Le Verbe (Verhaeren)

La bibliothèque libre.
La Multiple SplendeurSociété du Mercure de France (p. 17-23).


LE VERBE


Mon esprit triste, et las des textes et des gloses,
Souvent s’en va vers ceux qui, dans leur prime ardeur,
Avec des cris d’amour et des mots de ferveur,
Un jour, les tout premiers, ont dénommé les choses.

Ne sachant rien,
Ils découvraient en s’exaltant
La souffrance, le mal ; ou le plaisir, le bien.
Ils confrontaient, à chaque instant,
Leur âme étonnée et profonde
Avec le monde ;
Ils se gorgeaient les yeux et le cerveau
De visions et de pensers nouveaux ;

Ils dévoraient comme une immense proie
La joie
D’aimer et d’admirer si fort
L’universel accord
De la terre et d’eux-mêmes,
Qu’ils l’affirmaient soudain avec des cris suprêmes.

Ô ces élans captifs dans le muscle et la chair !
Ces sursauts imprimés aux résilles des nerfs!
Tels cris, flèches d’argent de telle âme bandée,
Soudain devenaient mots et atteignaient l’idée ;
D’autres, en hésitant, se nuançaient
De mille teintes imprécises ;
D’autres ployaient, tombaient, se redressaient,
Et tout à coup,
Fermes et nets, ils s’imposaient debout,
Chantant la franche et divine surprise
Des oreilles, des mains, des narines, des yeux,
Devant les fruits, les fleurs, les eaux, les bois, les brises,
Et l’or myriadaire tournoyant des cieux.


Mots liés entre vous, mots tendres ou farouches,
La langue fortement vous expulsait des bouches
Et terme à terme, avec lenteur, vous accordait ;
Elle vous modelait comme les doigts, la glaise ;
L’homme à vous prononcer respirait plus à l’aise,
Et le pas de son corps balancé vous scandait.
Il vous disait, marchant parmi les herbes,
Devant les flots, le jour, sous les astres, la nuit,
Et la réalité se dédoublant ainsi
Toute vivante en son esprit,
Il s’exaltait et s’avançait comme ébloui
Dans ce monde créé par lui :
Le verbe.

Dites, les rythmes sourds dans l’univers entier !
En définir la marche et la passante image
En un soudain langage ;
Les prendre à l’océan rugueux, au mont altier,
Aux bonds du vent, à la bataille des tonnerres,
À la douceur d’un pas de femme sur la terre,
À la lueur des yeux, à la pitié des mains,

Au surgissement clair d’un être surhumain,
Aux tempêtes du rut, aux heurts de la folie,
À tout ce qui se meut, s’étend, se rompt, se lie,
Prendre et capter cet infini en un cerveau,
Pour lui donner ainsi sa plus haute existence,
Dans l’infini nouveau
Des consciences.

Depuis — Oh ! que de jours et de temps ont passé
Sur ces premiers balbutiements de l’âme humaine,
Et que de rois et de peuples se sont croisés
Sur le chemin des mers, des monts et de la plaine,
Qui tous, sous le soleil, du levant au couchant,
Ont jeté vers l’écho leurs différents langages :
La foule entière y travaillait au cours des âges,
Mais les poètes seuls en fixèrent le chant.

C’est qu’en eux seuls survit ample, intacte et profonde
L’ardeur

Dont s’enivrait, devant la terre et sa splendeur,
L’homme naïf et clair aux premiers temps du monde
C’est que le rythme universel traverse encor
Comme aux temps primitifs leur corps ;
Il est mouvant en eux ; ils en sont ivres ;
Nul ne l’apprend aux feuillets morts d’un livre ;
Tel l’exprime — sait-il comment ? —
Qui sent en lui si bellement
Passer les vivantes idées
Avec leur pas sonore, avec leur geste clair
Qu’elles règlent d’elles-mêmes l’élan du vers
Et les jeux
Onduleux
De la rime assouplie ou fermement dardée.