Le Vampire (Morphy)/41

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J.-M. Coustillier, éditeur (p. 259-264).

CHAPITRE IV

Sauvé !

En quittant le magistrat, Jean-Baptiste Flack s’était dirigé vers la rue des Martyrs. Il marchait d’un pas saccadé, en proie à la plus violente surexcitation.

— Valet de bourreau ! répétait-il en haussant les épaules. Oui, au fait, je l’ai été une nuit pour arracher à un supplice infâme le fils de ce monstre. Je me suis fait l’aide de M. Dublair pour tuer, par le poison, le condamné que la hideuse machine attendait ! Et il me jette cela à la face comme une injure, ce gredin !…

Il allait dépasser la grille de la cité, quand il aperçut une ombre noire qui se dessinait sur le trottoir.

Une curiosité instinctive le fit s’approcher…

Il reconnut le corps d’un jeune homme étendu sur la pierre.

C’était Georges Bartier.

Le domestique du Docteur-Noir se pencha vers le pauvre enfant et le prit dans ses bras.

La douleur que provoquait le moindre attouchement sur ses blessures ranima le malheureux.

Il laissa échapper une faible plainte.

— Oh ! vous me faites mal, gémit-il.

Flack retint l’enfant qui s’affaissait sur lui-même et lui demanda avec bonté :

— Qu’avez-vous, mon ami ? Parlez !

Georges Bartier fut pris d’une peur subite.

— Vous ne me ramènerez pas chez mon père ? interrogea-t-il en se dégageant brusquement.

— Non, certes. Dites-moi sans crainte ce que vous avez sur le cœur.

Le jeune homme restait indécis.

— Comment vous nommez-vous ? fit Jean-Baptiste Flack.

— Mon père s’appelle Isidore Bartier.

— Vous êtes le fils du président ? exclama Flack avec stupeur.

— Oui, pour mon malheur.

— Et comment vous trouvez-vous ici ?

— Je me suis enfui de chez nous… Mon père m’a frappé trop cruellement… Je ne veux plus revenir chez lui…

— Votre père ! s’écria le domestique du Docteur-Noir… Votre père…

Il s’arrêta net… Georges l’écoutait avec surprise.

— Vous le connaissez ? demanda-t-il naïvement.

— Oui, répondit simplement Jean-Baptiste Flack.

— N’est-ce pas vous qui venez d’entrer chez nous tout à l’heure ?

— J’en sors à l’instant.

— Vous êtes son ami, sans doute ?

— Lui ! Je le hais.

Georges Bartier eut un soupir de soulagement.

— Moi aussi, dit-il. C’est mal… mais c’est vrai.

Et il ajouta d’une voix éteinte :

— J’ai profité de votre arrivée pour m’enfuir… Tenez ! j’ai honte de vous le dire : il m’a battu… et il me semble que Je vais mourir tant je suis faible.

— Oh ! le lâche ! il aura affaire à moi !… fit le brave domestique… Pauvre petit !

Et il tourna son poing fermé dans la direction de l’hôtel du président Bartier.

— Vous ne lui ferez pas de mal, supplia Georges, c’est mon père !

— Non ! mille fois non ! cria Jean-Baptiste Flack avec force.

— Qui êtes-vous ? demanda à son tour le fils du président.

Flack comprit qu’il avait été trop loin dans la voie des révélations.

Il importait que Georges ne sût point que sa mère s’était rendue coupable d’une faute dont il était le fruit… C’était au Docteur-Noir seul, à son véritable père, de se faire connaître, s’il le voulait…

— Venez avec moi, dit-il au pauvre enfant. Vous retrouverez chez nous une personne que vous aimez certainement…

Georges secoua la tête.

— Vous n’avez donc de sentiments affectueux pour personne ? lit d’un ton de reproche le brave Flack.

— Si, répondit le fils du président. J’aime ma mère qui est morte. J’aime encore mon oncle Lucien… le médecin…

— Le Docleur-Noir ! Comment ! vous le connaissez ?

— Oh ! oui. Ma mère m’en a bien souvent causé. Il me semble que je mourrais heureux si je le voyais.

— Vous ne l’avez jamais vu ?

— Non, jamais.

Et l’enfant soupira.

— Qui aimez-vous encore ? questionna Jean Baptiste Flack.

— Ma sœur Julie et enfin Madeleine, notre ancienne bonne qui est partie.

— Voulez-vous la revoir ?

— Je ne sais pas où elle est à présent. Mon père l’a chassée… Chère Madeleine ! Comme elle était douce et bonne pour maman…

— Venez avec moi et vous la reverrez.

— Madeleine ?

— Oui, elle est au service de votre oncle à présent…

— De M. Lucien Bartier ?

— Oui.

— Je vais donc les voir tous deux, quel bonheur !

Le pauvre Georges joignit les mains avec extase.

Jean-Baptiste Flack ne répondit point.

— Voulez-vous bien me suivre ? fit-il à l’enfant.

— De tout cœur ! vous êtes ma providence… Je suis sauvé !…

Une voiture emporta rapidement Georges Bartier et le domestique.

Le parcours semblait interminable au jeune homme.

— Où allons-nous ? interrogea-t-il.

— À Noisy… Nous sommes établis dans la maison de campagne du Docteur-Noir… Il avait un appartement à Paris, mais aujourd’hui, suivant son désir, il est abandonné.

— Je vais trouver mon oncle Lucien à Noisy ?

Jean-Baptiste Flack fit un signe négatif.

— Comment cela ? demanda Georges.

— Le Docteur-Noir n’est pas à Noisy.

— Pourquoi appelle-t-on mon oncle le Docteur-Noir ? fit Georges attristé.

— Parce qu’il a beaucoup souffert et que ceux qui ne le connaissent point le croient sombre et méchant.

— Et où se trouve-t-il ?

Fiack se décida à éclairer l’enfant sur le sort de son père.

— Le docteur est victime d’une fausse accusation. Il est en ce moment détenu…

— Mon oncle Lucien !

— Il est sous le coup d’une accusation infâme et la justice est bien prête de le condamner.

— C’est impossible ! Ma mère me l’a dépeint si bon. Il est innocent…

— Je le sais… mais il est à Mazas !

L’enfant, écrasé une seconde sous cette nouvelle, sentit son imagination le transporter…

La jeunesse a de brusques transitions.

— Nous le reverrons ! s’écria Georges…

Et se rappelant des romans lus à la volée, en cachette, chez le président, il s’écria avec une foi profonde !

— S’il s’évadait !

Jean-Baptiste Flack fut sur le point de hausser les épaules, mais réprimant ce premier mouvement, il examina cette hypothèse sous toutes ses faces…

— Tiens ! mais c’est une idéel fit-il.

L’évasion de son maître devait être désormais son objectif. Cette pensée venait de se fixer dans son esprit avec toute la force de son absolu dévouement.

Les moyens ne lui apparaissaient pas encore.

Il ne connaissait la prison de Mazas que par sa sinistre renommée.

Bien souvent, il avait lu dans les journaux qu’une évasion était impossible dans les prisons de Paris.

Et cependant, il se souvenait que, malgré toute la science des constructeurs de geôles modernes, quelques audacieux détenus avaient pu s’enfuir.

Il se répétait à lui-même :

— C’est une idée !

Après un long parcours, Flack et le petit Georges arrivèrent à Noisy.

L’ancienne femme de chambre de madame Bartier, Madeleine, vint à leur rencontre.

La brave fille resta stupéfaite.

Puis, n’écoutant que l’emportement de son affection, elle se jeta au cou de Georges et l’embrassa de toutes ses forces.

— Mon jeune maître !

— Oh ! Madeleine, vous me faites mal !

— Quoi !

Jean-Baptiste Flack intervint.

— Le président a roué de coups son fils. Le misérable l’a martyrisé.

— Je vous dirai tout, s’écria le pauvre Georges en éclatant en sanglots. J’ai bien souffert, vous verrez !…

Madeleine marchait de côté et d’autre sans savoir ce qu’elle faisait.

Elle pleurait et riait à la fois.

— Vous ne nous quitterez pas, dit-elle ; ici vous êtes en sûreté, au moins… Pauvre monsieur Georges, votre figure est toute abîmée.

Flack venait d’approcher une lumière.

Il regarda avec compassion le fils de son maître et il le poussa doucement vers la porte.

— Nous allons l’installer dans la chambre de son… oncle.

Ils gravirent un étage.

Un feu fut rapidement allumé dans la pièce qui s’éclaira gaiement.

Madeleine mit tout en ordre, avec mille soins de mère attentive, et elle se retira en disant à Georges Bartier :

— Bonsoir… bonne nuit, cher enfant… Vous avez de quoi faire un petit souper sur la tablette, ici…

— Vous ne m’embrassez plus ? fit le jeune homme.

— Mais vous êtes toujours mon petit maître, je sais ce que je vous dois… En vous voyant arriver ça a été plus fort que moi, mais maintenant…

Georges se jeta à son cou.

— Ma bonne Madeleine, fit-il en sanglotant.

Flack fit signe à la femme de chambre de se retirer et il voulut se mettre en devoir d’aider Georges à se déshabiller.

— Non… non… fit celui-ci avec un mouvement en arrière.

Le domestique comprit.

— N’ayez pas de honte vis-à-vis de moi. Vous voulez me cacher la marque des coups que votre père vous a infligés. Allons donc ! moi aussi j’en ai reçu des volées dans ma vie ! Je ne suis pas un enfant-trouvé sans avoir connu les douceurs de l’Assistance publique sous forme de bastonnades.

Et malgré la légère résistance de Georges, il lui retira doucement ses vêtements.

Le jeune homme se trouvait en bras de chemise.

Son linge était empesé de sang.

Flack devint affreusement blême et retint des larmes de pitié en même temps que son cœur se gonflait de colère.

Il enleva la chemise de l’enfant qui resta seulement vêtu de son pantalon.

Le dos et la poitrine de Georges étaient à nu.

La peau était hideusement déchirée. Le jonc avait fouillé la chair et tout le corps du malheureux n’était qu’une plaie horrible à voir… Des lambeaux se détachaient sur l’arête noirâtre des lignes tracées par les coups…

Jean-Baptiste Flack resta muet d’horreur devant cet atroce spectacle.

Un sentiment de fureur l’arracha à sa douloureuse contemplation.

Il se jeta vers la porte.

— Madeleine, dit-il d’une voix éclatante… Madeleine, venez.

La bonne arriva en courant et s’arrêta sur le seuil de la chambre, épouvantée…

— Regardez l’œuvre du monstre, fit le domestique en montrant les épaules du jeune homme.

Madeleine détourna ses regards et, portant ses mains à son visage, elle se sauva en pleurant.

Flack était quelque peu initié à la médecine usuelle.

Son maître lui avait souvent donné des conseils et des leçons.

Il pansa le malheureux Georges, après avoir lavé son corps, meurtri des pieds à la tête.

Puis, il lui fit boire un verre de vin vieux et l’enfant épuisé s’endormit dans le lit de son père.

Jean-Baptiste Flack restait immobile devant la couche…

Enfin, il jeta un dernier regard sur la pièce pour s’assurer que rien ne manquait et, il se disposa à rejoindre Madeleihe.

Il ouvrit la porte…

Au moment de s’en aller il revint sur ses pas et, regardant une dernière fois Georges Bartier :

— Malheur à ton bourreau, pauvre enfant ! dit-il sourdement.