Le Vampire (Sorr)/02

La bibliothèque libre.
Adolphe Delahays, éditeur (p. 41-44).

II.

Mordu.

M. Mackinguss s’était retiré dans la chambre qui lui avait été préparée.

Il n’est personne qui, rentré le soir dans son appartement, alors qu’il sait être seul, ne rende à son corps sa naturelle attitude, à son visage sa véritable physionomie. L’homme important et sérieux dans le monde se regarde dans la glace et ricane, la femme rieuse et folle incline sa tête sous le poids d’une pensée soucieuse… Étrange chose à dire !… Le salon aussi bien que le théâtre relègue la réalité dans ses coulisses !

Horatio marchait dans la chambre. De fois à autre, un tronçon de phrase, un mot sortait de sa bouche. Puis, s’arrêtant comme pour fixer ses idées, il se dit :

— Le hasard… est-il permis de parler ainsi ? le hasard, cette loi de nos destinées, cet aimant inconnu qui nous attire les uns vers les autres, me sert étrangement !… Ce jeune homme ne se doute point que ma rencontre l’a jeté dans un cercle nouveau, dans une voie qui l’épouvanterait s’il pouvait mesurer de l’œil toute sa perspective. Le voici donc lié à moi ; car je le reverrai. Oui, je le reverrai chez cette femme, Mathilde, madame de Lormont, dont il est amoureux, le pauvre garçon !…

Minuit !… Allons, Horatio va dormir… car vous dormez sans doute, monsieur de Rolleboise, et, vous aussi, Amadeus Harriss, vous aussi, fière et dédaigneuse Olivia, vous aussi, vieux duc de Firstland… Vous reposez tranquilles, sans pressentiments ; et, si l’on venait vous dire que ce bon Horatio, bien loin de vous, dans une petite ville de France, veille et pense à vous, qu’il a dans sa main les fils invisibles qui doivent vous réunir, les moyens les plus improbables qui vous mettront à sa merci. Certes, vous écarteriez bien vite ce songe insensé, ce cauchemar mauvais, et vous vous rendormiriez dans un nouveau rêve, effacés l’un et l’autre par le retour du jour. Ah ! vieux duc, Olivia, Amadeus, dormez, dormez !…

Le hasard, disais-je tout à l’heure ; mais, de même que pour certains hommes il se rencontre fortuitement dans la vie des jours de succès inattendus, il doit y avoir aussi, par l’effet de ce même hasard, il doit y avoir, dis-je, des existences entières qui ne se heurtent jamais aux obstacles : je suis de ces hommes… je suis le soldat qui traverse sain et sauf la mitraille de l’ennemi où cent de ses camarades tombent.

Allons, Mont-Dore, ne grognez pas ainsi, ce n’est pas à vous que je parle.

Oui, j’ai ressenti ce soir une âcre volupté à revenir sur cette dernière œuvre. Vingt ans !… il m’a fallu vingt ans, Valérie, mais j’ai satisfait ma vengeance ! Ces honnêtes jeunes gens ne m’ont point deviné. Ils n’ont même point compris Nohé-Nahm. C’est pour eux une monstruosité, voilà tout !… Ah ! le sommeil me gagne….. le bon Nohé-Nahm va dormir.

Horatio se coucha. Cet homme, dont la figure se dessinera plus avant dans ce livre, avait, par une constante habitude des agitations morales, blasé pour ainsi dire son cerveau. Maître de lui-même, il arrêtait sa pensée comme on éteint une flamme. Horatio dormait comme le premier honnête homme venu.

Sur le tapis était couché le chien. Tout était nuit ; autrement on eût aperçu de temps à autre ses poils se hérisser sur ses reins, les ongles de ses larges pattes tourmenter la laine qui lui servait de lit.

Son souffle anhéleux, inquiet, se produisait par un renâclement sourd. — Ainsi que son maître nous l’a dit, Mont-Dore avait été mordu. Mais, ce qu’il était loin de penser, c’est que le chien qui l’avait attaqué était enragé.

Mont-Dore ressentait les premières atteintes du mal ; un accès le prenait. Et le sommeil emportait Horatio dans le monde fantastique des songes.

Le chien se dressa sur ses pattes avancées, la tête tendue, la gueule grinçante. Un instant il demeura ainsi immobile, ses flancs battant précipités. — Un frisson convulsif courut dans sa robe rude et le fit bondir contre la couche dont les rideaux fermés l’arrêtèrent. Néanmoins il demeura debout, les jambes de devant appuyées sur le rebord du lit. Ses grognements furieux et sourds réveillèrent le dormeur.

Horatio, surpris de ce bruit et de l’agitation de ses tentures, se redressa sur son séant et sépara les rideaux. Dans l’obscurité il distingua deux braises fixées sur lui.

— Eh bien, qu’est-ce, Mont-Dore ?

D’un bond l’animal furieux s’élança sur son maître, puis l’un et l’autre roulèrent sur le parquet. Ce fut une lutte épouvantable, sans cris, sans un mot ; une lutte où la rage de l’un balançait la force de l’autre. — Mais l’homme devait vaincre. Ayant plongé son bras gauche dans la gorge du chien, ainsi empêché de mordre, de l’autre il atteignit sur la cheminée un pistolet et déchargea les deux coups dans la poitrine de l’animal.

Lorsque les deux jeunes gens, suivis de l’hôtellier, arrivèrent dans le corridor, la porte d’une chambre s’ouvrit. Horatio Mackinguss parut sur le seuil.

— Ces coups de feu sont partis de chez vous ? demanda M. de Rolleboise.

— Oui, je les ai tirés sur mon chien.

— Il vous a mordu.

— Il était enragé. J’ai trois blessures au bras et à l’épaule. Monsieur l’hôte, pendant que je vais laver les morsures et me poser des ventouses, faites rougir un fer.