Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 3

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 15-22).
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CHAPITRE III.

Changement d’habitation.
Le bonheur de la vie dépend, en définitive, de nous-mêmes.

La nouvelle de notre malheur pouvait être ou inventée par la méchanceté, ou prématurée !… C’était notre seul espoir : mais une lettre de mon fondé de pouvoir à Londres vint bientôt nous confirmer chaque détail. Pour moi, si j’eusse été seul, la perte de ma fortune n’eût été qu’une bagatelle : tout mon chagrin fut pour ma famille, tombée si bas sans avoir passé par les épreuves qui auraient pu l’endurcir contre le mépris.

Près de quinze jours s’écoulèrent avant que je cherchasse à calmer son affliction ; car des consolations prématurées ne font que réveiller la douleur. Dans cet intervalle, toutes mes pensées n’eurent qu’un objet… l’avenir, les moyens de vivre ! À la fin on m’offrit, assez loin dans le voisinage, une petite cure de quinze livres sterling, par an, où je pourrais continuer à pratiquer mes principes sans aucune contrariété. J’acceptai avec joie cette proposition, bien décidé à augmenter mon traitement par l’exploitation d’une petite ferme.

Cette résolution prise, mon premier soin fut de rassembler les débris de ma fortune ; toutes créances réunies, toutes dettes payées, de quatorze mille livres sterling nous étions réduits juste à quatre cents. Ma grande affaire était donc maintenant d’amener l’orgueil de ma famille au niveau de sa position ; car je sentais bien que l’indigence fastueuse est le pire de tous les maux. « Mes enfants, leur dis-je, vous ne pouvez ignorer que de notre part aucune prudence n’aurait pu prévenir notre dernier malheur ; mais la prudence peut beaucoup pour en neutraliser les effets. Nous sommes pauvres maintenant, mes bons amis, et la sagesse nous commande de nous résigner à notre humble sort. Adieu donc, sans regret, à tout cet éclat qui fait le malheur de tant de gens ; conservons, dans une position plus modeste, ce calme avec lequel tout le monde peut être heureux. Le pauvre vit gaiement sans notre aide ; pourquoi, à notre tour, ne pourrions-nous apprendre à vivre sans l’aide des autres ? Non, mes enfants : à partir de ce jour, plus de prétention d’aucune espèce aux allures du grand monde. Il nous reste encore assez pour le bonheur si nous sommes sages ; demandons à la paix de l’âme ce que nous ôte la fortune. »

Mon fils aîné avait fait de bonnes études : je pris le parti de l’envoyer à Londres, où ses talents pouvaient être mis à profit pour nous et pour lui-même. La séparation !… pour des amis, pour une famille, c’est peut-être une des suites les plus cruelles de la pauvreté. Il arriva bientôt le jour où, pour la première fois, nous allions nous quitter. Mon fils, après avoir pris congé de sa mère et du reste de la famille, qui mêlait ses larmes à ses embrassements, vint me demander ma bénédiction. Je la lui donnai du plus profond de mon cœur : c’était, avec cinq guinées que j’y ajoutai, tout le patrimoine qu’en ce moment je pouvais lui offrir. « Mon ami, lui dis-je, tu vas à Londres, à pied, comme ton grand aïeul, Hooker, y est allé avant toi. Tiens, prends le cheval que lui donna le bon évêque Jewel, le bâton que voici ; prends aussi ce livre, il sera ton soutien en route : ces deux lignes, qu’on y trouve, valent un million : J’ai été jeune, et maintenant je suis vieux ; mais je n’ai jamais vu le juste abandonné ni sa postérité mendiant son pain. Que ces paroles soient ta consolation, quand tu seras en chemin. Va, cher enfant ; quoi qu’il t’arrive, reviens me voir une fois chaque année : aie bon courage… Adieu ! » Comme il y avait chez lui probité et honneur, je n’éprouvai aucune inquiétude en le lançant, tout nu, sur le théâtre de la vie : succès ou chute, je savais qu’il prendrait un bon rôle.

Son départ ne fit que préparer la voie pour le nôtre, qui eut lieu peu de jours après. Quitter ce voisinage où nous avions joui de tant d’heures de calme !… Ce ne fut pas sans une larme que le courage lui-même avait peine à retenir. Et puis, un voyage de soixante-dix milles !… pour une famille qui n’était jamais allée à plus de dix milles de chez elle, c’était l’objet de cent frayeurs qu’augmentaient encore les cris des pauvres qui nous accompagnèrent quelques milles.

Notre premier jour de marche nous mena, sains et saufs, à trente milles de notre future retraite, et nous nous arrêtâmes, pour la nuit, dans une obscure auberge d’un village de la route. Dès qu’on nous eut montré notre chambre, je priai notre hôte, comme j’en avais l’habitude, de nous honorer de sa compagnie : il accepta volontiers, sa consommation personnelle devant grossir d’autant la carte du lendemain.

Il connaissait tout le voisinage au milieu duquel j’allais m’établir, particulièrement le squire Thornhill, que j’allais avoir pour propriétaire, et qui habitait à peu de milles de là : Un gentleman, disait-il, qui ne veut connaître, du monde, tout juste que ses plaisirs ; surtout un grand amateur du beau sexe ! Pas de vertu qui puisse tenir contre ses assiduités et sa rouerie, et on ne trouverait pas aisément, à dix milles à la ronde, une fille de fermier qui ne l’ait vu heureux et infidèle ! Ces détails me faisaient de la peine ; mes filles, au contraire, paraissaient toutes radieuses de l’attente d’une victoire prochaine, et ma femme n’était ni moins joyeuse ni moins confiante dans leurs charmes et leur vertu.

Nous étions tout entiers à ces préoccupations quand l’hôtesse entra dans la chambre pour annoncer à son mari que le bizarre personnage qui était chez eux depuis deux jours n’avait pas d’argent et ne pourrait payer sa dépense. « Pas d’argent ! s’écria l’hôte. Non, non ! c’est impossible ; car, pas plus tard qu’hier, il a donné trois guinées à notre bedeau, pour tirer d’affaire un vieux soldat estropié qui allait être fouetté par la ville, comme voleur de chiens ! » Mais, l’hôtesse persistant dans son premier dire, il se disposait à quitter la chambre, jurant qu’il serait payé de façon ou d’autre, quand je le priai de me conduire chez l’étranger dont il venait de nous citer un si bel acte de charité.

Il y consentit, et me présenta à un gentleman qui paraissait avoir environ trente ans, vêtu d’un habit autrefois galonné. Sa taille était bien prise, et sa figure portait l’empreinte des rides de la méditation. Il avait dans l’abord quelque chose de bref et de sec ; quant à la cérémonie, il semblait ou ne pas la comprendre, ou la mépriser. L’hôte sorti, je ne pus m’empêcher d’exprimer, à l’étranger, mon regret de voir un gentleman dans une position comme la sienne, et je lui offris ma bourse pour satisfaire à ses besoins du moment. « Je l’accepte de tout mon cœur, monsieur, me dit-il, et je suis enchanté que la distraction qui m’a fait donner ce que j’avais d’argent sur moi m’ait valu la preuve qu’il existe encore des hommes comme vous. Toutefois, je dois, avant tout, exiger que vous me fassiez connaître le nom et la demeure de mon bienfaiteur, pour que je puisse m’acquitter envers lui, le plus tôt possible. » Je lui donnai sur ce point pleine satisfaction, en lui apprenant, tout à la fois, mon nom, mes malheurs et le lieu où j’allais m’établir. « Cette rencontre, reprit-il, est plus heureuse encore que je ne l’espérais, puisque, moi aussi, je fais la même route que vous ; j’étais retenu ici, depuis deux jours, par les grosses eaux qui, demain matin, je l’espère, seront guéables. » Je lui témoignai le plaisir que j’aurais de passer encore quelque temps avec lui ; et ma femme et mes filles ayant joint leurs prières aux miennes, force lui fut de rester pour souper. La conversation de l’étranger, à la fois agréable et instructive, me faisait désirer de la prolonger ; mais il était grand temps de se reposer et de reprendre des forces pour les fatigues du lendemain.

Le matin, nous partîmes tous ensemble, ma famille à cheval, pendant que M. Burchell, notre nouveau compagnon, nous suivait à pied, par le sentier qui longeait la route, nous faisant remarquer, avec un sourire, que, comme nous étions mal montés, il était trop généreux pour chercher à nous laisser derrière lui.

Les eaux n’étant pas encore retirées, nous fûmes obligés de louer un guide qui trottait en avant : M. Burchell et moi nous formions l’arrière-garde, allégeant les fatigues de la route par des disputes philosophiques qu’il semblait entendre parfaitement. Mais, ce qui me surprenait beaucoup, c’était de le voir, au moment où il venait de m’emprunter de l’argent, soutenir ses opinions avec autant de ténacité que s’il eût été mon créancier. De temps à autre il me nommait les propriétaires des différentes habitations que nous apercevions de la route. « Celle-ci, me dit-il, en me montrant un magnifique château qui s’élevait à quelque distance, appartient à M. Thornhill, jeune gentleman qui jouit d’une belle fortune, quoique tout à fait à la merci des dispositions testamentaires de son oncle, sir William Thornhill, gentleman qui, content de peu pour lui-même, laisse à son neveu la jouissance du reste, et habite presque toujours Londres.

— Comment ! répondis-je, mon jeune propriétaire est-il donc le neveu d’un homme dont les vertus, la générosité et les bizarreries sont si universellement connues ? J’ai entendu citer sir William Thornhill comme l’un des plus généreux, mais aussi des plus fantasques personnages du royaume, comme un homme d’une bienveillance accomplie. — Un peu trop peut-être, reprit M. Burchell : du moins, dans sa jeunesse, il a poussé la bienveillance jusqu’à l’excès ; car alors ses passions étaient vives, et, comme toutes tendaient à la vertu, elles l’ont conduit à une exagération romanesque. D’abord il visa à la double réputation de soldat et d’homme lettré, se distingua bientôt dans l’armée, et eut quelque renom parmi les gens instruits. Les adulateurs s’attachent toujours à l’ambitieux : c’est le seul à qui la flatterie fasse un vif plaisir. Il se vit entouré d’une nuée d’individus qui ne lui présentaient qu’une des faces de leur caractère, en sorte que, dans cette universelle sympathie, il ne tarda pas à perdre de vue son intérêt personnel ; il devint l’ami du genre humain, car sa fortune l’empêchait de voir combien il y a de fripons. Les médecins nous parlent d’une maladie dans laquelle tout le corps acquiert une sensibilité si exquise, que le plus léger contact cause de la douleur. Ce que souffre, dans ce cas, le corps de quelques individus est précisément ce que ressentait l’âme du gentleman. Le plus léger malheur, réel ou feint, le blessait au vif, et son cœur souffrait d’une sensibilité maladive pour les misères d’autrui. Avec cette disposition à secourir, on devine sans peine qu’il trouva bien des gens disposés à demander. Ses profusions altérèrent sa fortune, non son excellente nature, qui gagnait précisément tout ce que perdait l’autre ; il devint imprévoyant en devenant pauvre ; il parlait en homme de sens, et ses actions étaient celles d’un fou. Toujours obsédé d’importuns, et ne pouvant plus satisfaire à toutes les demandes, au lieu d’argent, il donna des promesses. C’était tout ce qu’il avait à donner, et il ne se sentait pas la force d’affliger qui que ce soit par un refus. Cette faiblesse grossit encore autour de lui la tourbe des complaisants, auxquels il était sûr de manquer de parole, et que pourtant il voulait obliger. Ils comptèrent sur lui quelque temps encore, et finirent par l’accabler de reproches et d’outrages mérités. Mais, à mesure qu’il devint l’objet du mépris des autres, il tomba dans le mépris de lui-même. Son âme s’était reposée sur leurs flatteries, et, cet appui lui manquant, il ne pouvait trouver de plaisir aux applaudissements de son propre cœur, dont il n’avait point appris à faire cas. Le monde, dès ce moment, changea d’aspect : la flatterie de ses amis commença à dégénérer en simple approbation. Bientôt l’approbation prit la forme plus amicale de l’avis ; et l’avis, rejeté, provoqua le reproche. Il reconnut alors que des amis comme ceux que ses bienfaits avaient fait pulluler autour de lui étaient fort peu estimables ; il reconnut que, pour gagner le cœur d’un homme, il faut toujours lui donner le sien ; je reconnus que… que…. J’ai perdu le fil des réflexions que j’allais faire : en deux mots, monsieur, il résolut de songer à lui-même, et avisa aux moyens de relever sa fortune qui croulait. Pour cela, dans son humeur bizarre, il se mit à parcourir, à pied, l’Europe, et, aujourd’hui, quoiqu’il ait à peine trente-ans, sa fortune est plus considérable qu’elle ne l’a jamais été. Désormais ses actes de bienfaisance sont plus raisonnables et plus modérés qu’auparavant ; mais il conserve toujours son caractère d’originalité, et trouve ses plus vifs plaisirs dans des vertus excentriques. »

Tout entier au récit de M. Burchell, je ne m’étais point aperçu qu’en cheminant nous avions dépassé la petite troupe, lorsque, aux cris de ma famille, effrayé, je tournai la tête et je vis, au milieu d’un courant rapide, ma fille cadette tombée de cheval et emportée par le torrent : deux fois elle avait disparu, et je ne pouvais arriver à temps pour la secourir. Mon émotion était trop violente pour me permettre de chercher à la sauver ; elle eût infailliblement péri, si mon compagnon, voyant le danger, n’eût à l’instant plongé pour la saisir, et ne l’eût, à grand’peine, mise en sûreté sur la rive opposée. En prenant le courant un peu plus haut, le reste de la famille le passa sans accident, et nous pûmes joindre nos remercîments à ceux de ma fille. Sa reconnaissance peut plus aisément se deviner que se décrire : elle remerciait son sauveur, plus par le regard que par la parole, et restait appuyée sur son bras, comme si elle voulait encore être secourue. Ma femme, de son côté, espérait avoir, un jour, le plaisir de payer ce service chez elle.

Après nous être reposés dans l’auberge la plus voisine, après avoir dîné ensemble, comme M. Burchell allait d’un autre côté que nous, il prit congé, et nous continuâmes notre route, ma femme faisant la remarque, quand il fut parti, qu’il lui plaisait extrêmement, et déclarant que, si sa naissance et sa fortune lui permettaient d’entrer dans une famille comme la nôtre, elle ne connaissait pas d’homme pour lequel elle fût plus vite décidée. Je ne pus m’empêcher de sourire en lui entendant tenir un pareil langage, dans une si triste position. Montrer ainsi, sous le coup de la misère, les exigences de la plus insultante prospérité, c’est peut-être prêter à rire aux méchants ; mais, pour moi, je n’ai jamais vu grand mal à ces innocentes illusions qui tendent à nous rendre plus heureux.