Le Vicaire de Wakefield/Chapitre 8

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Traduction par Charles Nodier.
Hetzel (p. 41-47).
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CHAPITRE VIII.

Un amour qui promet peu et qui pourtant peut donner beaucoup.

Le lendemain matin, nouvelle visite de M. Burchell ; pour bonnes raisons, ses fréquentes apparitions commençaient à me déplaire ; mais le moyen de lui refuser ma compagnie et le coin de mon feu ! Au fait, son travail payait, et bien au delà, sa dépense ; car il nous secondait avec vigueur. Pour faner, pour mettre en meule, il était toujours le premier. D’ailleurs, avec lui, toujours quelque propos amusant qui allégeait, pour nous, la fatigue ; c’était une tête à la fois si extravagante et si sensée, que je l’aimais, que j’en riais, que j’en avais pitié. Mon seul grief était l’attachement qu’il montrait pour Sophie ; il l’appelait, pour plaisanter, sa petite maîtresse, et, quand il achetait quelques rubans pour mes filles, celui de Sophie était toujours le mieux. Je ne savais trop comment, mais chaque jour je croyais voir ses manières devenir plus aimables, son esprit s’épurer, sa bonhomie s’élever à toute la hauteur de la sagesse.

La famille dînait aux champs ; nous étions assis ou plutôt couchés autour d’un modeste repas, la nappe étendue sur le foin ; M. Burchell animait la fête. Pour surcroît de bonheur, deux merles se répondaient, de deux haies opposées ; le rouge-gorge venait familièrement nous becqueter des miettes dans la main ; autour de nous, chaque bruit ne semblait être que l’écho de la tranquillité. « Jamais, dit Sophie, je ne me trouve dans cette position que je ne songe à un délicieux passage de M. Gay, à ces deux amants qui se frappent et expirent dans les bras l’un de l’autre. Il y a, dans cette description, quelque chose de si touchant que je l’ai lue cent fois avec un ravissement toujours nouveau. — Selon moi, reprit mon fils, les plus beaux traits de cette description sont bien au-dessous de ceux de l’Acis et de la Galatée d’Ovide. Le poëte latin entend mieux l’usage du contraste, et c’est de cette figure, habilement employée, que dépend toute la force du pathétique. — Il est remarquable, ajouta M. Burchell, que les deux poëtes dont vous parlez ont également contribué à fausser le goût, dans leur patrie respective, en surchargeant leurs vers d’épithètes. Des écrivains sans génie ont très-facilement imité leurs défauts, et la poésie anglaise, comme la poésie latine des derniers jours de l’empire romain, n’est aujourd’hui qu’une marqueterie de pompeuses images sans but et sans suite. Ces épithètes sont autant de cordes qui enflent le son sans ajouter au sens. Peut-être, madame, quand je critique ainsi les autres, trouverez-vous juste que je les mette à même de prendre leur revanche ; et, tout de bon, je n’ai fait cette remarque que pour avoir occasion de soumettre à la compagnie une ballade qui, quels que puissent être ses autres défauts, est du moins, je pense, exempte de ceux que je viens de signaler.


BALLADE.


« À moi, bon ermite du vallon ! guide mes pas solitaires vers ce point éloigné d’où ta lampe réjouit la colline de son rayon hospitalier.


« Sans appui, égaré, je chancelle, je me traîne lentement dans ce désert, dont l’immensité semble s’étendre à mesure que je vais.


« Arrête, mon fils, s’écria l’ermite ; n’affronte pas ces périlleuses ténèbres ! ce perfide gnome fuit devant toi pour t’attirer vers l’abîme.


« Ici, ma porte s’ouvre toujours à l’enfant du besoin sans abri : ma part est bien petite, mais je la donne de bon cœur.


« Reste donc pour cette nuit, et accepte sans crainte ce que t’offre cette cellule, ma couche de joncs, mon repas frugal, ma bénédiction et le repos.


« Je ne condamne pas à la mort la brebis errant en liberté dans le vallon : l’exemple de ce grand être qui a pitié de moi m’apprend à avoir pitié d’elle !


« Je trouve, sans crime, au flanc verdoyant de la montagne, ma nourriture, une poignée d’herbes et de fruits, l’eau de la source.


« Reste, pèlerin, dépose les pensées qui t’accablent : toute pensée qui vient de la terre est mauvaise ; l’homme n’a besoin que de peu, et ce peu — il n’en a pas besoin longtemps. »


Ces accents consolateurs tombent sur l’étranger, doux comme la rosée qui descend du ciel : il incline, avec humilité, son front modeste et suit vers la cellule.


Elle se cachait, solitaire, au fond du désert sombre, asile du pauvre des environs et du voyageur égaré.


Nulle richesse, sous son humble chaume, ne réclamait la vigilance du maître. La porte, s’ouvrant avec un simple loquet, reçut le couple innocent.


À cette heure où la foule affairée se retire pour le repos de la nuit, l’ermite ranime les faibles restes de son feu, et cherche à égayer son hôte pensif.


Il étale devant lui les dons des champs et des bois, il le presse avec un joyeux sourire ; il cherche, par les merveilles de la légende, à charmer la lente marche des heures.


Près de lui, partageant sa douce joie, son jeune chat fait ses mille tours ; le grillon chante dans le foyer, le fagot brûle en pétillant.


Mais rien ne peut adoucir la tristesse de l’étranger : la douleur pèse sur son cœur ; et ses larmes commencent à couler.


Ces larmes, l’ermite les épiait ; et, tout ému lui-même de la douleur de son hôte : « Pauvre jeune homme, dit-il, d’où viennent les chagrins de ton cœur ?


« Repoussé d’un plus doux séjour, as-tu erré luttant contre un ordre cruel ? ou bien est-ce une amitié sans retour qui cause ta peine ? est-ce un amour dédaigné ?


« Hélas ! les joies que donne la fortune valent si peu, meurent si vite ! Mettre du prix à de pareils riens, c’est valoir encore moins qu’eux.


« L’amitié — qu’est-ce autre chose qu’un mot, un charme qui nous berce pour nous endormir, une ombre qui suit la richesse ou la gloire, qui laisse le malheureux à la merci de la douleur ?


« L’amour ! c’est un mot plus vide encore ; ce n’est plus, de nos jours, que le jouet de la beauté. Jamais on ne le vit sur la terre, ou jamais il n’y échauffa que le nid de la tourterelle !


« Allons, jeune insensé ! silence à tes chagrins ! adieu à un sexe trompeur ! » À ces mots, une subite rougeur a trahi son hôte gracieux.


Ô surprise ! De nouveaux attraits se révèlent ; ils brillent tout à coup à ses yeux, ainsi que les teintes de la nue du matin, comme elles éblouissants, mais passagers comme elles.


Ce timide regard, ce sein palpitant le font tressaillir. Le bel étranger est reconnu ! — C’est une vierge dans tout son charme !


« Ah s’écrie-t-elle, pardon pour l’étranger importun, pour le misérable délaissé dont le pied coupable profane la retraite où habitent le ciel et vous !


« Mais pitié pour une jeune fille qu’a égarée l’amour, qui cherche le repos, et ne trouve pour compagnon que le désespoir.


« Mon père habitait les bords du Tyne : c’était un lord opulent ; tous ses biens devaient m’appartenir, car il n’avait que moi.


« Pour m’enlever de ses bras chéris, d’innombrables amants accoururent ; ils me jugeaient sur le bruit de mes charmes, ils ressentaient ou feignaient l’amour.


« Chaque jour, cette avide cohue étalait à l’envi ses plus magnifiques présents. Dans la foule, le jeune Edwin abaissa devant moi son regard ; mais il ne parla jamais d’amour.


« Son vêtement était simple et modeste : il n’avait ni trésors, ni pouvoir ; la sagesse, la vertu, était tout ce qu’il avait ; mais tout cela était pour moi !


« Quand à mes côtés, dans le vallon, il chantait des chants d’amour, ses accents donnaient à la brise un doux parfum et remplissaient le bocage d’harmonie.


« La fleur éclose du matin, la limpide rosée du ciel, n’auraient pu égaler la pureté de son âme.


« La rosée, la fleur, brillent de charmes inconstants. Leurs charmes, il les avait, lui ! — Moi, malheureuse ! j’avais leur inconstance.


« Vaine, indiscrète, j’épuisai toutes les ruses de la coquetterie, son amour touchait mon cœur, et pourtant je triomphais de sa souffrance.


« Las enfin de mes mépris, il m’abandonna à mon orgueil ; il alla, dans une lointaine solitude, chercher une retraite ignorée où il mourut.


« À moi le repentir, à moi la faute ! — ma vie devra l’expier. Cette solitude qu’il a cherchée, je la cherche à mon tour : je ne m’arrêterai qu’à la place où il repose.


« Là, seule, désespérée, cachant ma honte, je veux me prosterner et mourir ! C’est ce qu’Edwin fit pour moi : je le ferai pour lui.


« — Ciel ! ne le permets pas ! — s’écrie l’ermite, et il la serre contre son sein. La belle, surprise, va s’irriter. — C’est Edwin lui-même qui la presse dans ses bras.


« Regarde, Angélina, toi qui me fus toujours chère, toi le charme de mon âme ! Regarde ton Edwin, ton Edwin si longtemps perdu pour toi ! — C’est lui, lui rendu à l’amour et à toi.


« Oh ! laisse-moi te tenir sur mon cœur ! laisse-moi oublier mes ennuis ! Jamais, non jamais, nous ne nous quitterons ! — toi, ma vie, toi qui es tout pour moi !


« Non, de ce moment, ne nous quittons jamais ! nous vivrons, nous aimerons de cet amour si vrai ! Le soupir, qui doit briser ton cœur fidèle, brisera aussi le cœur de ton Edwin ! »


Pendant la lecture de cette ballade, Sophie semblait mêler une expression de tendresse à son approbation. Tout à coup notre tranquillité fut troublée par l’explosion d’un fusil tiré juste à côté de nous, et, à l’instant même, nous vîmes un homme s’élancer au travers de la haie pour ramasser la pièce qu’il venait d’abattre. Le chasseur était le chapelain du Squire ; il avait tué un des merles dont le chant nous faisait tant de plaisir. À cette détonation si forte et si voisine, mes filles s’étaient levées toutes tremblantes, et je remarquai que, dans sa frayeur, Sophie s’était jetée aux bras de M. Burchell pour y trouver protection.

Le chapelain s’approcha, et demanda pardon de nous avoir troublés, assurant qu’il ne nous savait pas si près ; puis il s’assit à côté de ma fille cadette, et, en vrai chasseur, lui offrit ce qu’il avait tué dans la matinée. Elle allait refuser, mais un coup d’œil de sa mère lui fit réparer, son étourderie, et accepter le présent, quoique avec de l’hésitation. Ma femme, comme de coutume, laissa percer son orgueil, en remarquant, à voix basse, que Sophie avait fait la conquête du chapelain, comme Olivia celle du Squire. Je soupçonnais, avec plus de probabilité, que son affection avait un autre objet.

Le chapelain était chargé de nous annoncer que M. Thornhill avait fait venir de la musique et des rafraîchissements, et qu’il avait le projet de donner, le soir même, aux dames, un bal au clair de la lune, sur la pelouse devant notre porte. « Je ne puis cacher, ajouta-t-il, que j’ai intérêt à apporter le premier ce message ; car, pour ma récompense, j’espère que miss Sophie me fera l’honneur de danser avec moi. — Oh ! de grand cœur ! répondit Sophie, si les convenances me le permettaient. Mais voici, ajouta-t-elle en regardant M. Burchell, un gentleman qui a partagé avec moi les fatigues de la journée et qui doit en partager les amusements. »

M. Burchell la remercia de sa bonne intention, mais la céda au chapelain ; il était, à cinq milles de là, invité à un souper de moisson, et il allait y passer la nuit.

Son refus était pour moi un peu extraordinaire, et je ne pouvais concevoir qu’une fille de sens comme Sophie préférât un homme ruiné à un homme qui avait de bien plus belles espérances. Mais si les hommes sont fort habiles à discerner le mérite des femmes, les femmes, parfois, ont sur nous un coup d’œil de la plus grande justesse. Destinés, il paraît, à s’épier l’un l’autre, les deux sexes ont reçu une aptitude diverse pour cette mutuelle surveillance.