dur.

Il se baissa et ramassa un pistolet.

— C’est bon à conserver, fit-il.

Le Docteur-Noir jeta, un coup d’œil sur l’objet, qu’il reconnut aussitôt.

En une seconde, il comprit l’effrayante responsabilité qu’il allait avoir à encourir.

C’était son pistolet qui avait servi à Caudirol pour tuer le garde !

Cette arme, faite spécialement pour lui par un armurier, portait ses initiales.

Il était perdu.

L’évidence le condamnait sans appel, Il allait avoir à répondre des forfaits de l’abominable Caudirol.

— Oh ! pourquoi ne l’ai-je pas tué ! songea-t-il avec désespoir. Le hasard me frappe plus cruellement que ne le fera, sous peu, le couperet de la guillotine !

Puis, rappelant, à lui tout son courage, il s’adressa aux agents :

— Quand vous voudrez. Messieurs, leur dit-il.