Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 30

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 190-198).

CHAPITRE XXX.

L’horizon s’éclaircit. — Ne cédons pas ; la fortune finira par nous mieux traiter.

Mon exhortation finie, et mon auditoire retiré, le geôlier, l’une des meilleures âmes de sa profession, m’avertit qu’il était obligé de mettre mon fils dans une cellule plus forte ; il espérait que je ne lui saurais pas mauvais gré de faire son devoir. George aurait d’ailleurs la permission de me voir tous les matins. Je le remerciai de son obligeance, et, serrant la main de mon fils, je lui dis adieu, et lui recommandai de songer à la grande épreuve qu’il allait subir.

Je me recouchai donc, et un de mes jeunes enfants, assis près de mon grabat, me disait la lecture, quand maître Jenkinson entrant m’apprit qu’on avait des nouvelles de ma fille, qu’on venait de la voir, il y avait environ deux heures, en compagnie d’un gentleman étranger ; qu’ils s’étaient arrêtés, pour se rafraîchir, à un village voisin, et qu’ils paraissaient rentrer en ville. Il achevait, quand le geôlier, d’un air d’empressement et de joie, m’annonça que ma fille était retrouvée. Un moment après, Moïse accourut en criant que Sophie était en bas, qu’elle montait avec notre vieil ami, M. Burchell.

Au même instant, ma fille chérie entra l’œil égaré par le plaisir, et, dans un transport de tendresse, elle accourut à moi pour m’embrasser. La joie de sa mère se révélait par ses pleurs et son silence. « Voici, papa, s’écria l’aimable fille, voici le brave homme qui m’a sauvée ! C’est à l’intrépidité de ce gentleman que je dois mon bonheur et la vie !… » Un baiser de M. Burchell, qui paraissait encore plus heureux qu’elle, l’empêcha de continuer.

« — Ah ! monsieur Burchell, repris-je, elle est bien triste, la demeure où vous nous voyez en ce moment ; et quelle différence avec notre situation, la dernière fois que vous nous avez vus. Vous avez toujours été notre ami ; nous avons reconnu, il y a longtemps, notre erreur sur votre compte ; nous nous repentons de notre ingratitude. Après mon indigne conduite à votre égard, j’ose à peine lever les yeux sur vous ; mais vous me pardonnerez, j’espère ; car j’ai été trompé par un lâche, par un misérable qui, sous le masque de l’amitié, m’a perdu.

— Vous pardonner, répondit M. Burchell, je ne le puis ; car vous n’avez jamais mérité ma haine. J’ai en partie deviné votre erreur, et, ne pouvant la détruire, je n’ai pu qu’en gémir !

— J’avais toujours pressenti la noblesse de votre âme ; j’en ai la preuve aujourd’hui. Mais, dis-moi, ma chère enfant ; comment as-tu été délivrée, et quels sont les scélérats qui t’enlevaient ?

— Le scélérat qui m’enlevait, père !… en vérité, je ne sais. Nous nous promenions, maman et moi ; il vint derrière nous, et, avant que j’eusse pu crier au secours, il me jeta de force dans la chaise de poste, et, à l’instant, les chevaux partirent ventre à terre. Nous rencontrâmes sur la route quelques passants dont j’implorai le secours ; mais ils ne firent pas attention à mes prières. Flatteries, menaces, le scélérat, de son côté, employait tous les moyens pour étouffer mes cris. Que je me tusse seulement, et il ne voulait me faire aucun mal ; il me le jurait. Tout à coup, je brisai le store qu’il avait baissé, et j’aperçus, à quelque distance, qui ?…. notre vieil ami, M. Burchell, cheminant avec sa vitesse habituelle, et armé de ce grand bâton, objet ordinaire de vos plaisanteries. Dès que nous sommes à portée, je l’appelle par son nom, j’implore son secours ; mes cris répétés frappent son oreille ; d’une voix forte il ordonne au postillon d’arrêter ; le postillon ne fait nulle attention à cet ordre, et n’en va que plus vite. Je commençais à croire que M. Burchell ne pourrait jamais nous rattraper ; mais, en quelques secondes, je le vois courant à côté des chevaux. D’un seul coup, il jette le postillon à terre ; leur guide tombé, les chevaux s’arrêtent d’eux-mêmes ; mon ravisseur saute à bas de la chaise, et, les jurements, la menace à la bouche, l’épée nue à la main, il somme M. Burchell de se retirer ; il y va de sa vie !… M. Burchell fond sur lui, fait voler en éclats son épée, et le poursuit près d’un quart de mille ; le scélérat lui échappe !… Moi-même, pendant ce temps, j’étais descendue de la chaise pour secourir mon libérateur ; il reparut bientôt d’un air de triomphe. Le postillon, revenu à lui, voulait fuir aussi ; mais M. Burchell lui ordonna, sous peine de la vie, de remonter à cheval et de nous reconduire à la ville. Impossible de résister ; après quelques difficultés, le pauvre diable obéit, quoique sa blessure me parût grave. Il en souffrait tout le long de la route ; et, à la fin, touché de ses plaintes, M. Burchell, sur mes instances, consentit à en prendre un autre dans une auberge où nous nous arrêtâmes quelques minutes en revenant.

— Soyez les bienvenus, chère enfant, et vous son brave libérateur ; les bienvenus mille fois !… On fait ici bien pauvre chère ; mais c’est de grand cœur qu’on vous l’offre. Et puis, monsieur Burchell, à présent que vous avez sauvé Sophie, si elle vous paraît une récompense convenable, elle est à vous. Si une alliance avec une famille aussi pauvre que la nôtre ne vous répugne pas, prenez-la ; vous avez son cœur, je le sais ; obtenez son consentement, le mien vous est acquis. Permettez-moi de vous le dire, monsieur ; c’est un trésor que je vous donne. On vante sa beauté, on a raison ; mais ce n’est pas de sa beauté que je parle ; le trésor !… c’est son âme !

— Je le suppose, répondit M. Burchell, vous connaissez ma position ; vous savez que je ne puis lui donner l’existence qu’elle mérite…

— Si votre objection est un moyen d’éluder mon offre, je la retire. Mais je ne connais pas d’homme qui la mérite mieux que vous. Si je pouvais la donner à mille époux, et que j’eusse à choisir entre mille soupirants ; eh bien ! mon brave et honnête Burchell serait toujours l’homme de mon choix ! »

À tout cela pas de réponse ; … c’était pour moi un refus humiliant. Sans autre explication, M. Burchell demanda à l’auberge voisine si on ne pourrait pas nous procurer quelques rafraîchissements, et, sur l’affirmative : « Qu’on nous apporte, dit-il, le meilleur dîner qu’on pourra nous servir en si peu de temps. » Il y fit joindre une douzaine de bouteilles du meilleur vin et quelques liqueurs fortifiantes pour moi, « Petite débauche ! ajouta-t-il en souriant, mais seulement pour une fois. » Et il assura que, bien qu’en prison, il ne s’était jamais senti plus de disposition à la gaieté. Le garçon de l’auberge parut bientôt avec tout ce qu’il fallait pour dîner ; le geôlier nous prêta une table ; il paraissait plus attentif que de coutume. Le vin fut rangé en ordre, et l’on servit deux plats fort bien préparés.

Sophie ne savait rien encore de l’affreuse situation de son pauvre frère, et pas un de nous ne voulait troubler sa joie par ce triste récit. Mais en vain je cherchais à montrer de la gaieté ; le souvenir de mon malheureux George se fit jour à travers tous mes efforts pour dissimuler, et force me fut à la fin d’attrister notre petite fête du récit de ses infortunes. Je priai qu’on lui permît de partager avec nous ce court moment de plaisir. Mes révélations avaient consterné tous nos convives. Dès qu’ils se furent un peu remis, je demandai encore l’admission à notre table de mon fidèle camarade, maître Jenkinson ; le geôlier y consentit d’un air de soumission tout à fait inaccoutumé.

À peine le bruit des chaînes de son frère se fit-il entendre dans le corridor, que Sophie, ne pouvant y tenir, courut au-devant de lui, M. Burchell profita de ce moment pour me demander si le nom de mon fils était George ; sur ma réponse affirmative, il se tut. Dès que George fut entré dans la chambre, je m’aperçus qu’il regardait M. Burchell d’un air de surprise et de respect. « Viens, mon enfant, lui dis-je ; nous sommes tombés bien bas, George ; pourtant la Providence a daigné nous accorder un peu de répit dans nos douleurs. Ta sœur vient de nous être rendue, et voici son libérateur ; c’est à ce brave homme que je dois d’avoir encore une fille. Allons, mon enfant, donnez-vous la main en bons amis ; il mérite toute notre reconnaissance ! »

George semblait ne faire aucune attention à ce que je venais de lui dire ; il restait immobile à une distance respectueuse. « Mon ami, lui dit sa sœur, pourquoi ne pas remercier mon généreux libérateur ? Les braves doivent s’aimer. »

Même surprise et même silence. À la fin, notre hôte, se voyant reconnu, prit son air de dignité naturelle et invita George à s’approcher. Jamais je n’avais rien vu de si imposant que son maintien en ce moment. Le plus beau spectacle dans l’univers, a dit un philosophe, c’est le juste avec l’adversité. Il y en a un plus bel encore ; … le juste venant au secours du malheur. Après avoir examiné quelque temps mon fils, d’un air de supériorité : « C’est la seconde fois, jeune étourdi, lui dit-il, que le même crime….. » Il fut interrompu par un des aides du geôlier. Une personne de distinction venait d’arriver en ville, dans un carrosse, et avec une nombreuse suite ; il présentait ses respects au gentleman qui était avec nous, et le priait de lui faire connaître quand il pourrait avoir l’honneur de lui parler. « Dites-lui, répondit notre convive, d’attendre que j’aie le temps de le recevoir. » Puis, se tournant vers George : « C’est la seconde fois, monsieur, reprit-il, que vous vous rendez coupable d’un crime pour lequel vous aviez déjà encouru mes reproches, et dont la loi va justement vous punir. Vous imaginez peut-être que le mépris de votre propre vie vous donne le droit de disposer de la vie d’autrui ; mais quelle différence faites-vous, monsieur, entre le duelliste qui hasarde une vie dont il ne fait aucun cas, et le meurtrier qui agit à coup plus sûr ? L’homme qui triche au jeu est-il moins coupable quand il allègue qu’il avait une mise sur table ?

— Ah ! monsieur, m’écriai-je, qui que vous soyez… ayez pitié d’un malheureux qu’ont égaré de funestes conseils. Ce qu’il a fait, c’est pour obéir à une mère abusée, qui, dans l’amertume de sa douleur, le sommait de venger son injure, et mettait à ce prix sa bénédiction. Voici la lettre, monsieur : elle vous convaincra de l’imprudence de la mère, et atténuera le crime du fils. »

Il prit la lettre et la lut rapidement. « Elle ne l’excuse pas complètement, reprit-il ; mais elle atténue tellement sa faute, que je consens à lui pardonner. Maintenant, monsieur, continua-t-il, en prenant affectueusement George par la main, vous êtes surpris, je le vois, de me trouver ici ; mais j’ai souvent visité les prisons pour des motifs moins intéressants. Je suis venu aujourd’hui faire rendre justice à un honnête homme, pour lequel j’ai la plus sincère estime. J’ai été longtemps, sous un nom d’emprunt, le spectateur des bonnes actions de votre père ; j’ai, dans sa modeste habitation, joui d’égards que ne souillait point la flatterie ; j’ai goûté, dans l’amusante simplicité de son coin du feu, ce bonheur que les cours ne peuvent donner. Mon neveu a su mon projet de me rendre en cette prison, et je vois qu’il m’y a suivi. Il y aurait injustice, pour lui comme pour vous, à le condamner sans examen. S’il y a tort, il y aura réparation ; je puis affirmer, sans vanité, que nul n’a jamais accusé d’injustice sir William Thornhill. »

Ainsi donc, le personnage que nous avions si longtemps reçu sans façon, comme un hôte d’une société douce et agréable, n’était autre que le célèbre sir William Thornhill, cet assemblage merveilleux de vertus et de bizarreries. Le pauvre M. Burchell était, en réalité, le possesseur d’une vaste fortune, un homme d’un crédit immense, écouté, applaudi dans les deux chambres du parlement, considéré de tous les partis, l’ami de son pays, mais le fidèle sujet de son roi.

Ma pauvre femme, se rappelant la familiarité avec laquelle elle le traitait, paraissait fort mal à l’aise ; et Sophie, qui, un moment auparavant, le croyait à elle, mesurant maintenant l’espace immense que la fortune mettait entre lui et nous, ne put cacher ses larmes.

« Ah ! monsieur, s’écria ma femme, d’un air consterné, comment pourrez-vous jamais me pardonner le ton dédaigneux avec lequel je vous ai parlé la dernière fois que j’ai eu l’honneur de vous voir chez moi, les plaisanteries que j’ai osé me permettre sur vous ; … je le crains bien, vous ne me les pardonnerez jamais !

— Ma bonne et chère dame, répondit-il avec un sourire, si vous avez fait des plaisanteries, moi aussi, j’ai eu mon tour ; c’est à la galerie de décider si mes plaisanteries n’ont pas valu les vôtres. Franchement, je ne sache personne à qui je pusse en vouloir en ce moment, sauf le drôle qui a fait si grand peur à ma petite amie. Je n’ai pas eu le temps d’examiner assez le vaurien, pour pouvoir faire afficher son signalement. Mais vous, Sophie, dites-moi, ma chère, pourriez-vous le reconnaître ?

— Je n’ose l’assurer, monsieur ; pourtant je me rappelle qu’il a une grande marque au-dessus d’un des sourcils, — Pardon, madame, dit Jenkinson qui se trouvait à côté d’elle ; ayez la bonté de me dire si le gaillard avait les cheveux rouges ? — Oui, je le crois, répondit Sophie. — Et Votre Honneur, continua Jenkinson, en se tournant vers sir William, a-t-il remarqué la longueur de ses jambes ? — Leur longueur !… non ; mais leur vitesse, j’en ai la preuve ; car il m’a laissé derrière, ce dont je crois peu d’hommes capables dans tout le royaume ! — Avec la permission de Votre Honneur, je connais votre homme ; c’est certainement lui ; le meilleur coureur de l’Angleterre ! il a battu Pinwire de Newcastle. Son nom est Timothée Baxter ; je le connais à merveille, lui et l’endroit où il se cache en ce moment. Si Votre Honneur veut donner à monsieur le geôlier l’ordre de me faire accompagner par deux de ses hommes, je m’engage à vous l’amener avant une heure tout au plus. »

Le geôlier appelé parut à l’instant. « Me reconnaissez-vous, lui dit sir William ? — Si je connais sir William Thornhill !… avec la permission de Votre Honneur ; oui, je le connais ; et, de lui, qui en connaît un peu, en voudra toujours connaître davantage. — À merveille ! veuillez bien alors laisser sortir monsieur, et deux de vos aides, pour une petite commission dont je les charge ; en ma qualité de juge de paix, je vous décharge de toute responsabilité. — Votre parole suffit, et, à l’instant même, vous pouvez les expédier sur tel point de l’Angleterre qu’il plaira à Votre Honneur, »

Sous le bon plaisir de l’honnête geôlier, Jenkinson fut dépêché à la recherche de Timothée Baxter, pendant que nous nous amusions de la tendresse de Bill, le plus jeune de nos deux marmots, qui, entrant au même instant, se mit à grimper après sir William pour l’embrasser. Sa mère se levait pour le gronder de cette familiarité ; mais l’excellent baronnet l’en empêcha, et, prenant l’enfant, tout déguenillé qu’il était, sur ses genoux : « Comment, Bill, mon gros coquin, tu te rappelles ton vieil ami Burchell ! Et toi, Dick, mon vieux, es-tu là aussi ? Vous allez voir que je ne vous ai point oubliés ! » En même temps il donna à chacun un gros morceau de pain d’épice, que les pauvres petits mangèrent de grand cœur ; car ils n’avaient fait, dans la matinée, qu’un bien maigre déjeuner.

Nous nous mîmes enfin à table, le dîner presque froid. Mais auparavant, mon bras me faisant toujours mal, sir William m’écrivit une ordonnance ; car il avait, pour son plaisir, étudié la médecine, et possédait, comme médecin, des connaissances plus qu’ordinaires. L’ordonnance envoyée chez le pharmacien de la ville, mon bras fut pansé, et je me trouvai soulagé à l’instant. Nous fûmes servis à table par le geôlier lui-même, jaloux de rendre à notre convive tous les honneurs possibles. Mais, avant la fin de cet excellent dîner, arriva un nouveau message du neveu de sir William. Il demandait la permission de se présenter, pour démontrer son innocence et défendre son honneur. Le baronnet y consentit, et donna ordre de faire entrer M. Thornhill.