Le Vampire (Sorr)/04

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Adolphe Delahays, éditeur (p. 48-58).

IV.

Une Lorette ?…

Les horloges tout endormies semblaient bâiller de lassitude en sonnant minuit d’une voix lente et paresseuse. Au milieu du ciel, la lune sur un nuage, — prunelle glauque dans un œil blanchâtre, — regardait ennuyée les toits de la ville. C’était une nuit d’automne. La température était douce ; aussi les rues commençaient-elles à peine à s’esseuler.

Sur la chaussée des boulevards glissait à grande vitesse un coupé bas, attelé d’un cheval dont la robe luisante apparaissait noire sous les lueurs du gaz, comme les ombres fortes de l’acier.

Cette voiture s’arrêta rue du Helder.

Le cocher fit aussitôt retentir un cri d’un guttural impérieux. Bien certainement, à cette voix stridente, tous les concierges d’alentour eurent un soubresaut dans leur couche. Néanmoins, la porte d’une seule maison s’ouvrit et le coupé vint se placer lentement à l’origine d’un vaste escalier.

Un jeune homme poussa la portière et descendit. Abandonné à son élan, il avait déjà gravi quelques marches lorsqu’apparurent, de l’intérieur de la voiture, toutes les volités soyeuses d’un vêtement de femme. Aussitôt le monsieur revint avec l’expression assez extraordinaire de quelqu’un à qui une distraction aurait fait oublier certaines convenances usuelles. Il adressa un mot au cocher, et prenant sans autre cérémonie la main de cette personne, ils atteignirent sans mot dire le seuil d’un appartement d’un des étages inférieurs.

Par distraction, probablement encore, le jeune homme entra le premier, sans s’inquiéter autrement de la femme qui le suivait. On parvint de la sorte à une chambre de nuit. L’homme se laissa tomber dans un fauteuil, la femme s’étendit sur un canapé.

Le valet présenta à son maître une carte sur un plateau d’argent.

— Je ne connais pas ce nom, se dit-il, en regardant des deux côtés ce carré de papier tracé de lettres imperceptibles.

— Cette personne est au salon où elle attend monsieur depuis dix heures.

Le jeune homme se leva aussitôt. Mais à ce moment son regard tomba sur la jeune femme étendue dans le sopha. — Il revint sur son siège.

— Allez porter mes excuses à ce monsieur si je ne me rends auprès de lui que dans quelques minutes. Je ne suis pas seul.

Le valet sortit. Alors seulement le maître vint se placer proche de cette femme silencieuse dont le regard paraissait indifférent aux choses qui l’entouraient.

— Mon dieu, ma chère dame, j’ai à votre égard de grands torts à réparer.

— Mais, pas le moins du monde, monsieur. Vous m’avez aperçue à votre côté pendant ce souper. Vous m’avez adressé la parole par hasard ; je vous ai répondu. Vous m’avez invitée à vous suivre ; je vous ai suivi.

— Je le sais. Mais, oublieux et distrait, je ne vous ai pas demandé le lieu de votre demeure, et mon cocher m’a naturellement conduit chez moi. Heureusement que le coupé est encore au bas de l’escalier. Je vais faire prévenir…

Et, disant ces mots, il tendait le bras vers le cordon. Mais avant que sa main eut fait le mouvement, son regard tomba sur le visage de la jeune femme. Ce visage exprimait un sourire d’un sentiment si étrange que sa main retomba tout aussitôt près de lui.

— En effet, reprit-il, vous devez juger mes manières bien bizarres. Mais hélas ! il est une sorte de femmes dont le caractère m’est devenu si familier, que j’ai perdu tout amour-propre auprès d’elles.

— C’est vrai, la vanité s’éteint devant ce qu’on dédaigne. — Vous avez donc beaucoup aimé ?

— Beaucoup, une seule fois.

La physionomie du jeune homme se perdit aussitôt pour sa compagne dans les dédales d’un souvenir inconnu.

— Vous aimez beaucoup aujourd’hui, et vous venez parmi le monde d’où nous sortons, au milieu d’hommes sans mœurs et de femmes perdues !… articula-t-elle avec un regard mêlé de reproche et d’étonnement. Vous ne répugnez donc pas à apporter dans une atmosphère impure le souvenir d’une personne que vous n’oseriez y nommer peut-être ?

— Non ; lorsque je sors de là j’aime davantage.

— Oui, quand on vient du dehors par le froid, on sent mieux les douceurs de l’abri.

La jeune femme se leva. — Mais une main l’invita à reprendre sa place.

— Écoutez, ma chère enfant, j’ai vu dans ma vie de jeune homme bien des femmes de votre nature, caractères insouciants et étranges, mais je les comprenais aussitôt. Tandis que je rencontre en vous un certain esprit distinctif, inexpliqué. Vous êtes belle, mais triste. Il y a dans ce sourire qui peut à peine éclore la tache d’une larme. Pendant le souper, quand ce beau vieillard couvert de cheveux blancs a entonné une chanson obscène, toutes les autres femmes sont demeurées sérieuses, les jeunes gens, souffraient, mais, vous, vous avez rougi. — Lorsque mes yeux descendent sur votre visage, vos paupières se baissent ; si ma main approche, votre bras la repousse. Cependant, vous êtes une lorette !…

— Une lorette !… fit-elle d’une voix répulsive. Puis, ses yeux errèrent autour de la chambre, et elle ajouta dans un rire nerveux qu’elle ne put dompter : — Oui, c’est vrai, je suis une lorette !…

— Vous vivez seule ?

— Non, je suis avec un homme.

— Votre… père ?

— Non.

— Votre amant ?…

— Je n’ai jamais eu d’amant, monsieur !… Oh ! je suis folle de parler ainsi, car vous ne pouvez me comprendre. Et, cependant, depuis bien des jours je cherchais un visage comme le vôtre, sur lequel existât un intérêt sympathique, une voix qui n’apportât aucun doute à mon âme. Je vous rencontrai et vous choisis. Je devais tout vous dire. Oh ! j’avais ramassé en moi toute l’énergie de la volonté, tout le courage du cœur !… Mais, maintenant, je suis vaincue, il est trop tard !…

— Que vouliez-vous donc me dire ?

— Non, continua-t-elle comme égarée et s’arrêtant après chaque mot, non, je ne parlerai pas… parce que si je parlais, je mourrais. Ma phrase serait à peine finie que ma vie serait éteinte. Non, je n’ai pas le courage d’affronter cette lutte !… Adieu, monsieur, je pars !…

— Vous êtes folle, peut-être !… fit tout à coup celui l’écoutait avec un sentiment d’effroi.

— Folle !… reprit-elle en découvrant son visage en ce moment tranquille. Oui, c’est vrai, je devrais être folle, mais je ne le serai peut-être pas avant de mourir !

Le jeune homme la regarda un moment en silence. Mais voyant qu’il n’y avait rien à découvrir des secrets de cette femme, son regard retomba dans le vague, et sans doute sa pensée retourna aux lieux qu’ils avaient quittés car il lui dit après un court moment de réflexion :

— Pardonnez-moi, madame, si je reviens sur un sujet que nous devrions plutôt oublier l’un et l’autre. Parmi tous ces hommes attablés avec nous, un seul ne buvait pas, un seul ne parlait à aucune femme. Sa bouche n’exprimait que le dédain.

— C’est Horatio.

— Oui, je l’ai rencontré une fois en voyage où il éprouva même un accident qui, à ce qu’il parait, n’a pas eu de fâcheuses suites. Le connaissez-vous plus particulièrement ?…

— Je ne sais rien de lui. On en dit bien des choses, c’est vrai, mais…

— Vous n’y ajoutez aucune foi… — Vous me quittez ?

— On vous attend.

— Vous reverrai-je ?…

— Je désire vous revoir.

— Qui me fera vous rencontrer ?

— Le hasard.

— Où demeurez-vous ?

— Il serait inutile de le dire ; car, demain, je demeurerai ailleurs. On sait que je suis ici… — Adieu.

Quand cette étrange personne fut partie, et que le roulement sourd de la voiture eut cessé, le jeune homme retomba dans sa rêverie. Son esprit artiste et vif se plaisait dans le souvenir de ces paroles incohérentes et fouillait avec une âpre ardeur dans les détails de cette situation tombée par hasard dans le cercle de la vie réelle. Il ramena phrase par phrase à sa pensée la conversation de cette femme. Puis, un sourire sceptique éclaira son visage ; et, se rejetant, incrédule, hors des premières ténèbres de ce drame, il considéra sans doute ce caractère comme une variété nouvelle de cette femme d’amour que Paris seul possède. — Le timbre de la pendule le replaça bientôt dans le cours du temps. Il se souvint du personnage qui l’attendait.

Cette personne lui était tout à fait inconnue, car il s’arrêta une seconde sur le seuil, occupé, sans doute, à rechercher dans les mille cases du passé le souvenir de cet homme.

— Monsieur…, — son regard en cet instant se porta sur la carte qu’il tenait à la main, — Monsieur André de Bassens, j’ai besoin de toutes mes excuses, car vous m’êtes étranger, et, néanmoins, une personne qui vient de me quitter sur l’heure, m’a forcé de vous faire beaucoup trop attendre.

— Monsieur, le moment auquel je me présente et l’obstination que j’ai mise à vous voir, réclameraient bien plutôt comme délits de convenance. Nous ne nous sommes rencontrés qu’une seule fois. Il y a deux mois, j’eus l’avantage de passer la soirée avec monsieur de Rolleboise, à Cauterets. Nous nous trouvâmes ensemble à une table de bouillotte. Je suis très maladroit au jeu. Je perdis ainsi quelque argent avec vous, dont cinquante louis sur parole. J’avais votre adresse, mais le lendemain, quand je me présentai à votre hôtel, on me répondit que monsieur de Rolleboise était parti depuis le jour.

L’étranger, après ces paroles, posa un rouleau d’or sur la table. C’était un homme de trente ans ; sa physionomie découverte offrait tous les indices de la franchise et d’une humeur facile. Mais des événements inconnus encore avaient modifié cette propension en des teintes moins claires. Les plis creusés entre ses sourcils disaient la réflexion d’un esprit souvent seul, et ses grands yeux fatigués, semblaient avoir répandu tout le feu de la passion et toutes les larmes du cœur. C’était une de ces physionomies qui, devant les hommes, passent inaperçues, et pour lesquelles les femmes se passionnent toujours parce que leur sexe les devine.

— Je me rappelle maintenant cette soirée et ce départ tout à fait indépendant de ma volonté. Je vous aurais bien écrit pour vous décharger du poids de cette obligation, mais j’ignorais votre nom. Ainsi, je regrette amèrement que cette petite dette vous ait occupé de la sorte, du moins si j’en juge par la patience dont vous avez fait preuve ce soir.

— Je ne vous le cèlerai point, monsieur de Rolleboise, un autre but m’amène chez vous.

— Tant mieux, monsieur, et je vous sais gré de me le dire aussitôt.

— J’arrive à Paris pour la première fois et n’y connais que vous. J’ai encore sur moi une lettre pour un excellent ami de mon père, monsieur de Lormont ; mais, monsieur de Lormont n’est pas à Paris.

— En effet, monsieur le vicomte est en Normandie depuis trois semaines bientôt.

— Vous connaissez beaucoup cette maison, m’a-t-on dit. Je viens donc tout simplement vous prier d’être assez aimable pour m’accompagner en Normandie.

— Votre proposition est d’autant plus opportune et agréable, que je devais me rendre demain chez l’ami de monsieur votre père. Ainsi, ce sera avec beaucoup de plaisir que je ferai ce voyage. Si j’en crois les bruits du monde, monsieur et madame de Lormont ne reviendront plus à Paris, et quitteront même prochainement la France pour l’Angleterre. Cette différence de climat et ce changement de mœurs ne souriront peut-être pas infiniment à madame la vicomtesse. Les jeunes têtes méridionales s’effrayent du ciel de Londres.

— Mais si j’en juge par l’âge de monsieur le vicomte, madame la vicomtesse ne doit plus apercevoir que dans ses souvenirs les caprices de ses jeunes années.

— Monsieur le vicomte s’est marié ce dernier printemps.

— Comme ami de mon père, je le croyais âgé.

— Je vois que vous connaissez peu la famille. Permettez-moi donc de vous instruire. Monsieur de Lormont a plus de soixante ans.

— Et, madame ?

— Madame n’en a pas encore vingt.

— Sans doute, elle aime son mari ? fit M. de Bassens avec un sourire.

— Mon Dieu, la nature de la femme est d’aimer toujours quelqu’un, vous le savez. Il est même plus de femmes que d’hommes qui n’aient pas été aimées. Après cela, je ne suis pas assez intime dans la société de madame pour pouvoir répondre à votre question ; elle-même ne saurait peut-être y satisfaire.

— C’est probablement une femme d’une beauté… ordinaire.

— C’est une belle femme.

Un observateur eut pu remarquer ici, sur le visage des deux interlocuteurs, une expression presque inaperçue. Eux-mêmes la sentirent intérieurement, mais ne la distinguèrent pas. M. de Rolleboise avait répondu à la phrase de son visiteur sur un ton indécis, presque embarrassé ; et dans les yeux de celui-ci se lisait une attention inquiète en écoutant l’opinion du jeune homme.

— Vous voudrez bien m’avouer, cependant, que pour prendre une femme d’un âge si disproportionné au sien, il faut être ou bien généreux, ou bien présomptueux. Mais, comme vous l’avez à peu près dit tout à l’heure, la femme est d’une nature si malléable, si prête à épouser l’avis de celui qui lui parle, qu’il est facile de lui persuader que les meilleurs maris sont les vieillards. C’est une consolation pour nos vieux jours.

La causerie continua encore quelques instants sur des digressions tout à fait étrangères à notre récit, et, bien que nous puissions en agir autrement, nous n’en fatiguerons pas le lecteur.

Après que M. de Bassens eut quitté l’appartement, M. de Rolleboise rentra dans sa chambre à coucher, s’assit sur le canapé qu’avait occupé la lorette, et son esprit se livra à une rêverie souriante à son cœur, car elle le conduisit bien avant dans la nuit. Quand sa pensée fut revenue de sa course vagabonde, ses yeux tombèrent sur un tout petit calepin placé dans les plis d’un coussin. Ce ne pouvait appartenir qu’à la femme qui s’y était assise. Un moment il le regarda, indécis s’il l’ouvrirait ; mais, réfléchissant qu’il ne devait plus revoir cette personne, il se permit d’y chercher quelques explications à ses manières fantasques. Ce calepin ne contenait qu’une lettre, vieillie, usée, salie même à force d’avoir été lue. Elle était écrite en langue anglaise. De Rolleboise, homme du midi, ne connaissait pas un mot de cette langue. Cette lettre commençait ainsi : My dearest daughter ; et portait pour signature : Helena, duchess of Firstland.