Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 27

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 168-172).

CHAPITRE XXVII.

Même sujet.

Le lendemain, je communiquai à ma femme et à mes enfants mon plan de réforme des détenus ; désapprobation universelle. Le succès semblait impossible, et partant le projet inconvenant ; car tous mes efforts, sans améliorer ces malheureux, ne feraient que compromettre mon caractère.

« Pardon, répondis-je. Ces malheureux, quoique déchus, sont toujours hommes, et c’est un titre bien puissant à mon affection. Un bon conseil qu’on repousse revient enrichir le cœur de celui qui l’a donné. S’ils ne gagnent rien à mes instructions, bien sûr, moi j’y gagnerai quelque chose. Si ces pauvres diables étaient princes, mes enfants, on viendrait par milliers leur offrir ses services. Mais, selon moi, un cœur caché dans un cachot est aussi précieux que celui qui occupe un trône. Oui, mes amis, si je puis les amender, j’en ai la ferme volonté. Peut-être tous ne seront pas sourds à ma parole ; peut-être parviendrai-je à en retirer un de l’abîme, et ce sera déjà beaucoup ; car y a-t-il sur la terre un diamant aussi précieux que le cœur humain ? »

À ces mots, je les quittai et descendis à la salle commune où je trouvai les détenus d’une gaieté folle, et attendant tous mon arrivée avec autant de niches de prison à faire au docteur. Par exemple, au moment où j’allais commencer, l’un fit faire, comme par mégarde, un demi-tour à ma perruque, et me demanda pardon. Un second, placé à quelque distance, me lança adroitement, à travers ses dents, un jet de salive qui retomba en pluie sur mon livre. Un troisième me cria amen sur un ton dont l’étrangeté excita l’hilarité générale. Un quatrième m’enleva habilement mes lunettes de ma poche. Mais, de toutes ces espiègleries, la plus universellement goûtée fut celle-ci : remarquant la manière dont j’avais disposé mes livres sur la table placée devant moi, un de mes auditeurs en escamota un avec une merveilleuse dextérité, et y substitua un livre obscène à lui. Pas de méchancetés dont de pareils écoliers ne fussent capables ; je n’y fis aucune attention, bien convaincu que ce qu’il y avait de risible dans ma tentative amuserait tout au plus la première ou la seconde fois, mais que ce qu’il y avait de sérieux resterait. Ce système me réussit : en moins de six jours, quelques-uns se repentaient, tous étaient attentifs.

Alors surtout je m’applaudis de ma persévérance et de mon adresse ; je venais de réveiller la sensibilité chez des malheureux qui avaient dépouillé tout sentiment moral ; je voulus y joindre le bienfait d’un peu d’amélioration à leur existence matérielle. Jusque-là, tout leur temps s’était partagé entre la faim et les excès, entre les plaisirs tumultueux et l’amer repentir. Leur unique occupation était de se quereller les uns les autres, de jouer aux cartes et de tailler des fouloirs de pipe. Cette distraction de la fainéantise me donna l’idée d’occuper ceux qui voudraient travailler à faire des chevilles pour les fabricants de tabac et les cordonniers. Le bois nécessaire s’achetait par souscription, et, quand on l’avait mis en œuvre, j’étais chargé de la vente, qui, tous les jours, donnait à chacun un bénéfice bien faible sans doute, mais suffisant pour son entretien.

Je ne m’en tins pas là ; j’établis des amendes pour la mauvaise conduite, des récompenses pour tout travail extraordinaire. Bref, en moins de quinze jours, j’avais fait de la population de la prison quelque chose de sociable et d’humain ; je pouvais me regarder comme un législateur qui avait ramené des hommes de leur férocité native à l’amitié et à l’obéissance.

Il serait bien à souhaiter que le pouvoir législatif imprimât à la loi cet esprit plutôt de réforme que de sévérité ; qu’il parût reconnaître enfin que le moyen d’extirper le crime, c’est, non pas de familiariser avec la peine, mais de la faire redouter. Au lieu de nos prisons actuelles qui pervertissent les hommes quand elles ne les reçoivent pas tout pervertis, où l’on renferme, pour avoir commis un seul crime, des malheureux qui en sortent, lorsqu’ils en sortent vivants, capables de commettre des milliers de crimes, il serait à souhaiter que nous eussions, comme dans tous les autres États de l’Europe, des maisons de pénitence et d’isolement où les prévenus pussent être entourés de gens en état de leur inspirer le repentir, s’ils sont coupables, un plus vif amour de la vertu, s’ils sont innocents. C’est par là, non par l’aggravation des peines, que les mœurs peuvent être améliorées.

Je ne puis m’empêcher de contester aux sociétés le droit qu’elles s’arrogent de punir de mort des fautes bien légères. Dans le cas de meurtre, leur droit est évident ; car la loi de notre propre défense nous fait à tous un devoir de retrancher de la société l’homme qui n’a pas respecté la vie de son semblable. Contre le meurtrier, la nature tout entière se lève en armes ; mais, contre celui qui me vole ma propriété, il n’en est pas de même. La loi naturelle ne m’autorise pas à disposer de sa vie ; car, pour elle, le cheval volé est la propriété du voleur autant que la mienne. Mon droit, dans ce cas, si j’en ai un, doit nécessairement résulter d’un contrat entre nous, stipulant la mort de qui prive autrui de son cheval. Or, ce contrat est nul ; un homme n’a pas plus le droit d’engager sa vie que d’en disposer ; car sa vie n’est pas à lui. Dans ce contrat, d’ailleurs, toutes choses ne sont pas égales ; il serait cassé, même dans nos modernes cours de justice, comme stipulant une peine exorbitante pour un bien mince inconvénient. Mieux vaut en effet la vie de deux hommes, que, pour un des deux, la faculté de monter à cheval. Or, un contrat, nul pour deux hommes, est nul pour cent, pour cent mille ; car, de même que des millions de cercles ne peuvent pas faire un carré, de même des myriades de voix ne peuvent donner la moindre force à un acte entaché de nullité. Ainsi le veut la raison ; ainsi le veut la simple nature. Les sauvages, qui n’ont d’autre guide que la loi naturelle, sont très-avares de la vie les uns des autres ; ils ne versent le sang qu’autant que le sang a coulé ; c’est la loi du talion qu’ils appliquent.

Nos aïeux les Saxons, tout féroces qu’ils étaient dans la guerre, faisaient bien peu d’exécutions en temps de paix. Dans toutes les sociétés naissantes qui portent encore la vive empreinte de la nature, il n’y a guère de crime capital. C’est dans les sociétés plus policées que les lois pénales, remises aux mains des riches, pèsent sur les pauvres. Les gouvernements, en prenant de l’âge, semblent prendre aussi l’humeur morose de la vieillesse. Comme si la propriété nous devenait plus chère à mesure qu’elle s’accroît, comme si nos craintes s’augmentaient avec notre fortune, chaque jour de nouveaux édits murent nos habitations, et des gibets se dressent autour d’elles pour l’effroi de qui serait tenté de les envahir.

L’Angleterre, chaque année, compte plus de condamnés que la moitié des autres États de l’Europe réunis. À quoi s’en prendre ? à la multiplicité de nos lois pénales, ou à la démoralisation de ses habitants ? Je ne puis le dire… aux deux causes peut-être ; car elles s’impliquent l’une l’autre. Lorsque, dans un code dont les rigueurs n’ont pas été graduées, une nation voit la même peine appliquée à des degrés de culpabilité divers, l’absence de toute distinction dans la pénalité fait perdre au peuple le sentiment de toute distinction entre les crimes ; et pourtant cette distinction est le boulevard de toute moralité. Ainsi la multitude des lois engendre de nouveaux crimes, et de nouveaux crimes appellent de nouvelles répressions.

Au lieu d’entasser lois sur lois pour punir le vice, au lieu de serrer les liens sociaux jusqu’à ce qu’une convulsion vienne les briser, au lieu de faucher les malheureux comme inutiles, avant d’avoir reconnu s’ils n’ont pas leur utilité, au lieu de faire de la correction une vengeance, il serait à souhaiter qu’on essayât d’un mode de gouvernement tout préventif, qu’on fît de la loi la protectrice, non le tyran du peuple. On le verrait alors ; ces êtres, dont l’âme est regardée comme une impure scorie, n’attendent que la main de l’affineur. On le verrait ; ces misérables, maintenant voués, dans leurs cachots, à de si longues tortures pour épargner aux heureux de ce monde un instant d’angoisse, pourraient, convenablement traités, devenir la force de l’État dans les moments de péril ; car, avec la même figure que nous, ils ont aussi le même cœur ; il est peu d’âmes si dégradées que la persévérance ne puisse les réhabiliter ; un homme peut voir la fin de ses crimes sans mourir pour cela, et le sang ne peut que bien faiblement sceller notre tranquillité.