Le Vampire (Sorr)/24

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Adolphe Delahays, éditeur (p. 299-326).

XXIV.

La Pendue.

Nos personnages ne sont pas faciles à suivre. Malgré tous nos efforts, il nous a été impossible de les dresser à l’instar des raides automates de tragédie. L’unité de lieu les fait tressauter d’effroi et ils s’éparpillent sur la mappemonde dans un désordre réellement navrant. Aux jours antérieurs, les romanciers, les poètes pouvaient à leur aise être sur la géographie aussi ignorants qu’une femme. Aujourd’hui, à chaque page, il leur faut avoir la main sur un Balbi, ou, tout au moins, sur un commis-voyageur. Et, pour ajouter à ces misères, monsieur le lecteur s’impatiente et livre son front à des plissements qui nous inquiéteraient peut-être. Mais, après tout, on a bien tort de se soucier des contractions de sourcils de monsieur et des rapprochements de paupières de madame. La littérature est un peu comme l’amour. Pour réussir, il faut agir détroussément. Fermons donc la parenthèse et reprenons la bénigne allure de ce récit.

Un matin froid et clair, Robert de Rolleboise suivait la grande rue d’Ingouville et s’apprêtait à gravir les rudes escaliers de la côte. L’air était vif, le soleil brillant et tout à fait seul dans le ciel. Les étages superposés de la côte, vus du chemin de Montivilliers, offrent un tableau magnifique d’un aspect oriental. Les jardins, les kiosques, les villas perdus dans les hauts arbres donnent à cette grande colline la physionomie d’une demeure mystérieuse hantée par les péris. Quand Robert eut atteint le milieu de la route qui monte, il s’arrêta. L’Océan avait élargi son cercle jusqu’au-delà de la vue, et la Seine, aussi béante qu’un golfe, frappée du soleil, étincelait. Le jeune homme s’inquiéta peu de ce tableau et reprit sa marche. En effet, ces sites se montraient pour lui empreints d’un souvenir poignant. C’était en face de cette vaste nature qu’un homme avait saisi sa destinée d’une main fatale. Il y avait dans cette lumière des reflets d’amour et de haine. Une de ces heures de la vie qui rendent méchant, plongent le doute dans l’ame, plaquent le ricanement sur le masque, s’était longuement écoulée en ces lieux. Il savourait avec une volupté âcre ce poison corrosif qu’une raillerie de femme verse sur l’orgueil de l’homme.

Midi n’avait point encore sonné à Notre-Dame du Hâvre, aussi la grande allée de la côte se montrait-elle solitaire. Quelques maigres anglaises seulement, attirées par le riant soleil et le calme de l’air, promenaient de leur pas élastique et par soubresauts comme des haquenées qui trottent. Les châles descendant de leurs épaules étroites formaient le losange le plus affreusement régulier ; car ce n’est point une affaire de futile importance que de se bien draper dans un cachemire. Peu de femmes réussissent, surtout hors Paris. Ainsi, la provinciale met son châle, la parisienne le jette, l’anglaise l’accroche. Il est inutile de remarquer que la parisienne seule réussit. Or, ces lignes sont uniquement une petite digression de mon chef, et Robert de Rolleboise en est tout à fait innocent. Bien loin de s’occuper à critiquer la mise britannique de ces dames, il quitta aussitôt la côte par un chemin qui, traversant le plateau, conduisait au village de Sanvic, qu’on dirait bâti d’après une toile de l’Opéra-Comique.

Sur la plaine, dans un bouquet d’arbres, apparaissait la toiture bleue d’un élégant pavillon. En approchant de cette demeure, Robert hâta le pas. Il était pâle. L’agitation de son cœur se voyait dans ses yeux inquiets et sur ses lèvres frémissantes.

Un des appartements de ce pavillon avait un aspect séduisant. Le soleil y brillait, une femme y rêvait. Rayon de soleil, rêve de femme, en voilà trop pour faire perdre la tête à un de ces poètes tristes qui, faibles de poitrine, traitent leur ame de cancer. Un magnifique feu qui suppléait très-bien à l’insuffisante ration d’hiver accordée par l’astre du jour, réverbérait contre les blanches plaques de marbre du foyer. Parmi tous les tableaux des boiseries et les précieuses futilités de la cheminée, on remarquait près d’une tête de vieillard dessinée au crayon, une miniature encadrée de vermeil et représentant une femme, — la mère de M. de Rolleboise.

Ophélia, nous la reconnaissons tout de suite à sa beauté, avait désenseveli son visage de cette teinte de tristesse et de douleur sous laquelle elle nous est déjà apparue dans la chambre haireuse de la rue des Quinze-Vingt. Nous l’avons quittée dans la misère dernière, nous la retrouvons à sa place, dans le comfort, sinon dans le luxe. Elle nous parait même si jolie que nous sommes fortement tentés de donner ici un dessin de son vêtement et de sa coiffure. Mais nous contiendrons cette malenvie et le lecteur en sera quitte pour l’effroi. — Ophélia était magnifiquement belle.

Quand Robert entra elle lui tendit la main avec un sourire indéfinissable.

— Je pensais à vous, monsieur de Rolleboise ; car, s’il me vient une pensée heureuse, c’est de vous qu’elle naît. Je ne sais, mais aujourd’hui je me plais en moi-même ; je me suis éveillée à l’issue d’un rêve qui m’a ramenée bien haut dans le cours de ma pauvre existence, un songe qui m’a illuminée d’un doute bienfaisant.

— Croyez aux rêves, Ophélia !…

— Oui, nous y croyons, là-bas, dans notre froide Écosse. Hélas ! la reverrai-je un jour !… Oh ! vous ne sauriez comprendre combien j’aime cette atmosphère froide d’aujourd’hui !… Ce soleil sans chaleur me rappelle la Calédonie avec ses brouillards qui flottent sur ses lacs endormis !… Oh ! je vous en prie, monsieur de Rolleboise, parlez-moi notre langue, celle que me parlait mon père, j’aime les illusions !…

Le jeune homme s’assit auprès d’elle et réunit ses deux mains dans la sienne. Un moment il la contempla silencieux, tout en joie dans son recueillement.

— Laissons, Ophélia, les illusions pour les jours tristes et les heures mauvaises, et parlons de la réalité. Moi aussi, je sors d’un rêve. Hélas, je suis de ces natures qui rêvent sans dormir !… d’un rêve où vous m’apparaissiez comme une révélation bénie, où votre image resplendissait plus splendide qu’un reflet d’extase !… Je suis pris au cœur d’une ivresse si éblouissante, Ophélia, que je crains votre voix. Oh ! si vous ne pouviez pas m’aimer, ne me le dites pas !…

La jeune fille eut une faible exclamation de reproche. Mais, aussitôt, toute confuse de cet élan de son ame oublieuse, elle inclina son visage dans ses deux mains ouvertes en ogive. Il y eut un de ces intervalles où la vie réelle se tait. Quand les mains d’Ophélia redescendirent dans celles de Robert, son regard, placé sur celui du jeune homme, s’était transfiguré en une expression inénarrable. Toute l’extase de son ame tomba en rayons magnifiques sur le cœur de celui qui l’aimait.

— Depuis l’heure où je vous aperçus, toute ma vie a changé, mon sentiment s’est illuminé d’une nouvelle religion. Je veux vous aimer à genoux, car vous êtes pour moi sur la terre l’ombre de la Vierge Marie. Un nuage sur votre figure est une angoisse pour mon ame, un sourire me rend fou !…

— Oh ! ne m’aimez pas ainsi, car les passions exaltées sont funestes !… Puis elles s’éteignent plus vite. Hélas ! Robert, une femme est bien faible, et la pensée de redescendre un jour dans l’inertie du cœur la brise d’épouvante. Je vous dois la vie. Je crains de vous devoir le bonheur !…

— Non, Ophélia, ne comprimez pas de la sorte un sentiment qui s’élève, et ne me le présentez pas surtout comme une conséquence de gratitude. J’exige davantage. Oubliez tout le passé. Regardez-moi comme l’inconnu qui passe et que votre beauté virginale arrête. Oh ! vous êtes belle, enfant, bien plus belle que vous ne croyez !…

Pendant longtemps nos deux jeunes gens dirent des folies, des riens, des niaiseries ; en un mot, ils épuisèrent toutes les vieilles hyperboles d’une scène d’amour, Comme ce sont deux personnages sérieux, nous ne profiterons pas de leurs distractions pour les suivre barbarement dans les méandres contorsionnés de leurs serments et de leurs extases. Robert, sous le regard de la belle jeune fille, savoura ses ravissements, se livra tout entier à ses aspirations heureuses. Émotions hygiéniques qui détergent le cœur de toutes les lies de sentiments misérables. Certes, loin de railler ces choses, elles sont enviables. N’est pas amoureux qui veut dans la vie, de ce franc amour qui galvanise un homme, le rend fou ou magnifique. Mais, pour une de ces passions larges et splendides, il se tire en contrefaçon, sur le cœur humain, des copies bien drôles !…

Robert aimait éperdûment la jeune écossaise ; mais celle-ci, bien qu’elle n’eut dit aucun mot, proféré aucune exclamation, l’adorait avec plus d’amour. Il en est toujours ainsi. Ce n’est qu’une loi de nature. Néanmoins, malgré cela, on rencontre bon nombre de jeunes hommes qui s’accablent de perplexités et de doutes, qui tourmentent leurs pauvres maîtresses pour en obtenir un aveu bien formulé. Machines mises en action qui croient que le mouvement dépend d’elles !…

Mais notre jeune homme s’oubliait tout à fait.

— Oh ! s’il m’était permis de suspendre le cours de ma vie et de m’arrêter longtemps sur cette heure !… Car je pleure la minute qui passe, la joie qui s’écoule !… Ophélia, n’êtes-vous pas heureuse ? Y a-t-il dans votre cœur une ombre que je doive éclairer ?…

— Hélas ! vous pouvez suffire à mon amour, peut-être, mais à mon bonheur, hélas ! le doute est là !… Par réserve, vous ne me questionnez jamais sur mon passé. Cependant, il est en même temps horrible et beau, si horrible que j’en frissonne encore, si beau qu’il me semble un mensonge !

— Non, Ophélia, je ne vous en parle pas de peur de vous peiner. Je me le rappelle, vous pleurâtes avant-hier quand je touchai un mot de notre étrange entrevue, il y a un an, après un souper.

— Oui, ce soir là je rencontrai celui qui devait me sauver… Une voix secrète me disait d’aller à lui… de lui tout dire, de lui crier secours ! Mais je faiblis… votre indifférence fit défaillir ma résolution. Vous me demandiez tout à l’heure ce qu’il manquait à mon ame. Robert, mon père est mort en doutant de moi. Pour détruire ce doute, j’aurais donné ma vie hier, aujourd’hui mon amour !… Avez-vous connu mon père ?

— Ophélia… voilà le seul nom que je connaisse de vous.

— Je me nomme Ophélia de Firstland.

— Firstland !… s’écria le jeune homme ; oui, c’est vrai, c’est la signature d’une lettre que vous laissâtes chez moi, rue du Helder !

— Une lettre de ma pauvre mère !

— Mais, n’avez-vous pas une sœur ?

— Olivia est la fille de mon père, et maintenant la femme de cet homme que vous remarquâtes à ce souper.

Robert de Rolleboise frappé de stupeur, les yeux fixés au sol, le visage pâle, s’arrêta sans une parole, sans un mouvement. Il s’effrayait de se sentir agir toujours dans le même cercle funeste.

— Oh ! malheur ! malheur !… fit-il d’une voix lente.

— Vous connaissez Horatio Mackinguss, maintenant ?

— Oui, oui, je le connais !… Et c’est là ma damnation ! c’est là ma perte, peut-être !…

— Cet homme est donc bien méchant !

— Méchant !… dites terrible !… Ah ! si c’est par lui que vous avez souffert, je tremble !…

— Mais je ne lui ai rien fait, moi, pauvre femme !

— Femme… Ah ! enfant, ce nom seul vous condamne auprès de lui. Fatalité ! mon Dieu ! et c’est moi qui dois la défendre !

— Mais, si vous connaissez Horatio, vous avez peut-être vu ma sœur, aussi ?

— Je l’ai rencontrée, oui.

— Elle était seule ?

— Mais, avec son père, le vieux duc.

— Il y a bien longtemps, alors, puisque mon père est mort ?

— Mort !… non, miss, votre père n’est pas mort !

La physionomie de la jeune fille rayonna. Et, tombant à genoux, son cœur remercia Dieu. Après, se redressant, elle s’approcha de la cheminée, baisa un crucifix, puis le portrait du vieillard et celui de la mère de Robert.

— Oh ! vous ne m’avez pas trompée !… Vous me l’assurez, je pourrai revoir mon père, tout lui dire, obtenir son pardon. Oh ! non, ne parlez pas, je redoute ce que vous allez dire… Peut-être y a-t-il longtemps que vous ne l’avez pas rencontré… Oh ! mon Dieu, que cela ne soit pas une illusion !…

— J’ai vu le vieux duc au mariage de sa fille.

— Oh ! comme cet homme me trompait !… Mais Dieu m’a sauvée, mes épreuves sont finies… J’oublierai ces cinq années de malheur comme on laisse tomber dans le passé le souvenir d’un cauchemar fiévreux, et le calme reviendra visiter mon ame. Vous me conduirez chez mon père… Oh ! que nous serons heureux de nous revoir !… Heureux !… Hélas ! mes belles espérances écartent ma pensée d’un drame qu’il faudra lui dire… Il m’aimera toujours, c’est vrai… mais il frissonnera aussi !…

— Ophélia, je le devine, il est dans votre vie un événement dont l’influence fatale a pesé sur votre ame et qui vous trouble.

— Oui, un grand événement !

— Qui vous frappa, peut-être ?

— Dont je fus la victime… Écoutez, Robert, vous êtes mon sauveur, l’ange vainqueur qui m’a arrachée du lit de torture où j’expirais ; je vous dois donc la vérité, car je veux paraître blanche devant vous. Oh ! que mon père vous aimera quand je lui dirai ce que vous avez fait pour son enfant !… Nous irons le trouver ensemble.

— Voir votre père, moi !… Oh ! non, jamais !

— Et pourquoi ? demanda la jeune fille étonnée.

— Pourquoi ? Ah ! Ophélia, ne me le demandez pas, et pardonnez si je viens assombrir votre joie, mais je ne puis parler, et, cependant, je vous aime !

— Mais, ne m’avez-vous donc pas sauvée !…

— Sauvée ! Non, Ophélia, je ne vous ai pas sauvée !… Le soir où vous descendîtes dans la rue, il n’y avait qu’une main qui pût vous être fatale, et c’est la mienne !… Mais je vous effraye !… Oh ! ne m’écoutez pas, je suis fou !… Et vous me parlez de votre père !… Ah ! Ophélia, bien que j’ignore votre vie et quelles qu’aient été vos actions, il pardonnera à sa fille, mais à moi, jamais !…

La jeune femme, devant l’émotion de Robert, sentit son cœur retomber dans le doute. Elle quittait un homme qui l’avait affreusement trompée en jouant l’affection. Celui-ci n’était-il pas un autre bourreau qui, par l’amour, allait lui torturer le cœur. Était-il dans sa destinée d’épuiser toutes les douleurs humaines, toutes les angoisses. Le jeune homme s’aperçut de cette vacillation, aussi reprit-il d’une voix calme :

— Oui, ma belle amie, je suis cruel de vous attrister de la sorte. Mais je suis ainsi fait ; tout d’abord je m’effraie. Certainement, je le vois, par le passé et par le présent, notre rencontre et mon amour, il est dans notre destinée de vivre ou de mourir ensemble. Un drame immense nous enveloppe. Depuis longtemps vous êtes condamnée ; quant à moi, le jour où je vous vis, mon cœur m’a perdu. Pour marcher sûrement dans cette voie qui tremble, il faut nous connaître.

— Je suis prête à tout dire.

— Et moi je vous apprendrai tout ; car deux êtres qui s’aiment ne font qu’un, et vous dire un secret n’est pas le divulguer.

— Hélas ! quand vous m’aurez entendue, vous m’aimerez toujours et me plaindrez, car je suis innocente.

— Et si je vous dis ma vie, moi, m’aimerez-vous encore ?

— Oui.

— Mais, je suis coupable !…

— Eh bien ! Robert, je vous pardonnerai !

M. de Rolleboise baisa la main de Mlle de Firstland. Celle-ci, après s’être un moment recueillie, sa tête inclinée sur sa riche poitrine, commença à parler :

— Je suis née dans les hautes terres de l’Écosse. À quelques lieues du Fort-Auguste, dans les monts Monaghlea, s’élève le château de Firstland. Le manoir est bâti sur le plateau du dernier rocher de la montagne. Des créneaux de la haute tour on aperçoit, les jours d’été, quand l’air est pur, comme deux rubans d’argent, la Findhom et la Spey, deux rivières qui bornent le domaine. Ce sont des lieux bien sauvages ; pour rencontrer un troupeau, un montagnard drapé dans son plaid déchiré, pauvrement chaussé de brogues en loques, coiffé de la toque à plume d’aigle, il faut descendre loin dans les plaines. N’importe, je serais heureuse de revoir nos bruyères, nos lacs et nos brouillards !… La France est bien belle, Paris splendide, Londres insolente de richesses ; eh bien ! le seul séjour que je désire est celui de notre pauvre forteresse de Monaghlea !…

Pourtant, j’y ai bien souffert ; mes yeux ont répandu sous ce ciel de plomb de douloureuses larmes !… Oui, c’est vrai ; mais c’est là que repose ma mère ! ma pauvre mère, je me la rappelle à peine… c’est une ombre aimée qui traverse mes rêves, mais que la réalité ne m’a jamais montrée. J’avais trois ans lorsque mon père la perdit. Mon extrême jeunesse fut triste ; heures mélancoliques dont l’influence se ressent toujours. Enfant, je riais peu, jeune fille, je devins rêveuse. J’avais à peine atteint ma quatrième année quand mon père se remaria. Il épousa miss Ophélia Kockburns. On me dit que ce serait ma mère, mais je ne le crus pas ; et, dès le premier jour, je connus que je n’étais pas aimée. Devant mon père, la duchesse ne me caressait pas ; en son absence, elle me rudoyait ; pour la moindre négligence j’étais punie. Moi, je n’avais point d’aversion pour elle, mais je la craignais. Après un an de mariage, elle donna une fille à mon père. Olivia a six ans de moins que moi. Je ne sais si vous connaissez intimement lady Mackinguss ; d’ailleurs, c’est ma sœur, je n’en dirai rien.

Plus les années s’écoulaient, plus sa mère me montrait de haine. Hélas ! c’était une femme dont le cœur était dur ; et, je puis parler ainsi, car, souvent, je vis mon père, seul avec moi, me parler de ma mère et pleurer sa première duchesse. Oh ! elle me haïssait profondément ; l’orgueil, la jalousie lui tordaient le cœur. Jamais elle n’oublia sa haine ; ses moindres actions en étaient empreintes. Enfants, Olivia et moi, nous jouions dans les cours. L’été nous rentrions quelquefois tout en sueur ; alors, je m’en souviens, ma belle-mère m’offrait aussitôt à boire ; Olivia pleurait parce qu’on lui refusait de se désaltérer. L’eau qu’on me donnait était glacée. — J’étais délicate de poitrine. Aux repas, elle épiçait outrément ce qu’elle me servait. Et mon corps a résisté aux malœuvres de cette femme !

En prenant des années, Olivia reconnaissant les avantages de ma naissance, partagea contre moi l’aversion de sa mère.

Depuis l’âge de quinze ans, ma vie s’écoulait presque hors de leur intimité. Je voyais mon père, voilà tout. Les longues soirées d’hiver s’écoulaient tristes et lentes. Olivia restait avec la duchesse dans leur appartement. Mon père, assis sur son fauteuil de chêne près du foyer, lisait, me regardait avec un sourire, puis reprenait sa lecture. Il parlait peu. Il savait bien que je n’étais pas aimée, mais il n’osait me le faire comprendre, ni me plaindre.

Je me la rappelle encore cette grande et haute salle avec ses antiques armures suspendues aux murailles grises, sa large cheminée surmontée d’une couronnure de cerf, et les dalles du foyer tapissées de peaux de renards. J’étais assise sur un siège bas, aux pieds du duc ; et, quand venaient les heures qui sonnent longtemps, atteinte de sommeil, je remontais sur ma tête nue le plaid qui couvrait mes épaules. Avant de nous séparer, mon père me faisait faire la prière à côté de lui, puis, après, me baisait au front. Alors, je le quittais, et la nuit me menait au lendemain qui s’écoulait de même.

Le caractère de ma belle-mère était taciturne, faux, méchant. Oh ! ne vous étonnez pas de ce mot, j’ai le droit de le prononcer. J’avais près de dix-huit ans. Depuis quelques mois la duchesse ne me parlait plus, mais si nous nous croisions dans un couloir, je sentais qu’elle se retournait avec un regard qui m’effrayait.

Notre vie de famille s’écoulait solitaire. À peine si dans toute l’année un hôte étranger entrait dans notre demeure. Aussi, ne devinant pas le monde au-delà des forêts que nous dominions, je me contentais de ma triste vie et n’aspirais vers aucun cercle plus élargi. Je lisais. Jeune fille, j’avais reconnu que les fées des contes n’existaient pas ; j’espérais, jeune femme, découvrir un jour le mensonge des histoires de roman.

À cette époque, la mère d’Olivia atteignait peut-être sa quarante-cinquième année. Sa beauté s’était enfuie. C’était une écossaise ignorante de toute subtilité mondaine, qui n’avait fait qu’un voyage dans sa vie, celui de la maison de son père à celle de son mari. Notre pays est bien en retard derrière la civilisation. Les coutumes ne s’y oblitèrent pas d’un jour à l’autre. C’est une contrée morte jeune. Les usages comme les rocs y sont abruptes.

La duchesse de Firstland, en avançant dans l’âge, s’était abandonnée à une passion basse : elle buvait.

Un soir d’hiver, je venais de laisser le duc au salon, occupé à lire dans son grand livre à tranches dorées la vie de quelque saint. Après m’avoir embrassée, il m’avait retenue un moment près de lui, et, contre son habitude, à la suite d’un regard d’affection aimante, sa bouche murmura, comme cédant à un souvenir :

— Tu me rappelles toujours ta mère !…

Puis, quand il m’eut de nouveau baisée au front et souhaité un calme sommeil, je le quittai. Il faisait une nuit tourmentée. La neige couvrait la campagne et le vent la chassait jusqu’à l’intérieur des appartements. Dans un couloir ma lampe faillit s’éteindre.

Vers le milieu de ce corridor se trouvait un escalier en bois conduisant dans une partie du château qu’on n’habitait pas. Enfant, je redoutais ce passage et le traversais peureuse en me cachant dans les plis de la robe de ma bonne. Ce soir là, j’aperçus une ombre sur les marches, et malgré moi je frissonnai. C’était la duchesse, ma belle-mère, hélas ! ma marâtre !… Quand je me trouvai près d’elle, sa main saisit mon bras et m’attira. Je la suivis. Nous gravîmes l’escalier de bois, longeâmes plusieurs couloirs que je connaissais à peine ; puis elle s’arrêta devant une petite porte fermée à la clé. Cette porte ouvrait sur les premières marches d’un escalier de pierre montant en caracol. J’eus peur. Ma main se cramponna à la serrure de la porte. Mais je n’étais qu’une frêle enfant délicate et sans force ; la duchesse était robuste et vigoureuse. Sans effort je fus arrachée de cette porte et traînée sur les degrés. D’ailleurs, pas un mot, pas une plainte.

Nous atteignîmes le dernier étage. En face était une forte porte plus large que haute. La duchesse l’ayant ouverte, m’en fit franchir le seuil et la referma derrière elle. Nous nous trouvions alors dans une grande salle carrée percée de quatre ouvertures sans croisées. C’était l’intérieur d’une tour du château tout à fait opposée à la partie habitée. La nuit tempétueuse m’effrayait et tout bruit devait se perdre dans la voix des rafales. Cette pièce n’avait aucun meuble ; seulement, dans des temps loin de nos pères, on y avait bâti un lit massif et trapu qui semblait faire partie du sol, et une table basse y avait été apportée je ne sais comment. Par la vétusté, le bois de ces deux meubles oubliés s’était noirci et durci. Sur la tête, de grosses poutres supportaient la toiture qui craquait de fois à autre sous le poids de la neige qui la recouvrait.

Sans doute, la duchesse était déjà venue là dans la soirée, car, sur la table, au milieu des courants d’air, une lampe brûlait péniblement. Auprès de la lumière, je remarquai un verre et plusieurs bouteilles. Quand je me vis ainsi seule, loin de tout secours, avec cette femme qui ne m’aimait pas et que je craignais, je sentis le frisson et mes dents claquetèrent. D’une voix suppliante, la pâleur au visage, je lui demandai ce qu’elle voulait de moi à pareille heure, dans un lieu si étrange. On ne me répondit pas. Cette persistance de mutisme annonçant une résolution réfléchie, augmenta ma frayeur.

La duchesse prit ma lampe que j’avais jusque là tenue à la main, et la plaça sur la table. Puis, saisissant une corde, elle me lia les deux poignets derrière le dos. Je pleurai ; elle rit. Ses joues se couvraient de rubéfactions vives, ses yeux s’allumaient : elle était ivre presque.

Quand j’eus les bras ainsi liés, elle me poussa contre une des colonnes spiralées du lit et m’y attacha avec de nouvelles cordes dont elle m’entoura la taille. Ainsi garrotée, je ne pouvais me mouvoir ; les liens me serraient si fort qu’ils me courbaient en avant. Quand cela fut fait, la femme de mon père se dirigea vers la table, remplit un verre de wisky et but.

— Ophélia, me dit-elle, je ne t’aime pas. Tu n’es pas mon enfant, tu es une étrangère pour moi, un obstacle pour ma fille. Ta mère était une pauvresse qui n’avait rien, dont le duc s’était sottement affolé. Moi, je suis partie riche de la maison de mon père, il est donc juste que mon enfant le soit. Oui, je te hais, parce que tu manges ici le pain d’Olivia, parce que son père ne l’aime pas comme il t’aime, parce qu’après la mort de mon mari tu serais maîtresse du nom et de la fortune des Firstland… Voici pourquoi je te hais. Il te faudrait, n’est-ce pas, un pair d’Angleterre pour époux, tandis que ma fille aurait tout au plus droit à quelque pauvre marchand enrichi de Glascow ou d’Édimbourg. Non, non, Olivia est ma fille, je lui donnerai ton nom, je lui donnerai ta fortune, et, pour cela, je prendrai ta vie. Ah ! ah ! ma belle rêveuse qui se disait poitrinaire et qui ne meurt pas… que tout le monde préfère à sa sœur… Ah ! ah ! comme tout va changer cette nuit !… Eh ! ma chère amie, quand on se pose comme toi en mélancolique châtelaine, on suit son rôle jusqu’au dénouement, on se suicide !… Ophélia, tu vas mourir ce soir. On te trouvera demain ici et l’on croira à une mort volontaire. On t’enterrera sans prêtres et sans prières. Mais, que t’importe, toi, l’ange du château, ainsi que dit ton imbécile de père, tu n’en as point besoin !… Tiens, regarde cet écrit. Ne dirait-on pas que c’est ta main qui a tracé ces lettres ? Et puis, cette phrase romanesque ne sort-elle pas naturellement de ton cerveau ? « La rêverie est une teinte du sommeil, le sommeil un reflet de la mort ; pour rêver toujours, il faut quitter la terre. » Eh bien ! demain on lira cette phrase signée de ton nom et ramassée près de ton corps. Ah ! ah ! il y a longtemps que ma pensée travaillait ce projet !… Allons, ne pleure pas et prie non pas moi, c’est inutile, mais Dieu, cela te servira peut-être après !

J’éclatai en sanglots et en supplications. Car, je l’avoue, je m’effrayais de mourir ainsi par un crime horrible. Je pensais à mon pauvre père que je venais de quitter et que je ne reverrais plus, mon bon père qui m’accuserait, mais qui, seul, prierait pour moi !… Mes larmes implorantes et désespérées eussent touché un bourreau ; mais une femme haineuse et méchante est impitoyable pour une femme.

Pendant mes cris et mes prières, la duchesse s’était emparée de cordes, et, montée sur la table, elle en attachait une à une grosse poutre. À l’extrémité qui pendait à la hauteur de sa tête elle fit un nœud ouvert en lacet.

— Je vais te pendre ! dit-elle froidement.

Je gémissais et suppliais toujours. Oh ! ce devait être un spectacle bien affreux et bien déchirant, car ma bourrelle s’arrêta un moment de ses apprêts pour jeter sur moi un regard où l’indécision se lisait. J’eus une lueur d’espoir. Je demandai une autre mort ; je promis de me retirer du siècle et d’aller en France mourir dans un couvent. La duchesse m’écoutait. Mais tout à coup elle se pencha sur la table, emplit un verre de liqueur, but, et éclata de rire.

Mon espérance s’éteignit ; j’étais perdue !…

Devant l’impitié de cette femme, mon cœur se glaça. Ma dernière pensée de secours enfuie, je baissai la tête sous le poids de ma destinée et m’adressai à Dieu. Hélas ! je ne sais encore si je dois dire qu’en m’arrachant à la mort vers laquelle m’entraînait la compagne de mon père, Dieu me sauva !…

Pendant ma prière intérieure, je m’en souviendrai toujours, il se fit un silence soudain qui m’impressionna. Au dehors la tourmente se tut ; en face de moi, sur la table, Ophélia de Kockburns cessa son rire. Dans ce silence, une voix secrète partie de mon ame me dit que le ciel m’écoutait, et un reflet d’espérance éclairé par la foi naquit en moi.

À ce point de son récit, la jeune fille s’arrêta. Sa pensée se plut à suivre à la dérive un suave souvenir retrouvé dans les détails de ce drame épouvantable. Après un silence que respecta celui qui l’écoutait, elle posa la main sur le bras de Robert avec une confiance toute chaste et lui dit les yeux humides :

— Vous êtes religieux, n’est-ce pas ?

— Je respecte toutes les croyances, car je tiens à ce que la mienne que j’aime et que je défends soit respectée.

— Oui, Robert, croyez. Il est des jours où il faut une religion au cœur. J’ai hérité de ma mère d’une grande foi dans la protection de la Sainte-Vierge. La nuit dont je vous parle, cette foi se transforma en un fervent amour et une ineffable gratitude. Car la mère de Dieu me sauva ; c’est la conviction de mon ame. Elle me sauva non pour souffrir, mais pour un avenir meilleur.

Cette femme s’était arrêtée dans ses préparatifs. Accrochée à la corde par les mains, sa tête pâle et plombée inclinée sur sa poitrine, le regard sur moi, elle réfléchissait. Avant de mourir, ma mère avait passé à mon cou cette médaille que j’attachai plus tard à un cordon fait de ses cheveux et que me donna mon père. Elle n’est point d’un riche métal, mais c’est un souvenir doublement précieux, car elle a été bénite à Rome. Eh bien ! pendant cette scène, détournant mes yeux séchés par la prière du regard inerte et froid de ma marâtre, j’aperçus briller sur ma poitrine la médaille de ma mère. Dans mes mouvements de désespoir et de supplications elle était sortie de ma robe. Je lus avec ferveur cette phrase, magnifique expression d’un véritable amour de mère : « Si pendant ta vie tu veux aimer Jésus, mon fils, à l’heure de ta mort je te sauverai. » Je priai et j’espérai.

Mais ce qui arrêtait cette femme n’était point une pensée de pitié. Seulement, elle jugeait que moi étant plus élevée de taille qu’elle, le nœud coulant descendrait trop bas.

La salle de charpente où se préparait cet affreux drame, tout à fait démeublée, s’offrait nue au regard. La duchesse cherchait quelque chose. Ses yeux où reluisait l’ivresse furetaient l’ombre. Tout à coup elle découvrit, derrière le lit auquel j’étais liée, une vieille chaise de bois.

Elle quitta la table et ne s’inquiéta nullement de quelques bouteilles qui, renversées par sa robe, roulèrent à terre. Elle s’empara de la chaise et remonta sur son échafaud. Puis, se bissant sur ce vieux meuble, au moyen de plusieurs nœuds, elle raccourcit la corde.

Pardonnez-moi si je marche lentement sur ces détails, car je partage l’horreur qu’ils inspirent en vous, mais ils sont indispensables pour l’intelligence de cette épouvantable scène. Ma belle-mère était ivre, mais d’une ivresse dont l’exaltation presque éteinte la laissait abrutie. Pouvant à peine se maintenir sur son échafaudage, car le vertige lui troublait souvent la vue, elle se maintenait à la corde, l’instrument de mon supplice. Le nœud était ouvert. Machinalement, voulant l’essayer, elle y passa sa tête. Mais, dans le mouvement qu’il lui fallut faire, son équilibre fut perdu et son corps s’inclina en avant comme un sac plein qui se renverse. La corde la retint par le cou. Dans le mouvement qu’elle fit pour se redresser, la chaise sur laquelle portaient ses pieds glissa sur la table et tomba en entraînant la lampe. L’obscurité fut complète. Je lançai un cri.

La duchesse se trouvait pendue ; ses pieds ne touchaient point à la table. J’entendis comme un râle, puis, mes yeux se faisant aux ténèbres, je distinguai aux faibles lueurs qu’envoyait la lune, un corps qui s’agitait. Ma position était horrible. Je me tordais dans mes liens. Je criai au secours. Inutile. Les mouvements cessèrent, mon bourreau n’était plus qu’un cadavre.

Je passai une nuit horrible en face de cette femme morte, dans cette salle où la neige, entrant par les grandes fenêtres, me glaçait. Dieu venait de faire justice et de sauver une victime ; mais je n’osai le remercier. Je priai pour l’épouse de mon père.

Les heures s’écoulaient. Seule, placée en face de ce cadavre sur la face duquel frappaient les lueurs blanches de la neige, j’eus le vertige. La frayeur me donna de nouvelles forces. Par une extrême contorsion nerveuse, je sortis un de mes bras des cordes, et, par cette main libre, me dégageai. Sans voir, trébuchant à chaque angle, frissonnant comme un halluciné qu’un spectre poursuit, je m’enfuis. Je tombai presque morte sur le seuil de la porte de la chambre de nuit où reposait mon père. J’allais entrer, l’éveiller, tout lui dire, mais une pensée m’arrêta.

Tout lui dire !… Présenter à son esprit déjà malade les détails du crime de sa femme, les angoisses que venait de souffrir sa fille… Oh ! je ne sais si vous me comprenez, mais je n’en eus point le courage ! Je passai tout le reste de la nuit en prières.

Le lendemain, tout le château s’émut de la disparition de la duchesse. Je n’ose vous parler d’Olivia, ni la faire entrer dans cette scène atroce, car, et j’en remercie le ciel, si j’eus un soupçon depuis, jamais il ne dégénéra en une certitude. Olivia ignorait sans doute les moyens du crime prémédité contre sa sœur ; mais, à l’expression de son regard pesant sur mon visage glacé de stupeur et d’angoisses, j’ai toujours soupçonné qu’elle en connaissait le projet.

Trois jours s’écoulèrent en infructueuses recherches. Pendant ces heures de tumulte et d’inquiétudes, je n’eus ni la force ni la science de donner un avis. Cette prostration calme dans l’agitation qui m’entourait, par la raison même de la préoccupation de tous, ne fut point remarquée. Mais le dénouement que je prévoyais avec épouvante arriva. Sur le soir du troisième jour, mon père, le visage blanc comme ses cheveux, entra dans le salon où nous nous tenions ma sœur et moi, et nous annonça la fatale découverte.

La nouvelle de cette mort pétrifia tous les habitants du château. Toute pensée de crime fut repoussée ; mais, la duchesse n’était point aimée de ses gens, esprits simples et superstitieux, aussi, beaucoup d’entre eux attribuèrent cet événement à une puissance surnaturelle et le considérèrent comme un châtiment. Un suicide dans notre austère et froide Écosse, est accepté pour une malédiction divine. Aussi, bientôt après, se répétait on dans la contrée, des rives de la Findhorn à celles de la Spey, que le malheur était au château de Firstland, et cela comme on dirait ici, que le feu est à une maison. Hélas ! le malheur dévore plus que le feu !

Je vous ai parlé des quelques lignes, qu’en imitant mon écriture, la duchesse avait tracées sur un papier, afin qu’on n’imputât ma mort à personne. La mère d’Olivia portait le même nom que moi. On considéra donc avec raison ces mots, comme venant de sa main ; mais, ma sœur qui soupçonnait peut-être le vrai drame, conserva ce billet. L’imitation de l’écriture pouvait faire germer un doute. Olivia, qui me haïssait autant que sa mère, s’accrocha à cette supposition insensée. Elle plaça sous les yeux de mon père, une lettre écrite par moi avec le fatal billet en regard. Mon pauvre père, la tête ébranlée par toutes ces choses qui se perpétraient autour de lui, frissonna devant l’identité des deux écritures. En face du doute du seul cœur qui m’aimât sur la terre, je m’abandonnai à ma destinée et acceptai sans murmure le malheur qui venait à moi.

J’aurais pu prendre mon père par la main et le mener jusqu’à l’autel de la chapelle du château. Là, après avoir juré sur le saint Tabernacle que j’allais dire la vérité, lui avouer tout. Mais, je vous le répète, je n’osais pas. Jamais, je ne me sentis assez forte pour dire à ce vieillard, que j’aimais : « La femme à qui vous avez donné votre nom, l’épouse que vous avez honorée, au point de lui accorder la place de ma mère, eh bien ! cette femme a voulu m’assassiner, moi, votre fille ! »

Les funérailles de la duchesse de Firstland eurent lieu de nuit. On descendit son corps auprès de ceux de nos ancêtres dans le caveau de la famille.

Depuis la mort de sa mère, Olivia, bien qu’elle ne m’eût jamais témoigné aucune ombre d’affection, parut avoir hérité des sentiments de ma marâtre pour moi. D’ailleurs, je l’avoue, nos caractères sont dissemblables. Quoique son ainée, j’acceptai toujours comme une loi naturelle, sa prédominance dans la direction des affaires de foyer. Aussi, ne demeurait-elle jamais inactive. Dans maintes circonstances, et pour des causes qui m’inquiétaient au point de ne pas me suggérer l’idée d’y réfléchir, elle s’absentait de Firstland-Castle. Les lettres qu’elle écrivait durant ces déplacements, étaient datées tantôt d’Édimbourg, tantôt de Glascow.

Vous connaissez mon esprit rêveur. Je suis de ces âmes que les solitudes séduisent, et qui vivent dans un monde inconnu. C’était une fin d’hiver ; parfois, le soleil dissipait nos brouillards. Cette dure nature dont je vous ai parlé me plaisait ; ce paysage triste s’harmonisait avec ma pensée triste. J’avais pour habitude, chaque jour, de descendre par une allée du parc dans la vallée de la Findhorn. Dans ces lieux déserts, sur les bords de la rivière, j’errais pensive, l’esprit souffrant, mais inoccupé, le cœur navré, mais sans aspirations vers des sentiments que le cadre restreint de notre existence laissait encore inconnus.

Une fois, à la chute du jour, deux hommes s’emparèrent de moi, et malgré mes cris inentendus et mes efforts impuissants, me mirent dans une voiture qui partit aussitôt.

J’étais seule, mais, je ne pouvais m’enfuir, car, les portières étaient cadenassées. La voiture roula pendant trois jours. Vers la fin du troisième jour, j’aperçus la mer ; j’avais traversé une partie de l’Écosse et toute l’Angleterre. Quand la chaise de poste s’arrêta, un homme qui, depuis ce moment, ne me quitta presque jamais, me reçut.

Cet homme, me dit qu’il se nommait Antarès, qu’on l’avait chargé de me conduire à Paris, mais que je n’eusse rien à craindre de lui. À toutes mes sollicitations et mes prières il ne répondit rien.

Il y avait dans le petit port un bateau pécheur sur lequel je fus entraînée. Le lendemain, après une traversée très mauvaise, on nous débarqua sur les côtes de France. Là, comme j’ignorais tout à fait la langue du pays, Antarès prit deux places dans une diligence qui nous conduisit à Paris. — Je ne m’arrête pas ici sur les détails de toutes les souffrances morales que j’éprouvais. Vous les devinez sans peine. Pâle et effrayée, je pleurais sans cesse. Et puis, la physionomie sèche de mon compagnon, m’épouvantait et me désespérait tout à la fois.

— Est-ce par les ordres de mon père que vous agissez ?… Lui demandai-je en arrivant à Paris.

— Non, me répondit-il,

— Alors, c’est ma sœur Olivia qui veut ma disparition ?…

— Oui.

Plus habile que sa mère, ma sœur terminait son œuvre et s’emparait de mon titre et de ma fortune. — Hélas ! il me reste à vous dire la partie la plus poignante du drame de ma vie, et c’est la rougeur au front que je vais vous parler. Mais, Dieu qui me sauva de ma belle-mère qui s’attaquait à mon corps, ne m’abandonna point devant les tentations atroces inventées par Olivia contre mon ame.

Nous habitions un assez bel appartement dans un des beaux quartiers de Paris. Les premiers jours, je trouvai à ma disposition toutes les séductions de toilette que peut rêver une femme. Je les écartai. Mais, un soir, une jeune personne m’habilla étrangement ; on poudra mes cheveux, on couvrit mes épaules de colliers, mes bras de bracelets. Je me regardai dans une glace, et je fus tout effrayée de me voir vêtue de la sorte. Puis, un souvenir, mouilla mes yeux de larmes. Ce style de costume me rappelait les vieux portraits des galeries du château de mon père. — Au souper, se trouvèrent deux femmes habillées comme moi. Elles étaient fort gaies, et cherchaient à désassombrir mon front. Je m’aperçus même que le vin m’étourdissait ; je cessai de boire. — Enfin, minuit ayant sonné, on me fit entrer dans une voiture avec mes deux compagnes. Après un quart d’heure de trajet, nous descendîmes devant un grand édifice tout illuminé. Une foule, composée d’hommes et de femmes costumés et masqués, nous entraîna à l’intérieur. C’était le bal de l’Opéra. Comprenez-vous mon saisissement !… Moi, pauvre fille, enlevée de l’existence austère du manoir de Firstland, tombant tout à coup dans le bruit, le vertige, la folie du bal de l’Opéra. Je fus étourdie, et si je n’avais posé mes mains sur mes yeux, je perdais la tête. Mais, je voulus fuir. M’étant engagée dans un large et haut escalier, je cherchais un refuge. J’aperçus une loge inoccupée. Je m’y précipitai, et là, bien seule, au milieu des cris de l’ivresse et de la grosse joie, dans le vacarme de l’orchestre monstre qui faisait bondir cette foule, je pleurai. — Sur la fin de la nuit, Antarés entra dans la loge, et, de mauvaise humeur, me ramena.

Permettez moi de ne pas suivre dans tous ses détails, l’œuvre que cet homme cherchait à accomplir. Ce sont des infamies dont les approches n’ont pu me ternir, dont la répulsion décida ma mort, et dans lesquelles ma mémoire ne se sent pas le courage de descendre.

Bien plutôt, laissez moi vous dire une vision qui éclaira mon ame d’espérance et de foi. C’est à peine s’il y a un an. Un soir, Antarès m’annonça notre départ. Le lendemain, nous partions. Il ne me parla point le long de la route, et quand je lui demandai où nous allions, il ne me répondit pas. Nous traversâmes la mer en peu d’heures, et cette circonstance, jointe à celle qui me fit reconnaître chez ceux que nous rencontrions la langue maternelle, me dit que nous étions en Angleterre. Nous nous arrêtâmes à Londres. J’y demeurai huit jours cachée à tous les yeux. Puis, un soir, on me fit monter seule dans une voiture qui m’emporta.

C’était la nuit. Nous roulions à toute vitesse dans les rues de Londres. Seule dans la voiture, je me penchai à la portière, regardant les maisons, suivant de l’œil les quelques rares passants qui se trouvaient sur notre passage, et pensant à mon père qui, peut-être, habitait cette ville que je traversais alors, tandis qu’il me croyait morte. Puis, par cette action des âmes qui vivent plus par l’inconnu que par la réalité, je m’attachai à le chercher dans la nuit, dans le vide, dans le noir des maisons. Ce que je vous dis là est une bien grande étrangeté d’esprit, n’est-ce pas !… Eh bien ! je ne sais si ce fut une création imaginaire, un produit de la fixité de mon cerveau, mais, tout à coup, dans l’obscurité, à une fenêtre faiblement éclairée…

— Eh bien !…

— Eh bien ! j’aperçus mon père ! — mon père qui tendit vers moi sa main, comme pour m’arrêter… Je poussai un cri… Nous tournâmes une rue… Tout avait disparu !…

— Ophélia, ce pouvait être lui réellement, car, il est à Londres depuis quatre ans.

— Pauvre père !… lui aussi, alors il crut à une vision !… Vous connaissez le reste de ma vie de malheur, la dernière atrocité dé ce monstre qui, n’ayant pu me tuer par le vice, allait en finir par la faim, J’ai mis à nu devant vous toute ma destinée. Maintenant, me cacherez-vous quelque chose de votre passé ?

— Je vais tout vous dire.

— Et quand me ramènerez-vous a mon père ?

— Demain.

Comme Rolleboise s’apprêtait à parler, une bonne apporta une lettre. Cette lettre écrite à Robert et portant le timbre de Paris, contenait ces deux lignes :

« Monsieur de Rolleboise,

« Si, dans deux jours, après réception, vous voulez vous donner la peine de vous trouver au château des Chutes, j’aurai le plaisir de vous présenter à Mme de Lormont.

Horatio Mackinguss. »

— Demain, nous irons vers mon père ? Répéta la jeune fille lorsque Robert eut replié la lettre.

— Demain. J’ai dit demain. Écoutez, Ophélia, dans huit jours, quand tout sera fini, je vous dirai tout. Et, alors, si vous me pardonnez, alors nous irons trouver le duc de Firstland, votre père.

— Ah ! vous m’aviez dit demain !…