Le Vampire (Sorr)/19

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Adolphe Delahays, éditeur (p. 243-248).

XIX.

La Nuit de Cléopâtre.

La pendule sonna dix heures. Olivia ne s’était pas encore réveillée. Aucune de ses femmes n’avait pénétré auprès d’elle. Les rideaux du lit se relevaient écartés, et Horatio assis dans un fauteuil placé au chevet la regardait sommeiller.

La chambre de nuit de milady Mackinguss, tendue avec goût, présentait en outre quatre tableaux modernes. Quatre fantaisies encadrées dans des bois de prix, aussi remarquables par les vidures et les bizarreries de ciseau que les toiles. La dorure en avait été impitoyablement proscrite ; car rien de si indigne que d’entourer une œuvre, n’importe quel soit son caractère, d’un chambranle vêtu d’or ainsi qu’un prêtre dans son étole, et répandant des ombres jaunes comme l’extérieur d’une diligence.

La jeune femme demeurait enveloppée de la pénombre du sommeil. Ses lèvres se contractaient sans bruit comme répondant à une sensation intérieure, et ses yeux s’agitaient sous ses paupières closes. Horatio ne hâta point le réveil. Il se leva discrètement, alla s’asseoir en face d’un secrétaire ouvert, et écrivit la lettre suivante :

« Robert,

« Lord Lodore a toujours été pour moi un homme ténébreux. Pour bien voir les profondeurs de son ame, il faut les éclairer. Chaque nuit il sort. Où va-t-il ? Je ne sais. Je veux le savoir. Demain, depuis onze heures jusqu’au moment où il sortira, vous demeurerez caché à quelque distance de sa maison. Vous le suivrez, n’importe à quelle heure, n’importe en quel lieu. Surtout, soyez invisible. Après cette dernière tâche, il vous sera loisible de rentrer pour quelque temps en France. »

Quand Horatio eut cacheté cette lettre, mylady s’éveilla. Un œil observateur reconnaît facilement à la physionomie de la personne qui émerge d’un sommeil, le caractère des rêves qui l’ont occupée pendant la nuit. Les linéaments du visage d’Olivia paraissaient adoucis, ses joues étaient chaudes, ses yeux humides et ses lèvres légèrement gonflées. Elle tendit aussitôt la main à son mari qui venait de reprendre sa place au chevet.

— Horatio, y a-t-il longtemps que vous êtes là ?

— Mais, ma belle ange, je ne vous ai pas quittée.

— Oh ! quel sommeil étrange !… fit-elle un peu confuse, et bien aise de trouver une incidence convenable. Je ne me rappelle rien… Je me suis endormie, je crois, sur ce sopha, hier soir.

— Oui, vos femmes vous ont couchée presque assoupie. Votre sommeil a été tranquille ?

La clarté de l’appartement était faible. Les rideaux portaient leurs ombres sur le visage de la jeune femme

— Oh ! non, tourmenté, au contraire. — Heureux ? fit le mari un sourire aux lèvres et se penchant vers elle.

— Heureux !… Ah ! j’ai eu, Horatio, des rêves !…

— Olivia, si au lieu d’un rêve, une réalité séduisante était venue veiller sur vous, bercer votre sommeil, m’aimeriez-vous un peu…

— Oui, je me le rappelle, vous êtes passé dans mes songes comme une ombre… vous m’avez parlé… J’ai voulu vous répondre, mais la main de plomb du sommeil fermait ma bouche.

— Olivia, non, ce n’était pas le sommeil qui fermait votre bouche !…

Et, ce disant, Horatio donnait un baiser sur la belle main de sa femme.

— Et puis, continua celle-ci en caressant son mari d’un regard adouci, j’ai senti avec regret le réveil m’atteindre… J’aurais voulu toujours dormir !… Mais aussi, votre voix était si étrange !…

— Une voix qui aime, mylady, n’est pas une voix ordinaire…

Olivia se tut, savourant sans doute en elle-même le souvenir de cette nuit mystérieuse pour elle, épouvantable en réalité.

Caractère faible de l’homme !… Un peu de vin, un peu d’amour, et le voilà transfiguré. Cette femme qui, la veille, jouait le bon accord avec son mari, la voilà pris dans son rôle. L’orgueil est oublié, la haine adoucie. Au lieu de s’effrayer du sommeil factice qu’on lui a procuré, elle le regrette. Horatio seul ne bronche pas. Il se réjouit de son œuvre. Devant l’atrocité de son action, à la vue de cette langueur amoureuse, il ne sent pas jaloux !…

— Aucune de mes femmes n’est venue ?

— Elles ne viendront que lorsque vous sonnerez.

— Est-il bien tard ?

— Non, à peine onze heures.

— À quoi pensiez-vous, à mon réveil, assis près de moi ?

— Vous ne le croiriez pas.

— Peut-être.

— Devinez-le, ma belle lady.

— Vous ne pensiez pas à moi.

— Non, mais plus qu’à vous.

— Ah ! Et comment cela ?

— Je cherchais un nom.

Olivia sourit, mais d’un sourire froid ou plutôt mécanique. Peu à peu elle reconquérait Sa nature native, et sortait fière et belle du limbe heureux où l’avait plongée un séduisant incube peut-être.

— C’est une chose sérieuse que le choix d’un nom, Olivia.

— C’est vrai, le nom influe sur la destinée.

— Un vilain nom est comme un habit ridicule qu’on serait obligé de porter toute sa vie.

— Eh bien, moi qui ne l’ai point cherché, je l’ai cependant trouvé.

— Ah ! Et lequel ?

— Nous le nommerons comme son père.

— Comme son père !…

— Oui ; ne le voulez-vous pas ?…

Le mari eut un rire intérieur. Mais il refoula aussitôt au fond quelque atroce raillerie.

— Ce nom ne sonnera-t-il pas malheureusement à l’oreille de sa mère ?

— Vous êtes un méchant, Horatio, et vous ne m’aimez pas !…

— Belle Olivia, nous nous aimons autant l’un que l’autre, soyez en sûre.

— Ce sera toujours mon doute.

— Pour que vous le croyiez, faut-il vous le dire ?

— Oui.

— Eh bien, turlututu !… Ne m’avez-vous pas dit que c’était la signification française. Il est très bon genre aujourd’hui de jeter quelques mots étrangers dans le discours.

Ce mot rompit le charme. Olivia fronça les sourcils, jeta sur son mari un regard d’où le fiel saillissait, et retomba silencieuse. Lord Mackinguss se leva avec un air d’insouciance toute britannique.

Mais un bruit tumultueux s’éleva au dehors. On entendit des pas précipités, des cris de femme.

— Que signifie cela, mylord ?

— Je ne sais, mylady, mais on va nous le dire.

Horatio agita le cordon ; et, ce qui ne lui était jamais arrivé, il sonna deux fois. Mais Hannah apparut la physionomie bouleversée, la respiration haletante.

— Que se passe-t-il donc, qu’on se permette tout ce vacarme avant que mylady ait sonné ?

— Mylord, c’est Bertram, le cocher, qu’on vient de trouver mort dans son lit.

Horatio ne s’étonnait de rien. Plus les événements se précipitaient autour de lui, plus il affectait le calme. Il quitta la chambre d’Olivia en se disant tout bas :

— Mort… c’est tout simple !… N’a-t-il pas eu sa nuit de Cléopâtre !…