Le Vicomte de Barjac/Avant-propos

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Imprimerie de Wilson (tome Ip. 5-10).


AVANT-PROPOS
À quelques amis sincères.

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Je ne me figure point qu’un roman soit un ouvrage fort important ; mais je ne le crois pas aussi indigne des lecteurs sensés que bien des gens se l’imagine. La différence d’un roman à un poëme me semble assez légère ; si l’un offre plus de beauté de détail, l’autre présente plus de richesses d’imagination. Quant à l’utilité morale, elle est toute à l’avantage de celui-ci.

Les Mémoires que nous publions aujourd’hui sont une fiction, si l’on veut ; il n’y a cependant pas un fait dont le fonds ne soit vrai, pas un personnage qui n’existe ou n’ait existé. Tout ce que j’ai supprimé, c’est le merveilleux : ce qui se passe est beaucoup plus incroyable que ce qu’on invente ; de même que ce que l’on voit frappe moins que ce qu’on lit.

Montesquieu, Rousseau, Voltaire, Diderot, Fénelon, ont fait des romans : leurs successeurs, si tant est qu’ils en aient, ne veulent seulement pas en lire. Dans quelles mains ces sortes d’ouvrages tombent-ils donc ? Dans celles d’une jeune personne qui ne connoît ni le monde, ni son cœur, ni les leçons de la morale ; dans celles peut-être d’une mère oisive, qui s’occupe des aventures, & non des réflexions qu’elles font naître ; d’un jeune militaire, ennemi de toute application. Que dire à de semblables lecteurs ? Rien. Mais si ce petit Ouvrage tombe par hasard sous les yeux d’un homme qui ait approfondi le cœur humain, nous le prions de ne pas juger du Vicomte de Barjac avant d’avoir lu sa vie entière ; & de bien examiner les événements qui l’ont conduit à cet amour du plaisir, le grand ressort de ses opérations.

Un homme d’esprit, à qui j’ai lu cette histoire, a fort improuvé le parti d’avoir renoncé à toute espèce d’occupations solides. Quel reproche, cependant, peut-on faire au Vicomte ? Il s’est mis en état de remplir les carrières les plus épineuses ; il a offert ses services, il a sollicité du travail sans récompense, & a non seulement démontré les sottises, ce qui est très-aisé, mais proposé le remède, ce qui est fort difficile. On l’a refusé ; on lui a préféré des gens médiocres ; on a rejeté ses lumières. Que lui restoit-il à faire ? Aimer une fille de quinze ans. Dès qu’il a été livré à cette douce occupation, ses rivaux ont chanté ses louanges ; on l’a cru propre à tout, dès qu’il s’est ôté la possibilité d’être quelque chose. Si à cette passion naissante il peut joindre encore le sacrifice d’un peu de philosophie, & n’écrire que des romans, ou faire de petits vers, ce sera un homme essentiel, & digne des plus grands éloges.

Applaudissez-vous, mes chers rivaux ; je quitte la carrière, je renonce à toute ambition ; ma maîtresse, mes pinceaux, ma lyre, voilà tout ce que j’emporte dans ma solitude. Le monde n’existe plus pour moi : je n’y serai pas même témoin de vos opérations de génie : & si le bruit qu’elles feront parvient jusqu’à ma retraite, elle me sera doublement agréable.