Le Vampire (Sorr)/06

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Adolphe Delahays, éditeur (p. 81-88).

VI.

À demain.

À la suite des grandes secousses morales, le repos, même l’inertie, est nécessaire. — Par le résultat d’une réflexion lentement mûrie, Robert se trouvait calme. Il parla peu, et sa voix n’eut aucune expression saillante ; son regard fut libre et aisé, sans raideur, sans sarcasme. — M. de Bassens s’entretint avec le vieux vicomte, et adressa rarement la parole à la jeune femme. D’ailleurs, cet homme, que son caractère plaçait toujours dans l’ombre, ne paraissait pas très caqueteur auprès des dames.

En quittant la salle à manger, Robert donna son bras à la vicomtesse. Il était silencieux, impassible. Celle-ci lui dit sur un ton badin, et en affectant même de parler haut :

— Je crois réellement, M. de Rolleboise, que vous avez pris à tâche de nous initier par avance à la raideur compassée du gentleman. M. de Bassens, à qui certes on ne doit pas reprocher un caractère trop expansif, est moins morne que vous.

— Il ne faut pas accepter la première apparence d’un homme. — C’est là-dessus que j’ai beaucoup réfléchi, cette nuit, madame.

De Rolleboise sortit. Sans se dire un mot, sans détourner son regard fixe, il marcha devant lui. Sa pensée était active et bouillonnante car son pas se précipitait. Après avoir traversé le plateau de la Hève, il se trouva sur le bord de la falaise, en face de la mer plaine et verte. Les bras croisés, son œil errant hagard sur les anfractuosités des dunes, il se parla ainsi lentement.

— Pendant douze mois, j’ai aimé cette femme, je me suis distrait de toute autre pensée pour elle, pour elle j’ai plongé ma vie dans un rêve idéal et chimérique, et hier soir elle traitait cet amour de folie !… cette passion de fièvre !… Oh ! oui, bien fous, bien insensés en effet, de nous attacher ainsi par le cœur, à une femme, cette raillerie de Dieu !… Je le dis ici, froidement, sans colère, je ne l’aime pas, je ne la hais pas, je ne la méprise pas, mais n’importe, je paierais cher la joie de la tenir un jour à mes pieds ployée et suppliante et de n’avoir pas pitié !… Et, je m’effrayais de ma témérité et de mon bonheur, et je croyais à cette scène de chant, tandis que tout cela n’était qu’une comédie dont je suis l’idiot, le bouffon dont on se raille !…

Sa course comme son esprit était en désordre et n’avait pas de but. Mais pour contrebalancer le trouble de son cerveau, il fallait maintenir son corps en mouvement, et lui donner la fièvre. Il descendit les falaises, sans précautions, sans danger, traversa le vallon de Sainte-Adresse, puis gravit la côte d’Ingouville.

C’était le matin, la côte était déserte.

Le jeune homme ayant marché beaucoup dans des sentiers pénibles, la fatigue physique prédomina. Il s’assit sur un banc de bois sous de grands hêtres. En face, le paysage offrait toutes ses richesses pour distraire sa pensée. L’embouchure de la Seine s’enfonçait jusqu’aux côtes bleues de la Basse-Normandie. C’était l’heure de la haute mer. Le Hâvre, grand comme un mouchoir, répandait par le goulet étroit de son avant-port des vaisseaux et des steamers qui couvraient la mer jusqu’aux derniers horizons, jusqu’au ciel. Mais Robert ne daignait seulement pas accorder un regard sur ce tableau étendu à ses pieds. — Il faut être bien vertueux pour s’inquiéter d’un paysage, tout aussi bien que pour voir lever l’aurore !…

Une voiture passa devant lui. Il ne leva pas les yeux. À l’extrémité de la côte, les chevaux s’arrêtèrent, et un homme mit pied à terre. Il regarda un moment la mer où couraient de grandes ombres de nuages, puis revint sur ses pas vers le lieu où rêvait le jeune homme

Il s’assit sur le même banc que lui.

Cette présence contraria sans doute de Rolleboise, car il promena comme par contenance ses yeux sur la rade ; mais il ne regarda pas l’étranger.

Cependant cet homme ne lui était pas inconnu. — C’était Horatio Mackinguss.

— Jeune homme triste, amour malheureux.

Robert se retourna, reconnut l’Anglais et ne le salua pas.

— Si je ne me trompe, continua Horatio, vous avez vingt-cinq ans. Voilà donc dix ans que vous agissez par ou pour les femmes, et vous en êtes encore à des naïvetés d’adolescent !…

— Que vous importe, monsieur ?…

— Plus que vous ne pensez peut-être. Ainsi, jeune homme, vous aimez Mme de Lormont ?…

— Non, monsieur !

— Vous la haïssez, alors ; c’est la même chose.

— Je ne l’aime, ni ne la hais, monsieur.

— C’est fort bien ; je préfère même cela. Ainsi, vous ne tiendriez pas à avoir cette femme ?…

— Pour la posséder, non.

— Pour vous venger ?…

— Si !

— Eh bien ! Robert, je veux vous la donner.

— Vous !… Au fait, il n’est pas impossible que vous ayez été son amant.

— Ah ! mon Dieu, c’est à peine si je lui ai adressé un mot de galanterie.

— Vous agissez donc par le diable, mylord !…

— Enfant, laissons le diable où il est, si toutefois il est quelque part. Le diable est un niais ne sachant rien faire, un sot qui endosse immodestement quelques faibles peccadilles des hommes, et qui n’est seulement pas à la hauteur du plus médiocre mortel.

— Il est inutile alors, monsieur, de vous complaire ainsi devant le spectacle d’un cœur froissé ; je désire être seul.

L’Anglais se leva et portant sur le jeune homme un regard commisérant et profond, il sourit. Puis, posant sa main sur l’épaule de Robert, il lui dit d’une voix grave et lente, s’animant au fur et à mesure qu’il parlait.

— De Rolleboise, ce que je vous dis ne sont point vaines paroles. Vous avez aimé la vicomtesse ; sans doute elle a blessé votre vanité, et vous vous redressez colère. C’est fort bien. N’est-ce pas, jeune homme, que la femme est une incarnation terrible quand on ne sait pas la dompter ?… N’est-ce point ce qu’il y a de plus lâche et de plus cruel dans le genre humain !… La femme qui, sans honte, toujours insulte et dont on ne peut jamais relever l’insulte !… Votre esprit ne s’est-il donc jamais révolté en considérant cette société où la femme est maîtresse et où l’homme est esclave… où devant une frêle enfant qu’une seule main broyerait, il est des hommes forts et puissants qui s’inclinent !… N’avez-vous pas frissonné souvent à l’idée de ces haines, de ces querelles qui, parfois, amènent la mort ! Dites, y avez-vous réfléchi une fois par de longues nuits de désespoir et de jalousie !…

— Les dernières spirales de l’enfer ne sont pas pires que les tortures que j’ai endurées sans bruit, sans râle, dans les ténèbres ?…

— Ah ! vous ne m’écoutez pas !… Eh bien ! jeune homme, sachez qu’il est un cercle dans lequel les choses ne sont pas ainsi. Là, la femme n’est pas une distraction, mais un but. Riche, vous en ferez un moyen de vengeance, pauvre, elle édifiera votre fortune. Au lieu de vous coucher faible aux pieds d’une maîtresse, vous la verrez implorante au-dessous de vous, et vous ne l’aimerez pas !…

— Mais, pour parler ainsi, vous n’avez donc jamais aimé, vous ?…

— Aimé ?… si, une fois.

— Et la femme par qui je puis souffrir aujourd’hui, je l’aurai à ma merci.

— Non-seulement, mais encore vous pourrez me la donner après,

— Pour cela, que faut-il faire ?…

— Venir parmi des hommes qui vous serviront, et obéir à un seul.

— À qui ?…

— À moi. — Surtout ne croyez point que je vienne ici pour satisfaire chez vous une haine qui m’est indifférente, pour venger une vanité froissée. Non ; j’ai besoin de vous, voilà tout. D’ailleurs, je ne marchande nullement votre résolution. En acceptant, vous perdez toute volonté.

— Mais, je dépendrai de vous !…

— On dépend en ce monde toujours de quelqu’un plus ou moins digne de soi-même. Maintenant, une femme vous tient sous sa volonté. Je ne vous l’impute pas à faute, je le constate simplement. D’ailleurs, songez qu’en, agissant seulement par moi, beaucoup d’autres agiront par vous. Pour punir la raillerie d’un homme, vous exposeriez vos jours, votre famille, votre honneur ; ne ferez vous donc rien pour vous venger de celle d’une femme ?…

— Une raillerie !… Oui, il vous est facile de nommer la chose ainsi !… — Qui êtes-vous ?

— Qui je suis ? Je suis lord Horatio-Mackinguss, pas autre chose ; votre compagnon de voyage, voilà tout.

— Et en acceptant vos conditions, je ne m’engage ni à assassiner, ni à voler, ni à fausser mon honneur ?…

— Me prenez-vous donc pour un chef de brigands ?…

— Peut-être.

— Mais, mon pauvre ami, il n’en existe plus que dans les romans de femme. Rassurez-vous donc, car rien de tout ce que vous redoutez avec raison, ne vous sera imposé.

— Et cette femme me sera livrée ?…

— Ah ! vraiment, vous me fatiguez !… Je vous le répète une dernière fois. Non-seulement cette pauvre femme, mais encore celle qui passe, si vous la voulez. Puis, la jeune fille qui méprisa votre premier amour, et bien d’autres encore.

— J’accepte.

— Quand revenez-vous à Paris ?

— Ce soir.

— Soyez demain à la taverne anglaise. Nous dînerons ensemble.

— Et là, je saurai tout ?

— Tout.

— Et si vos conditions ne m’agréent pas et que je ne veuille plus ?…

— Alors, continua Horatio sur le même ton calme et froid, dans une heure vous ne sauriez plus rien. À demain.

Cinq minutes après, la voiture avait descendu la côte et Robert se trouvait seul. Cette scène qui aurait pu jeter le trouble dans un esprit plus candide, donna au jeune homme une force salutaire qui fit diversion au passé.

— Ah ! je ne me trompais donc pas ! s’écria-t-il, les fictions viennent bien de la réalité !…