Le Vampire (Sorr)/08

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Adolphe Delahays, éditeur (p. 97-106).
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VIII.

En passant près d’un cimetière.

Le londoner, l’habitant de Londres, esprit tout à fait tangible et positif, ne trouve autre chose dans la nuit qu’un temps d’interruption d’activité que la nature l’impose de consacrer au repos. Aussi est-il fort ébahi de voir les parisiens vivre plus dans les quatre ou cinq heures qui précèdent minuit, que dans toute la journée. Il ne comprend pas cette existence artificielle éclairée par le gaz ; car l’Anglais est plus prosaïque qu’un chiffre : il n’accorde rien à la fantaisie. À toute chose il veut la preuve. La plus légère innovation dans ses mœurs le fait tomber en syncope. Par cette uniformité d’esprit et cette invariabilité d’actions, il devient en France un thermomètre infaillible. D’après l’effet que produit le contact d’un Anglais sur un homme, vous connaissez aussitôt le caractère de ce dernier. Cependant, lorsque les londoners sont à Paris, ils se jettent à tête-perdue dans cette vie fiévreuse, simplement pour satisfaire à cette loi bizarre qui porte tout étranger à exagérer l’esprit de sa nation.

Dix heures à Londres est donc un point de la soirée bien plus avancé dans la nuit, qu’une heure du matin à Paris. Les magasins fermés depuis longtemps ne donnent plus lueur de lumière, et les théâtres vont bientôt rendre au sommeil une population tout ahurie de s’être laissé prendre pendant quatre heures aux fantasques séductions de l’art.

Dix heures ainsi venaient de sonner à toutes les horloges du quartier, lorsqu’un jeune homme paraissant venir de la direction du Théâtre de la Reine, franchissait le dangereux passage pour les piétons, qui mène, par Charing-Cross, de Pall-Mall au Strand. À Londres les voitures vont très vite et ne sont jamais éclairées. Il faut donc du courage pour s’aventurer dans les ténèbres et la boue du carrefour de Charing-Cross.

Quand l’individu que nous avons déjà aperçu indécis, sur le trottoir de White-Hall, fut parvenu dans le Strand, il fit signe à un cocher qui dormait auprès, et monta dans son cab.

— Corbets lane ! lui cria-t-il d’une voix d’une gracilité singulière.

— Oui, monsieur, répondit avec assurance le cocher, en rassemblant dans sa main ses longues guides, qui passaient par dessus la capote du cabriolet, et en se disposant à son aise sur son siège élevé.

Le cheval partit au grand trot. Arrivé sous les portes de Fleet-Street, le cocher abandonna son coursier à son allure, et ouvrant le vasistas supérieur de la voiture, il tapa avec respect sur le chapeau du jeune homme.

— Que voulez-vous ?

— Pardon, Votre Honneur veut aller dans Corbets lane ?

— Ne vous l’ai-je donc pas dit ?

— J’ai fort bien entendu ; mais où Votre Honneur place-t-il cette rue ?

À Londres, le cocher ne connaît pas la ville ; c’est toujours le voyageur qui le renseigne. Quand ce dernier est étranger et qu’il fait nuit, on va au hasard du cheval. Les voitures se payent à la distance parcourue ; alors il est probable que les cochers ne perdent rien à exciper d’ignorance. Mais le cas qui nous occupe n’était pas tout à fait ainsi. Le jeune homme, d’une voix sèche et claire, lui donna en peu de mots le tracé de leur course. Après avoir laissé toutes les petites rues qui avoisinent Saint-Paul, ils traversèrent la Tamise sur le pont de Londres, puis ils s’engagèrent dans les quartiers bas de la ville.

Tout au contraire de Paris, quand on avance dans les lieux pauvres de la capitale anglaise, les maisons s’abaissent et n’offrent même souvent qu’un rez-de-chaussée sur la rue. Mais, en revanche, les parties souterraines deviennent plus profondes. Ce sont d’immenses substructions divisées par étage, et où le jour ne s’aventure jamais qu’enveloppé du pardessus de la nuit. À Paris, la classe ouvrière et nécessiteuse habite les mansardes et les greniers des maisons, là-bas elle se terre dans les caves.

Parvenu dans Rotherhithe, le cocher eut de nouveau recours aux renseignements. Ils se trouvaient alors dans les environs de Blue-Anchor lane, rue qui coupe le chemin de fer de Greenwich, On n’apercevait guères que des tracés inhabités et même non encore bâtis. À cette heure indue, tout était silencieux et sombre. Seulement, par instant, quelques sifflements de locomotive annonçaient la fin de la ville. Toutefois, le cocher était excusable de ne pas connaître Gorbets lane, car étant à peine bâti, ses angles ne portaient pas encore de plaques indicatives, faute de maisons pour les appliquer.

Le cabriolet s’arrêta, le jeune homme en descendit. Après avoir dit un mot à son coachman, il pénétra prestement dans une petite ruelle étroite et flaqueuse. Au-delà de cette venelle était une place, ou plutôt un emplacement vide, sans pavés, effondré, et comme on en trouve au bord des grandes villes. Proche, s’élevait un mur circulaire au milieu duquel croissaient de hauts arbres entremêlés de colonnes blanchâtres et grises comme des troncs ébranchés. C’était le cimetière de New-Cross.

Le jeune homme longea cette muraille, puis tournant à main gauche, il approcha d’une petite maison isolée, basse, vieille et noire. Il avait sans doute sur lui la clé de la porte, car il entra sans frapper. Probablement encore connaissait-il les êtres de ce logis, car, sans lumière, même sans tâtonner avec les mains, il vint s’arrêter devant un escalier auquel nous aurions bien volontiers accordé quelques lignes s’il ne se trouvait pas perdu dans une nuit à mettre en lumière les ombres d’un intérieur de Ribera. Cet individu monta quelques marches, puis arrivé au premier étage, il tourna la clé dans une serrure revêche et ouvrit une seconde porte. Il entra.

C’était une chambre médiocrement éclairée par une lampe. Dans le fond, derrière les meubles, avaient lieu des luttes silencieuses entre les ombres irritées et quelques faibles lueurs observant péniblement leur consigne. L’ameublement de cette pièce paraissait plus bizarre que pauvre. Les murailles se recouvraient frileuses d’une tapisserie ajourée en maints endroits et dont la trame ne conservait plus que la trace des couleurs. L’air froid que refoula la porte en se refermant, agita toute cette tenture et fît osciller un moment deux portraits en loques, continuellement cadastrés dans leurs cadres dédorés par les fils géométriques de plusieurs générations d’araignées. La bouche de ces personnages ainsi représentés souriait depuis un siècle. Étrange idée de sourire ainsi à son peintre pour laisser à sa famille une image qui semble la railler sans cesse dans les douleurs de la vie ! Le seul meuble qui apparut à l’œil était un bahut à tiroirs bombés comme les flancs d’une galiote hollandaise, ornés de ciselures ayant l’aspect de rides de vieillard, et plaqués d’obronières de cuivre dessinant des dragons ailés qui se tordaient autour des serrures en des contours burlesques et menaçants. Les sièges, de forme surannée, ne se ressemblaient pas plus que ceux d’un magasin de revendeur de meubles. Une bibliothèque de bois noir blanchi par le temps et la poussière, se tenait raide contre la tapisserie, et ses rayons étaient bourrés de livres antiques et de paperasses jaunes et recroquevillées.

Près d’une table massive, recouverte d’un tapis à dessins effacés, assis sur un fauteuil à siège bas et dossier haut, figurait un individu qui paraissait vivant. C’était un vieillard d’un sec et d’un décrépit à réjouir Hoffmann. Il s’enveloppait d’une robe de chambre collante de couleur souffreteuse et qui, tout en cachant ses bras, lui donnait l’aspect d’une momie de Memphis. Sa coiffure consistait en un ample bonnet en laine noire auquel s’adaptait, comme un auvent sur une porte, une vaste visière en drap vert, projetant son ombre sur tout le visage, La figure de cet homme n’était pas ridée, mais sa peau sèche et tendue jaunissait sur ses os saillants comme un cuir de Cordoue cloué au séchoir. Quand la porte s’ouvrit, cette tête de vieillard se souleva lentement de dessus le livre, et deux yeux petits et luisants dardèrent leurs rayons dans l’ombre.

— Tu le vois, Antarès, je ne t’ai pas fait attendre, dit le jeune homme en s’asseyant sur un siège du siècle de Shakespeare. Il posa son chapeau sur la table. Ses cheveux abondants étaient partagés sur la tête comme chez une femme.

— Olivia, je suis toujours à vos ordres, répondit cet homme sans se mouvoir et immobile comme un sphinx. Puis il reprit sur un ton de sèche raillerie : — Le duc est en bonne santé ?… Ces vieux hommes de guerre vivent toujours leur siècle.

— Écoute, juif, je te défends de me parler de mon père. Si je suis venue ici, c’est à moi à dire et à toi d’écouter. Il faudra bien que je déterre un jour, dans les cloaques de Saint-Gilles, un juif plus mécréant, pour me défaire d’Antarès.

— Ne raillez pas de la sorte, Olivia. Vous êtes venue, je vous écoute.

— Antarès, je viens te parler d’affaires de cœur.

— Ah ! ah !… le cœur, Olivia !… Parlez-moi sur le talmud, posez-moi une difficulté hébraïque ; mais le cœur est une langue que je ne parle pas.

— Je veux causer avec toi de deux hommes.

— Olivia a de l’amour !… Pauvre nature humaine, comme elle délire !

— Antarès, je ne te parle pas d’amour.

— Vous me parlez de deux hommes. Vous les aimez ?

— Je ne sais.

— Ils vous aiment, alors ?

— Oui.

— Votre réponse est bien hardie, miss, fit le vieillard en ricanant. D’ailleurs, je connais ces deux hommes. Le premier est Amadeus Harriss…

— Tu connais Amadeus. Sa fortune est grande. Et puis je lui dois la vie.

— Oh ! oh !… fit avec peu de considération le vieillard.

— Sans lui, je périssais dans les eaux de la Clyde. Toutefois, ce n’est point cette raison qui me déciderait.

— D’après vous, quel est son caractère ?

— Son caractère m’irrite. Certainement, c’est un homme faible, mais il n’en convient pas.

— Le second, Olivia, lord Horatio Mackinguss, est l’homme qu’il vous faut. Horatio est faible, soumis et bon. De plus, sa volonté est nulle : ce sera votre esclave.

— Antarès, je ne prends pas un mari pour renouveler avec lui le tableau d’existence de Philémon et Baucis du fabuliste français.

— Ne vous inquiétez pas de cela, miss ; vous parlez d’un fabuliste, nous trouverons sans nul travail, chez quelque romancier français, le moyen de trancher cette difficulté.

— Antarès, parlons de France.

— Que décide Olivia ?

— Me réponds-tu de cette absence ?

— Madame, j’ai fait votre volonté, je vous ai même offert mon avis.

— Réponds à ma question : Ophélia ne reparaitra-t-elle jamais ?

— Les morts seuls ne reparaissent plus, miss.

— Oh ! Antarès ! fit Olivia en se levant impatientée ; je suis méchante, c’est vrai ; mais je ne veux pas sentir, entends-tu, sur ma conscience, le poids de la tombe de ma sœur !

— Il y a, cependant, continua sans s’émouvoir le vieux juif, des morts qui ressemblent bien à des effets de maladies…

— Antarès, ne cruellise pas ainsi mon esprit déjà trop barbare !

— On peut mourir de faim pendant deux ans, Olivia.

— C’est horrible !

— Ophélia est votre aînée, miss, continua-t-il d’une voix pateline et féroce.

Olivia, l’œil sombre, le front plissé, arpentait la chambre du juif. Celui-ci, tout à fait indifférent à cette agitation contrastant avec sa quiétude, retomba dans l’attention réelle ou feinte de sa lecture.

Le jeune homme prit son chapeau. Le vieillard releva alors sa tête encapuchonnée, et dit par manière de réflexion :

— Miss Ophélia, peut-être, pour dix mille livres sterling, consentirait à…

— Misérable !… Après tout ce que j’ai fait pour toi, c’est ainsi que tu rumines une trahison !

— Olivia, je suis juif ; je fais des affaires avec tout le monde.

— Antarès, attends-moi ici dans deux jours, à pareille heure. Tu recevras ma détermination.

— Tout à vos ordres. Bonne nuit, miss Olivia.

Resté seul, Antarès referma son livre et fit entendre un petit rire sec qui dut singulièrement ébahir le silence étendu dans cette chambre haireuse. Il rejeta son vêtement, son bonnet et son abat-jour, détacha avec soin ses cheveux blancs, et à la place du vieillard apparut un homme d’une quarantaine d’années, d’une constitution maigre, mais forte. Il enfouit des papiers dans les poches de son habit noir, en referma d’autres dans la commode, éteignit la lampe et sortit.

Quand Olivia descendit de la petite maison, minuit sonnait à l’horloge de la gare du chemin de fer de Douvres. La nuit était sombre comme toutes les nuits de Londres où la lune ne se montre que quelques mois de la belle saison. Cependant, ce soir là, à une éclaircie du ciel, à l’horizon, on l’apercevait toute nouvelle comme une coupure d’ongle du soleil.

Olivia atteignit bientôt l’enceinte du cimetière. Tout à coup elle crut distinguer un objet sombre sur la crête du mur. La jeune miss avait un caractère trop fort pour être susceptible de peur. Elle avança donc toujours.

Distinctement on aperçut une ombre se glisser le long des pierres. C’était un homme qui venait d’escalader le mur. Son vêtement était noir. Son visage ressortait pâle et blafard, et, dans cette figure de spectre, scintillaient deux feux.

Olivia regarda un instant cet homme immobile, appuyé à la muraille, et, sans un frisson, elle continua sa marche. À l’extrémité de la rue étroite, attendait la voiture de place.

— Où allons-nous, mon gentleman ?

— À mon hôtel, répondit étourdiment cet étrange individu, sur le sexe de qui nous ne savons que dire.

— L’hôtel de Votre Honneur, s’il vous plaît ?

— Je descendrai Waterloo-Place.