Le Vicomte de Barjac/Tome II

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Imprimerie de Wilson (tome IIp. 5-163).



La terre que j’habite est d’un assez grand rapport. Je ne sais en vérité que faire du produit de mes denrées. Je paie cependant la taille de tout mon village. Je fais élever les enfans de ceux qui ont servi mes aïeux, & nous ne connoissons de mendians que cette cohorte indestructible de vagabonds, qui résistent également aux sévérités & aux bienfaits des gouvernemens.

Long-tems j’ai calculé si une femme ou plusieurs ajouteroient à ma félicité. Quant au mariage, j’en suis encore à ne pas le concevoir. Un petit serrail me paroîtroit plus dans la nature, mais trop difficile à concilier avec l’étude, le travail, les deux passions qui chez moi ont survécu aux autres. C’est la seule raison pour laquelle je n’ai jamais offert d’asyle à tant de filles délaissées que la nécessité condamne au vil ministère des plaisirs que la luxure paie à la misère.

Ici Socrate s’interrompit. Il n’étoit que onze heures. Le dîner étoit déjà servi : rien de chaud, point de pain ; des légumes de toute espèce ; des viandes glacées ou fumées, d’une extrême propreté, mais pas un os. Combien il avoit raison de ne pas souffrir sur sa table ces ostéologies si dégoûtantes, & ces débris de la mort & de la destruction ! des fruits parfumés les remplaçoient ; les cocotiers de l’Inde, les ananas de la Chine, l’arbre d’O-Taïti, les melons d’Espagne, les figues de Provence, les pêches de Montmorency, venoient chez lui presque comme dans leur sol naturel. C’est un préjugé de croire qu’il y ait des climats affectés pour certains fruits. Le soleil & l’eau sont par-tout. L’art nous apprend à graduer leur action.

Le Vicomte s’apperçut que le philosophe mangeoit avec un extrême appétit, & qu’il buvoit mieux encore. Il lui sembla même qu’il y avoit dans ses vins trop de recherche, ou plutôt dans ses boissons. Socrate le prévint. J’aime en effet, dit-il, non à troubler ma raison, mais à suspendre son travail. Les liqueurs spiritueuses sont un des beaux présens de la nature : je leur dois la gaîté, la franchise de l’ame, & le nerf de mes compositions. Que deviendroit-on, si on ne les opposoit avec succès aux sombres idées que laissent l’étude de l’homme si imparfait, le tableau de la société si corrompue, l’insuffisance de la philosophie si nulle, contre les vrais chagrins ?

Après ce repas, ils parcoururent les jardins. Dans une grotte, non pas ornée de ces tristes coquillages employés dans l’enfance de l’art, mais tapissée de mousse, ils trouvèrent du café. Une jeune fille mise avec une élégante simplicité l’avoit préparé. En attendant son maître, elle s’étoit couchée sur le banc de mousse qui s’étendoit dans l’enfoncement ; le sommeil y avoit surpris ses sens. Ses jupons courts laissoient voir une jambe non frêle comme chez nos peintres modernes, mais modelée d’après ces belles statues grecques. Ils s’amusèrent à respecter son repos ; & après avoir pris cette liqueur dont nous nous sommes fait un besoin, ils continuèrent leur promenade encore quelques instans. Alors Socrate prit congé du Vicomte jusqu’à sept heures du soir, en lui disant : Permettez-moi de vous quitter ; je n’eus jamais la faculté de causer sept à huit heures de suite. Les hommes ne sont pas organisés pour fournir à de si longs entretiens. La honte de paroître stériles leur fait faire à tout moment des excursions sur les défauts d’autrui, ou ramener de fastidieuses répétitions. Je vais vous donner meilleure compagnie. Il le conduisit dans la bibliothèque.

Celui-ci de son côté aspiroit au moment d’être seul pour se rendre compte de tout ce qu’il avoit vu depuis quelques heures. Plus d’un rapport entre sa situation & celle de Socrate l’invitoit à l’imiter ; il aimoit sur-tout les vertus indulgentes qu’il s’étoit appropriées ; & il ambitionna ces ressources de l’ame que donne l’étude, & que la retraite conserve.

Après avoir médité sur cette douce manière d’exister il parcourut la bibliothèque, dans laquelle il eût désiré un peu plus de choix. Toutes les œuvres de Marmontel s’y trouvoient, par exemple, les tragédies de M. Goethe, l’histoire de Smollit, les neuf volumes de Frugoni, certain éloge de Colbert écrit par une plume financière, les loisirs du Chevalier d’Éon, les mémoires sur la Bastille, le cours d’éducation. Il est vrai que ces ouvrages étoient surchargés de notes qui réparoient un peu cette excessive indulgence. Mais, malgré cela, un homme délicat n’affiche pas certaines liaisons. Respectons le vieux bon-sens des proverbes : Dis-moi qui tu fréquentes, je te dirai qui tu es. Si l’on voit souvent un lecteur avec l’Histoire philosophique, on suspectera son respect pour le vrai. On ne confieroit pas une administration à celui qui puiseroit ses principes économiques dans la législation & le commerce des bleds ; & l’homme assis sur les aîles des vents voyageant dans les airs avec M. Thomas, ne sera jamais l’ami de la raison & de la nature.

Socrate le surprit à sept heures dans ces réflexions ; & il les lui confia. Loin de défendre avec opiniâtreté les compagnons de sa solitude, il avoua ses torts ; mais il ajouta cependant cette réflexion : Tous les auteurs qui, comme Marmontel, Frugoni, la Harpe, Dorat, &c, &c, &c, n’ont écrit que pour plaire & pour être loués, n’obtiendront de leurs travaux que cette fragile récompense. Je donne des soins à mes champs qui me nourrissent, à mon potager, & à mes vergers ; de tems en tems je vais aussi avec plaisir dans mon parterre, & quelquefois même je fais placer dans mes appartemens un rosier, des œillets, & une riche hyacinthe.

On servit le souper. Dans le cours de la conversation, le Vicomte satisfit non aux questions, Socrate en faisoit peu ; mais à l’obligeante curiosité qu’il laissoit percer. Il lui raconta les raisons qui l’avoient fixé dans ses terres ; le génie d’étude qui l’y occupoit ; l’état des sciences en France, & de la littérature à Paris (car il n’y a guère que cela) ; la situation actuelle des affaires politiques ; les suites indécises de la paix ; les querelles entre la Russie ambitieuse & la Porte craintive ; l’œil de l’Europe ouvert sur la part que l’Empereur y prendra ; la brillante administration de ce Monarque, jusqu’ici le moins loué, & le plus estimé des Rois ses contemporains ; la glorieuse vieillesse, mais la vieillesse de Frédéric ; les économies outrées du Danemarck ; la sagesse philosophique des États-Unis ; les troubles lents mais dangereux de la Hollande ; l’anéantissement projeté de la Pologne ; les demi-volontés de l’Espagne, & la fortune veillant sans cesse à la prospérité, à la gloire & à la gaîté des françois. Quant aux personnages que vous avez connus autrefois, ajouta-t-il, si vous me les nommez, je vous apprendrai leur sort. Que fait le vieux d’Alembert ? — Il raconte. — Le vieux Francklin ? — Il radote. — L’enthousiaste Diderot ? — Il rumine. — S. Lambert ? — Des vers à la décrépite Doris. — Le réformateur Necker ? — Des plans d’administration pour l’Europe. — L’Abbé Raynal ? — À Neuchâtel les contes qu’il a faits à Berlin. — Le Lord North ? — De beaux discours. — William Pitt ? — La gloire de son pays. — Le Prince Potemkin ? — Le désespoir de ses rivaux. — Le Baron de Guelberg ? — Du bien & des envieux. — Le Chevalier Acton ? — Tout pour son Roi, tout pour la marine, assez pour les arts, rien pour lui. — Les quatre bourgeois d’Amsterdam ? — D’inutiles efforts pour rendre leurs compatriotes heureux. — Le Sh… ? — Pitié. — Le Duc ? — Horreur. — Le Comte de *** ? — Rire.

Quoique le Vicomte fît oublier à Socrate l’heure de son sommeil, il fallut cependant se séparer. Cet hôte aimable, en le reconduisant à son appartement, lui dit : j’ignore vos usages ; voici la clé d’une chambre voisine, où vous trouverez, si cela peut vous plaire, une jeune personne assez complaisante pour m’aider à faire les honneurs de chez moi.

Le Vicomte, plus surpris de ce dernier trait que de tous les autres, le remercioit d’une attention si peu commune ; mais il avoit déjà disparu. C’étoit outrer peut-être les devoirs de l’hospitalité. Observons cependant que Socrate avoie beaucoup lu, beaucoup voyagé ; pris des divers pays les usages les plus commodes : or, il est sûr que des nations policées lui fournissoient de quoi justifier cette politesse asiatique.

M. de Barjac, bien résolu de ne faire aucun usage de la clé, se couche, & lisoit les Incas pour hâter le sommeil tardif. Ses yeux furent fatigués avant qu’il eût envie de les fermer. Ne pouvant s’endormir, & ne voyant pas pourquoi il résistoit à la curiosité d’entrer dans cette chambre, il se lève, & y pénètre sur la pointe du pied. Sur un lit, dont les rideaux étoient de gaze, reposoit une jeune fille plongée dans le sommeil. De longues paupières noires trahissoient la couleur & la beauté de ses yeux. Son sein, à moitié découvert, obéissoit à une respiration un peu agitée. Un de ses bras étoit passé au-dessus de la tête, & l’autre, étendu à côté d’elle, tenoit un mouchoir d’une blancheur éclatante. Il n’y avoit sur la toilette ni rouge, ni poudre colorée, ni parfums, ni toutes ces inventions réparatrices d’une beauté qui a besoin des secours de l’art. Des corbeilles de fleurs embaumoient l’air de la chambre, ou peut-être étoit-ce l’haleine de cette charmante inconnue.

Le Vicomte pose la lumière sur la table, & la contemploit avec la satisfaction qui naît de l’accord parfait des belles proportions, & non avec la flamme du desir. Mais sans doute l’éclat de la lumière importuna ses yeux délicats ; car elle ne tarda pas à les entre-ouvrir. Dès qu’elle apperçut un homme, elle se couvrit le visage, & se déroba toute entière à ses yeux.

Il entre-ouvre son rideau, & croit devoir rendre le calme à sa pudeur allarmée. Elle lui tend la main, mais n’ose répondre, ni soutenir ses regards. Un simple taffetas les séparoit. Dans un instant il est à ses côtés ; elle lui fait signe de la délivrer du jour. Il obéit, & revenant, elle le reçoit dans ses bras.

Le plus vif de ses desirs n’étoit peut-être pas, dans ce moment, celui de la connoître, mais au moins ce fut celui qu’il se pressa de montrer. Alors elle lui apprit qu’elle étoit circassienne ; que Socrate dans ses voyages, l’avoit achetée à Smyrne, avec deux autres ; que jamais liberté ne valut leur esclavage ; qu’il n’exigeoit pour lui-même aucune complaisance ; mais que lorsque des étrangers, d’une certaine façon, le venoient voir, il étoit flatté quand elles vouloient le recevoir dans leur lit ; qu’il avoit toujours la délicate attention de leur faire voir auparavant ses hôtes. S’ils leur répugnoient, il ne donnoit pas de clé. Je vous avoue, ajouta-t-elle, que je vous ai vu dans le jardin, après dîné, & sans peine je l’ai laissé maître de mon appartement.

Le Vicomte, qui ne s’attendoit pas à cette déclaration, y répondit par le baiser le plus tendre ; & comme il étoit difficile de ne pas aller plus loin : vous comprenez, dit-elle, à quel point vous êtes maître de mes foibles charmes ; mais ne trouvez-vous pas que cette manière européenne est un peu triviale ? je crois que sur ce point vous pouvez prendre des leçons de l’Asie. Il se laisse instruire. Depuis, il a souvent raconté qu’il n’avoit joui que de ce moment. Il n’y a point de langues dans lesquelles ne perdent ces sortes de détails. Chaque lecteur sensible & exercé doit venir au secours de l’écrivain. Heureux ceux qui le surpassent !

Trois heures s’écoulèrent dans ces douces épreuves, après lesquelles il passe dans son appartement, où le sommeil l’attendoit.

Les rayons du soleil étoient déjà assez brûlans lorsqu’il descendit chez Socrate, livré depuis long-tems aux charmes de l’étude. Vous avez, lui dit-il, une manière de recevoir les gens qui embarrasse un peu leur reconnoissance. — Je vous entends ; on invite à un concert, à une fête ; vous n’aimez peut-être ni la musique, ni la danse. Les législateurs ont revêtu de l’apparence du crime l’acte le plus saint aux yeux de la nature, le plus innocent à ceux de la loi, le plus utile à la société. Il ne m’a jamais offert qu’un bienfait de la Providence, qui avoit manifesté ses vues conservatrices dans notre riche organisation. Au reste, je n’aspire pas à changer les idées générales ; je me contente de me soustraire à la tyrannie du préjugé. Mais j’ai à vous entretenir d’un sujet plus important. C’est d’un projet qui intéresse la félicité générale, l’ouvrage de dix années de combinaisons. Par quelle voie peut-on aujourd’hui parvenir aux Puissances de la terre ? — Je ne vous répéterai pas les lieux-communs exagérés sur le prétendu pouvoir des femmes. L’Europe a dans ce moment de grands Rois, & sur-tout de grands ministres, fort à l’abri de cette foiblesse. L’obstacle à surmonter vient de ce que les agens de la chose publique ne peuvent guère suspendre le cours journalier de leurs travaux ministériels, pour détourner leur attention sur des objets étrangers. Je vous conseillerois de vous adresser à l’Empereur, non que les dépositaires de sa confiance soient supérieurs à ceux des autres cours ; mais il n’admet pas les formes lentes, si propres à favoriser la paresse ou la médiocrité, à lasser le zèle ou le génie. Le Roi de Prusse accueille volontiers les projets en faveur du peuple ; mais il décide militairement, & la raison, qui veut au moins développer ses vues, ne s’accommode pas de la jurisprudence expéditive des camps. La France n’a jamais un moment pour ces sortes d’examens : les fêtes, les emprunts, les traités & les chansons, les modes & la guerre l’occupent trop essentiellement. — Voilà bien des difficultés ; mais point encore assez pour décourager un patriote. Fixez les yeux sur ce portrait : c’est celui du Comte Panin. Que n’a-t-il pas eu à combattre ! Son active patience a triomphé. Lui conseilloit-on un séjour dans ses terres ? il cherchoit, pendant cet exil poli, de nouveaux remèdes aux besoins de l’état. On le rappelloit ? loin de songer à la vengeance, la passion des ames vulgaires, de nouveaux succès désespéroient ses ennemis. Cet autre portrait représente M. de Malesherbes. On a loué sa retraite courageuse, quand il a vu les entraves qu’on s’empressoit de mettre à son amour pour l’humanité. Je respecte, avec la France, les qualités de ce Ministre philosophe ; mais j’en excepte une démission précipitée. N’étoit-il pas plus héroïque d’accoutumer peu-à-peu l’oreille des Rois à la vérité, que de se mettre hors d’état de la leur faire entendre ? Je n’imiterai pas ces hommes célèbres ; & je lasserois l’indifférence des cours & la paresse des Rois, si je n’avois oublié leur langage. Avec quelle efficacité vous me remplaceriez ! — Il m’en coûte de vous refuser ; mais j’ai juré à la raison de ne jamais donner une heure à la moindre affaire. Les Souverains sont ingrats ; les ministres rassasiés de projets d’améliorations ; les hommes incorrigibles. J’ignore sur quoi portent vos idées ; mais, croyez, ô le meilleur des hommes ! que la société résistera toujours à l’harmonie qu’on voudra lui rendre. L’espèce humaine n’est pas faite pour être bien. Il lui faut des Denis, des tremblemens de terre ; des Maupeou, des pestes ; des Cromwel, des guerres ; des Terray, des impôts. Voyez l’Angleterre, au faîte de la prospérité, rassasiée d’opulence & d’orgueil ; elle a amené sa décadence par toutes sortes de moyens. Il est douteux que la vie soit un bien : mais, à coup sûr, ce bien n’est rien, si on le consacre à autre chose qu’au plaisir. L’ambition est une absurdité, la gloire un accès de folie, le zèle patriotique une espèce de délire, la sagesse un hasard heureux la vertu, un défaut d’occasion.

Socrate, plus ému de compassion que révolté de cet amas indécent de fausses idées, les reprit avec douceur, les combattit avec avantage, & démontra au Vicomte que le plaisir étoit la récompense du bien, & non un bien lui-même.

Cet entretien les conduisit jusqu’au moment du départ du Vicomte, pénétré de respect pour la haute sagesse de Socrate, & de confiance dans son indulgente bonté. Il emporta le projet, & promit de revenir lui en rendre compte, quand il l’auroit médité.

Coraly, qui lui avoit demandé l’heure de son retour, se trouva sur le chemin. Les petits soins soulageoient son impatience : c’est un plaisir très-vif de raconter celui qu’on a eu. M. de Barjac eut cependant l’attention d’oublier l’anecdote de la circassienne. Coraly l’écouta avec une attention qu’elle ne donnoit pas ordinairement à ces sortes de détails, & montra un désir moins ordinaire encore de connoître un sage. Elle remit au Vicomte une lettre de Madame de *** qui le prévenoit de sa visite pour le lendemain. En effet, elle arrive, accompagnée du Baron de W.

Ils trouvèrent sa maison très-commode. Quatre appartemens complets donnoient dans un vaste sallon à l’italienne. Chaque appartement avoit un bain, une petite bibliothèque, un jardin, & une porte sur la campagne. On ne dînoit jamais ensemble ; mais on y soupoit toujours. Des veillées délicieuses, prolongées bien avant dans la nuit, suivoient le souper : on retrouve ici la distribution des momens, comme chez Madame de Lanove. Ce fut dans une de ces veillées que Madame de *** acquitta son engagement avec le Vicomte, de lui raconter les évènemens qui avoient amené sa retraite. Elle eut la délicatesse de choisir un soir où Coraly, incommodée d’un gros rhume, avoit été forcée de se coucher de bonne heure, & commença en ces mots.

« Mon père avoit mangé au service un patrimoine assez médiocre. L’éducation d’une nombreuse famille est un lourd fardeau. Il l’allégea en me mettant avec un frère chez une grand’mère pleine d’humeur & de bonté. J’avois onze ans, & mon frère treize. Nous ne connoissions d’autre plaisir que de lire. Le hasard nous découvrit, dans le garde-meuble, un vieux coffre plein de livres, parmi lesquels il s’en trouva qui nous apprirent ce que nous ne devions pas savoir ; un entr’autres alluma ma curiosité, au point que je perdis ma vertu, & le préjugé seul me conserva l’innocence. Il ne faut pas confondre ces deux choses. Nous eussions même été plus loin ; mais la nature, tardive dans mon frère, suppléa pour ce moment à la sagesse que nous n’avions ni l’un ni l’autre ».

« On nous menoit passer quelques mois à la campagne : j’y connus M. de Chalmazel. De la fortune, point de conduite ; de l’esprit, peu de bon-sens ; de la gaîté, pas de ressources. Ma figure lui plaît. Il s’avise de me demander en mariage ; on se défait de moi bien vîte ; je suis promise, à condition cependant qu’il me mettra au couvent pendant deux années ».

« Quelques jours avant la célébration, il me demande si la retraite ne m’ennuyoit pas d’avance. Je crus pouvoir le lui avouer. — Il y auroit un moyen de l’éviter ; mais peut-être vous y refuserez-vous ? — Cela dépend ; quel est-il ? — Lorsqu’on se marie, il faut que la nature soit d’accord avec la loi ; c’est ce qu’on appelle être nubile. Si j’étois sûr que vous le fussiez, vous échapperiez aux langueurs de cette solitude. — Mais comment savoir cela ? — En me traitant aujourd’hui comme votre époux — j’ignore en vérité ce que c’est ; mais si cela doit nous rendre plus heureux, pourquoi m’y opposerois-je » ?

« Comme en effet je ne m’opposai à rien, il sut tout, & m’assura que je pouvois très-bien me dispenser du couvent. Je m’en étois déjà doutée. À cette nouvelle, ne me sentant pas de joie, je courus, dans mon transport, faire part à ma mère & à mes sœurs de cette précieuse découverte. Ébahies, confondues de ma naïveté, elles me demandent ce que je voulois dire. Alors je racontai tout. Mes sœurs, plus âgées que moi, rougissoient, ma mère affligée va consulter son mari. Je laissois mes sœurs gronder, lorsque M. de Chalmazel entra. Mon extrême gaîté s’accordoit mal avec les projets qu’il rouloit dans sa tête. Il passe dans le cabinet de mon père, & lui fait une double proposition. La première étoit de convertir mon douaire dans une pension ; l’autre, de reprendre sa parole. Ma mère, furieuse, l’accable de reproches mérités, non pour ce qu’il offroit, mais pour avoir abusé d’une enfant & prévenu la nature, la loi & l’église. Il voulut nier ; mais quand il sut que mon étourderie avoit tout divulgué, il avoua que l’incroyable facilité qu’il avoit trouvée ne le laissoit pas maître de ses craintes pour l’avenir, & de ses inquiétudes sur le passé. La pension tentoit mes parens : après quelques calculs plus indécens que ce que j’avois fait, des arrangemens assez mal assurés, on rendit la parole à Chalmazel. Je partis pour un couvent, accompagnée des vœux les plus sincères pour qu’une bonne ou mauvaise vocation terminât le cours de mes imprudences, & ensevelît ce qu’on appelloit ma honte, & ce qu’intérieurement j’appellois mon triomphe. Peut-être imaginez-vous que c’étoit indiscrétion, folie de ma part. Non, tout étoit prévu & réfléchi. M. de Chalmazel m’avoit inspiré une aversion subite, en me faisant connoître l’amour : je m’avisai de ce bizarre expédient pour échapper au joug que je devois porter avec lui. On a si souvent consacré cette fleur au plaisir ! étoit-ce donc si mal de s’en servir une fois pour éviter l’esclavage ? »

« Après quelques mois passés & perdus dans le cloître, je m’occupai sérieusement des moyens d’en sortir. J’y avois une amie, encore plus pressée que moi, & enchantée de rencontrer une compagne d’aventures. Elle avoit sur moi un grand avantage ; c’étoit un amant qui l’idolâtroit. Ce n’étoit ni sa faute, ni la mienne, si mon cœur étoit oisif. L’amour vint à notre secours, & me présenta lui-même un jeune homme qui sembloit fait pour plaire. C’étoit le neveu de la supérieure du couvent avec qui j’étois lorsqu’on l’amena à son parloir. Je dis que l’amour me le présenta lui-même, car à la première vue mon cœur s’émut. Je crois cependant que c’étoit plutôt besoin de position qu’un vrai sentiment. Je m’empresse de mettre mon amie dans cette confidence. Elle y admet son amant. Déjà les messagers de l’amour trompent la sévérité des grilles. Je vous fais grace de la correspondance de toute cette belle intrigue, ou plutôt cet enfantillage amoureux. Transportez-vous tout d’un coup dans une chaise de poste, d’où nos aimables ravisseurs nous déposèrent sur la route d’Allemagne. Notre premier séjour fut dans une ville étrangère. Je n’avois pas entrevu mon amant, depuis la visite à sa tante : il me parut gauche, embarrassé, & perdoit tout, à côté de celui de Julie. C’est le nom de mon aimable & imprudente compagne ».

« Tout-à-coup, au milieu du souper, il se met à pleurer, & reproche à son camarade de lui avoir conseillé une pareille sottise. Je vous l’avouerai ; quand je vis les grimaces & les larmes de ce grand dadais, il me prit un sourire dont je ne fus pas maîtresse. Nous l’envoyâmes coucher, & tînmes conseil. Le plus sage étoit de lui laisser ignorer notre destinée. Pendant qu’il dormoit ou se désespéroit, (c’est-à-peu-près égal aux sots) nous partîmes, & lui laissâmes une lettre, dans laquelle nous l’exhortions à prendre le coche, & à aller expier sa faute dans une maison de Capucins, digne retraite des hommes de son courage »

« Cependant le remords & la réflexion, qui ne tardent pas à se réunir dans un cœur coupable, m’éclairèrent sur l’horreur de mon sort. Il ne nous restoit que sa ressource ordinaire aux personnes dans notre situation, la comédie. Nous nous informons des cours d’Allemagne où il y avoit encore un spectacle françois. La cour de Hesse étoit la seule. Nous nous rendons à Cassel, ville charmante, où l’on jouit de la liberté dont on parle ailleurs. Nous prenons langue. Un bavard officieux, l’ami né de tous les inconnus, nous dit qu’il faut intéresser en notre faveur le directeur des spectacles, homme d’esprit, mais sec, froid, un peu haut. On ajouta à ce portrait quelques défauts propres à nous consoler si nous ne réussissions pas. Mais on nous apprit aussi qu’il aimoit les femmes, & que, s’il avoit quelquefois tort avec elles, elles avoient toujours raison avec lui ».

« Nous allons le voir. Il nous reçoit avec des égards, écoute avec attention, & nous parle avec un grand sens. Il nous mit sous les yeux le tableau le plus effrayant, mais le plus vrai de la périlleuse carrière où la nécessité alloit nous jeter ; de la jalousie que réveillent les succès, & de la honte qui suit la nullité de talens ; de la difficulté de vivre dans une société où il y a ordinairement plus de gaîté que de délicatesse. Il termina son discours par cette phrase que je n’ai jamais oubliée : Mon devoir est de vous éclairer, puisque vous êtes sans expérience ; & de vous aider, puisque vous êtes dans le malheur. Nous le remerciâmes, après lui avoir observé que les positions nous commandoient souvent, & qu’un repentir stérile ne remédioit pas à la nécessité. Lorsqu’il nous vit absolument décidées, il nous consola par le portrait du nouveau Souverain sous lequel nous allions vivre ; après le plus bel éloge, il ajouta : ce n’est pas le plus aisé à contenter ; mais c’est le meilleur des maîtres à servir ».

« Nous voilà donc admises dans cette troupe, le meilleur ensemble qui jamais ait été en Allemagne. Sans posséder de grandes connoissances de détail, le public a un tact d’instinct qui le trompe rarement. L’usage de ne jamais applaudir sauve à la médiocrité des instans bien désagréables. Si ce silence affoiblit les talens formés, les huées ne découragent pas aussi les talens novices ».

« Alors se trouvoit dans cette ville, par une suite d’aventures étrangères à notre sujet, une actrice françoise, célèbre dès son aurore, & dont Melpomène avoit avoué les premiers essais. Elle avoit reçu de la nature une pénétration vive, de l’énergie dans l’expression, de la dignité dans le maintien. À son début, sa vertu fit autant d’éclat que son talent. L’un & l’autre s’affoiblirent. La première dégénéra même tout-à-fait, par un goût que l’on n’explique pas. Cette trop fameuse Sophie, je ne dirai pas s’attacha, mais s’acharna à moi. C’étoient les soins les plus empressés, les attentions les plus délicates, l’art de prévenir les moindres desirs. Vous le dirai-je ? elle me séduisit. Son esprit me fit illusion, & j’en demande pardon à la nature, mais il n’est pas possible de la tromper avec plus d’adresse ».

« Ce genre de distractions me sauva de la perfidie des hommes, ou de leur tyrannique empire. Les querelles de la comédie françoise ayant rappellé à Paris mon amante, je l’y accompagnai. Julie passa dans le Nord, où d’illustres folies l’ont conduite à une haute fortune. Elle gouverne maintenant la cour & les petits états d’un Souverain ».

« Arrivée à Paris, sous un nom supposé, le besoin m’instruisit à la prudence. Je me mis sous les conseils d’un vieux abbé qui me donna des avis, & d’un archevêque jeune, aimable, généreux, plein d’usage. Je remerciai la Providence de l’avoir choisi pour l’instrument de ma fortune. Il s’apperçut que j’enveloppois mon desir de lui plaire de tous les ménagemens dus à son état. J’étois comblé de ses bienfaits. Il m’accordoit tous les momens que la cour & l’église ne lui prenoient pas. Une seule chose m’inquiétoit. Malgré son amour & ma docile reconnoissance, je ne lui appartenois point encore. Sans être pressée, il y a cependant une réflexion humiliante pour l’amour-propre dans les lenteurs d’un homme qui manifeste d’ailleurs ses projets d’une façon si marquée. J’examinois si c’étoit une timidité ecclésiastique qu’il fallût aider, & il me sembla plutôt entrevoir un embarras qu’il falloit excuser. Dans le doute, je laissai faire au tems. Il m’apprit ce qu’assurément j’étois loin de soupçonner dans un homme de son état. Mon joli prélat, plein de graces, de belles qualités, d’esprit même, étoit nul. Un moment de vanité me fit croire qu’il étoit peut-être trop modeste ; l’expérience d’une longue & triste nuit me prouva que je ne l’étois pas assez. Je pris mon parti sur cette espèce de platonisme. Ma destinée de ce côté étoit vraiment singulière. Si vous voulez vous reporter à l’âge de onze ans, & me suivre dans mes différentes aventures, vous avouerez que plus d’une fois j’ai joué de malheur. J’en excepte cependant… Une fortune assez considérable compensa amplement cette imperfection physique. J’en connus le prix avec mon Abailard, parce que j’appris dans ses conversations à jeter les yeux sur l’avenir ».

« Cette liaison dura trois ans. Une dignité éminente l’enleva à mon boudoir. Je jurai une fidélité éternelle à son ombre, & lui ai long-tems tenu parole ».

« En revenant sur le passé, je vis la nécessité de la faire oublier. La dévotion étoit un moyen trop triste & trop bannal ; un bureau d’esprit, trop ridicule & trop borné ; le jeu, trop vil & trop pénible ; la chymie, trop incertaine & trop coûteuse. La manie des esprits me parut plus moderne, plus piquante, concentrée dans un monde plus choisi. J’augurai bien du succès de cette secte, parce qu’elle étoit déposée dans des livres inintelligibles, & sur-tout prêchée par des apôtres semblables aux douze fameux. Alors j’appris un catéchisme inintelligible, & dès-lors excellent. Je m’étudiai à parler sans rien dire, à raisonner sans conclure, à définir sans clarté ; c’est la clé de cette science mystérieuse. Mes progrès furent rapides. Durant les premières années, je me bornois scrupuleusement aux esprits ; depuis, j’y ai mêlé de la teinture d’or hermétique, des élixirs d’immortalité ; des promesses de guérison, du thé laxatif, des semi-prophéties, de petits prodiges. Tout cela prend. Il manquoit à ma méthode un certain degré d’utilité. J’y suis parvenue. C’est un secret réservé pour un bien petit nombre d’hommes. J’en ai fait l’expérience, il y a quelques jours, avec succès. En disant ces derniers mots, elle laisse tomber sur le Vicomte ses regards, & termina ainsi le récit abrégé de ses aventures ».

Cette confidence de ma vie entière, dit-elle encore au Vicomte, me vaudra-t-elle de votre part une complaisance ? Je meurs d’envie de voir votre maîtresse de quinze ans. Il lui promit de la lui présenter le lendemain au déjeûné.

Coraly en effet y parut. Ses cheveux du plus beau cendré & sans poudre étoient noués sur sa tête avec un ruban lilas ; une lévite marquoit sa taille svelte & élancée, qu’une ceinture de la même couleur coupoit avec grace ; une double gaze couvroit, mais ne cachoit point, un sein que son corset emprisonne sans le soutenir. Son regard étoit doux, modeste, & non embarrassé. Elle prend son ouvrage, répond avec justesse, écoute avec intérêt, & sourit quand elle l’ose. M. de Barjac, qui vouloit la laisser seule avec Madame de ***, prétexte le besoin de causer avec le Baron de W… ils sortirent. Alors Madame de *** demanda à Coraly si la retraite qu’elle a choisie doit être bientôt embellie par son hymen avec le Vicomte. — Il n’y pense pas, Madame ; & s’il y pensoit, je saurois l’en distraire. Une fille comme moi ne peut rien gagner à un semblable parti, & lui peut tout y perdre. Si j’étois sa femme, il seroit honteux de me produire ; étant sa maîtresse, il en sera flatté. — Ce titre, que l’amour excuse, trouve difficilement grace aux yeux de nos préjugés. — Ah, Madame, comme je ne veux exister que pour lui, peu m’importe à quel titre ! J’ai besoin de son cœur, & non du suffrage d’un univers qui ne m’est rien. Il est libre ; je le suis aussi ; la nature nous absout ; le reste disparoît à mes yeux. — On vous a donc accoutumée à des lectures bien philosophiques ? — Je n’ai presque jamais lu. Je soupçonne quelquefois que c’est la raison pour laquelle je pense ainsi. — Puisque vous êtes si franche, dites-moi si d’autres liens équivalent à celui que vous rejetez ? — J’ignore, Madame, quel intérêt vous avez à me faire une question qu’on ne fait guère ; je vous y répondrai cependant. Non, Madame nous n’en sommes pas à ce degré de liaison ; mais j’y viendrois sans peine, si je croyois ajouter un degré à ma félicité. Mon ami est si digne de toute espèce de sacrifices, que je n’en rougirois ni devant le ciel, ni devant les hommes. — Quelles sont vos occupations, ma belle Coraly ? — Nulle, Madame, que d’étudier ses goûts & la façon de lui plaire. — De quoi vous entretenez-vous ensemble ? — Du bonheur d’y être ; des douceurs de la vertu, des ressources de l’amitié, &, tant que je le peux, de ma vive reconnoissance. — Se repose-t-il sur vous du soin de sa maison ? Si je l’en croyois, j’y commanderois en souveraine. — Pourquoi ne pas monter au rang où il veut vous placer ? — Parce que je suis une fille simple, chez qui l’on excuse, & que je deviendrois une demoiselle ridicule, à qui l’on ne pardonneroit rien. — Vous êtes aussi trop modeste. — Dans ma position, Madame, il faut l’être trop, pour l’être assez. Ce n’est peut-être qu’à cela que je dois l’honneur que vous me faites aujourd’hui. — Vos principes m’enchantent, il ne tiendra qu’à vous qu’ils ne vous donnent en moi une amie sincère. — Quand on ne s’attend à rien, on est facile à contenter. Outre la différence de nos états, vous ne trouverez point en moi, Madame, un retour d’amusement que votre esprit aimable vous donne droit d’exiger de tous ceux avec qui vous vivez.

À ce moment, le Vicomte rentra. Il ne put s’empêcher de voir dans les yeux de Madame de *** une grande surprise & un nuage de jalousie. Elle triompha vîte cependant de ce petit mouvement involontaire, & le félicita de posséder un cœur aussi pur & aussi sensible, en le priant de leur laisser continuer cet entretien ; mais ils furent une seconde fois interrompus. Un courier annonça la nouvelle de l’arrivée du Prince Koroki, venant voir Madame de F***. Il faisoit demander la permission de dîner chez le Vicomte, quoiqu’il n’en fût pas connu. Celui-ci lui envoya une voiture. Je ne le connois point, dit-elle. — Et moi, de réputation seulement. Je sais qu’il croit aux possibilités ; mais je sais aussi que, souverain d’une principauté en Pologne, il rend ses vassaux heureux. Ne le mystifiez pas, je vous en supplie ; le seul laboratoire de votre château qu’il faille lui faire voir, est le sallon des métamorphoses. Madame de ***, vivement piquée, ne parut pas comprendre. — Il commande, répondit-elle, il gouverne ; c’est assez pour qu’il préfère une agréable flatterie à une vérité utile ; il suffit de la dire à ces Messieurs, pour qu’ils s’imaginent qu’on les abuse. D’après le portrait que vous m’en faites, je voudrois le sauver ; mais je me perdrois sans le servir ; &, malgré ce qu’il m’en coûte, il faut que je le sacrifie. — Il n’en est pas des Princes comme des autres : leur exemple entraîne ; les tromper, c’est inoculer tout un pays. — Eh bien ! faisons-en l’expérience. Parlez-lui le langage de la raison ; vous échouerez ! Je parlerai celui des illusions, il jurera par mes paroles. Vous ne connoissez pas les charmes qu’a l’erreur pour les trois quarts de la terre.

Pour décider la question, on résolut avec quel empressement le Prince iroit au-devant de la lumière.

Pendant qu’il étoit encore sur les grands chemins, Madame de *** désira voir la maison du Vicomte. Elle entre d’abord dans son attelier littéraire. Sur un vaste bureau étoient tous les ouvrages périodiques de l’Europe. Le Magasin de Busching, où il y a tant d’erreurs, quoiqu’il y en ait moins que dans sa Géographie. Les Lettres de Schlotzer, où il y a si peu de goût, si peu de philosophie, tant de fiel, & si peu de pureté de langage ; les Éphémérides de Rome, si ingénieuses & si fatiguantes, où l’on trouve les gentillesses de Catulle, & rarement le bon-sens d’Horace ; le Courier de l’Europe, si lourd quand il se mêle de littérature ; si obscur, quand il se jette dans la politique, Le Mercure, bien écrit, bien frivole, bien vanté ; l’Année littéraire, si pédante, si injuste, si peu instructive ; le Pot-pourri, si négligé, si mordant, si original ; les Mémoires, si froidement éloquens ; les Annales, si paradoxales ; un fatras de feuilles si inconnues, si utiles à connoître, telles qu’un Musæum, un Journal de Nancy, une Bibliothèque Germanique, un Journal de Bouillon, une Gazette de Venise, un Politique Hollandois, &c. Mais c’étoit la manie du Vicomte, ainsi que de recueillir toutes les gazettes, celle de France, qui ne dit rien ; celle de Leyde qui dit tout ; le Courier du Bas-Rhin, Rhéteur politique ; le Courier d’Avignon, qui se nourrit d’amour, de vers, de lettres ; le Courier de Francfort, dont la valise typographique est remplie d’anecdotes hasardées, de nouvelles en l’air, de réflexions triviales, de louanges intéressées, de critiques suspectes.

Le bruit des voitures annonça le Prince. Après les premiers complimens, il leur expliqua le but de son voyage. C’étoit la passion de s’instruire d’une science qui anéantit toutes les autres ; il avoit une liste des vases d’élection, distributeurs de la lumière ; s’il l’acquéroit, il vouloit la faire servir au bonheur du monde.

Ces vues pleines d’humanité embarrassoient cependant un peu Madame de C…, qui rêvoit aux moyens de ne pas compromettre sa réputation. Elle fut un peu rassurée, lorsque le Prince ajouta : j’ai déjà vu de ces êtres surnaturels ; mais c’est à leur commerce intime que je voudrois être initié. Je dis que Madame de *** fut rassurée, parce qu’en effet il n’y a rien de si aisé que de faire voir à ceux qui ont vu.

Le Vicomte gardoit un silence tenace. On vint dire qu’il étoit servi. Le dîner suspendit cette conversation, si orageuse quand on est d’avis contraires, si insipide lorsque tout le monde est d’accord. Le Prince cependant s’en éloignoit à regret ; mais Madame de *** lui disoit, en termes mystérieux, qu’ils étoient dans un lieu inconnu, qu’il faisoit avoir la timidité de la colombe & la prudence du serpent. Il comprit, mangea à la hâte, & cacha fort mal la désobligeante impatience de partir. Le Vicomte qui la partageoit, ménagea leur liberté. Ils montèrent en voiture. M. de Barjac n’avoit pas encore eu le tems d’examiner à fond les projets de Socrate, & s’attendoit à voir quelques nouvelles théories sur l’impôt, un bouleversement dans les finances, un plan de partage. Non, il s’agissoit tout simplement d’une ÉDUCATION NATIONALE. Il proposoit d’établir dans chaque ville, dans chaque bourg, dans chaque village, aux dépens de l’état, des maisons où les pères seroient obligés d’envoyer leurs enfans, depuis cinq ans jusqu’à douze. Les dépenses étoient prises sur les évêchés trop riches, sur les abbayes tout-à-fait inutiles, sur les chapitres devenus scandaleux. Les instituteurs étoient les moines, auxquels on ôtoit ces mascarades noires, grises, blanches, brunes ; les religieuses étoient pareillement appliquées à l’éducation des filles. On apprenoit à lire, écrire, calculer ; on inspiroit la religion, l’amour de la patrie, & le respect pour les mœurs. Quant au latin, à la fable, à la rhétorique, aux vers, à la scholastique, aux syllogismes, on n’en parloit seulement pas. Socrate n’avoit pas cru pouvoir fixer des imaginations de dix ans, avec les monotones leçons d’un pédagogue. C’étoit en travaillant qu’on s’instruisoit ; par-là, les maisons devoient plutôt ressembler à des manufactures actives qu’à des collèges oisifs. Tout étoit prévu, distribué ; il ne s’agissoit que de convertir des fainéans en hommes utiles, & d’illustrer un état, sinon avili, du moins plus que négligé.

Ce projet, que je regrette de ne pouvoir transcrire ici tout entier, ajoute beaucoup encore à l’idée que le Vicomte avoit conçue de la bienfaisance éclairée de Socrate ; & dans ce moment il partit pour lui déclarer qu’il acceptoit sa proposition, & étoit prêt à partir pour le présenter aux différens Princes de l’Europe.

Socrate enchanté l’embrasse avec reconnoissance. Ils concertent le plan de la route. Ils crurent que si l’Angleterre donnoit cet exemple, le reste de l’Europe le recevroit sans peine.

Le Vicomte se rendit donc à Londres, avec Coraly, une femme-de-chambre & deux domestiques. Il s’adresse à M. William Pitt, moins encore à raison de sa célébrité, que de son amour pour le bien. Le jeune ministre approuve le projet dans tous ses points, observant seulement qu’il falloit le modifier selon les climats, les constitutions, les pays. Mais lorsque M. de Barjac lui demande de le porter en Parlement, voici sa réponse : « Les étrangers se méprennent presque tous sur ce grand corps. Ce n’est pas la raison qui le meut, mais l’esprit de parti ; les talens avérés de dix à douze individus n’agissent pas sur l’ensemble. On s’occupe de sa fortune, & non de la patrie. Je proposerai son salut, le remède m’en auroit été révélé par Dieu même : MM. Fox, North sont obligés par état de s’y opposer. Sans cela plus de Parlement, & dès lors plus d’administration ». — Ainsi donc vous pensez que je ne réussirai pas ? — Non ; d’ailleurs vous êtes françois ; & quoique nous nous donnons pour de grands philosophes, je vous confierai que la vérité qui nous viendroit des bords de la Seine ne feroit pas de grands prosélytes chez nous. Je vous conseille de passer en Amérique ; on y va aujourd’hui comme à Paris. C’est un pays tout neuf, où l’enthousiasme d’une existence nouvelle favorise ce qu’on y apporte.

Le Vicomte s’embarque, dans vingt-deux jours voit les clochers de Philadelphie, se présente chez M. Thompson, lui déroule ses projets. Nous sommes encore un peu dans la confusion, dit celui-ci, & sans argent sur-tout. Il nous arrive assez de transfuges européens, & rarement de piastres. On nous fait en Europe un peu plus d’honneur que nous ne méritons ; mais si vous vouliez repasser dans un demi-siècle, le Congrès vous écouteroit avec plus d’utilité, & pour vous, & pour lui. M. de Barjac remet ses papiers dans son portefeuille, & profite de cette occasion pour voir l’Amérique, qui dévorera notre continent, ou ne jouera jamais un grand rôle dans l’histoire. Il trouve que M. Raynal étoit un discoureur éloquent, & M. Payner un observateur exact.

Comme il n’y a que DOUZE LIEUES de l’Amérique en Russie, il s’y rendit, & porta son plan au Prince Potemkin, qui, appuyé sur la cheminée, oublia assez longtems de lui répondre. Enfin, il lui confia que la guerre des turcs, & Madame de S… ; la création d’une marine & l’embellissement de ses terres ; les détails de l’administration & les caprices de ses maîtresses ; l’alliance de l’Empereur & les couches de sa nièce, lui prenoient trop de tems, pour que dans le moment il pût parler à sa Souveraine, de l’éducation nationale ; qu’il en étoit d’autant plus fâché, qu’elle alloit volontiers au-devant des nouveautés utiles. D’après cette réponse, le Vicomte fut à la comédie, c’est-à-dire à la cour, & partit quelques jours après pour Varsovie, espérant davantage du plus aimable & du plus généreux des Monarques. Il aime le bien ; mais il corègne avec un CONSEIL, & tout ce qui exige le concours de ce tuteur sévère, par cela même lui déplaît. On en prévint à tems M. de Barjac qui passa debout, & vint à Berlin.

On lui fit tant de questions aux portes, sur sa naissance, son état, ses occupations, sa compagne, ses vues, sa fortune, qu’il crut parler à l’inquisition ; révolté de ces précautions humiliantes, il tourna bride, & n’entre pas même dans Berlin. Il ne tarda pas à se repentir de sa vivacité. Il manqua dans un instant l’occasion de voir la plus belle ville de l’Allemagne, le plus grand Roi de l’histoire, des ministres équitables & savans, des généraux habiles & modestes, des femmes aimables & sensibles ; or il faut faire beaucoup de chemin pour rencontrer tout cela. Il fut droit en Suède, où le Roi ne put pas lui donner audience, parce qu’il faisoit un répertoire,

L’accueil qu’il reçut en Danemarck le dédommagea. M. de Gulberg lui répondit que dans ce moment les loix somptuaires les occupoient beaucoup ; mais que dès qu’on se seroit accoutumé à ne plus manger, à ne plus boire, à ne plus rire, on exécuteroit son projet.

Cette lettre le détermina à s’embarquer pour la Hollande, où il s’adressa au Stadhouder ; il accepta tout, & il alloit expédier les ordres nécessaires, lorsque le Duc Louis de Brunsvick entra. Piqué de n’avoir pas été consulté, il prit tranquillement la plume des mains du Stadhouder, & la remit dans l’encrier, fit une grande révérence au Vicomte, qui s’apperçut de sa faute, gagna les Pays-Bas, & se montra à la cour de Vienne. J’accepterois volontiers votre projet, lui dit avec bonté le sage Joseph ; mais dans ce moment j’ai besoin de l’argent des moines pour combattre les infidèles. Je ne peux pas faire tant de bonnes œuvres à la fois. Dans l’espace de trois ans, j’ai guéri & consolé le Pape, & purgé mon pays de mendians. Je vais chasser Mahomet des domaines de Jesus-Christ ; le lendemain de mon expédition, je suis à vous.

Cet engagement le tranquillise, & lui donne le tems de commencer par Naples, Il s’adresse au premier ministre, M. le Chevalier Acton, homme d’esprit, de tête & de courage. Votre projet est excellent, lui dit-il, pour tous les autres pays ; mais il y a dans celui-ci tant de canaille, que toutes les éducations n’y feroient rien : quant à la noblesse, elle est partout élevée de la même façon.

Il se flatte de ne pas entendre les mêmes raisons des successeurs du peuple romain. Le Pape lui fit dire qu’il aimoit les filles, & les marioit ; que l’éducation de leurs enfans regardoit l’avenir, qu’il étoit si las des cours de Bourbon, des affaires de l’Empire, & de la thiare en général, que s’il étoit à recommencer, il la laisseroit à qui voudroit s’en coëffer.

On ne lui conseilla pas d’aller à Turin. On y commence par examiner si ce qu’on propose s’est fait autrefois, & si l’on n’en rencontre aucune trace, refusé, comme nouveauté dangereuse.

Il s’embarque donc à Livourne pour l’Espagne. Il eut grand soin de n’y pas calculer le revenu des moines. On lui promit la première résolution dans six mois. Chaque incident auroit amené la même difficulté, & une génération toute entière auroit eu le tems de parler, avant qu’on se fût décidé sur son éducation.

Il ne lui restoit plus que la France. Il y arrive au mois d’Auguste, après dix-huit mois de course. Un de ses amis lui dit en courant : si vous voulez faire présenter votre mémoire par Coraly, votre succès sera entre ses mains ; mais quand vous aurez obtenu l’admission de votre plan, le Parlement, l’assemblée du Clergé, la Sorbonne vous dégoûteront, à coup sûr, des projets. Ce conseil lui fut confirmé par tant de gens, qu’il prit la résolution de sauver Coraly, & de revoir son hermitage.

Si le voyage fut inutile aux bienfaisantes vues de Socrate, il ne le fut pas à l’éducation de Coraly. Une foule d’idées entrèrent dans cet esprit, naturellement observateur. Rien ne lui échappa de ce qui avoit trait aux mœurs, à la société, à la connoissance des hommes ; elle notoit tous les jours dans son journal ce qui pouvoit l’aider à penser, & sur-tout le nom, le portrait, le caractère des femmes & des hommes qu’elle avoit connus & distingués. Sa beauté extraordinaire lui valut des hommages, des flatteries, des douceurs, des déclarations, des prévenances ; cette confusion de sentimens inspirés & oubliés, ne laisse dans les ames honnêtes que de l’indifférence pour ce commerce de phrases, de pièges, & de duperies établi entre les deux sexes dans tous les pays. Mais il y eut aussi des hommes qu’elle distingua, parce que si les prétentions sont une espèce d’insulte, le desir de plaire est un véritable hommage. Parmi ces hommes, étoient le Duc de Morsheim, le Comte de Bruhl, le Prince Svanoski : entre les femmes, la Comtesse Williska, la Marquise de Lante. La première lui avoit offert toutes les qualités qu’on chérit dans une femme ; & leurs sentimens furent si bien d’accord, qu’elles se trouvèrent s’aimer tendrement, quand elles croyoient ne faire encore que se connoître. Le Duc de Morsheim avoit à-peu-près tout ce qui rend estimable & dangereux ; une de ces figures qui n’échappent pas même à l’œil le plus chaste. Il étoit pour le Vicomte, ce que Madame de Williska étoit pour Coraly.

Telle fut la situation de leurs ames lorsqu’ils arrivèrent chez Socrate, à qui leurs lettres n’avoient pas laissé ignorer le peu de succès de ce voyage. Une plus grande affliction tes attendoit. Depuis trois jours il composoit avec la mort, dont il vouloit arrêter la faulx jusqu’au retour de ses amis. À leur aspect, il l’oublia entièrement : vous venez, leur dit-il, recueillir mes derniers soupirs. S’il étoit posible de regretter le bien qu’on a voulu faire aux hommes, je regretterois les deux dernières années de ma vie que je pouvois goûter au sein de la nature & de l’amitié. Celui qui nous fait naître & mourir à son gré, en ordonne autrement. Je ne porte devant son trône éternel ni murmures, ni demande importune ; il m’accorde le plus grand des bienfaits, une mort paisible. Je ne crains pas plus de cesser d’être que je n’ai desiré d’exister. Il me semble que je n’ai plus la possibilité de souffrir. J’emporte avec moi l’idée de n’avoir fait de mal à aucun homme, & d’avoir toujours désiré contribuer au bonheur de l’espèce.

Chaque mot qu’articuloit sa mourante voix, descendoit dans l’ame de Coraly, & y portoit un sentiment profond de douleur, qui se soulagea enfin par un torrent de larmes. Elle les dévoroit sous son mouchoir, pour ne pas annoncer à Socrate la raison qui les faisoit couler.

Alors il fit venir une cassette dépositaire de ses volontés dernières. Il en confia l’exécution au Vicomte ; il le pria d’approcher, & lui dit quelques mots à l’oreille ; son visage devint plus calme ; il demanda quelques gouttes d’un elixir. Après les avoir prises, il sembla avoir recouvré plus de force ; il fit une prière à la nature, souvent interrompue par les sanglots de ceux qui l’environnoient. Il pria Coraly d’approcher, la serra dans ses bras, lui recommanda la sagesse, & lui fit promettre de ne jamais se plaindre de lui, dans quelques circonstances que l’avenir la plaçât.

Maintenant, leur dit-il, éloignez-vous ; je n’ai plus que quelques minutes à exister. Laissez-moi me recueillir dans le sein de l’être des êtres. Ses domestiques se retirèrent. Le Vicomte resta. Coraly, derrière sa chaise, étouffoit ses larmes.

Il parla seul alors. Voilà donc ce que c’est que la mort ! Que me reste-t-il dans ce moment ? Le souvenir d’un mal que dix-huit ans de regrets n’ont pu effacer. Ciel, pardonne ! s’ils ne suffisent pas à ta vengeance, je suis encore prêt à souffrir. Où est Coraly ? peut-être que ses vertus l’appaiseront. Alors elle s’approche. Coraly, ma chère Coraly, j’ai besoin aujourd’hui de ton innocence & de tes vertus pour être médiatrices entre le Ciel & moi. Tu sauras un jour… Il prend une de ses mains, colle dessus ses lèvres mourantes, penche la tête, & expire.

Cette fille infortunée éprouvoit un genre de sentiment qui lui étoit tout-à-fait inconnu. Des mots dont elle ne comprenoit pas le sens, des mouvemens dont elle ne démêloit pas l’origine, la vue d’un spectacle si attendrissant, tout concouroit à ce que son ame fût suffoquée de sensations inouies & cruelles.

Le Vicomte jette un coup-d’œil précipité sur son testament, pour voir s’il ordonneroit quelque chose de particulier sur ses funérailles. Nulle disposition sur cet objet. Il donne avis de sa mort au juge du lieu & au curé. Celui-ci refusa de l’enterrer, donnant pour raison qu’il avoit vécu celui comme celui dont il portoit le nom. Le Vicomte ne crut pas que cela valût la peine d’insister, & répondit qu’il l’enterreroit lui-même. Il lui fit en effet creuser un tombeau dans la partie la plus solitaire de son jardin, où il le déposa, se réservant un jour de consacrer cet endroit par un monument plus durable. Au lieu de l’eau-bénite des prêtres, il fut arrosé des larmes de tous ceux qui l’avoient entouré. Y a-t-il rien de plus ridiculement scandaleux que la tyrannie du clergé sur les cadavres ? & comment la puissance séculière peut-elle se taire, & livrer au fanatisme ces tristes débris de l’humanité ?

Le testament de Socrate ouvert, fit connoître ses dispositions. Il instituoit Coraly son héritiere ; il laissoit à la volonté du Vicomte la récompense de ceux de ses gens qui ne demeureroient pas auprès d’elle. Il donnoit dix mille livres à une femme dont le portrait étoit dans la cassette, & l’histoire dans le manuscrit numéroté 37. Il prioit le Vicomte d’accepter sa bibliothèque, & lui recommandoit de brûler le manuscrit 36, lorsqu’il l’auroit lu, en cas que cet article de ses volontés dût demeurer sans effet.

Après la lecture de ce testament, leur étonnement fut extrême. Il leur avoit caché pendant sa vie une grande partie de sa fortune ; elle étoit considérable. Coraly devoit en jouir, & à peine la connoissoit-il. Les manuscrits seuls pouvoient donner la clé de ses dispositions. Ils se pressent de lire celui qui étoit sous le No. 37. Voici ce qu’il contenoit.

« Lorsque j’eus renoncé au monde, je ne me sentis pas aussi le courage de renoncer à toute espèce de plaisirs. Il en est dont on porte le souvenir en tous lieux. J’eus occasion de voir quelquefois la fille d’un avocat auquel j’avois eu recours pour l’acquisition de mes terres. Elle étoit belle comme peu de personnes l’ont été. Mon argent, & non ma personne, la séduisit. Il est vrai que mon genre de vie ne pouvoit guère amuser une jeune fille mal élevée. Elle devint mère. Son père s’en apperçut sans colère. Il vint me trouver, & me dire que si je voulois joindre vingt mille livres à ce qu’il pouvoit donner à sa fille, il la marieroit à un homme qui passeroit sur l’irrégularité de sa conduite. Je consentis à tout, & je donnai même dix mille écus, à condition qu’on me laisseroit maître de l’enfant qui naîtroit. On me le promit. Le mariage se célébra ; quelques mois après, naît le fruit de ma passagère union ; on m’écrit qu’il n’a vécu que quelques jours. Je remerciai le Ciel de ce qu’il avoit disposé tout pour le mieux. À peine cependant sa mère fut-elle en état de sortir, qu’elle vint un jour me révéler le secret. Cet enfant vivoit ; son mari, craignant de laisser subsister quelques traces de sa faute, avoit feint sa mort, lui avoit choisi une nourrice à vingt lieues de chez lui ; malheureusement il lui laissa ignorer le lieu où cet enfant étoit exilé avant qu’il eût ouvert les yeux à la lumière. Je remerciai sa mère de ses avis, & m’informai inutilement du lieu de son séjour. Je n’ai jamais pu le découvrir. Il n’y a qu’un an environ que je sais que la sœur d’un curé l’éleva ; ce curé mourut il y a deux ans, sa sœur ne tarda pas à le suivre, qu’alors leur pupille, doublement orpheline, fut recueillie par M. le Vicomte de Barjac. Cette fille infortunée est Coraly. Je n’ai jamais voulu lui révéler le secret de sa naissance avant qu’elle sût que ma fortune la mettroit à même de se passer des hommes. C’est à ce titre que je la nomme mon héritière. J’ai donné les dix mille livres à sa mère, pour récompense de ses avis, quoiqu’infructueux ; je n’ai appris l’existence de cet être que pendant son voyage ; mais le portrait qu’on m’en a tracé, m’a fait vivement regretter de l’avoir jamais vue, après avoir connu le Vicomte de Barjac. Je remercie Dieu de ce que le dépositaire de mes secrets le fut aussi de ma fille. Quel que soit le lien qui les unisse, je n’en puis être affligé ni inquiet. Les arrangemens que font les cœurs honnêtes & vertueux, les sermens qu’ils se jurent sur l’autel de la nature, sont plus sacrés que ces contrats où beaucoup d’or paie un peu de beauté. Puissent-ils, en parcourant leurs jardins que mes mains ont plantés, les fontaines qu’elles ont creusées, donner quelques souvenirs à ma cendre, & appeller mon ombre errante à leurs tendres entretiens ! Si le Ciel accorde quelques récompenses aux ames pures, je lui dirai que ma félicité consisteroit à être témoin de la leur ».

Il est difficile d’exprimer la quantité de mouvemens divers que cette lecture laissa dans l’ame de Coraly découvrant sans nulle préparation le secret de sa naissance, combattue entre le bonheur d’être née d’un tel père, & le malheur d’être le fruit inconnu d’une union illégitime, passant d’une indigence complette aux ressources de l’opulence.

La nature a donc des droits invincibles, s’écria-t-elle, voilà donc la source de ces larmes dont mon cœur étoit comme inondé ! Ah, mon ami ! il n’y a qu’un être pour moi dans cet univers ; sans vous, j’y errerois abandonnée ; chacun repousseroit une inconnue. Je vous possède, je n’ai nulle crainte ; mais jugez à quel point vous devez m’être cher. Vous sentez bien que ces terres, ces maisons, ces contrats ne peuvent me convenir ; prenez tout cela, je ne changerai jamais ni d’état, ni de séjour, ni de maître, ni de sentimens.

Le Vicomte, non moins étonné, lui représenta qu’il falloit d’abord connoître le fond de leurs affaires avant de penser à un projet ; que les loix devoient être consultées, & que peut-être viendroit-on à bout de trouver le fil qui les conduiroit au parti le plus sage. Il commença à faire venir un avocat ; on le mit dans la confidence ; on le chargea de tout diriger ; on ne toucha pas à la plus petite chose pendant deux mois. Les domestiques de Socrate demeurèrent dans la maison jusqu’à ce que les formalités fussent remplies.

Les nombreuses connoissances que Coraly avoit faites pendant son voyage lui écrivoient, & conservoient l’intérêt qu’elle leur avoit inspiré ; elle portoit le nom de la Vicomtesse de Barjac, & passoit pour être sa fille. Parmi ceux qui lui avoient promis de la venir voir, le plus empressé fut le Duc de Morsheim que nous avons déjà eu occasion de nommer. Ce n’est pas assez, il faut le faire connoître. C’étoit un homme de trente-six ans, réunissant les avantages de la taille, & ceux de la figure. Lorsqu’il rendoit les plus grands services il croyoit faire une chose toute simple, & pour les plus légères obligations il ressentoit une reconnoissance si vive, qu’on étoit heureux de lui avoir été utile. Les déclarations, les aveux, ne furent jamais à son usage ; mais ses soins étoient si bien appliqués, ses regards si éloquens, qu’on savoit ce qu’il croyoit devoir taire. — Une fleur avertissoit sa maîtresse, dès le matin, qu’il avoit en idée assisté à son réveil ; & industrieux à lui rappeller, dans le cours de la journée, qu’un être veilloit à son bonheur, elle pouvoit s’y méprendre & croire quelquefois qu’elle avoit deux ames. Sans faire beaucoup de frais, il étoit bien avec tout le monde, ne prostituant ni son éloge, ni sa personne ; une visite sembloit une préférence, son suffrage une distinction ; assez connoisseur pour juger de tout, assez gai pour être au niveau des hommes les plus amusans, assez modeste pour céder des places qu’il pouvoit au moins partager ; son caractère distinctif étoit une indulgence qui pardonnoit aux sots, excusoit les erreurs, voyoit fort tard les ridicules, & se taisoit sur ceux qui en infectoient la société.

Coraly n’avoit point encore vu d’homme aussi séduisant. Joignez à cet amas rare de belles qualités un desir si exclusif de lui plaire, qu’elle ne pouvoit jeter un regard sans qu’il fût rencontré & recueilli ; laisser échapper un desir qui ne fût satisfait ; dire un mot qui ne fût goûté. Le Vicomte étoit aimable sans doute, attentif même ; mais d’autres goûts le partageoient. M. de Morsheim n’avoit qu’une affaire, une pensée ; un desir, un genre de bonheur, son ame n’avoit qu’une sensation ; l’univers étoit concentré dans Coraly.

Dès les premiers jours, un trouble secret s’empare de son ame. Ce calme, présage heureux de l’innocence, cède la place à une crainte jusques-là inconnue ; la gaîté, le trésor des ames pures, se changea dans une douce mélancolie. La personne avec qui elle aimoit le mieux être étoit le Vicomte ; mais elle aimoit mieux encore être seule ; elle ne tarda pas à lui confier son nouvel état. Imaginez-vous, mon tendre ami, lui disoit-elle, ayant les yeux humides de larmes ; imaginez-vous qu’il est un homme à l’aspect duquel mes genoux chancellent, ma voix s’étouffe, mon front rougit, mes discours s’embarrassent, mon cœur bat. Si je ne le vois pas, mon ame est consumée de tristesse ; si je le vois, la crainte de le perdre m’empêche de jouir du moment où je le possède. S’il parle, le son de sa voix pénètre mon cœur ; s’il se tait, j’explique son silence, ou ses regards y suppléent. Si on le loue, mon cœur tressaille ; si on le blâme, l’impatience m’agite ; si l’on n’en dit rien, l’univers me semble injuste ; cet homme dont l’image me poursuit, qui s’oppose à mon sommeil, cet homme est le Duc ; & cependant le Ciel qui lit dans les ames, vient au secours de mon innocence, & m’est garant que je n’aime que vous. Ah ! mon protecteur, mon Dieu tutélaire, apprenez-moi si je suis innocente ou coupable. Éclairez ces nouvelles ténèbres de mon ame.

Le Vicomte déchiré de douleur, attendri de son innocente inquiétude, lui en nomme la cause. C’est ce sentiment tyrannique & impérieux, dont nous avons parlé si souvent. C’est cet amour enfin, le maître de ceux qui lui résistent comme de ceux qui reconnoissent son empire. Coraly fondoit en larmes, sans pouvoir connoître leurs sources, se jetoit dans les bras du Vicomte, le tenoit fortement serré sur son sein, & lui répétoit mille fois : non, j’abhorre un sentiment qui vous ôteroit une partie de moi-même.

Quelle est donc la nature de ce sentiment ? Cette fille si modeste, tremblante à la voix d’un homme qu’elle ne veut pas aimer, ne craint rien de celui qu’elle aime.

Le Vicomte ne pouvoit pas l’éclairer sans jeter dans son ame le germe de l’inquiétude, en lui disant : le premier pas vers le bonheur est de savoir si vous inspirez le même sentiment qui vous enflamme ; vous avez pu plaire sans allumer une passion ; mon affaire est de sonder le cœur du Duc de ***. Il le fit sans user d’un grand détour. Le Duc lui confia que son cœur n’avoit pas été à l’épreuve de tant de charmes, mais que sa position lui ayant défendu toute espérance, l’honnêteté lui avoit interdit tout projet. — Vous devez oublier mes soins envers Coraly ; le premier est de la rendre heureuse ; & si vous étiez l’homme que l’amour eût choisi pour sa félicité, je ne m’y opposerois pas. — Eh bien ! ma fortune vous est connue. J’offre de la partager avec Coraly. J’ai trop d’amour, trop de respect, car le véritable amour n’est jamais sans lui ; j’ai trop d’amour, dis-je, pour penser que mes bienfaits puissent jamais faire rougir son front ingénu. Je dois ma fortune à ma mère. Une mésalliance la mettroit au tombeau. Un hymen secret pourroit-il accorder sa foiblesse & ma passion ? Je consens que personne ne puisse s’y méprendre, pourvu qu’une erreur apparente sauve à ma mère des instans d’humeur. — Coraly seule peut décider. Vous êtes même assez heureux pour que son penchant seul dicte sa réponse, puisque sa fortune la met dans le cas de n’avoir besoin de celle de personne ; pour connoître ses inclinations, demeurez quelque tems avec nous, & soumettez vos sentimens mutuels aux épreuves de l’habitude. Le Duc, dans l’ivresse de la reconnoissance, ne trouvoit pas d’expression.

M. de Barjac raconte cette conversation à Coraly. Sans doute ce fut un moment bien doux, celui où elle apprit qu’elle étoit aimée ; mais cependant sa première question fut : lui avez-vous dit au moins le honteux secret de ma naissance ? Non, répondit le Vicomte ; j’ai cru que ce devoit être le sujet d’un autre entretien. Ils résolurent donc de laisser naître les occasions.

Cependant le Vicomte ne put résister à ce désolant spectacle, & surtout à la violence qu’il se falloit faire pour cacher son état. Le sacrifice eût trop perdu de son prix, s’il avoit été deviné. Tout le désespéroit, & la scrupuleuse franchise de Coraly qui ne lui laissoit rien ignorer, & peignoit avec une cruelle ingénuité les premiers transports de son ame jusqu’alors étrangère à ces délicieuses sensations ; & l’image de la félicité du Duc de Morsheim jouissant de son ouvrage avec la douce crainte de le perdre.

De tous les tourmens de l’ame, en est-il qu’on puisse comparer au malheur de sentir ce qu’on n’inspire pas ! Tour-à-tour jaloux sans sujet, injuste sans prétexte, ingrat puisqu’on compte pour rien tout ce qui n’est pas ce sentiment ; tyran dès qu’on exige ce qui n’est pas au pouvoir de celle qu’on aime, vindicatif, dur, inégal, on a tous les défauts parce qu’on ressent tous les malheurs ; & l’on est d’autant plus à plaindre, que la raison échoue contre ce funeste sentiment qui absorbe les facultés de l’ame, & n’y laisse pénétrer ni le jour de l’équité, ni la voix insinuante de la persuasion, ni les conseils de vos propres intérêts, ni même l’espérance, si elle ne promet que des biens éloignés.

Amour ! chère & fatale passion, que de maux tu fais à l’homme foible & séduit ! Le Ciel bienfaisant lui a donné la paix de l’ame, le sommeil qui enchaîne jusqu’à la douleur, la santé avec laquelle on brave tous les chagrins, les ressources de l’esprit qui embellissent l’existence. L’amour malheureux détruit tout ; sa victime, dévorée par les serpens de la jalousie, invoque la raison sourde à sa voix, & soupire après un bien qui n’est pas au pouvoir de celle même qu’il sollicite.

Ces différentes épreuves influèrent sur la santé du Vicomte. Quoiqu’il fût encore dans le bel âge, il sembloit que la vieillesse, d’intelligence avec l’amour, précipitât ses pas pour lui enlever ce qui plaît. Coraly s’en apperçut, & à force de larmes, de sollicitations, elle lui arracha ce secret.

Ainsi donc le premier usage de mon ame est de faire le tourment de mon bienfaiteur. Je lui dois l’existence, l’éducation, ce que je suis enfin ; & le premier acte de ma reconnoissance est de porter la mort dans son cœur ! Je vois sa santé s’altérer, sa gaîté disparoître, le bonheur s’enfuir, & je puis dire, c’est mon ouvrage ! & vous pensez que dorénavant il pourroit exister quelque félicité pour moi ? — J’admire, chère & vertueuse enfant, l’empire que la raison & la vertu prennent sur votre ame, mais cette ame n’est plus en votre pouvoir. Vous vous rendriez malheureuse sans me rendre le bonheur. Vos combats infructueux ajouteront à mon infortune, & je joindrai au chagrin qui me dévore celui d’empoisonner vos plaisirs. — J’ignore jusqu’où l’amour peut égarer une femme ; mais sans doute que le Ciel ne lui abandonne pas sa vertu. Il protégera mon innocence.

Qui le croiroit ? ces sentimens si généreux, cette force si rare qui sembloit pouvoir tout entreprendre, s’anéantissoient devant cet homme vainqueur de toutes ses résolutions. Sa modeste douceur, sa docilité enfonçoient de plus en plus le trait dans le cœur de Coraly. L’arrivée de la Comtesse de Williska lui fit espérer quelque changement à sa situation. Nous avons dit que cette dame & Coraly s’étoient liées de la plus étroite amitié. Aussi c’étoit une veuve de vingt-trois ans. Ses parens lui persuadèrent que la fortune étoit la première des nécessités. Elle épouse à l’âge de seize le Général de ***, qui avoit peu de réputation, la goutte, & cent mille livres de rente. Un accès l’emporte la seconde année ; elle vint à Paris jouir de sa liberté ; & la seule manière est de n’en faire aucun usage. Sa figure lui valoit à chaque instant des hommages. Elle avoit dans les yeux cette voluptueuse langueur qui fait plus de conquêtes que les graces de l’esprit, & la dignité de la vertu. Tous les arts contribuoient à ses amusemens. La musique & la peinture sur-tout étoient portées à un grand degré de perfection. Le public avoit donné hautement son suffrage à deux jolis romans que tout le monde connoît. Il est difficile de peindre souvent les douceurs & les tourmens de l’amour sans les éprouver, & j’ai toujours été convaincu que les romans intéressans n’étoient que des réminiscences racontées avec simplicité.

Telle étoit la Comtesse, lorsque Coraly l’avoit connue ; mais quelques légers changemens lui parurent depuis avoir obscurci le calme de son ame. Elle étoit toujours aimable sans doute, mais sa gaîté avoit quelque chose de plus contraint, & l’égalité de son humeur se cachoit quelquefois derrière de petits nuages. Le premier bonheur de l’amitié est la confiance. La Comtesse raconta donc à Coraly que toutes ses occupations n’avoient pu la sauver du malheur de s’attacher, & que depuis trois mois elle étoit en proie aux horreurs d’une passion qui n’étoit pas mutuelle ; qu’elle venoit dans cet asyle chercher le remède à ses maux. Celui qui les cause ne soutiendra peut-être pas leur aspect, ajouta-t-elle : l’image de votre félicité avec le Vicomte me consolera, & votre tendre indulgence se prêtera quelquefois au délire de ma raison égarée. — Ah, Madame ! que me dites-vous ? achevez : celui qui les cause, dites-vous, ne soutiendra pas leur aspect ! c’est donc… — Le Duc de Morsheim.

Coraly rougit, se trouble, ne peut achever. La Comtesse interdite ne sait à quoi attribuer cet accident. Coraly répond : il seroit affreux de vous abuser, & il l’est également de vous révéler ce qui déchirera votre ame. Le Duc, si fatal à votre repos, ne l’est pas moins au mien. Il m’aime, & n’aime pas une ingrate ; j’afflige mon amie, je désole un homme que je chéris comme moi-même, & je ne rends pas heureux celui que j’idolâtre. — Qu’ai-je fait ? Quoi ! Il pouvoit exister pour vous un autre homme que le Vicomte ! Ma Coraly a pu changer une fois ! — Que l’amour en fureur n’outrage pas l’amitié innocente. Je ne veux d’autre juge que ce même Barjac.

Alors elle lui expliqua la nature de leurs liaisons, la naissance de son fatal amour, ses rapides progrès, l’impuissance d’en triompher, l’impossibilité de l’entretenir, & le projet de l’immoler à des devoirs chers à son cœur.

Quand il auroit été possible d’exécuter ce plan chimérique, les sacrifices rendent plus malheureux, & non plus libre. La Comtesse n’avoit point encore vu le Duc de Morsheim en particulier. Il lui fit demander une heure. Elle l’attendit à midi ; cette explication fut orageuse. La Comtesse ne pouvoit pas se permettre des reproches ; mais ses plaintes étoient si vives, que le Duc ne pouvoit leur opposer que ce sang-froid qui désespère. Il lui apprit donc que ce château renfermoit quatre victimes de l’amour toutes également infortunées ; qu’il se reprochoit à chaque heure du jour d’être chez le plus aimable des hommes dont il faisoit le malheur, & que dans trois jours il partoit pour l’Italie. Ce projet transpira ; l’ame de Coraly en fut si vivement affectée, que les lys de son teint disparurent. Sa santé se dérangeoit entièrement. Le Vicomte entre un matin chez M. de Morsheim, & le supplie avec tant d’ardeur de différer son voyage, qu’il l’obtint, & courut tout de suite chez Coraly lui raconter sa victoire. Homme unique, répondit-elle, ne vous lasserez-vous jamais de faire le bonheur d’une ingrate ? Mais croyez que le Ciel & mes efforts vous rendront cette tranquillité si préférable à la tumultueuse ivresse dans laquelle est votre malheureuse amie.

Cette position cependant ne pouvoit pas durer. La Comtesse dans sa chambre, sans cesse occupée à peindre son amant ; Coraly dans celle du Vicomte, empressée de le consoler ; le Duc combattu par les procédés, & hors d’état de les suivre ; M. de Barjac voyant qu’il devoit tout à la reconnoissance & rien à l’amour, présentoient au reste de la société une suite continuelle d’embarras & de contrainte. Pour la diminuer, ils prétextèrent des arrangemens à prendre dans la maison de Socrate.

C’étoit d’ailleurs une distraction agréable à fournir aux hôtes. Un événement bien extraordinaire y changea la face des choses. Pour le comprendre, il faut se rappeller que tout étoit demeuré dans le même état puis la mort de Socrate, & se ressouvenir de son aventure avec la jeune circassienne.

Le Vicomte la revit aussi belle que jamais ; mais comme il avoit fait la petite indiscrétion dans le cours de ses voyages, de raconter cette anecdote à Coraly, il crut devoir s’observer jusqu’au scrupule. Une nuit il se sent tout-à-coup réveillé par une main tremblante ; il trouve à côté de lui une femme, qui ne pouvoit être que l’obligeante circassienne. Quoiqu’ému, il se lève, & lui dit que les tems sont changés ; qu’il lui sait gré de son tendre souvenir ; mais que des raisons invincibles l’empêchent d’en profiter. Elle ne répondoit rien ; des soupirs entrecoupés lui échappoient, & il sembloit au Vicomte que ce n’étoit pas la même respiration ; il veut prendre une de ses mains, elle prend la sienne au contraire & la baigne de larmes. Attendri, il s’assied, & lui jure que ce n’est pas mépris de ses charmes, mais une raison sacrée, à laquelle tient le bonheur de son existence. Quelque chère que me soit votre erreur, je ne peux vous y laisser plus long tems, lui dit Coraly, c’étoit elle, qui, pour s’ôter le pouvoir d’être à jamais au Duc, étoit venue s’immoler dans les bras de son ami. Que m’importent les préjugés, pourvu que vous soyez heureux ! M. de Barjac s’éloigne en jurant qu’il n’est pas assez barbare pour recevoir de semblables sacrifices. Vous vous y refusez en vain, lui dit-elle, le Duc sera ici à six heures, il me verra, & mon impardonnable imprudence le guérira au moins, si elle me perd.

Eh bien ! dit le Vicomte, puisque vous voulez montrer à l’univers un martyr de la reconnoissance, prenons une autre voie : l’hymen aujourd’hui nous unira, & je vous remettrai ses droits jusqu’au moment où vos pleurs ne baigneront plus son lit. — Quoi ! je vous donnerois pour femme, une fille sans nom, sans état, sans existence civile, & dans quel moment ? lorsque dans l’aveuglement de la passion vous ignorez, ou plutôt oubliez les loix que vous imposent cinq siècles d’illustration & de noblesse épurée ! Non, non, mon ami ; votre Coraly ne vous coûtera jamais une arrière-pensée. La tendresse & les vertus suppléeront les avantages que m’a refusés la nature ; mais elles ne peuvent les équivaloir aux yeux d’un vulgaire souvent peu indulgent, & qu’il faut ménager.

Le Vicomte ne put la persuader. Mais cette preuve de tendresse, que la voix des prudes proscrira, dont la pudeur austère avec raison détournera les yeux, que la philosophie pardonnera avec des restrictions ; que la nature indulgente excusera, & dont se vantera l’amour aveugle & emporté ; cette preuve de tendresse, dis-je, ramena l’espérance dans son cœur : ce qu’elle fit encore l’y fixa.

Dans un de ces entretiens où le Duc la laissoit lire dans son ame de feu, elle ne lui cacha aucune des vives sensations qui l’agitoient. Sa foiblesse parut toute entière. À un état semblable il faut de violens remèdes. Aussi je vous déclare que je suis un de ces êtres infortunés que l’amour met au monde dans un moment d’ivresse, que l’administration tolère, que la loi repousse, & dont la société ne sait que faire. Ma bouche vous déclare que voyant le Vicomte victime d’un feu qui le dévore, ne pouvant lui rendre un sentiment qu’un dieu plus fort que nous inspire & retient à son gré ; ne pouvant en imposer à la passion qui dévore mon sein, j’ai voulu m’ôter tout espoir, & à vous tout desir. J’ai donc bravé la pudeur, les conventions, les loix, mais non la vertu qui est dans mon cœur, & j’ai été cette nuit prendre avec lui des engagemens indissolubles à mes yeux. En vain il a respecté le délire de ma reconnoissance, en vain sa délicatesse a soustrait la victime à son sort ; je n’en suis pas moins indigne de vous. L’avouerai-je cependant ? j’avois le courage de renoncer à vous, & je n’ai plus celui de perdre votre estime.

L’homme le mieux préparé à toute espèce d’événement, ne l’est pas à un de cette nature. Aussi le Duc, doublement interdit, fut-il long-tems sans pouvoir répondre. Malgré l’irrégularité inouie d’une semblable démarche, il ne se croyoit ni trahi, ni offensé ; & ce qui auroit dû désoler son amour, l’augmentoit encore, en ajoutant quelque chose à l’idée qu’il avoit de cette fille extraordinaire. Avant de lui répondre, il voulut se recueillir, & pénétrer la vraie cause de cette imprudence combinée & réfléchie,

L’étonnement & le silence du Duc l’entraînèrent de son côté dans des réflexions profondes. Il lui sembla avoir trop outragé les loix sévères de la décence, & le remords descendit rapidement au fond de son ame pour la tourmenter.

Sa physionomie rendoit toutes ses sensations au Duc, qui vint à son secours.

« Tous vos efforts, ma chère Coraly, ne parviendront pas à procurer au Vicomte de Barjac l’espèce de bonheur après lequel il soupire. Vous ferez votre malheur en vous donnant par raison, sans qu’il en recueille le moindre fruit. L’amour n’acquitte pas les dettes de la reconnoissance ; ce sont les soins tendres, les complaisances délicates, le desir soutenu de plaire. Ah ! Barjac n’est pas le moins heureux. À ces mots, Coraly soupira & versa quelques larmes. Voyez la différence des deux sentimens qui vous occupent. L’amitié vous permet d’outrager votre amant, de lui déchirer le cœur ; & l’amour ne vous conseille seulement pas de lui épargner le récit des maux dont vous l’accablez ! Peu vous importe qu’il espère, pourvu que les nuages de votre ami soient dissipés ! Coraly, Coraly, lequel des deux est le plus fortuné » ?

Eh bien ! s’écria-t-elle, ayez donc pitié de ma jeunesse ; guidez ma volonté, faites que je vous aime sans être ingrate ; mais diminuez le poids de mes inquiétudes, car, vous l’avouerai-je ? j’ai plus de maux que je n’en puis supporter.

Le Duc étoit cependant un peu inquiet sur le double sujet de la confidence de Coraly. Pendant plusieurs jours il avoit l’air rêveur. L’amour malheureux est prompt à saisir tout ce qui peut le flatter. La Comtesse entrevit ou crut entrevoir le moment de paroître avec plus d’avantage. Dans le cours de divers entretiens avec M. de Morsheim, elle glissoit que jamais on ne pouvoit trouver d’élévation dans un certain ordre de femmes, & allant plus loin, raconta s’être trouvée une fois dans sa vie, dans un château, où étoit rassemblée bonne compagnie ; qu’un de ses amis étoit épris jusqu’à l’ivresse, d’une jeune personne qui avoit tous les dehors de la plus scrupuleuse vertu ; qu’elle trompoit cependant cet amant crédule, au point de se permettre cette espèce de démarches que la pudeur n’avoue pas, même dans celles qui obéissent à leurs foiblesses ; que le hasard l’avoit rendue témoin de tout ce qu’elle avançoit ; qu’elle en avoit conclu qu’une femme n’étoit fidelle que lorsqu’elle savoit respecter ses propres sermens, & sentoit cette noble fierté qui rougiroit de donner à un homme tant de droits & tant d’avantages sur vous.

Ce récit ressembloit beaucoup plus à un apologue qu’à une histoire. Il porta un jour cruel dans l’esprit du Duc, qui d’abord feignit de ne pas comprendre, & puis reprenant le calme de sa raison, repliqua : j’ai été aussi témoin d’une chose bien rare de la part d’une personne née dans un état où l’on n’apprend pas à penser avec fierté. Le cœur plein d’une passion invincible pour un homme que l’hymen ne pouvoit lui donner, & de la plus active reconnoissance pour un autre à qui elle devoit plus que la vie, elle voyoit ce dernier succomber sous la violence d’un amour qu’elle ne pouvoit partager, elle se décide à se donner pour prix de ses bienfaits, & se permit une de ces démarches qui ne laissent aucune excuse.

La Comtesse furieuse se lève : homme crédule, lui dit-elle, à quel point vous égare un amour insensé ! Un pareil stratagême vous en impose, comme si une femme qui a été surprise ne va point, par une confidence précipitée, prévenir l’impression que portera dans l’esprit de celui qu’elle abuse d’une perfidie qui ne peut long-tems rester ignorée !

Cette explication fut la dernière. La Comtesse prétexta des raisons de partir, & dès le lendemain elle revint à Paris.

Le Duc repoussa les soupçons que ce dernier emportement auroit pu jeter dans son ame ; mais il étoit désolé pour la gloire de Coraly, que sa rivale fût dépositaire d’un semblable secret : car la probité la plus exacte n’impose pas toujours silence à la jalousie. Le Vicomte, qui ne se méprenoit pas au sentiment qui dirigeoit les actions de Coraly, ne vit que l’hymen secret proposé par le Duc de Morsheim capable d’assurer leur bonheur. Il profita de son imprudence pour l’y faire consentir. On ne lui laissa pas ignorer que la Comtesse l’avoit vue entrer de nuit chez le Vicomte, & que, dans son jaloux transport, elle avoit donné à cette démarche les plus funestes interprétations. Coraly soutint au contraire que ce motif même devoịt la déterminer à n’avoir jamais d’autre époux que celui qu’elle avoit si hautement nommé. Mais cette raison qui lui marquoit toujours le vraie route, l’abandonnoit à la vue de son amant. Il lui peignit avec des couleurs si fortes les transports brûlans de son amour ; & le Vicomte, de son côté, donna si bien le change à ses propres sentimens, qu’elle céda, & les laissa maîtres de sa destinée. Il ne s’agissoit ni de fêtes, ni de publicité : un ministre des autels devoit le lendemain revêtir leurs promesses des formes ecclésiastiques. La prudence n’oublia rien de ce qui pouvoit assurer la tranquillité pour l’avenir. Le château où ils se trouvoient devoit être leur domicile. Nul détail domestique à soigner. L’abondance ne laissoit rien à désirer dans tous les genres, & à sept heures du soir, ils furent liés par le plus saint & le plus indissoluble des nœuds.

Ils soupoient tranquillement, dans la douce jouissance d’un bonheur acheté par tant de peines, lorsqu’un bruit assez extraordinaire se fit entendre ; un laquais tout affairé pénètre dans la salle, & comme il veut s’expliquer, une troupe de gens armés remplit l’appartement. L’un montre un ordre du Roi, deux autres enlèvent Coraly, un quatrième remet au Duc de Morsheim une lettre du ministre de la guerre, qui lui ordonne de joindre son régiment.

Tout le monde obéit, & le Vicomte, un quart d’heure après, se trouva seul dans le château. Il ne perd pas la tête ; &, après avoir fait ses dispositions, il monte dans une chaise de poste & se rend à Paris.

Son premier soin fut de s’informer du bureau de quel ministre l’ordre étoit expédié. Il en connoissoit un alors où l’on vendoit la liberté d’un homme à l’infame calomniateur qui avoit de quoi la payer. Ses soupçons se trouvèrent fondés : il sut que l’infortunée Coraly étoit renfermée dans un couvent interdit à qui que ce pût être. Il fit passer de l’argent à la supérieure, avec la seule prière de pourvoir aux besoins d’une victime innocente de la calomnie, & sur-tout de la jalousie de son sexe.

Après cette première démarche, il se présenta chez la Comtesse de Williska qui ne le reçut pas, & chez la Duchesse de Morsheim, la mère du jeune Duc, qu’il ne put pas voir non plus. Trois visites consécutives eurent le même sort. Alors il écrivit à la Comtesse, qui prétexta une incommodité. Cette conduite indiscrette lui tint lieu d’une découverte, & il soupçonna fortement que la famille du Duc avoit surpris cet ordre à la sagesse du Monarque. Plusieurs semaines s’écoulèrent sans qu’il fût possible de s’instruire assez pour appuyer ses démarches de faits accusatoires. Mais la Providence ménage toujours des ressources cachées à l’innocence, & trompe la méchanceté des hommes.

Le Duc de Morsheim avoit été instruit de tout ce qu’on avoit pu découvrir par M. de Barjac. Il sut que Coraly étoit dans le couvent de Sainte-Aure. Sa mémoire lui rappella que la supérieure de cette maison lui avoit écrit en faveur d’un de ses neveux, Capitaine dans son régiment : c’étoit un homme sage, à qui l’on pouvoit confier un semblable secret. Le Duc l’envoya à Paris, avec injonction de se concerter avec le Vicomte de Barjac, & de ne rien faire que d’après son avis ; cet officier intelligent s’appelloit M. de Vanbelle. Pendant que cela s’exécutoit, le magistrat chargé de chercher l’erreur ou la vérité, les torts ou les fautes, les foiblesses ou les crimes, se transporta à Sainte-Aure, pour y recevoir les aveux de Coraly. Il la trouva affligée, mais non inquiette ; modeste, & non embarrassée. — Quels sont vos parens, Mademoiselle ? — Le Ciel ne m’en a point donné. — Votre patrie ? — La Bourgogne m’a vu naître. — Qu’avez-vous fait jusqu’à ce jour ? — Mes actions sont connues. Quant à mes sentimens, je n’en dois compte qu’à Dieu. — Quelle espèce de liaison avez-vous avec M. le Duc de Morsheim ? — Celle que l’amour commence, que la nature avoue, que la loi autorise, que la religion consacre, & que la vertu entretient. — Est-il vrai qu’il ait voulu vous épouser ? — Il a fait plus, il a reçu ma main. — Quel bonheur espérez-vous d’un mariage que sa famille fera casser ? — Peu importe qu’une nouvelle injustice rompe des liens sacrés, si celui qui les a formés les respecte dans le fond de son cœur. — On a des preuves que votre conduite n’a pas toujours répondu à l’élévation des sentimens que vous faites paroître. — Dieu qui reçoit les sermens du juste, sait que l’innocence ne m’a jamais abandonnée. — Vous avez fait le tour de l’Europe sous un nom supposé, avec un homme ? — Oui ; j’ai pris son nom pour éviter le scandale ; il agissoit en père : malheur à ceux qui ne croient pas à la vertu ! — Vous possédez une fortune trop considérable pour que la source en soit bien pure ? — Je la tiens des mains de la Providence ; je la rends, dès qu’elle peut servir de prétexte à m’avilir. — Un homme prive-t-il ses héritiers naturels de son bien, pour le transporter à une étrangère, sans ?… — Une étrangère ! Tout ce que je puis répondre, c’est que je n’ai vu l’auteur de ces bienfaits que sur son lit de mort. — Vous demeurez chez le Vicomte de Barjac. Une jeune personne se doit à elle-même de ne pas habiter avec un homme seul. — Une jeune personne dans la misère baise la main qui la recueille, est occupée des malheurs de son état, & non des vains préjugés des riches. — Vous existiez bien auparavant ? — Chez un curé qui vivoit avec sa sœur, auxquels j’ai fermé les yeux. — Il y a dans votre existence, un ensemble d’obscurités que les mœurs doivent éclaircir. — C’étoit par-là qu’il falloit commencer, & non me punir. — Qu’appellez-vous punir ? — Quoi ! ce n’est pas un châtiment, que d’enlever brutalement une femme à sa maison, de la priver de sa liberté, de l’abandonner aux suspicions, de la livrer aux propos publics ? — Si vous êtes innocente, on vous rendra justice. — Et que pouvez-vous faire, Monsieur, qui répare l’expression même dont vous venez de vous servir ? Si je suis innocente ! Par où ai-je montré qu’on élevât un doute sur cette innocence ? — Vous êtes vive, Mademoiselle ! — Malheur à qui ne sent pas vivement les outrages ! malheur à qui ne trouve pas dans son ame de quoi confondre l’injustice & la calomnie ! malheur à qui a besoin de composer avec ses juges ! — Il est possible de travailler à votre liberté ; mais un mariage clandestin, disproportionné, subsistera difficilement. — Ce n’est pas à ma liberté, Monsieur, c’est à la preuve de mon innocence que vous devez travailler. C’est la justice sévère que j’invoque, & non l’indulgence. Quant à mon mariage, si mon époux songeoit seulement que cela peut être possible, sa famille peut s’épargner des démarches ; mais si comme mon cœur me l’assure, il est honnête, sa famille, l’autorité, la puissance souveraine même échoueront contre cet inique projet. — Est-ce que vous ne desirez pas un conseil pour diriger vos démarches ? — On n’en a pas besoin, quand on ne veut que dire la vérité & être fidelle à la vertu.

Ce magistrat, sur qui elle avoit tant d’empire, gémissoit, au fond de son ame, de la tyrannie des grands, & se disoit : quels sont ceux qui montreroient ce courage & cet amour du bien ? Et comme il est accoutumé à faire de son ministère un ministère de conciliation, il se transporta chez la Duchesse de Morsheim, & lui raconta que depuis qu’il appaisoit les troubles de la société, il n’avoit jamais trouvé une femme aussi extraordinaire ; que sa figure, son maintien, ses expressions, son courage méritoient de grands égards. La vieille Duchesse, qui ne savoit pas trop ce que c’étoit que le courage & la vertu, se moqua du magistrat, & l’assura que la Comtesse Williska lui avoit dit là-dessus des détails qui fixoient irrévocablement son opinion. Il objecta que le mariage étoit déjà fait. Nouvelle fureur de sa part, arrangemens pour le casser. Le magistrat, toujours de sang-froid, observe que les loix sages ne se prêtent pas aux passions des hommes, & aux distinctions que l’orgueil a inventées. — Eh bien ! Monsieur, j’irai chez le Roi. — Il ne veut que la justice. — Je déshériterai mon fils. — Il vivra avec le bien de sa femme, qui est plus riche que lui. — Il sembleroit, Monsieur, que vous êtes pour une créature… — Je suis toujours pour le foible qu’on opprime, contre le puissant qui abuse. — Mais enfin l’ordre du Roi ? — Sera révoqué aussi-tôt que tout sera éclairci. — Mais il n’y a plus ni justice, ni loix. — Quelle est la loi qui défend à un homme de trente ans d’épouser une fille libre, si les vertus remplacent à ses yeux le don vulgaire de la naissance ? — Est-ce que je ne pourrois pas voir cette fille ? — Avec moi, Madame la Duchesse. — Soit, vous allez voir comme je lui parlerai. — Et vous verrez comme elle nous répondra. Ils prirent jour pour le lendemain.

Dans la matinée, M. de Vanbelle passa chez la Duchesse, pour lui donner des nouvelles de son Colonel. Elle lui demanda si son aventure étoit publique ; il répondit qu’oui, & qu’on désapprouvoit hautement le rôle qu’y jouoit la Comtesse de Williska ; que la jalousie avoit souvent conseillé des vengeances, mais non des atrocités. La Duchesse le fait répéter, & lui demande à propos de quoi il mêle dans tout cela la plus vertueuse des femmes. Alors il lui raconte la passion de cette vertueuse femme pour M. le Duc, son projet de l’épouser, son voyage chez M. de Barjac, les accès de sa jalousie, les ressorts de sa malignité, & le succès de ses intrigues. La Duchesse ne crut pas un mot de tout cela. Le magistrat vint la prendre à l’heure convenue. Et ils se transportèrent à Sainte-Aure. Elle s’étale dans une bergère, & commence par examiner Coraly de la tête aux pieds. — Je suis, Mademoiselle, la mère du Duc de Morsheim, que vous avez imaginé pouvoir épouser. — Je sais, Madame, les obstacles que vous y apportez ; mais quelque grands qu’ils soient, je vous prie de croire que j’ai été plus loin que vous. — Vous connoissez bien peu les hommes, & sur-tout les hommes de la cour. Savez-vous pour qui je travaille en rompant cet hymen ? Pour vous, pour votre bonheur. — Si M. de Morsheim leur ressembloit, Madame, je n’aurois pas l’honneur de causer aujourd’hui avec sa mère. — Tous les hommes sont les mêmes : tendres pour séduire, ardens pour jouir, prompts à se dégoûter. — Je ne sais point tout cela, & j’ai peine à croire que mon époux me l’apprenne. — Votre époux ? — Oui, Madame la Duchesse, mon époux ; je prends un titre qu’il a pu me donner, qu’il m’a forcée de prendre, que vous ne pouvez m’ôter, & que vous ne m’enleverez pas. — Quelle insolence ! savez-vous à qui vous parlez ? — À une dame qui se ravale bien à mes yeux, en venant insulter une malheureuse dans les fers. — Croyez-vous qu’on ignore votre conduite, vos voyages chevaleresques, vos aventures nocturnes ? — Eh bien ! Madame, puisque je suis si lâchement calomniée, puisqu’une femme, qui est venue dans ma maison épier mes secrets, me noircit avec tant de cruauté, je vais dévoiler à vos yeux ceux de mon ame.

Alors elle raconta, avec l’éloquence de la vérité animée par la sensibilité trahie, son arrivée chez M. de Barjac, l’innocence de ses mœurs dans cette maison, la cause de son voyage, la mort de Socrate, son testament, l’origine de sa fortune, l’amour du Vicomte, sa passion involontaire pour le Duc, celle de la Comtesse, sa confidence, ses efforts pour être à M. de Barjac, son mariage, la condition de le tenir secret pour respecter les préjugés de la naissance, & la clause expresse que toute sa fortune appartiendroit à son mari.

Ce récit étoit si vrai, la candeur de Coraly avoit si bien écarté jusqu’aux doutes les plus légers, que la Duchesse de Morsheim fut attendrie. Rapprochant les faits de ceux qu’avoit dénaturés la Comtesse, & y découvrant l’intérêt particulier qui l’avoit excitée, elle sentit bien intérieurement que toutes deux avoient été l’instrument d’une violence.

Le Magistrat observoit ces mouvemens divers, & les fortifioit par des réflexions adroites sur la facilité de donner dans l’erreur, & la nécessité de la réparer.

La Duchesse se leva, après avoir témoigné à Coraly des égards, & un genre de sentimens qui ressembloit à des regrets. Celle-ci reprit alors cette aimable modestie qui ne la quittoit que pour défendre sa vertu soupçonnée, & dit au Magistrat qu’elle sollicitoit sa justice, ou plutôt qu’elle s’en reposoit sur elle.

À peine Madame de Morsheim est-elle de retour dans son hôtel, qu’elle envoie chercher M. de Vanbelle, & lui demande si son fils l’a entretenu de la personne qu’il avoit voulu épouser. Il répondit qu’oui. Elle insista pour savoir son histoire. Ce brave militaire, qui ne savoit ce que c’étoit que de biaiser, lui raconte ce qu’il en savoit. Ces détails, parfaitement conformes à ceux de Coraly, la confirmèrent dans ses remords, & dans le projet d’expier son injustice. Elle voulut cependant encore écouter une fois la Comtesse de Williska, & l’invita à souper. Elle se trouvoit depuis deux jours absente. Le même soir la lettre suivante éclaircit le mystère.

« C’est du fond d’un cloître, Madame la Duchesse, que je vous écris : l’amour malheureux & le remords persécuteur m’y ont précipité. J’ai su que le Duc de Morsheim étoit lié à jamais ; de ce moment le monde n’est plus rien pour moi. Le premier acte de mon repentir est l’aveu des fureurs où m’a porté une rage aveugle contre une personne, l’assemblage peut-être de toutes les vertus. Ce témoignage coûte cher à mon cœur ; mais la vérité me l’arrache : je le dois à la vertueuse Coraly. J’ai perdu mon amant, j’ai perdu votre estime, j’ai perdu la paix de l’ame. Ces maux sont grands, sans doute : il en est un pire encore ; c’est de conserver la vie, après tant de sujets de la détester ».

Ce dernier trait de lumière dessille les yeux à la Duchesse. Elle écrivit au ministre pour obtenir un congé pour son fils, fut elle-même chercher l’ordre qui devoit rendre la liberté à Coraly ; elle le lui envoya par M. de Vanbelle, qui étoit chargé de l’amener à l’hôtel de Morsheim. Coraly, après avoir mille fois remercié la supérieure de cette maison, monte en voiture, & s’informe d’abord de M. de Vanbelle où il la conduisoit. Elle étoit peu inquiette ; on le lui avoit présenté comme le neveu de la supérieure de Sainte-Aure. Mais pour assurer mieux encore sa tranquillité, il lui dit qu’il étoit honoré de la confiance particulière de M. le Duc, & que la première personne à qui elle parleroit seroit le Vicomte de Barjac. Elle arrive à un superbe hôtel, traverse plusieurs pièces, & trouve dans un grand sallon un cercle immense. Alors on annonce Madame la Duchesse de Morsheim. Après qu’elle eut salué avec noblesse, mais un peu d’embarras, la Duchesse douairière s’avança, la prit par la main, & dit à ces Dames qu’elle leur présentoit sa fille. Coraly tombe à ses genoux, &, suffoquée par ses larmes, ne pouvoit suffire aux sentimens divers qui l’oppressoient. L’accueil qu’on lui fit, la rendit bientôt à elle-même. Tout le monde étoit enchanté de sa grace, de sa figure. Tout en répondant aux obligeantes choses qu’on lui prodiguoit, ses yeux cherchoient le Vicomte, que M. de Vanbelle lui avoit promis. Il parut en effet, un moment après, tenant par la main le Duc de Morsheim, au-devant de qui il avoit été. Coraly vole dans les bras de son époux, qui, quoique préparé à cette scène, ne pouvoit en croire ni ses yeux, ni son cœur. Mon fils, lui dit sa mère, j’ai beaucoup à réparer envers vous. Je n’avois qu’un seul moyen de le faire. Je l’ai choisi : je fais un grand sacrifice à votre bonheur ; mais j’ai de fortes raisons de le croire durable. Le Duc de Morsheim répondit à sa mère qu’il ne lui demandoit que du tems. Il lui présente ensuite le Vicomte de Barjac, ainsi qu’à ses parens : eux seuls composoient ce c’est le nombreux.

On satisfit ensuite à tout ce que la prudence commandoit à cette position. Le plaisir de voir les vertus de Coraly récompensées adoucit chez le Vicomte l’amertume qui suit toujours un genre de privations. Ce mariage changea sa manière de vivre. Il passoit les hivers à Paris, & les étés dans leurs terres. L’amour, l’amitié, la vertu, la fortune s’étoient réunis pour les rendre heureux ; ils le furent. Si le Public accueille cet essai, nous donnerons un jour l’histoire de la Duchesse de Morsheim depuis son mariage jusqu’à une autre époque qui n’est guère moins extraordinaire.

FIN.