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Le Vieillard des tombeaux/Texte entier

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ŒUVRES


DE


WALTER SCOTT.




LE VIEILLARD DES TOMBEAUX.





CONTES DE MON HÔTE. — Ire SÉRIE.




LE VIEILLARD


DES TOMBEAUX


OU


LES PRESBYTÉRIENS D’ÉCOSSE,


Par Walter Scott.


TRADUCTION DE M. ALBERT MONTÉMONT.


NOUVELLE ÉDITION,


REVUE ET CORRIGÉE D’APRÈS LA DERNIÈRE PUBLIÉE À ÉDIMBOURG.
Quoique je n’eusse jamais vu le vieillard auparavant, je n’eus pas de peine à reconnaître en lui un de ces religieux nomades, etc.
Chap. Ier.



PARIS


MÉNARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR,


PLACE SORBONNE, 3




1837.





INTRODUCTION


MISE EN TÊTE DE LA PREMIÈRE ÉDITION D’ÉDIMBOURG.




Le personnage remarquable appelé Old Mortality, ou Vieillard des Tombeaux[1], était très-connu en Écosse vers la fin du siècle dernier. Son vrai nom était Robert Paterson. Il était né, dit-on, au village de Gloseburn, dans le comté de Dumfries, et exerçait probablement l’état de maçon, du moins il avait été élevé au maniement du ciseau. On ignore si ce fut par suite de dissensions domestiques, ou par le sentiment profond et enthousiaste d’un prétendu devoir, qu’il abandonna son domicile et adopta le singulier genre de vie qu’il mena, errant dans toute l’Écosse comme un pèlerin. Ce ne put être la pauvreté qui le porta à entreprendre tous ses voyages, car il n’accepta jamais rien au-delà de l’hospitalité que l’on était toujours disposé à lui accorder ; et lorsqu’on ne la lui offrait pas, il avait toujours assez d’argent pour subvenir à ses modestes besoins. Sa personne et son occupation favorite, nous pouvons même dire unique, sont exactement décrites dans le chapitre préliminaire de cet ouvrage.

Il y a environ trente ans que l’auteur rencontra ce singulier personnage dans le cimetière de Dunnottar, lors d’une visite qu’il fit au savant et excellent ecclésiastique M. Walker, alors ministre de cette paroisse, avec le dessein de recueillir des renseignements sur les ruines du château de Dunnottar, et sur quelques autres objets d’antiquité situés dans le voisinage. Le Vieillard des tombeaux se trouva par hasard en cet endroit, se livrant à l’occupation ordinaire de son pèlerinage ; car le château de Dunnottar, quoique situé dans le district de Mearns qui s’était montré contraire au Covenant, était connu pour avoir été le théâtre de tous les genres d’oppression exercés contre les caméroniens sous le règne de Jacques II.

Ce fut en 1685, lorsque Argyle menaçait l’Écosse d’une descente, et que Montmouth se préparait à faire une invasion sur la côte occidentale de l’Angleterre, que le conseil privé d’Écosse, par une mesure cruelle de précaution, ordonna, dans les provinces méridionales et occidentales, l’arrestation de plus de cent personnes, y compris plusieurs femmes et enfants, que l’on soupçonnait, d’après leurs principes religieux, d’être hostiles au gouvernement. Les conducteurs de ces captifs les chassaient devant eux vers le nord, comme des troupeaux de bœufs, et se mettaient moins en peine de pourvoir à leurs besoins qu’ils ne l’auraient fait pour des animaux. Ces malheureux furent enfin entassés dans un cachot souterrain du château de Dunnotar, qui n’avait d’autre fenêtre que celle qui donnait sur un précipice au-dessus de l’océan Germanique. Ces captifs, après avoir beaucoup souffert dans leur marche, souffrirent plus encore, en arrivant, des railleries des prélatistes du nord, ainsi que des moqueries de la populace et des airs insultants que jouaient tous les joueurs de flûte et de violon, accourus sur leur passage pour jouir de leur triomphe sur ceux qui avaient outragé leur croyance. Ils ne trouvaient pas même de repos dans leur cachot. Les gardes leur faisaient payer toutes les petites douceurs qu’ils leur accordaient, même jusqu’à l’eau dont ils avaient besoin, et lorsque quelqu’un de ces malheureux résistait à une demande aussi déraisonnable et insistait sur le droit qu’il avait à ce que cet objet de première nécessité lui fût gratuitement fourni, le geôlier répandait l’eau sur le pavé de la prison, en disant que, s’ils étaient obligés d’apporter de l’eau pour ces cafards de whigs, ils ne l’étaient pas du tout de leur fournir des vases gratis pour la contenir.

Dans cette prison, que l’on appelle encore le Caveau des whigs, plusieurs moururent de maladies occasionnées par l’insalubrité du lieu, et d’autres se rompirent les bras ou les jambes, en faisant des tentatives pour s’échapper. Après la révolution, les amis de ces infortunés érigèrent des monuments sur leurs tombes, avec des inscriptions qui rappelaient leur sort.

Ce lieu de sépulture des whigs martyrs est particulièrement vénéré par leurs descendants, quoiqu’ils résident à une distance considérable de la terre de leur captivité et de leur mort. Mon ami, le révérend M. Walker, me dit que dans une tournée qu’il fit dans le sud de l’Écosse, il y a quarante ans, il s’égara au milieu des nombreux passages et sentiers qui traversent en tous sens la plaine inculte de Lochar-Moss, près de Dumfries, d’où il était presque impossible à un étranger de se retirer ; et il n’était pas facile de se procurer un guide, attendu que les gens qu’il voyait de temps en temps étaient occupés à extraire de la tourbe, travail commandé par la nécessité et qui ne pouvait souffrir la moindre interruption. M. Walker ne put donc obtenir que des renseignements inintelligibles, donnés dans le patois du pays ; il commençait à se trouver dans une position alarmante, lorsqu’il s’adressa à un fermier qui paraissait être d’une classe un peu plus relevée, quoiqu’il fût néanmoins occupé comme les autres à faire sa provision de tourbe pour l’hiver. Le vieillard s’excusa d’abord, comme tous ses collaborateurs, de ne pouvoir servir de guide à un voyageur ; mais voyant qu’il était dans le plus grand embarras, et par respect pour son caractère : « Vous êtes ecclésiastique, Monsieur ? » dit-il. M. Walker fit un signe affirmatif. « Et je crois remarquer, d’après votre langage, que vous habitez le nord de l’Écosse. — Cela est vrai, mon bon ami, répondit M. Walker. — Et puis-je vous demander, continua le vieillard, si vous avez jamais entendu parler d’un village appelé Dunnottar ? — Mais je dois en savoir quelque chose, mon ami, répondit M. Walker, puisque, depuis plusieurs années, je suis ministre de cette paroisse. — Je suis bien aise de savoir cela, dit le Dumfnesien, car il y a un de mes proches parents qui y est enterré ; je crois même qu’un monument a été élevé sur sa tombe, et je donnerais la moitié de ce que je possède pour savoir s’il existe encore. — C’est sans doute un de ceux qui ont péri dans le Caveau des whigs, au château ? dit le ministre ; car il y a bien peu d’habitants du sud qui soient enterrés dans notre cimetière, il n’y a que ces whigs qui aient des monuments. — C’est cela, c’est bien cela, dit le vieux caméronien, car il appartenait à cette secte. » Alors il posa sa bêche, prit son habit, et s’offrit de grand cœur à conduire le ministre hors du Lochar-Moss, dût-il perdre le reste de sa journée, et il se crut amplement dédommagé en entendant M. Walker lui réciter l’épitaphe dont celui-ci se souvenait parfaitement. Le vieillard fut enchanté de voir que la mémoire de son aïeul ou de son bisaïeul se conservait encore avec celle de ses compagnons d’infortune ; aussi, après avoir conduit M. Walker hors des marécages sur un terrain ferme et sec, refusa-t-il toute espèce de récompense, se bornant à lui demander une copie écrite de l’inscription.

Pendant que j’écoutais ce récit en regardant le monument dont j’ai déjà parlé, je vis le Vieillard des tombeaux tout occupé, selon son habitude, à la réparation des ornements et à l’entretien des épitaphes tracées sur les monuments funéraires. Ses manières et son costume étaient exactement tels qu’on les décrit dans le roman. J’avais un grand désir de lier connaissance avec ce personnage et j’avais conçu l’espoir d’y réussir, attendu qu’il avait établi son domicile dans la maison du ministre, homme d’un caractère hospitalier et entièrement exempt de préjugés. M. Walker l’invita effectivement à venir prendre avec nous un verre d’eau-de-vie et d’eau, liqueur pour laquelle on pensait qu’il n’avait pas une grande répugnance ; mais il ne voulut pas s’expliquer franchement au sujet de son occupation. Il était de mauvaise humeur, et, comme il le disait lui-même, n’avait pas son franc-parler avec nous.

Il avait été singulièrement contrarié en entendant à une certaine église d’Aberdeen, le plain-chant dirigé par un diapason ou un instrument donnant le ton[2], ce qui pour le Vieillard des tombeaux était l’abomination des abominations. Peut-être, après tout, ne se sentait-il pas à son aise en notre compagnie ; il pouvait penser que les questions qui lui étaient faites par un ministre du nord de l’Écosse et par un jeune avocat avaient pour but de satisfaire une vaine curiosité plutôt qu’un louable désir de s’instruire. Quoi qu’il en soit, le Vieillard des tombeaux continua sa route pour me servir de l’expression de John Bunian, et je ne le revis plus.

La figure remarquable et l’emploi constant de ce vieux pèlerin furent rappelés à mon souvenir par des renseignements que me transmit M. Joseph Train, contrôleur de l’excise à Dumfries, qui m’en a fourni fréquemment. C’est de lui que je tiens, outre diverses circonstances, parmi lesquelles sont celles de la mort du Vieillard, les détails que l’on trouvera dans le texte. J’ai également appris que la famille du vieux pèlerin, parvenue à la troisième génération, existe encore, et qu’elle jouit d’une excellente réputation.

Pendant que ces feuilles étaient sous presse, j’ai reçu les renseignements suivants de la part de M. Train, qui avait eu la bonté, dans les instants de loisir que lui laissent les laborieux devoirs de sa place, de recueillir divers matériaux puisés aux meilleures sources :

« Durant le cours de mes visites périodiques au Glenkens, j’ai fait la connaissance intime de Robert Paterson, fils du Vieillard des tombeaux, habitant du petit village de Balmaclellan : quoi qu’il soit maintenant dans la soixante-dixième année de son âge, il a encore toute la vivacité de la jeunesse, et une excellente mémoire, et une instruction qu’on ne s’attendrait pas à trouver chez une personne du rang qu’il occupe dans le monde. C’est à lui que je dois les détails suivants, relatifs à son père et à ses descendants actuels.

« Robert Paterson, autrement dit le Vieillard des tombeaux, était fils de Walter Paterson et de Marguerite Scott, qui exploitèrent la ferme de Haggisha, dans la paroisse de Hawick, pendant presque toute la première moitié du dix-huitième siècle. Ce fut là que naquit Robert, dans la mémorable année 1715.

« Comme il était le plus jeune fils d’une famille nombreuse, il alla se mettre au service d’un frère beaucoup plus âgé que lui, nommé François, qui avait pris à ferme de sir John Jardine d’Aapplegarth un petit terrain situé à Comcockle Moor, près de Lochmaben. Pendant sa résidence en cet endroit, il fit la connaissance d’Élisabeth Gray, fille de Robert Gray, jardinier de sir John Jardine, qu’il épousa quelque temps après. Sa femme avait été pendant très-long-temps cuisinière chez sir Thomas Kirkpatrick, de Closeburn, et par le crédit de ce gentilhomme elle obtint pour son mari, du duc de Queensberry, le bail avantageux de la carrière de pierres de taille de Gatelowbrigg, dans la paroisse de Morton. Il y bâtit une maison, autour de laquelle se trouvait assez de terrain pour lui permettre d’avoir un cheval et une vache. Robert n’a pu me dire avec certitude en quelle année son père établit sa résidence près de cette carrière ; mais il est sûr que ce fut très-peu de temps avant 1746, parce que, dit-il, pendant le fameux hiver de 1740, sa mère était encore au service de sir Thomas Kirkpatrick. À l’époque où les Highlanders[3] revinrent d’Angleterre, se dirigeant vers Glasgow, ils pillèrent la maison de M. Paterson à Gatelowbrigg, et l’emmenèrent prisonnier jusqu’à Glenbuck, pour avoir dit à un des soldats de l’armée en déroute qu’on aurait pu facilement prédire leur retraite, parce qu’il était évident que le bras puissant du Seigneur était levé, non seulement contre la maison impie et sanguinaire des Stuarts, mais aussi contre tous ceux qui cherchaient à soutenir les hérésies abominables de l’Église de Rome. Il paraît d’après cela que, déjà à cette époque de sa vie, le Vieillard des tombeaux était rempli de cet enthousiasme religieux par lequel il s’est si fort distingué dans la suite.

« La secte religieuse des hill-men[4], ou caméroniens, se faisait alors singulièrement remarquer par son austérité, à l’imitation de Caméron, son fondateur, dont le Vieillard des tombeaux soutint les principes avec la plus vive ardeur. Il fit de fréquents voyages dans le comté de Galloway, pour assister à leurs conventicules[5], et il lui arrivait quelquefois d’emporter avec lui des pierres sépulcrales, prises dans sa carrière de Gatelowbrigg, pour conserver par elles la mémoire des justes dont la cendre était allée se réunir à celle de leurs ancêtres. Le Vieillard des tombeaux n’était pas de ces bigots qui, tandis qu’ils ont un œil tourné en apparence vers le ciel, ont bien soin de tenir l’autre fixé sur quelque objet sublunaire.

« À mesure que son enthousiasme s’accrut, ses voyages dans la province de Galloway devinrent plus fréquents, au point de lui faire négliger le devoir imposé à un père de subvenir aux besoins de sa famille. Depuis l’année 1758, il cessa tout à fait de revenir du Galloway près de sa femme et de ses cinq enfants à Gatelowbrigg, ce qui engagea mistress Paterson à envoyer son fils aîné, Walter, alors âgé seulement de douze ans, dans le comté de Galloway, à la recherche de son père. Après avoir parcouru la presque totalité de cette vaste province, depuis le Nick de Benncorie jusqu’au Fell de Barullion, il le trouva enfin occupé à restaurer les monuments caméroniens, dans l’antique cimetière de Kirkchrist[6], sur la rive occidentale de la Dee, vis-à-vis de Kirkcudbright. Le jeune garçon fit tout ce qu’il put pour engager son père à revenir dans sa famille, mais il ne réussit point. Mistress Paterson alla même jusqu’à envoyer quelques-unes de ses filles, qui n’eurent pas plus de succès. À la fin, dans l’été de 1768, elle alla s’établir dans le petit village de Balmaclellan, où, par le moyen du mince revenu qu’elle se fit en tenant une petite école, elle éleva sa nombreuse famille d’une manière respectable.

« Il y a une petite pierre monumentale à la ferme de Caldon, près de House of the Hill[7], dans le comté de Wigton, qui est en grande vénération, comme étant la première qui ait été érigée par le Vieillard à la mémoire des personnes qui périrent dans cet endroit en combattant pour leur croyance religieuse, durant les guerres civiles du règne de Charles II.

« De la ferme de Caldon, les travaux du Vieillard s’étendirent avec le temps sur presque tout le pays des basses terres de l’Écosse. Il y a peu de cimetières dans les provinces d’Ayr, de Galloway ou de Dumfries, où l’on ne reconnaisse même aujourd’hui les traces de son ciseau. Il est facile de distinguer son travail de celui de tout autre artiste, par la sculpture grossière des emblêmes de la mort et des inscriptions qui ornent les pierres mal taillées élevées par lui. Réparer les anciennes pierres sépulcrales et en ériger de nouvelles, fut la seule occupation que l’on connut à ce singulier personnage pendant plus de quarante ans. La maison de chaque caméronien lui était ouverte toutes les fois qu’il voulait y entrer, et il y était toujours accueilli comme s’il eût fait partie de la famille ; mais il ne profitait pas toujours de cette facilité, comme on peut le voir par le mémoire suivant de ses dépenses frugales, trouvé dans son portefeuille, après sa mort, parmi d’autres papiers dont quelques-uns sont en ma possession :

Gatehouse of Fleet, 4 février 1796.
DOIT ROBERT PATERSON À MARGUERITE CHRYSTALE :


Pour logement pendant sept semaines. L. 0 4 1
Pour quatre auchlets de farine d’avoine. 0 3 4
Four six lippies de pommes de terre. 0 1 3
Pour argent prêté lors de la communion de M. Reid. 0 6 0
Pour trois chopines de yerr, bues avec Sandy le marchand de craie. 0 0 9
―――――
0 15 5
Reçu à compte 0 10 0
―――――
Reste dû 0 5 5

« Ce mémoire prouve que dans sa vieillesse notre religieux pèlerin était fort pauvre, mais c’était plutôt par choix que par nécessité ; car à l’époque dont nous parlons, ses enfants étaient très-bien établis, et auraient désiré qu’il se fixât dans la famille ; mais rien ne fut capable de le faire renoncer à sa vie errante. Il continua à voyager de cimetière en cimetière, monta sur son vieux petit cheval jusqu’au dernier jour de son existence, et mourut, ainsi que vous le rapportez, à Bankhill près de Lockerby, le 14 février 1801, dans la quatre-vingt-sixième année de son âge. Aussitôt que son corps fut trouvé, on en donna avis à sa famille, à Balmaclellan ; mais il était tombé une si grande quantité de neige que la lettre qui portait la nouvelle et les détails de sa mort fut long-temps retenue en route, et que les restes du pèlerin furent enterrés avant qu’aucun de ses parents fût arrivé à Bankhill.

« Voici la copie exacte des frais funéraires ; l’original est en ma possession :

MÉMORANDUM DES FRAIS D’ENTERREMENT DE ROBERT PATERSON, DÉCÉDÉ À BANKHILL LE 14 DE FÉVRIER 1801.


Pour un cercueil. L. 0 12 0
Pour la garniture, etc. 0 2 8
Pour une chemise à lui destinée. 0 5 6
Pour une paire de bas de coton. 0 2 0
Pour pain aux funérailles. 0 2 6
Pour fromage, id. 0 3 0
Pour une pinte de rhum. 0 4 6
Pour une pinte de whisky. 0 4 0
Pour un messager chargé d’aller à Annan. 0 2 0
Pour le fossoyeur. 0 1 0
Pour la toile du linceul. 0 2 8
―――――
2 1 10
Trouvé sur lui après sa mort. 1 7 6
―――――
Reste dû 0 14 4

« Ce compte est certifié véritable par le fils défunt.

« Une indisposition empêcha mon ami d’aller à Bankhill pour assister aux funérailles de son père ; je le regrette d’autant qu’il ignore dans quel cimetière il fut enterré.

« Dans la vue d’ériger un petit monument à sa mémoire, j’ai fait toutes les recherches possibles partout où je pouvais espérer de découvrir le lieu où l’on avait déposé les restes du Vieillard ; mais elles ont été vaines, car son décès n’est inscrit sur le registre d’aucune des paroisses environnantes. J’éprouve une certaine peine en pensant qu’il est probable que ce personnage singulier, qui a passé tant d’années de sa longue existence à faire tous ses efforts pour perpétuer, au moyen de son ciseau et de son maillet, la mémoire d’un grand nombre de personnes qui ne le valaient point, n’a même pas une seule pierre qui indique le lieu où il repose.

« Le Vieillard eut trois fils, Robert, Walter, et John. Le premier, comme on l’a déjà dit, est établi dans le village de Balmaclellan, jouit d’une certaine aisance et est très-respecté de ses voisins. Walter mourut il y a quelques années, laissant après lui une famille qui vit très-honorablement. John passa en Amérique en 1776, et après diverses vicissitudes de fortune, se fixa à Baltimore. »

Le vieux Nol aimait assez une innocente plaisanterie, comme le disent les Mémoires du capitaine Hodgson. Le Vieillard des tombeaux ressemblait un peu pour ce tour d’esprit au Protecteur. Comme maître Silence, il avait été gai deux ou trois fois dans son temps ; mais tout, en lui, jusqu’à ses plaisanteries, était d’une nature triste et sépulcrale, et souvent même lui occasionnait des désagréments, comme on le verra par l’anecdote suivante :

Le Vieillard était un jour occupé, comme à son ordinaire, à réparer les tombes des martyrs dans le cimetière de Girthon, et le fossoyeur de la paroisse exerçait en même temps ses fonctions à une courte distance. Quelques petits espiègles jouaient autour des deux vieillards, et par leurs mouvements impétueux et leurs voix bruyantes les dérangeaient beaucoup dans leurs occupations sérieuses. Les plus turbulents étaient deux ou trois garçons, petits-fils d’un homme bien connu sous le nom du tonnelier Clément. Cet artiste jouissait du privilège presque exclusif de faire et de vendre aux habitants de Girthon et des villages environnants les divers ustensiles de bois dont ils faisaient usage, comme cuillers, écuelles, gobelets, tasses, brocs, tranchoirs, et autres de toute espèce. Il est à remarquer que, malgré l’excellence des ouvrages du tonnelier, ils communiquaient presque toujours, surtout quand ils étaient neufs, une teinte rougeâtre au liquide que l’on y mettait, circonstance, au reste, qui jusque là n’avait point paru extraordinaire.

Les petits-fils de ce fabricant de vaisselle de bois s’avisèrent de demander au fossoyeur ce qu’il faisait de ces nombreux fragments de vieux cercueils qu’il retirait des tombes qu’il creusait. « Ne savez-vous donc pas, dit le Vieillard des tombeaux, qu’il les vend à votre grand-père, qui en fait des assiettes, des cuillers, des tasses, des écuelles, et autres vases semblables ? » En entendant une pareille assertion, les enfants se dispersèrent, pleins d’horreur et de consternation, en songeant qu’ils s’étaient servis, dans un grand nombre de repas, d’objets qui, d’après ce qu’avait dit le Vieillard, convenaient beaucoup mieux à des banquets de sorciers et de revenants[8]. Ils portèrent cette nouvelle dans leurs familles, et l’on peut croire que plus d’un dîner fut attristé par les idées épouvantables qu’elle fit naître ; car ce que l’on disait des matériaux paraissait expliquer la teinte rougeâtre qui, même dans le temps de la plus grande réputation du tonnelier, avait toujours paru suspecte. La vaisselle de Clément fut rejetée avec horreur, au grand profit de ses rivaux les marchands de poterie. Le fabricant de boissellerie vit son commerce tout à coup interrompu, et il en apprit la cause par plusieurs de ses pratiques qui vinrent, en grand courroux, lui rendre sa marchandise et demander le remboursement de leur argent. Dans une position aussi désagréable, il fit citer le Vieillard des tombeaux au tribunal, où il prouva que le bois qu’il employait dans son commerce n’était autre chose que les douves de vieilles barriques de vin, qu’il achetait des contrebandiers, alors très-nombreux dans le pays, ce qui expliquait d’une manière satisfaisante la couleur que contractait le contenu des vases. Le Vieillard, de son côté, déclara devant la cour, que dans ce qu’il avait dit aux enfants, il n’avait eu d’autre intention que de réprimer la grande pétulance de leurs jeux. Mais il est plus aisé de détruire une bonne réputation que de la rétablir[9]. Le tonnelier Clément vit son commerce diminuer tous les jours, et il mourut dans un état voisin de la misère.




Les lettres initiales J. C, placées à la fin de plusieurs notes du roman que l’on va lire, sont celles de Jedediah Cleishbotham, pseudonyme sous lequel sir Walter Scott a publié les Contes de mon Hôte. (Note de l’Éditeur.)


LE VIEILLARD


DES TOMBEAUX


OU


LES PRESBYTÉRIENS D’ÉCOSSE.





CHAPITRE PREMIER.

Préliminaires.


Pourquoi cherche-t-il, par un travail infatigable, à parcourir à la hâte les sombres sentiers de la mort, à vouloir reprendre des dépouilles dont elle s’est depuis long-temps assuré la possession, et ramener l’oubli au grand jour ?
Langhorne.


La plupart de mes lecteurs, dit le manuscrit de M. Pattieson, doivent avoir observé avec délices la joyeuse explosion qui se fait à la sortie d’une école de village, dans une belle soirée d’été. Le caractère léger de l’enfance, si difficilement contenu pendant les heures ennuyeuses de l’étude, éclate alors, pour ainsi dire, en cris, chansons et espiègleries, à mesure que ces petits démons se rassemblent par groupes sur le terrain consacré à leurs amusements, et arrangent leurs parties de plaisir pour la soirée. Mais il est un individu qui jouit aussi de l’intervalle de relâche que procure le renvoi de l’école, et dont les sensations ne sont pas aussi évidentes à l’œil du spectateur, ni aussi propres à exciter la sympathie : je veux parler du magister lui-même, qui, la tête étourdie par le bourdonnement des enfants, et la poitrine suffoquée par l’air renfermé de l’école, a passé tout le jour, seul contre une armée, à réprimer la pétulance, à exciter l’insouciance, à tâcher d’éclairer la stupidité et de vaincre l’obstination, et dont l’intelligence même, quelque forte qu’elle puisse être, a été confondue en entendant la même leçon fastidieuse répétée cent fois, sans autre variation que celle des diverses bévues des écoliers. Les fleurs même du génie classique, qui font le plus grand charme de son imagination dans les moments de solitude, ont perdu tout leur éclat et leur parfum en se mêlant aux pleurs, aux fautes et aux punitions ; en sorte que les églogues de Virgile et les odes d’Horace se trouvent inséparablement liées avec la figure boudeuse et le ton monotone d’un écolier bredouilleur. Si à ces peines de l’esprit on ajoute celles d’un corps faible et délicat, et une âme qui aspire à une distinction plus élevée que celle d’être le tyran de l’enfance, on pourra se faire quelque idée du soulagement qu’une promenade solitaire, faite dans une belle et fraîche soirée d’été, procure à une tête qui a souffert et à des nerfs ébranlés pendant tant d’heures de la journée dans la pénible tâche de l’enseignement public.

Les moments passés dans ces courtes excursions du soir ont été pour moi les plus heureux d’une vie malheureuse ; et si quelque lecteur bienveillant trouve par la suite du plaisir à parcourir ces pages, fruit de mes veilles, je veux bien qu’il sache que le plan en a été habituellement tracé dans ces heureux instants où libre de tous soucis, retiré loin du fracas et jouissant du paysage tranquille qui s’offrait à mes regards, je me sentais disposé au travail de la composition.

Le lieu de ma retraite, dans ces moments fortunés[10], est le bord d’un petit ruisseau qui, s’échappant à travers un vallon solitaire paré d’une fougère ondoyante, passe devant le village où se trouve l’école du Gandercleugh. Dans le premier quart de mille, je suis quelquefois distrait de mes rêveries, pour répondre aux salutations embarrassées de ceux de mes élèves qui, s’écartant de leurs camarades, viennent pêcher la truite et le fretin dans le petit ruisseau, ou chercher sur ses bords des joncs et des fleurs champêtres ; mais, après le coucher du soleil, les jeunes pêcheurs n’oseraient pousser leurs excursions au-delà de l’espace que je viens de mentionner. En voici la raison : vers l’extrémité de cette étroite vallée et dans un lieu retiré, qui semble fuir le côté du rivage escarpé et couvert de bruyère, se trouve un cimetière abandonné. À l’heure du crépuscule les petits poltrons craignent d’approcher de cet endroit, qui a pour moi un charme vraiment inexprimable. Long-temps il a été le but favori de mes promenades ; et si mon excellent patron n’oublie point sa promesse, ce sera dans ce cimetière, et bientôt sans doute, que je reposerai pour toujours, après le pèlerinage que j’ai fait ici-bas[11].

Ce lieu présente vraiment toute la solennité qui convient au séjour de la mort, sans cependant faire naître des sentiments trop pénibles. Il est abandonné depuis quelques années : les tertres qui s’élèvent en petit nombre au-dessus du sol sont recouverts d’un tapis de gazon. On y remarque sept ou huit monuments, à demi enfoncés dans la terre, et couverts de mousse. Aucune tombe nouvellement élevée n’y vient troubler la douce mélancolie de nos réflexions en nous rappelant de récentes calamités ; on n’y remarque point ces herbes épaisses et touffues, qui causent dans l’âme un si pénible sentiment, puisqu’elles nous forcent à penser qu’elles ne doivent leur triste fécondité qu’à la corruption et à la pourriture des cadavres humains qui fermentent sous la tombe. La marguerite qui brille sur le gazon, la campanule qui le tapisse, reçoivent de la rosée du ciel la substance qui les vivifie, et leur vue n’excite point en nous des souvenirs fâcheux et repoussants. Sans doute la mort a passé par ces lieux, elle y a laissé des traces, mais ces traces se sont adoucies, par l’éloignement qui nous sépare du temps où elles furent imprimées. Si le souvenir de ceux qui dorment dans cet asile vient s’offrir à nous, c’est pour penser qu’ils furent naguère ce que nous sommes aujourd’hui, et que si leurs restes mortels sont en ce moment réunis à la terre, notre mère commune, les nôtres subiront un jour la même métamorphose.

Cependant, quoique depuis quatre générations la mousse recouvre les plus modernes de ces humbles tombeaux, la mémoire de quelques-uns de ceux dont ils renferment les dépouilles a toujours été et est encore vénérée. Sur le plus vaste de ces tombeaux et, pour un antiquaire, le plus intéressant du groupe, on remarque un vaillant chevalier revêtu de sa cotte de mailles, le boucher sur la poitrine ; les armoiries sont effacées par le temps, et quelques lettres déchiffrées à grand’peine signifient, selon le bon plaisir de messieurs les antiquaires, Dn. Johan… de Hamel… ou Johan… de Lamel… Quant à l’autre tombe, richement sculptée et ornée d’une croix, d’une mitre et d’un bâton pastoral, la tradition peut assurer seulement qu’elle renferme les dépouilles d’un évêque sans nom. Mais sur les deux pierres placées non loin de là, on peut lire encore, en prose grossière et en vers plus grossiers encore, l’histoire de ceux qui y reposent. Ils appartiennent, suivant l’épitaphe, à la classe des presbytériens, victimes de la haine et de la persécution sous les règnes de Charles II et de son successeur[12]. En revenant de la bataille de Pentland-Hills, un parti d’insurgés fut attaqué dans ce vallon par un petit détachement des troupes du roi ; trois ou quatre furent tués dans cette escarmouche, ou fusillés après avoir été faits prisonniers, comme des rebelles pris les armes à la main. Les paysans continuèrent à attacher aux tombes de ces martyrs du presbytérianisme, un honneur qu’ils ne rendent pas aux plus pompeux mausolées ; et, quand ils les montrent à leurs enfants en leur racontant le sort de ces infortunés, ils finissent toujours par les exhorter à être prêts, en cas de besoin, à imiter l’exemple de leurs braves ancêtres, et à combattre jusqu’à la mort pour la cause de la liberté civile et religieuse.

Quoique je sois loin de vénérer les dogmes particuliers soutenus par ceux qui se déclarent partisans de ces hommes dont l’intolérance et l’étroite bigoterie égalent au moins leur zèle fanatique, cependant je ne veux point troubler les cendres de ces infortunés, dont quelques-uns alliaient au caractère indépendant d’un Hampden l’ardeur infatigable d’un Hooper ou d’un Latimer[13]. D’un autre côté, il serait injuste d’oublier que plusieurs de ceux qui avaient été les plus actifs à étouffer ce qu’ils appelaient l’esprit séditieux et rebelle de ces malheureux sectaires, déployèrent eux-mêmes, lorsqu’ils eurent à souffrir pour leurs opinions politiques et religieuses, autant d’audace, autant de zèle, empreints chez eux de loyauté chevaleresque comme chez les autres d’enthousiasme républicain. On a souvent remarqué, à l’égard du caractère des Écossais, que l’opiniâtreté, qui en est la base, se montre avec plus d’avantage lorsqu’ils sont en butte à l’adversité ; de même que le sycomore de leurs collines que les efforts du vent peuvent briser mais non plier, leur résistance à l’oppression dure autant que leur vie. Je prie le lecteur de considérer que je parle de mes compatriotes tels que je les ai observés ; j’ai su que dans les pays étrangers ils sont plus dociles. Mais il est temps de mettre un terme à cette digression.

Je parcourais, par une belle soirée d’été, les lieux que je viens de décrire, et je m’approchais de ce séjour de la mort, depuis long-temps abandonné, lorsque j’entendis, non sans quelque surprise, des sons différents de ceux qui chaque jour troublaient si agréablement cette solitude, l’aimable murmure du petit ruisseau et le souffle des zéphyrs se jouant dans les rameaux de trois frênes gigantesques qui servaient à désigner le cimetière ; je distinguai le son aigu d’un marteau. Je craignis alors que les deux propriétaires dont les domaines étaient divisés par mon ruisseau favori, ne missent à exécution le projet qu’ils avaient conçu d’établir une espèce de digue, dont la difformité rectiligne se trouverait ainsi substituée aux détours gracieux du charmant ruisseau servant de limites naturelles aux domaines qu’arrosait son cours[14].

En approchant je fus agréablement détrompé. Un vieillard était assis sur le monument élevé à la mémoire des presbytériens massacrés ; il était profondément occupé à retracer avec son ciseau les lettres de l’inscription, qui, annonçant en style biblique les bénédictions futures promises à ceux qui avaient péri, portent contre les meurtriers un anathème correspondant à l’horreur du crime. Un bonnet bleu, d’une grandeur plus qu’ordinaire, couvrait les cheveux gris de ce pieux vieillard ; son habillement était composé d’un vieil habit de drap grossier, appelé hoddingrey, vêtement habituel des vieux paysans ; sa veste et sa culotte étaient de la même étoffe, et le tout paraissait avoir fait un long service. De gros souliers ferrés, garnis d’énormes clous, et des guêtres faites avec un drap noir épais, complétaient son accoutrement. Non loin de lui paissait, au milieu des tombeaux, un cheval, le compagnon de ses voyages ; la blancheur extrême de l’animal, ses os saillants, ses yeux enfoncés, attestaient sa vieillesse. Il était harnaché de la manière la plus simple, avec un licol ou corde de crin, et un sunk ou coussin de paille, au lieu de bride et de selle ; une poche en toile pendait au cou de l’animal, sans doute pour renfermer les outils du maître, ainsi que tout ce qu’il pouvait porter avec lui. Quoique je n’eusse jamais vu ce vieillard auparavant, néanmoins, réfléchissant à la singularité de ses occupations et à son étrange costume, je n’eus pas de peine à reconnaître en lui ce pieux voyageur dont j’avais souvent entendu parler, et qui était connu dans diverses parties de l’Écosse sous le nom de Old mortality ou Vieillard de la mort.

Où était né cet homme ? quel était son véritable nom ? c’est ce qu’il ne m’a jamais été possible de découvrir ; je n’ai même pu connaître que très-vaguement les motifs qui lui avaient fait abandonner le lieu de sa naissance et adopter cette vie errante. D’après l’opinion la plus générale, il était natif du comté de Dumfries ou de celui de Galloway, et il descendait en ligne directe de quelques-uns de ces champions du Covenant[15] dont les hauts faits et les infortunes étaient le sujet favori de ses conversations. On dit qu’il avait autrefois possédé une ferme peu étendue dans les marais ; mais que, soit par suite de pertes pécuniaires, soit par l’effet de malheurs domestiques, il l’avait abandonnée et avait même renoncé à toute espèce de travail lucratif. Enfin, pour faire usage ici du langage de l’Écriture, il délaissa sa maison, son pays, sa famille, et erra ainsi à l’aventure jusqu’au jour de sa mort, c’est-à-dire pendant l’espace de près de trente années.

Durant ce long pèlerinage, notre pieux enthousiaste avait réglé ses voyages de manière à pouvoir visiter chaque année les tombeaux des infortunés ou presbytériens covenantaires qui avaient péri dans les combats ou par les mains du bourreau, sous le règne des deux derniers Stuarts. Dans la partie occidentale des districts d’Ayr, de Galloway et de Dumfries, ces tombeaux sont très-nombreux ; mais on en trouve aussi dans les autres parties de l’Écosse, où les fugitifs avaient ou succombé les armes à la main, ou subi le dernier supplice. Ces tombes sont souvent éloignées de toute habitation humaine, placées dans des marais, dans des lieux sauvages, où ces malheureux avaient cherché une retraite. Mais quelque inaccessible que fût l’endroit qui les recelait, elles étaient visitées par le Vieillard, lorsqu’elles se trouvaient sur le chemin qu’il parcourait tous les ans. Dans les retraites les plus solitaires des montagnes, le chasseur fut plus d’une fois surpris de le trouver occupé à arracher la mousse qui couvrait les pierres grisâtres des tombeaux, à retracer avec son ciseau les inscriptions à demi effacées, enfin à réparer les emblèmes de la mort dont ces monuments simples sont ordinairement ornés. Des motifs dérivés d’une piété sincère, quoique bizarre, portaient ce Vieillard à consacrer ainsi tant d’années de son existence à ce tribut qu’il payait à la mémoire des guerriers morts pour la défense de l’Église. Il croyait remplir un devoir sacré en faisant revivre aux yeux de la postérité les emblèmes déchus du zèle et des souffrances de ses ancêtres, et en conservant, pour ainsi dire, cette lumière, ce feu sacré qui, plus tard, devait servir comme de signal à d’autres générations pour défendre leur religion au prix même de leur sang.

On savait que dans tous ses voyages, le vieux pèlerin ne demandait ni n’acceptait jamais de secours d’argent. Il est vrai que ses besoins étaient bornés ; car, de quelque côté qu’il dirigeât ses pas, il était accueilli dans la maison de quelque caméronien de sa secte, ou dans celle de toute autre personne pieuse. Il reconnaissait toujours l’honorable hospitalité qui lui était accordée, en réparant les tombeaux qui pouvaient appartenir à la famille ou aux ancêtres de son hôte. Comme il remplissait ordinairement cette tâche pieuse dans l’enceinte de quelque cimetière de campagne, ou sur la tombe solitaire cachée au milieu des bruyères, troublant du bruit de son marteau le merle et le pluvier, son vieux coursier paissant à ses côtés, l’habitude qu’il avait de vivre ainsi au milieu des morts l’avait fait désigner sous le nom populaire de Vieillard des Tombeaux.

Le caractère d’un tel homme devait être inaccessible à une gaieté même innocente : cependant, au milieu des personnes de sa secte, il était, dit-on, d’une humeur enjouée. Il traitait ordinairement de race de vipères les descendants des persécuteurs, ou ceux qu’il supposait coupables de partager les mêmes dogmes, ainsi que les personnes irréligieuses aux railleries desquelles il était quelquefois exposé. Il était grave et sentencieux dans ses entretiens, et même quelquefois sévère ; il ne s’abandonna jamais, dit-on, à de violents accès de colère, si ce n’est dans une seule occasion où un enfant espiègle abattit, d’un coup de pierre, le nez d’un chérubin que le Vieillard était occupé à retoucher. « Je ne fais que rarement usage de la verge, malgré la maxime du roi Salomon, dont les écoliers n’ont pas sujet de bénir la mémoire ; mais, en cette occasion, je jugeai à propos de prouver que je ne haïssais pas l’enfant, et je le corrigeai. » Mais je reviens aux circonstances qui accompagnèrent ma première entrevue avec cet intéressant enthousiaste.

En abordant le Vieillard je ne manquai pas de rendre hommage à son âge et à ses principes ; je le priai respectueusement de m’excuser si j’interrompais ses travaux. Il cessa alors de frapper de son ciseau, ôta ses lunettes et les essuya ; puis les replaçant, il répondit à ma courtoisie d’une manière prévenante. Encouragé par son affabilité, j’osai lui adresser quelques questions sur les infortunés aux tombeaux desquels il travaillait alors. Parler des exploits des presbytériens était le bonheur de sa vie, réparer leurs monuments en était toute l’occupation. Dans la conversation il était prodigue des circonstances les plus minutieuses qu’il avait recueillies sur leurs personnes, leurs guerres et leurs pèlerinages. On aurait presque supposé qu’il avait été leur contemporain, et qu’il avait laissé à tout ce qu’il racontait, tant il avait identifié ses sentiments et ses opinions avec les leurs, et tant ses récits contenaient de ces circonstances spéciales qui ne peuvent être rapportées avec vérité que par un témoin oculaire !

« Oui, dit-il d’un ton inspiré, c’est nous qui sommes les seuls vrais whigs[16]. Des hommes charnels se sont emparés de ce nom illustre, en suivant celui dont le royaume est de ce monde. Lequel d’entre eux consentirait à s’asseoir pendant six heures sur le penchant d’une montagne humide pour y entendre un pieux sermon ? Je pense qu’une heure suffirait pour les fatiguer. Ils ressemblent à peu près à ceux qui osent porter l’odieux nom de tory, de ces torys altérés de sang. Voyez-les dans leur égoïsme courir après les richesses, le pouvoir, les honneurs, et oublier tout ce qu’ont fait ces hommes illustres qui combattirent sur la brèche dans les jours du malheur. Doit-on s’étonner s’ils redoutent aujourd’hui l’accomplissement de ce qu’avait prédit le digne M. Peden, ce précieux serviteur de Dieu, dont les paroles exercèrent une telle influence ; s’ils craignent de voir les Français[17] se rassembler dans les vallons d’Ayr et les landes de Galloway, avec autant de rapidité que le firent les montagnards en 1677 ? Et aujourd’hui ils saisissent l’arc et l’épée, quand ils devraient pleurer leurs crimes et la violation du Covenant. »

Je parvins à apaiser le Vieillard en évitant de contrarier ses opinions particulières ; et désireux de converser plus longuement avec un homme d’un si singulier caractère, je lui persuadai d’accepter cette hospitalité que M. Cleishbotham aime toujours à accorder à ceux qui en ont besoin. En nous rendant à la maison du maître d’école, nous nous arrêtâmes à l’auberge de Wallace, où j’étais alors presque certain de trouver le soir mon patron. Après un échange de civilités, le Vieillard consentit, non sans quelque peine, à accepter un verre de liqueur, à condition toutefois qu’il lui serait permis de porter une santé, en la faisant précéder d’une prière d’environ cinq minutes ; et alors, la tête découverte et les yeux levés vers le ciel, il but à la mémoire de ces héros de l’Église qui les premiers avaient arboré sa bannière sur les montagnes. N’ayant pu parvenir à lui faire accepter un second verre, mon patron l’accompagna chez lui et le plaça dans la chambre du prophète, comme il se plaît à nommer la pièce qui contient un lit de réserve, et qui souvent sert de lieu de repos au pauvre voyageur[18].

Le jour suivant je pris congé du Vieillard. Il semblait touché de l’attention peu ordinaire que j’avais mise à cultiver sa connaissance et à écouter sa conversation. Après avoir monté, quoique difficilement, sur son vieux compagnon, il me prit la main et me dit : « Que la bénédiction de notre Maître soit avec vous, jeune homme ! mes heures sont comme les épis de la dernière moisson, et vos jours sont encore dans le printemps ; cependant vous pouvez être moissonné et porté avant moi dans le grenier de la mort, car sa faulx abat les épis verts aussi bien que les épis mûrs, et je remarque sur vos joues une couleur qui, comme le bouton de la rose, sert souvent à cacher le ver de la corruption ; ainsi hâtez-vous de travailler comme le serviteur qui attend l’arrivée de son maître. Et si je devais revenir dans le village après la fin de votre pèlerinage ici-bas, ces mains décharnées et flétries élèveraient une pierre à votre mémoire, et j’y graverais votre nom afin qu’il ne pérît pas tout entier sur cette terre. »

Je remerciai le Vieillard des bienveillantes intentions qu’il me témoignait ; et un soupir involontaire m’échappa, moins de regret que de résignation, en pensant que bientôt je pourrais avoir besoin de ses bons offices. Mais quoique, selon toute probabilité humaine, il ne se trompât point en supposant que le cours de mes jeunes ans pût être abrégé, il avait trop présumé de la durée de son pèlerinage ici-bas. Depuis quelques années on ne voit plus le Vieillard parcourant les campagnes ; la mousse, le lichen, couvrent déjà une partie de ces pierres qu’il avait passé sa vie à réparer. Vers le commencement de ce siècle la mort vint mettre fin à ses pieux travaux ; on le trouva sur le grand chemin près de Lokerby, dans le comté de Dumfries, épuisé de fatigue et rendant le dernier soupir. Son vieux cheval, le compagnon de tous ses voyages, se tenait aux côtés de son maître mourant. On trouva sur lui une somme d’argent suffisante pour subvenir aux frais d’une sépulture simple et décente : circonstance qui prouve évidemment que sa mort ne fut hâtée ni par la violence ni par le besoin. Le peuple a encore pour sa mémoire une profonde vénération ; quelques-uns pensent que les pierres qu’il répara n’auront plus à l’avenir besoin des secours du ciseau. Ils assurent même que, depuis la mort du Vieillard, on voit sur les tombeaux où sont rappelés les supplices des martyrs de la foi, leurs noms tracés en caractères indélébiles, tandis que ceux de leurs persécuteurs ont été entièrement effacés. Il est inutile de dire ici que toutes ces assertions sont le résultat d’une imagination passionnée, et que, depuis la mort du pieux pèlerin, les tombes qui furent l’objet de ses soins, subissent chaque jour, comme tous les monuments terrestres, les irréparables outrages du temps.

Mes lecteurs concevront sans peine qu’en formant un seul ouvrage de quelques-unes des anecdotes que je tiens du Vieillard lui-même, j’ai été loin d’adopter son style, ses opinions, ses récits même, lorsqu’ils me paraissaient dénaturés par l’esprit de parti. Je me suis efforcé de les corriger ou de les vérifier d’après des traditions puisées dans les sources les plus authentiques, et qu’ont bien voulu me procurer les personnes de l’un et de l’autre parti.

Pour ce qui concernait les presbytériens j’ai consulté les habitants de ces fermes des marais situées dans les districts de l’ouest, et qui, grâce à la bonté de leurs seigneurs ou à toute autre circonstance, furent assez heureux pour pouvoir conserver, en dépit des changements répétés que subirent généralement les domaines, les pâturages sur lesquels leurs ancêtres conduisaient leurs troupeaux. Je dois avouer que depuis peu j’ai trouvé cette source de renseignements bien limitée. En conséquence, pour suppléer aux détails qu’elle n’a pu me fournir, j’ai cru devoir appeler à mon aide ces humbles voyageurs que la scrupuleuse civilité de nos ancêtres désignait sous le nom de marchands ambulants, mais que depuis, nous conformant en ceci comme en matières plus importantes, aux sentiments et aux opinions de nos riches voisins, nous avons appris à qualifier de la dénomination de colporteurs ou porte-balles. J’ai eu recours aussi aux tisserands de campagne qui voyagent dans l’espoir de se défaire de la toile qu’ils ont fabriquée l’hiver ; je me suis adressé plus particulièrement aux tailleurs, qui, d’après la nature sédentaire de leur profession, et la nécessité où ils sont de l’exercer en résidant temporairement dans les familles qui les emploient, peuvent être considérés comme possédant un registre complet de traditions rurales. Je suis redevable à ces deux classes d’hommes de quelques éclaircissements sur les récits du Vieillard, éclaircissements qui sont tout à fait conformes au goût et à l’esprit de l’original.

J’ai éprouvé plus de difficultés à me procurer des matériaux qui corrigeassent le ton de partialité qui perce à travers cette richesse d’informations traditionnelles, afin de présenter une peinture vraie des mœurs de cette malheureuse époque, et de rendre en même temps aux deux partis la justice qui leur est due. Néanmoins j’ai pu modifier les récits du Vieillard et de ses amis les caméroniens, d’après les renseignements de quelques descendants de ces familles anciennes et honorables qui, déchues de leur splendeur dans cette humble vallée de la vie, jettent encore un regard de regret et d’orgueil vers ces époques reculées où leurs ancêtres combattirent et moururent pour la cause de la famille exilée des Stuarts. Je puis même de ce côté m’appuyer d’autorités respectables ; car plus d’un évêque non conformiste, dont l’influence et les revenus étaient aussi modiques que le plus grand blasphémateur de l’épiscopat pourrait le désirer, a daigné, tout en prenant part à l’humble repas de l’auberge de Wallace, me fournir des notions propres à modifier ce que j’avais puisé dans d’autres sources. J’ai rencontré aussi çà et là un seigneur ou deux qui, tout en haussant l’épaule, avouaient, sans grande honte, que leurs ancêtres avaient servi dans les rangs des escadrons cruels d’Earshall et de Claverhouse. Enfin, j’ai recueilli de précieux renseignements de la part des garde-chasses de ces seigneurs, dont l’emploi est plus propre que tout autre à devenir héréditaire dans les familles.

Après tout, en décrivant aujourd’hui l’effet que des principes opposés produisirent sur les bons et les méchants dans les deux partis, je ne puis craindre d’être accusé d’injustice ou d’insulte envers l’un ou l’autre. Si le souvenir d’injures passées, si la déloyauté, le mépris et la haine de leurs adversaires produisirent dans l’un des partis la tyrannie et ses rigueurs, d’un autre côté on ne niera pas que, si le zèle de la maison de Dieu ne dévora pas les covenantaires, il dévora au moins, pour imiter une belle expression de Dryden, une grande partie de leur loyauté, de leur raison et de leurs sentiments élevés. Consolons-nous en pensant que les âmes des champions courageux et sincères de l’un et de l’autre parti envisagent depuis long-temps avec surprise et pitié les motifs mal connus qui causèrent leur haine et leur hostilité mutuelles pendant leur séjour dans cette vallée de ténèbres, de sang et de larmes. Paix à leur mémoire ! Pensons d’eux ce que l’héroïne de notre seule tragédie écossaise[19] supplie son époux de penser d’un père qui n’est plus :

« Oh ! ne maudissez point la cendre de nos pères !
Une implacable haine a causé leurs forfaits.
Ils les ont expiés en des peines amères
Qui leur ont mérité le sommeil et la paix. »






CHAPITRE II.

le ban.



Qu’au point du jour cent cavaliers attendent mes ordres aux portes du château.
Douglas.


Sous le règne des derniers Stuarts, le gouvernement avait résolu de comprimer par tous les moyens possibles l’esprit opiniâtre du puritanisme, qui avait été le principal caractère du gouvernement républicain. On voulait alors faire renaître ces institutions féodales qui unissaient le vassal au seigneur lige, et qui attachaient l’un et l’autre à la couronne. Des revues et des réunions fréquentes étaient prescrites par l’autorité, tant pour vaquer à des exercices militaires que pour se livrer à des jeux, à des divertissements. Ces mesures étaient impolitiques, pour ne pas dire plus ; car, comme il arrive d’ordinaire en de telles occasions, les consciences qui n’étaient d’abord que scrupuleuses, loin de céder aux menaces de l’autorité, devinrent inébranlables dans leurs principes ; et la jeunesse des deux sexes, pour qui le flageolet et le tambourin en Angleterre, ou la cornemuse en Écosse, auraient eu un attrait irrésistible, était d’autant plus portée à braver les ordres donnés, qu’elle savait qu’en agissant ainsi elle résistait aux ordres du conseil. Recourir à la force pour obliger les hommes à danser et à se réjouir est un moyen qui a rarement réussi, même à bord des négriers[20], où il était quelquefois employé pour engager ces malheureux captifs à agiter leurs membres et à rétablir la circulation pendant le court espace de temps qu’on leur permettait de rester sur le pont pour y respirer l’air à loisir. L’austérité des rigides calvinistes s’accroissait en proportion du désir qu’avait le gouvernement de la comprimer. Ce qui distinguait ceux d’entre eux qui professaient une extrême rigidité, c’était l’observance judaïque du dimanche, condamnation sévère des exercices mâles et des récréations innocentes, aussi bien que de la coutume profane des danses mêlées, c’est-à-dire des hommes et des femmes dansant ensemble dans une même réunion ; car je crois qu’ils considéraient cet exercice comme innocent lorsque les deux sexes s’y livraient séparément. Ils décourageaient, autant qu’il était en leur pouvoir, même les anciennes wappen schaws[21], comme on les appelait, lorsque le ban féodal du comté était convoqué, et que chaque vassal de la couronne était obligé en vertu de son fief, sous peine de très-fortes amendes, de paraître avec un certain nombre d’hommes armés. Les presbytériens voyaient avec peine ces assemblées, parce que les lords lieutenants et les shérifs qui les commandaient avaient reçu ordre du gouvernement de n’épargner aucune peine pour les rendre agréables aux jeunes gens ainsi réunis. On supposait que les exercices militaires du matin, et les jeux qui terminaient ordinairement la soirée, produiraient naturellement sur leur esprit un effet attrayant.

En conséquence les prédicateurs et les prosélytes les plus rigides employaient les remontrances et l’autorité de la parole pour diminuer le nombre de ceux qui assistaient à ces assemblées, persuadés qu’en agissant ainsi ils affaiblissaient non seulement la force apparente, mais encore la force du gouvernement, puisqu’ils empêchaient l’extension de cet esprit de corps qui s’établit si promptement entre jeunes gens habitués à se réunir pour se livrer à des jeux d’adresse ou à des exercices militaires. Ces prédicateurs redoublaient d’instances auprès de ceux qui pouvaient alléguer quelque motif plausible d’absence, afin de les empêcher d’assister à ces rassemblements ; ils étaient sévères, surtout à l’égard de ceux de leurs auditeurs qui ne s’y rendaient que par un pur sentiment de curiosité, ou par le désir de prendre part aux divertissements et aux exercices. Cependant les membres de la noblesse qui partageaient leurs doctrines se trouvaient souvent dans l’impossibilité de s’y conformer. Les termes de la loi étaient impératifs, et le conseil privé, qui avait le pouvoir exécutif en Écosse, appliquait dans toute leur sévérité contre ceux qui ne paraissaient pas à l’époque voulue, les amendes portées par les statuts. Les propriétaires fonciers étaient donc obligés d’envoyer au rendez-vous leurs fils, leurs fermiers, leurs vassaux, d’après le nombre de chevaux, d’hommes et de lances auquel ils avaient été taxés ; et il arrivait souvent que, en dépit de l’ordre exprès qui leur était intimé de revenir immédiatement après la fin de la revue, les jeunes gens en armes ne pouvaient résister au plaisir de prendre part aux jeux qui la suivaient : peut-être était-ce aussi pour se dispenser d’assister aux prières lues dans les églises à cette occasion. Les parents étaient alors plongés dans une affliction profonde ; ils pensaient qu’une telle conduite était en abomination devant Dieu.

Dans la matinée du 5 mai 1679, époque à laquelle commence notre récit, le shériff du comté de Lanark avait convoqué le ban d’un district presque sauvage, connu sous le nom de Upper-Ward Clydesdale[22]. Le rassemblement avait lieu dans une plaine vaste et unie, non loin du bourg royal, dont le nom importe fort peu ici. La revue terminée et dûment constatée, les jeunes gens devaient, selon l’usage, se réunir et se livrer à des divertissements d’espèce différente, dont le principal était connu sous le nom de Popinjay ou Tir du Perroquet, ancien jeu dans lequel on n’employait autrefois que la flèche ; mais à l’époque dont nous parlons on faisait usage des armes à feu[23]. Ce perroquet postiche, revêtu de plumes bariolées, était suspendu à une perche et servait de but aux compétiteurs qui, placés à une distance de soixante ou soixante-dix pas, déchargeaient en le visant leurs fusils et leurs carabines. Celui dont la balle abattait l’oiseau portait, pendant le reste du jour, le titre pompeux de Capitaine du Perroquet. On le conduisait ordinairement en triomphe à l’auberge la plus renommée du voisinage, où la soirée se terminait par un festin dirigé sous ses auspices, et commandé à ses dépens lorsque ses moyens pécuniaires le lui permettaient.

On pense bien que les dames du pays se rendaient avec empressement aux lieux où se donnait ce noble divertissement, excepté toutefois celles qui, observant dans toute leur rigueur les dogmes sévères du puritanisme, se seraient fait un crime d’encourager par leur présence les jeux profanes de ces pervers. Dans ces jours d’ignorance et de simplicité on ne connaissait ni landaus, ni barouches, ni tilburys. Le lord-lieutenant du comté, duc par son rang, osait seul prétendre à la magnificence d’une voiture à quatre roues, couverte d’une sculpture d’or un peu terne, ayant à peu près la forme de ces peintures vulgaires représentant l’arche de Noé, tirée par huit chevaux flamands à longs crins, et contenant huit personnes dans l’intérieur et six en dehors ou sur l’impériale. Dans l’intérieur étaient Leurs Seigneuries en personne, deux dames d’honneur, deux enfants ; un chapelain, logé dans une sorte d’enfoncement latéral placé en saillie près de la portière, et appelé à cause de cela botte ; et du côté opposé à cette partie de l’intérieur, était blotti l’écuyer de sa Grâce. L’équipage était conduit par un cocher et trois postillons portant de courtes épées et des perruques à trois queues. Des espingoles pendaient à leurs épaules, et des pistolets à leurs selles. Sur le marchepied, derrière ce manoir ambulant, se tenaient ou plutôt étaient suspendus en triple file six laquais à riches livrées et armés jusqu’aux dents. Les autres membres de la noblesse, hommes et femmes, vieillards et jeunes gens, étaient à cheval, suivis de leurs valets ; mais la compagnie, pour des raisons déjà connues, était plutôt choisie que nombreuse.

Après cette masse roulante que nous avons essayé de décrire, venait le modeste palefroi de lady Marguerite de Bellenden, portant la personne droite, empesée et ajustée à l’antique, de cette dame qui réclamait ses droits de préséance sur les nobles du pays, dont les titres ne pouvaient balancer les siens. Elle était vêtue de ses habits de deuil, qu’elle n’avait jamais cessé de porter depuis le jour où son époux avait été exécuté comme partisan de Montrose.

Sa petite-fille, l’objet de tous ses soins, et de toute sa sollicitude sur la terre, la belle Édith aux cheveux blonds, était généralement regardée comme la plus jolie personne d’Upper Ward : placée près de son aïeule, on eût dit le printemps à côté de l’hiver. Son cheval andalou, qu’elle gouvernait avec une grâce infinie, son amazone élégante, la riche selle qui la portait, tout avait été disposé pour faire ressortir avec avantage les dons qu’elle avait reçus de la nature. Ses beaux cheveux s’échappaient en anneaux du simple ruban vert qui les retenait. L’ensemble de ses traits doux et féminins n’était pas dépourvu d’une certaine expression de vivacité enjouée, et leur douceur était exempte de cette fadeur que l’on reproche quelquefois aux blondes et aux yeux bleus. Son extrême jeunesse, ses charmes naissants, fixaient plus encore l’admiration que l’éclat de son équipage et la beauté de son palefroi.

La suite de ces illustres dames ne répondait que faiblement à leur naissance et aux modes alors adoptées, puisqu’elle n’était composée que de deux serviteurs à cheval. Nous devons dire que, pour compléter la quotité d’hommes armés que sa baronnie devait envoyer à la revue, la bonne vieille dame avait été obligée de faire de ses domestiques autant de soldats, car elle n’eût pas voulu pour tout au monde se trouver en reste sous ce rapport. Son vieil intendant, la tête couverte d’un casque d’acier et portant de grosses bottes fort lourdes, conduisait sa petite troupe ; il disait avoir sué sang et eau pour vaincre les scrupules de certains vassaux et les subterfuges de quelques fermiers qui devaient fournir hommes, chevaux et harnais pour la revue. Enfin la querelle fut sur le point de dégénérer en hostilité ouverte, l’épiscopal irrité faisant aux récalcitrants les plus terribles menaces, et ceux-ci lui lançant en retour les foudres de l’excommunication calviniste. Que faire ? Il eût été facile de punir les réfractaires. Le conseil privé les aurait condamnés immédiatement à des amendes qu’une troupe de cavalerie se serait chargée de recueillir ; mais agir ainsi, c’eût été appeler le chasseur et les chiens dans le jardin pour y tuer le lièvre.

« Car, dit Harrison en lui même, les pauvres diables ont de bien faibles ressources, et si j’appelle les habits rouges[24], et que ceux-ci leur prennent le peu qu’ils possèdent, comment pourront-ils à la Chandeleur payer leurs rentes à ma vénérable maîtresse ? il est déjà fort difficile de les obtenir d’eux, même en des temps moins malheureux que ceux-ci. »

Ainsi déterminé, Harrison arma le fauconnier, l’oiseleur, le valet de pied, le garçon de ferme, et un vieux ivrogne de sommelier qui avait naguère servi avec le dernier comte Richard, sous les ordres de Montrose, et qui chaque soir étourdissait la famille des exploits qu’il disait avoir accomplis à Kilsythe et à Tippermoor : notre sommelier était à peu près le seul homme de la troupe qui témoignât quelque zèle dans la circonstance.

De cette manière et en recrutant un ou deux braconniers libres et autant de pêcheurs, Harrison compléta le contingent d’hommes armés que devait fournir lady Marguerite Bellenden comme propriétaire de la baronnie de Tillietudlem et autres domaines. Le jour même de la revue, Harrison rassemblait sa troupe dorée devant la porte de fer de la tour, lorsque la mère de Cuddie Headdrig, garçon de ferme, arriva chargée de bottes énormes, d’un justaucorps de buffle et d’autres accoutrements donnés à son fils pour le service du jour, et les plaçant devant l’intendant, l’assura d’un air grave que, soit que ce fût une colique, soit que ce fût un scrupule de conscience, ce qu’elle ne pouvait prendre sur elle de décider, Cuddie avait éprouvé la nuit dernière une indisposition subite et continue, et qu’il ne se trouvait pas mieux en ce moment : le doigt de Dieu était là, disait-elle, et son fils ne devait point se mêler à de pareilles corvées. On lui parla vainement de châtiments et d’amendes, vainement on la menaça, la bonne mère était obstinée, et Cuddie, chez lequel on fit une visite domiciliaire pour vérifier la nature de sa maladie, ne répondit que par de sourds gémissements. Mause, qui était une ancienne domestique de la famille, jouissait de quelque faveur auprès de lady Marguerite ; cette circonstance la rassurait, car lady Marguerite interviendrait, et son autorité ne pourrait être méconnue. Au milieu de ce contre-temps fâcheux, le génie inventif du sommelier lui suggéra un expédient.

« Il avait vu combattre sous Montrose des gens fort au-dessous de Guse[25] Gibbie ; pourquoi alors ne prendrait-il pas Guse Gibbie ? »

C’était un garçon de peu d’esprit, de très-petite stature, qui exerçait par héritage un emploi subalterne dans la basse-cour, sous les ordres d’une vieille ménagère ; car, à cette époque, dans une famille écossaise il y avait une subrogation de travaux vraiment étonnante. Cet enfant était aux champs. On l’envoya chercher sans plus tarder, on se hâta de l’affubler d’une cotte de mailles ; une énorme épée fut attachée à sa ceinture, ou, pour mieux dire, on attacha Gibbie à une énorme épée, on enfonça ses petites jambes dans de larges grosses bottes, on lui posa sur la tête un casque d’acier d’une telle ampleur qu’il semblait avoir été fait pour l’écraser. Ainsi accoutré, on le percha, d’après sa prière, sur le cheval le plus tranquille de la troupe ; et aidé et soutenu par le vieux Gudyill le sommelier, il passa la revue sans encombre, le shériff n’examinant pas de trop près les hommes d’armes d’une personne si bien pensante que lady Marguerite Bellenden.

Si donc la suite personnelle de cette dame s’élevait à deux laquais seulement, il faut attribuer cette circonstance aux motifs que nous venons de développer. Dans toute autre occasion lady Marguerite eût rougi de paraître ainsi en public ; mais pour la cause de la royauté, elle était prête en tout temps à faire des sacrifices sans bornes. Elle avait, au milieu des guerres civiles de cette malheureuse époque, perdu son époux et deux fils de la plus belle espérance ; mais elle avait reçu le prix de ses sacrifices ; car Charles II, en traversant l’ouest de l’Écosse pour marcher à la rencontre de Cromwell, aux champs infortunés de Worcester, s’était arrêté à la tour de Tillietudlem et y avait déjeuné. Cet incident formait une époque remarquable dans la vie de lady Marguerite, et elle laissait rarement échapper l’occasion de parler de ce repas et de détailler toutes les circonstances de la royale visite, n’oubliant pas de dire que Sa Majesté avait daigné l’embrasser sur les deux joues, quoiqu’elle omît cependant d’ajouter que le roi avait accordé la même faveur à deux fraîches servantes qui marchaient à la suite de milady, et que, pour ce jour-là seulement, elle avait élevées à la dignité de dames d’honneur.

Ces marques de la faveur royale avaient été décisives ; et certes la visite du roi au château, la faveur qu’il y avait accordée à lady Marguerite, auraient suffi pour enchaîner exclusivement cette dame à la fortune des Stuarts, si elle ne leur eût déjà été attachée par sa naissance, par son éducation et par la haine qu’elle portait au parti opposé qui avait causé tous ses malheurs domestiques. Les Stuarts semblaient triomphants alors ; mais lady Marguerite leur avait été dévouée dans les temps de désastres, et elle était prête encore à défendre la même cause, si la fortune venait à abandonner de nouveau cette famille, l’objet de son culte. Elle éprouvait alors les plus douces jouissances en voyant se déployer des forces imposantes prêtes à soutenir les droits de la couronne, et cherchait à dissimuler, autant qu’il lui était possible, la mortification que lui faisait éprouver l’indigne désertion de ses propres vassaux.

À la revue il y eut échange de civilités entre elle et les chefs des diverses familles honorables du comté qui y assistaient, et qui avaient toujours eu pour lady Marguerite la plus profonde vénération. Ce jour-là pas un jeune homme de famille ne passait près d’elle et de sa petite-fille sans se tenir ferme sur la selle, et sans faire caracoler son cheval pour faire briller aux yeux de miss Édith ses talents en équitation et la légèreté de son coursier. Mais les jeunes cavaliers distingués par leur haute naissance et leur loyauté éprouvée attiraient l’attention d’Édith, autant seulement que l’exigeaient les lois de la courtoisie ; elle recevait avec un certain air d’indifférence les compliments qui lui étaient adressés, et dont plusieurs étaient quelque peu usés, quoique empruntés aux longs et insipides romans de La Calprenède et de Scudéry, dans lesquels les jeunes gens d’alors cherchaient des modèles de galanterie, qui furent ensuite rejetés, quand la folie, jetant son lest, eut remplacé ces lourds vaisseaux, tels que les romans de Cyrus, Cléopâtre et d’autres, par de légères barques tirant aussi peu d’eau, ou pour parler plus clairement, consumant aussi peu de temps que la petite chaloupe sur laquelle l’indulgent lecteur a daigné s’embarquer. Mais il était écrit cependant que le jour ne s’écoulerait pas sans que le calme de miss Bellenden fût troublé.






CHAPITRE III.

le tir au perroquet.


Cavaliers et chevaux ressentent ce coup terrible ; armes et guerriers tombent pesamment sur la terre et avec fracas.
Thomas Cambell. Les Plaisirs de l’espérance.


Quoique les hommes et les chevaux fussent peu faits à ces évolutions militaires, elles furent exécutées cependant avec assez de précision. La revue terminée, des cris bruyants annoncèrent que les compétiteurs pour le jeu du perroquet, jeu que nous avons décrit plus haut, commençaient à s’avancer. Le mât, qui se trouvait traversé par une espèce de vergue à laquelle le but était attaché, fut élevé au milieu des acclamations de l’assemblée ; et ceux même qui, opposés à la cause royale dans laquelle ils se trouvaient engagés, avaient vu avec une sorte de dédain les évolutions de la milice féodale, ne pouvaient s’empêcher de prendre un vif intérêt aux divertissements qui allaient commencer. La foule se portait avec empressement vers le lieu du combat, chacun des compétiteurs était exposé à sa critique ; ceux-ci s’avançaient néanmoins successivement, s’arrêtaient et visaient le but ; et leur habileté ou leur maladresse leur attirait la risée ou les applaudissements des spectateurs. Aucun d’eux n’avait encore atteint le but, quand un jeune homme à la taille svelte, mis avec beaucoup de simplicité et toutefois élégant et distingué dans ses manières, s’avança le fusil à la main. Son manteau d’un vert foncé était jeté négligemment sur ses épaules ; la fraise brodée qui entourait son cou, la toque couverte de plumes qui ornait sa tête, tout annonçait en lui un homme au-dessus du commun. Dès qu’il parut dans la lice, un murmure de curiosité s’éleva parmi les spectateurs ; il nous serait difficile de dire si ce murmure était ou non favorable à notre jeune aventurier.

« Faut-il que le fils d’un tel père prenne part à de semblables folies ! » s’écriaient les vieux et rigides puritains chez lesquels la curiosité avait été assez puissante pour surmonter leurs scrupules et les amener à l’assemblée. Mais la plupart de leurs coreligionnaires envisageaient cet incident avec moins de sévérité ; tous se bornaient à faire des vœux pour le succès du fils d’un de leurs anciens chefs alors décédé, sans examiner sévèrement s’il était convenable que le jeune homme se présentât pour disputer le prix.

Leurs vœux furent accomplis : du premier coup le jeune aventurier frappa le perroquet ; il était le seul qui jusqu’alors, nous le répétons, eût atteint le but, quoique quelques balles en eussent passé fort près. De bruyants applaudissements se firent entendre : mais le succès n’était pas décisif ; il fallait que les compétiteurs qui venaient après lui eussent la même chance, et que, si quelques-uns d’entre eux frappaient le but, il combattît de nouveau avec les vainqueurs, le prix ne devant être accordé qu’à celui qui ferait preuve d’une évidente supériorité sur ses rivaux. Parmi ceux qui suivirent, deux seulement parvinrent à frapper l’oiseau : le premier était un jeune homme d’un rang inférieur et d’une constitution robuste ; un manteau gris enveloppait sa figure et la dérobait aux regards ; le second était un jeune seigneur, remarquable par ses dehors séduisants et les soins qu’il avait apportés à sa toilette. Il suivait avec assiduité, depuis le commencement de la revue, lady Marguerite et miss Bellenden. Cette dame s’étant informée pourquoi aucun jeune homme de famille et de principes purs ne se présentait pour disputer le prix aux deux compétiteurs victorieux, lord Evandale (c’était le nom de ce seigneur) quitta ces dames avec un air d’indifférence ; mais bientôt, se précipitant de son cheval et empruntant le fusil d’un serviteur, il atteignit le but, comme on vient de le voir. On se figure aisément le vif intérêt excité par le renouvellement du combat entre les trois rivaux qui jusqu’alors avaient été heureux. Le massif équipage du duc fut, non sans peine, mis en mouvement, et il s’approcha de plus près du lieu où se passait l’action. Les spectateurs, hommes et femmes, tournèrent dans la même direction la tête de leurs chevaux, et tous attendaient avec anxiété l’issue de cette lutte d’adresse.

Il était d’usage que dans le second combat le hasard décidât de l’ordre dans lequel les compétiteurs viseraient le but. Le sort tomba sur le jeune plébéien dont la figure agreste était à moitié cachée par son manteau ; il saisit son mousquet, et s’adressant au jeune homme à l’habit vert : « Si c’était un tout autre jour, monsieur Henri, j’aurais pu, pour l’amour de vous, me résigner à manquer le but ; mais Jenny Dennison me regarde, et je ferai, certes, de mon mieux. »

Il visa, et sa balle en sifflant rasa le but de si près, que l’oiseau, sans être atteint, fut ébranlé. Le plébéien, quittant la lice les yeux baissés, se hâta de disparaître, comme s’il eût craint d’être reconnu. C’était le tour du chasseur vert ; sa balle de nouveau frappa le perroquet. Tout le monde applaudit, et du milieu de l’assemblée un cri se fit entendre : « Que la bonne et vieille cause triomphe à jamais ! »

À ces exclamations de la part des mécontents les dignitaires froncèrent le sourcil. Cependant le jeune lord Evandale s’avança de nouveau, et fut encore heureux. Son succès fut accueilli par les applaudissements et les félicitations de la partie aristocratique et bien pensante de l’assemblée. Mais il fallait recourir encore à une troisième épreuve.

Le chasseur vert, déterminé à mettre fin à ce combat, s’approcha de son cheval que gardait un des siens, et en ayant préalablement assuré avec soin les sangles et la selle, il s’élança dessus, le gouvernant de manière à éloigner un peu les assistants ; alors il donna de l’éperon, galopa vers l’endroit d’où il devait tirer, et sans arrêter la course de son cheval, en abandonnant les rênes et se plaçant de côté sur la selle, il visa le but et abattit le perroquet. Lord Evandale imita son exemple, quoique plusieurs de ceux qui l’entouraient prétendissent que ce qui venait de se passer était une innovation aux règles établies, qu’il n’était point obligé de suivre. Mais, ou l’adresse du jeune lord n’était pas aussi parfaite, ou son cheval n’était pas aussi bien dressé ; l’animal broncha au moment où son maître visait, et la balle n’atteignit pas l’oiseau. Ceux qui avaient été surpris de l’adresse du chasseur vert admirèrent également la courtoisie dont il fit preuve alors. Il rejeta tout le mérite de la dernière épreuve, proposa à son antagoniste de la considérer comme nulle, et de vouloir bien la renouveler à pied.

« Je préférerais la renouveler à cheval, » dit le jeune lord à son antagoniste, « si j’en possédais un aussi docile et aussi bien dressé à ces sortes d’exercices que paraît l’être celui que vous montez. — Voulez-vous me faire l’honneur de le monter, à condition que vous me prêterez le vôtre ? « répondit le jeune homme.

Lord Evandale osait à peine accepter cette offre polie, bien convaincu qu’elle diminuerait le prix de la victoire, si le sort se déclarait en sa faveur. Cependant, ne pouvant maîtriser le désir qu’il avait de rétablir sa réputation de bon tireur, il ajouta, avec un certain air de dédain, que, quoiqu’il abandonnât toutes prétentions à l’honneur de la journée, il accepterait volontiers l’offre obligeante du vainqueur, et que, si celui-ci le voulait bien, cette nouvelle épreuve serait faite en l’honneur de leurs belles.

En prononçant ces mots, il jeta sur miss Bellenden un regard expressif. La tradition rapporte que les yeux du jeune tireur suivirent la même direction, mais que leur expression était plus timide. Le dernier essai du jeune lord fut aussi malheureux que le premier. Il lui fut alors difficile de conserver le ton d’indifférence dédaigneuse qu’il avait affecté jusque-là ; mais sentant tout le ridicule dont il serait l’objet, si, dans une telle circonstance, il témoignait quelque ressentiment, il rendit à son antagoniste le cheval sur lequel il avait fait sa dernière et infructueuse épreuve, et reprenant le sien en adressant à son compétiteur des remercîments. « Grâce à vous, dit-il, je n’ai point perdu la bonne opinion qu’avant ce jour j’avais de mon cheval : j’ai cependant été sur le point d’attribuer à la pauvre bête le blâme de mon infériorité ; mais je reconnais à présent, comme tout le monde, que je ne dois accuser que moi seul de ma déconvenue. » Ayant prononcé ces paroles d’un ton dans lequel le dépit se cachait sous le voile de l’indifférence, il s’élança sur son cheval et s’éloigna.

Comme il arrive ordinairement dans le monde, ceux-là même qui avaient accompagné lord Evandale de leurs vœux, témoins alors de sa défaite éclatante, accordaient à son heureux rival leurs applaudissements et leur attention.

« Quel est-il ? Qui est son nom ? » s’écriaient les gentilshommes présents ; car peu d’entre eux le connaissaient personnellement. On apprit bientôt quels étaient son rang et ses titres : et comme il était de cette classe à laquelle les grands peuvent marquer des égards sans déroger, quatre des amis du duc, avec cet empressement que le pauvre Malvolio attribue à son cortège imaginaire, parvinrent à amener le vainqueur en présence de sa Seigneurie. Comme on le conduisait en triomphe à travers la foule des spectateurs qui l’accablaient de leurs félicitations, il vint à passer, ou plutôt il se trouva vis-à-vis de Marguerite et de sa petite-fille. Le capitaine du Perroquet et miss Bellenden rougirent, et la jeune fille répondit avec quelque embarras au salut profond que lui faisait en passant le vainqueur. — Vous connaissez donc ce jeune homme ? dit lady Marguerite, — Je… je l’ai vu chez mon oncle, madame, et ailleurs quelquefois, » dit tout bas miss Édith Bellenden. — J’entends dire autour de moi, reprit lady Marguerite, que ce jeune damoiseau est le neveu du vieux Milnwood. — Le fils de feu le colonel Morton de Milnwood, qui se distingua à la tête d’un régiment de cavalerie à Dunbar et à Inverkeithing, » dit un gentilhomme qui se trouvait à cheval près de lady Marguerite. — Oui, et qui, avant cela, avait combattu pour les presbytériens à Marston-Moor et à Philiphaugh, » ajouta lady Marguerite ; et elle soupira en prononçant ces fatales paroles, qui lui rappelaient le souvenir triste et cruel de la mort de son époux. — La mémoire de Votre Seigneurie est fidèle, dit le gentilhomme ; mais il serait plus convenable maintenant d’oublier tout cela. — Il devrait ne pas l’oublier, lui, Gilbertscleugh, répliqua lady Marguerite, et se dispenser de s’introduire dans la compagnie de ceux à qui son nom doit rappeler de pénibles souvenirs. — Vous oubliez, ma chère dame, dit l’interlocuteur, que ce jeune homme vient ici au nom de son oncle, pour acquitter l’obligation à lui imposée. Il serait à désirer que tous les districts du comté fournissent des sujets qui lui ressemblassent. — Son oncle, dit lady Marguerite, est un puritain, tout aussi bien que son vieux père, je suppose ? — Son oncle est un vieil avare, dit Gilbertscleugh, dont les opinions ne sont point à l’épreuve d’une pièce d’or ; et, quoiqu’un peu à contrecœur sans doute, il aura, pour éviter une amende, envoyé le jeune homme à la revue. D’ailleurs je suppose que ce pauvre garçon doit se trouver heureux d’avoir pu se dérober pour un jour à l’insipidité et à l’ennui du vieux château de Milnwood, où il ne voit d’autres personnes qu’un oncle hypocondre et une ménagère favorite. — Savez-vous combien d’hommes et de chevaux le domaine de Milnwood doit fournir ? » dit la vieille dame, donnant suite à son interrogatoire. — Deux cavaliers complètement équipés, répondit Gilbertscleugh. — Mes domaines, mon cousin Gilbertscleugh, » dit lady Marguerite se relevant avec dignité, « mes domaines ont toujours fourni à la revue huit hommes, et il m’est souvent arrivé de tripler volontairement ce nombre. Je me rappelle que lors du déjeuner que le roi Charles prit à mon château de Tillietudlem, Sa Majesté insista particulièrement pour savoir… — La voiture du duc s’avance, » dit Gilbertscleugh, qui partageait alors l’alarme commune à tous les amis de lady Marguerite quand elle venait à parler de la visite royale dans le manoir de ses ancêtres. « La voiture du duc s’avance, je pense, milady, que vous userez du droit de votre rang et quitterez la place aussitôt après lui. Me sera-t-il permis de vous accompagner au château, ainsi que miss Bellenden ? Des partis de presbytériens errent dans ces contrées, on dit même qu’ils insultent et désarment les royalistes qui voyagent en petit nombre. — Je vous remercie, Gilbertscleugh, dit lady Marguerite ; avec l’escorte de mes vassaux j’ai moins besoin que qui que ce soit d’être importune à mes amis. Voulez-vous avoir la bonté d’ordonner à Harrison de faire avancer sa troupe un peu plus vite ; il la dirige comme si elle conduisait une pompe funèbre. »

Le gentilhomme s’empressa de communiquer au fidèle intendant l’ordre de milady.

L’honnête Harrison avait d’excellentes raisons pour douter de la prudence de cet ordre, mais il l’avait reçu, il fallait obéir. Il partit donc au petit galop, suivi du sommelier Gudyill ; celui-ci présentait une attitude militaire digne d’un ancien soldat de Montrose, attitude à laquelle les vapeurs stimulantes de l’eau-de-vie ajoutaient encore, en augmentant la fierté et la gravité de son regard : en effet, dans les intervalles du service militaire, notre martial sommelier avait porté de fréquents toasts à la santé du roi et à la ruine du puritanisme. Malheureusement il arriva que ces nombreuses libations lui firent oublier l’attention due à l’inexpérience de Gibbie qui venait immédiatement après lui. Les chevaux ayant pris le galop, les bottes énormes, que les jambes du pauvre garçon ne pouvaient tenir fermes, commencèrent à jouer alternativement contre les flancs du cheval ; ces bottes, armées d’éperons longs et aigus, lassèrent bientôt la patience de l’animal qui bondit et se cabra ; les cris À l’aide que se mit à pousser Gibbie ne parvenaient point aux oreilles du trop négligent sommelier ; car ils se perdaient en partie dans la concavité du casque d’acier qui couvrait la tête du pauvre garçon, et étaient en même temps étouffés par la chanson guerrière du vaillant Grœme, que M. Gudyiil s’amusait à siffler de toute la force de ses poumons.

Mais le coursier voulut bientôt faire à sa tête, et, commençant à caracoler çà et là, au grand amusement de tous les spectateurs, il se dirigea de toute la vitesse de ses jambes vers le massif carrosse que nous avons décrit plus haut. La pique de Gibbie ayant échappé au lien qui la retenait, se trouvait placée transversalement sur le cheval et uniquement soutenue par les mains du malheureux cavalier qui, il en coûte de le dire, cherchant une aide, toujours peu honorable sans doute, avait saisi la crinière de la bête avec toute la force musculaire dont il était susceptible. Son casque couvrait entièrement sa figure, de telle sorte qu’il ne voyait pas plus devant lui que derrière. D’ailleurs l’usage de ses yeux lui eût été fort peu utile dans la circonstance où il se trouvait, car son coursier, comme s’il se fût agi d’une figue contre les partisans du roi, s’élança sur le solennel équipage du duc ; la lance, placée comme on vient de le dire, menaçait de le traverser de part en part, au risque de percer autant de gens sur son passage que la célèbre épée de Roland qui, suivant un poète épique italien, pouvait enfoncer autant de Maures qu’un Français peut embrocher de grenouilles[26].

Prévoyant alors ce qui allait arriver, les personnes placées à l’intérieur et à l’extérieur de l’équipage poussèrent un cri spontané de terreur qui éloigna le malheur qui les menaçait. Le capricieux coursier du pauvre Gibbie fut épouvanté de ce bruit ; il s’arrêta court, broncha, recommença ses saccades et se jeta de côté. Les malheureuses bottes, cause primitive du désastre, maintenaient cependant la réputation qu’elles avaient acquise en des temps plus reculés ; elles répondaient à chaque saut du cheval par un vif coup d’éperon, et tel était leur énorme poids qu’elles ne sortaient pas même des étriers. Mais il n’en fut pas ainsi de ce pauvre Gibbie, que les bonds du coursier chassèrent enfin de ces masses pesantes et larges, et précipitèrent par-dessus la tête de l’animal, à la grande satisfaction de tous les spectateurs. Sa lance et son casque l’avaient abandonné dans sa chute, et, pour compléter sa disgrâce, lady Marguerite Bellenden, qui ignorait encore qu’un de ses guerriers servait ainsi de jouet à l’assemblée, survint assez à temps pour voir son chétif vassal dépouillé de la peau du lion.

Comme elle n’avait point eu connaissance de cette métamorphose, et que la cause même lui en était inconnue, sa surprise et son ressentiment furent extrêmes ; les excuses et les explications de l’intendant et du sommelier ne purent que très-difficilement l’apaiser. Elle prit sur-le-champ la route de son château, tout indignée des rires et des acclamations des spectateurs, et bien disposée à se venger de cet affront sur le vassal réfractaire dont le malheureux Gibbie avait si tristement rempli la place. La plus grande partie de la noblesse se dispersait alors, chacun se rendant à son manoir ; et la comique aventure des vassaux de Tillietudlem leur fournissait un ample sujet d’amusement. Les cavaliers s’éloignaient aussi par petites troupes. Quant à ceux qui avaient exercé leur adresse au jeu du perroquet, un ancien usage les obligeait avant le départ de vider une coupe avec leur capitaine.






CHAPITRE IV.

l’auberge de niel.


Dans les foires, il marchait en tête des lanciers jouant de la cornemuse ; il portait gaiement l’habit militaire ; sur lui brillaient et le casque d’acier, et la lance, et l’épée. Mais maintenant que Habbie n’est plus, qui marchera devant nos guerriers en jouant de la cornemuse ?
Élégie sur Habbie Sympson.


La cavalcade se dirigeait vers une petite ville voisine ; Niel Blane, le joueur de cornemuse, marchait en tête. Armé d’un poignard et d’une longue épée, il montait un petit cheval blanc. Les rubans qui ornaient sa cornemuse auraient suffi pour parer six villageoises se rendant à la foire ou au prône. Niel était un homme propre, élégant, bien fait, aux poumons infatigables ; il avait obtenu par son talent la place importante de musicien de la ville, et tous les avantages attachés à cet emploi, qui consistaient en la jouissance du piper’s croft, ou clos du joueur, nom qu’on donne encore de nos jours à un petit champ d’un acre d’étendue, en cinq marcs d’argent, plus un habit neuf à livrée, orné des couleurs de la ville, qu’il recevait tous les ans ; il pouvait même espérer de toucher un dollar le jour de l’élection des magistrats, pourvu toutefois que le prévôt pût ou bien voulût lui accorder cette gratification ; enfin, au printemps de chaque année, il avait le privilège de rendre visite à toutes les personnes respectables du voisinage. Il les égayait alors des sons de sa musique, buvait à longs traits leur bière et leur eau-de-vie, et terminait en réclamant de leur bienveillance une modique mesure de froment.

À ces avantages inestimables, Niel en joignait d’autres non moins précieux : par son mérite personnel et son habileté musicale, il avait su toucher le cœur d’une aimable veuve qui tenait alors la principale auberge de la ville. Comme le premier mari de cette dame avait été un puritain rigide, jouissant parmi ses coreligionnaires d’une telle considération, qu’ils le désignaient ordinairement sous le nom de Gaius le publicain, quelques-uns de ces derniers, de mœurs plus austères, avaient été scandalisés de la profession de celui que la jeune veuve avait donné pour successeur à son premier mari. Cependant, comme la bière de Howff conservait toujours sa réputation sans égale, la majeure partie des vieilles pratiques continuaient à lui donner la préférence. Il est vrai que le caractère du nouveau propriétaire était d’une nature fort accommodante, il mettait à tenir le gouvernail la plus scrupuleuse attention, afin de conserver sa petite barque sûre et ferme au milieu des tempêtes des factions. Niel était un homme d’une humeur enjouée, rusé et égoïste, indifférent à toutes les disputes de l’Église et de l’État, et ne cherchant qu’à s’assurer la bienveillance de ses pratiques, quelles qu’elles fussent ; mais, pour donner au lecteur une idée plus précise de son caractère, aussi bien que de la situation du pays, nous rapporterons ici les instructions que Niel, arrivant de la revue, donnait à sa fille âgée de dix-huit ans, et qu’il avait initiée aux soins du ménage, si bien remplis par madame Niel, six mois encore avant le commencement de ce récit, époque à laquelle la chère dame avait rendu le dernier soupir.

« Jenny, » dit Niel Blane tandis que la jeune fille l’aidait à se débarrasser de sa cornemuse, « voici le jour où vous devez, pour la première fois, prendre la place de votre digne mère pour servir le public ; rappelez-vous combien elle était douce et polie envers ses pratiques : whigs et torys, grands et petits, elle accueillait bien tout le monde. Il vous sera difficile de la remplacer, la pauvre femme ! surtout un jour comme celui-ci ; mais que la volonté de Dieu soit faite ! Jenny, donnez à M. Milnwood tout ce qu’il demandera ; car il est capitaine du Perroquet, puis c’est une vieille pratique, et il faut le ménager. S’il arrivait qu’il ne pût acquitter sa dépense, car son oncle le tient serré, je trouverai bien le moyen, en faisant honte à ce vieil avare, de me faire payer de lui. Je remarque que le curé joue aux dés avec le cornette[27] Graham : sois surtout empressée et honnête envers eux, car les prêtres et les officiers pourraient nous faire beaucoup de mal dans les temps où nous nous trouvons. Les dragons demanderont de la bière, qu’on leur en serve ; ce sont des tapageurs, je le sais, mais ils finissent toujours par payer. J’ai acheté une excellente vache du noir Franck Inglis et du sergent Bothwell ; je l’ai payée dix livres d’Écosse, et ils en ont bu le prix dans une séance. — Mais, mon père, on dit que ces deux coquins ont volé cette vache à la pauvre femme de Bell’s-Moor, uniquement parce qu’elle avait assisté à un sermon prêché au milieu d’un champ, dimanche dernier, dans l’après-midi. — Taisez-vous, sotte, dit le père qu’avons-nous besoin de nous inquiéter où ils ont pris ce qu’ils vendent ? cela regarde leur conscience. Mais, Jenny, prenez garde à cet homme assis près de la cheminée et qui nous tourne le dos ; son air sombre et brutal ne me plaît pas. Il m’a l’air d’un habitant des montagnes ; car je l’ai vu tressaillir en voyant les habits rouges. Je gage qu’il voudrait déjà être loin ; mais il a été forcé de s’arrêter, son cheval, excellente bête vraiment, est couvert de sueur, harassé de fatigue : servez cet homme avec douceur, Jenny, mais d’un air froid, et gardez-vous bien d’attirer sur lui l’attention des soldats en le faisant causer ; surtout ne lui donnez point de chambre à part, car on dirait que nous cherchons à le cacher. Quant à vous, Jenny, je vous le dis encore, soyez polie envers tout le monde, et ne faites nulle attention aux fadaises des jeunes gens. Dans une hôtellerie il faut se conformer à l’humeur de chacun, et tout souffrir : votre mère était excellente sous ce rapport, peu de femmes l’auraient égalée ; tant que les mains ne sont pas de la partie, vous n’avez rien à dire. Mais si quelqu’un était incivil à ce point, appelez-moi. Dès qu’ils commenceront à déraisonner, dès qu’ils se mettront à parler du gouvernement et de l’Église, alors, Jenny, ils se querelleront sans doute ; en bien, laissez-les faire ; la colère est une passion qui altère, et plus ils disputeront, plus ils voudront boire ; cependant il ne serait pas mal alors de leur servir de la petite bière, cette boisson les échauffera beaucoup moins, sans qu’ils s’aperçoivent jamais du changement. — Mais, mon père, s’ils venaient à se battre, ainsi que cela arriva il y a peu de jours, vous appellerai-je ? — Non, non, Jenny ; gardez-vous de le faire ; sachez que le plus mauvais coup est toujours pour celui qui veut mettre le holà. Si les soldats tiraient leurs sabres, appelez le caporal et la garde ; si les villageois prenaient la pelle et le fourgon, appelez le bailli et les officiers de ville. Mais dans aucun cas ne me dérangez, car je suis fatigué d’avoir joué tout le jour, et je désire manger en paix mon dîner dans la chambre voisine. — À propos, le laird de Lickitup, c’est-à-dire celui qui l’était autrefois, demande un hareng saur avec un pot de bière. — Eh bien, tire-le par la manche, et dis-lui bas à l’oreille que je serais charmé qu’il lui plût de dîner avec moi. C’était une bonne pratique autrefois que ce laird de Lickitup avant qu’il fût ruiné ; il ne consomme plus aujourd’hui, cependant il est toujours brave homme en vérité, et comme autrefois il aime beaucoup à boire. Et si vous apercevez quelques pauvres diables de notre connaissance, sans argent et loin de leur maison, ne craignez pas de leur donner un pot de bière et un bannock[28] : c’est peu de chose pour nous, et cela donne à une auberge telle que la nôtre une certaine considération. Allons, ma chère petite, va-t’en, sers ton monde ; mais auparavant apporte-moi mon dîner avec deux pots de bière et une pinte d’eau-de-vie. »

Ayant ainsi donné ses ordres à Jenny, son premier ministre, Niel Blane et le ci-devant laird, autrefois son patron, mais trop heureux maintenant d’être son convive, se rendirent dans une pièce voisine, éloignée du bruit, afin de se réconforter et de passer ensemble le reste de la soirée.

Cependant tout le département de Jenny était dans une pleine et entière activité. Les chevaliers du Perroquet, traités par leur capitaine, répondaient à ses civilités aimables ; celui-ci, tout en ménageant son verre, faisait en sorte que ceux des assistants se remplissent avec célérité ; autrement ces messieurs auraient pu se plaindre d’avoir été fêtés d’une manière peu convenable. Leur nombre s’affaiblissait par degrés ; il n’en restait plus que quatre ou cinq, qui déjà parlaient de se séparer. Non loin d’eux, à une autre table, étaient assis deux dragons, ceux-là mêmes dont parlait plus haut Niel Blane ; l’un était sergent, l’autre simple soldat ; tous les deux servaient dans le régiment des gardes, commandé par Claverhouse, dans lequel le célèbre Jean Graham était capitaine. Dans ces corps les officiers non commissionnés, et même les simples soldats, n’étaient pas considérés comme de vils mercenaires : ils approchaient plutôt des mousquetaires français, étant rangés dans la ligne des cadets qui remplissaient les fonctions de simples soldats avec l’espérance, lorsqu’ils se distinguaient, d’obtenir des commissions d’officiers.

Beaucoup de jeunes gens de bonne famille étaient placés dans ce régiment, ce qui ajoutait à l’orgueil et à l’arrogance de ceux qui le composaient ; et le sergent dont on vient de parler en était un exemple frappant. Son véritable nom était Francis Stuart, mais il était universellement connu sous le nom de Bothwell, et descendait en ligne directe du dernier comte de ce nom, non pas de l’infâme amant de l’infortunée reine Marie, mais de Francis Stuart, comte de Bothwell, dont la turbulence et les conspirations continuelles troublèrent la dernière partie du règne de Jacques VI, et qui mourut enfin dans l’exil et dans la misère. Le fils de ce comte de Bothwell avait sollicité de Charles Ier la restitution des biens de son père qui avaient été confisqués, mais il était alors impossible d’arracher ces domaines à la rapacité des nobles qui les possédaient. Enfin les guerres civiles qui éclatèrent à cette époque le ruinèrent totalement, et le privèrent d’une modique pension que Charles Ier lui avait accordée : aussi mourut-il dans une extrême indigence. Son fils, qui était le petit-fils de Francis Stuart, après avoir servi comme soldat en pays étranger et en Angleterre, et avoir éprouvé toutes les vicissitudes de la fortune, s’était vu obligé de se contenter du grade de sergent dans le régiment des gardes, quoiqu’il descendît directement de la famille royale, puisque le comte de Bothwell, dont les biens avaient été confisqués, était fils naturel de Jacques VI.

Une force de corps vraiment surprenante, une grande dextérité dans le maniement des armes, et surtout son origine illustre, recommandaient le sergent Bothwell à l’attention de ses chefs. Mais il possédait à un haut degré ces dispositions tyranniques et effrénées, qui n’étaient devenues que trop générales parmi ses compagnons par suite de l’habitude qu’ils avaient d’agir comme membres du gouvernement, en levant des amendes, en percevant des impôts, enfin en prenant diverses autres mesures oppressives contre les presbytériens réfractaires. Ils étaient tellement accoutumés à de pareilles missions, qu’ils se croyaient libres de commettre toute espèce de vexations avec impunité, affranchis de toute obéissance aux lois et à l’autorité, et seulement obligés de se conformer aux ordres de leurs officiers. Bothwell était ordinairement le premier à se montrer dans de semblables occasions.

Il est probable que Bothwell et ses compagnons ne seraient pas restés si long-temps tranquilles sans le respect qu’ils portaient à leur cornette, commandant la troupe casernée dans la ville, et qui était engagé dans une partie de dés avec le curé de l’endroit. Mais ces deux personnages ayant incontinent quitté leur jeu pour s’entretenir avec le principal magistrat de quelque affaire pressée, Bothwell commença à témoigner le mépris que lui inspirait le reste des assistants. — N’est-il pas étrange, Holliday[29], dit-il à son camarade, de voir ces rustres assis près de nous, et buvant depuis long-temps sans songer à porter la santé du roi ? — Ils y ont pensé, dit Holliday ; j’ai entendu ce garçon habillé en vert porter un toast à Sa Majesté. — Ils ont bien fait, répartit Bothwell ; mais alors, Tom, il faut que nous les fassions boire à la santé de l’archevêque de Saint-André, ce qu’ils feront en se mettant à genoux. — Approuvé, approuvé, par Dieu ! dit Holliday ; et celui qui refusera, nous le ferons conduire au corps-de-garde, et là nous lui apprendrons à monter le poulain né d’un gland[30], avec une couple de carabines à chaque pied pour le tenir ferme sur les étriers. — Très bien, très bien ! continua Bothwell : et pour faire tout dans les règles, je commencerai par ce drôle à bonnet bleu, placé près de la cheminée, et dont l’aspect est sombre et refrogné. »

En disant ces mots, il se leva, et mettant son sabre engaîné sous son bras pour soutenir l’insolence qu’il avait méditée, il se plaça vis-à-vis de l’étranger que Niel Blame avait désigné lorsqu’il faisait le sermon à sa fille, et qu’il avait jugé être, selon toute probabilité, un montagnard ou un presbytérien réfractaire,

« Mon bien-aimé[31], » dit le sergent d’un ton de solennité affectée, et imitant le nasillement d’un prédicateur de campagne ; « mon bien-aimé, je prends la liberté de vous prier de vouloir bien quitter votre siège, et de ployer vos jarrets jusqu’à ce que vos genoux aient touché le sol ; prenez cette mesure que les profanes appellent roquille, destinée au soulagement de l’humanité, et dont la liqueur porte la dénomination charnelle d’eau-de-vie ; allons, maintenant buvez à la santé et à la gloire de Sa Grâce l’archevêque de Saint-André, le digne primat d’Écosse. »

Tous attendaient la réponse de l’étranger, dont l’aspect semblait annoncer un homme peu disposé à entendre une grossière plaisanterie et à recevoir impunément une insulte. Ses traits sévères étaient empreints d’une certaine férocité ; son regard n’était pas précisément oblique, mais il le jetait de travers et à la dérobée, ce qui donnait à sa figure un air vraiment sinistre ; il avait une stature carrée, robuste et musculeuse, quoiqu’il fût au-dessous de la moyenne taille.

« Et qu’en résulterait-il, si je n’étais pas disposé à obéir à votre incivile demande ? » dit-il à Bothwell. — Il en résulterait, mon bien-aimé, » répliqua celui-ci avec le même ton de raillerie, « il en résulterait, premièrement, que je pincerais ta trompe, c’est-à-dire ton mufle ou ton nez ; secondement, que je crèverais tes yeux de hibou, et qu’enfin je terminerais la leçon en caressant tes épaules du plat de mon sabre. — Puisqu’il en est ainsi, dit l’étranger, donnez-moi le verre, » et le saisissant de ses mains, il s’écria avec un geste et une expression particulière : « Je bois à la santé de l’archevêque de Saint-André, il est bien digne de la place qu’il occupe en ce moment, puisse tout prélat avoir bientôt le sort du révérend Jacques Sharpe[32] ! — Il a obéi ! s’écria Holliday triomphant. — Oui, dit Bothwell ; mais j’ai remarqué dans le ton de ce drôle quelque chose d’inintelligible pour nous, qui ne me plaît pas. — Allons, messieurs, dit Morton qui commençait à s’impatienter de leur insolence, « nous sommes tous ici de paisibles et fidèles sujets du roi, attirés dans ce lieu par le plaisir ; j’ai donc le droit d’espérer que nous ne serons pas troublés par qui que ce soit, comme vient de l’être ce monsieur. »

Bothwell se disposait à répondre vivement, mais Holliday lui rappela bas à l’oreille, que les soldats avaient reçu l’injonction formelle de n’insulter aucune des personnes qui s’étaient rendues à la revue par les ordres du conseil. Cependant Bothwell, lançant à Morton un regard arrogant et fier : « Ne craignez rien, monsieur le capitaine du Perroquet, je ne troublerai point votre règne qui doit se terminer à minuit. Holliday, » continua-t-il en s’adressant à son compagnon, « ces messieurs sont en vérité fort plaisants. Quel fracas, quel bruit pour avoir tiré au blanc ! Je ne connais pas de femmes ou d’enfants qui ne pussent les imiter après un jour d’exercice. Si maintenant ce prétendu capitaine, ou quelqu’un de sa troupe, voulait au moins essayer une botte pour une pièce d’or, au premier sang, soit à l’épée, soit à l’espadon, soit à la brette, soit au poignard, il y aurait du courage au moins… Encore si ces faquins consentaient à lutter, à jeter la barre, ou la pierre, ou l’essieu ! Mais, » ajouta-t-il en touchant avec le pied le bout de l’épée de Morton, « ils portent sur eux des armes dont ils craindraient de faire usage. »

La patience et la prudence de Morton l’abandonnèrent alors entièrement, et il se disposait à faire à Bothwell la réponse que ses insolentes observations méritaient, lorsque l’étranger s’avança.

« Ceci est ma propre affaire, dit-il ; et au nom de la bonne cause, je viderai moi-même cette querelle. Écoute, l’ami, cria-t-il au sergent, te sens-tu disposé à lutter avec moi ? — Sans doute, sans doute, mon bien-aimé, répondit Bothwell ; oui, je veux m’essayer avec toi, à qui de nous deux touchera la terre. — Puisse ta chute servir de leçon à tous les insolents tels que toi ! répondit l’étranger. Ma confiance est tout entière en celui à qui rien n’est impossible. »

En prononçant ces mots, il dépouilla ses épaules du grossier habit gris qui les recouvrait, et, étendant d’un air ferme et déterminé ses membres charnus et robustes, il se présenta à son ennemi. Celui-ci que la stature musculeuse, la large poitrine, les épaules carrées, le regard farouche de son antagoniste, ne semblaient nullement émouvoir, sifflait alors avec le plus grand sang-froid, en dénouant son ceinturon et en mettant bas son habit militaire. Curieux de connaître l’issue de ce combat, les assistants les entourèrent.

Dans la première épreuve, le sergent parut avoir l’avantage ; il en fut de même dans la seconde, quoique aucune d’elles ne pût être considérée comme décisive. Mais il était facile de voir que Bothwell avait fait de toute sa force un usage trop subit, qu’il n’avait pas assez ménagé sa vigueur contre un antagoniste plein de force et d’adresse, et qu’il était difficile de fatiguer ou d’épuiser. Dans la troisième épreuve, l’inconnu, soulevant son ennemi de terre avec dextérité, le jeta sur le plancher avec une telle violence que celui-ci resta quelques minutes étourdi et sans mouvement. Son camarade Holliday, tirant alors son épée : « Vous avez tué mon sergent, cria-t-il au lutteur victorieux, et, par tout ce qu’il y a de plus sacré dans le monde, vous m’en rendrez raison ! — Arrêtez, » s’écrièrent Morton et tous ses compagnons, « il n’y a point eu de surprise, tout s’est passé convenablement, et votre camarade a reçu le prix qu’il méritait. — C’est vrai, » dit Bothwell en se relevant avec peine, « rengainez, Tom ; je ne pensais pas qu’un gueux de puritain pût jamais se vanter d’avoir jeté sur le carreau d’une misérable auberge un des meilleurs champions du régiment des gardes. Et vous, l’ami, dit-il à l’étranger, donnez-moi votre main : je vous promets, » ajouta-t-il en la serrant avec force, « qu’un jour viendra où nous nous reverrons. Nous combattrons alors d’une manière plus sérieuse, si vous le trouvez bon. — Je vous promets, » répondit l’inconnu lui serrant alors la main avec une égale force, « qu’à notre prochaine rencontre je ferai courber votre tête de manière qu’il vous sera difficile de la relever. — Très-bien, l’ami, répondit Bothwell : si tu es un whig, tu es robuste et brave au moins. Mais écoute, je te veux du bien : tu ne feras pas mal de prendre ton bidet avant la ronde du capitaine ; car, foi de sergent, il en a arrêté de moins suspects que toi. »

L’étranger pensa sans doute que cet avis n’était pas à négliger ; car il acquitta sa dépense, et, se rendant à l’écurie, il sella et amena dehors un superbe cheval noir : en cet instant, il fut rejoint par le reste de la compagnie et par Morton lui-même ; et s’adressant à ce jeune homme : « Je me dirige vers Milnwood, où vous demeurez, dit-on, monsieur ; permettez-moi de profiter de l’avantage et de la protection que m’offre votre compagnie. — Volontiers, » dit Morton, quoique au fond les manières sombres et farouches de cet homme lui déplussent souverainement.

Ses compagnons, après lui avoir fait des adieux affectueux, le quittèrent alors, prenant diverses directions ; quelques-uns cependant l’accompagnèrent pendant à peu près un mille, jusqu’au moment où, s’étant séparés tout à fait de lui, les deux voyageurs restèrent absolument seuls.

La compagnie avait à peine quitté Howff, comme on appelait l’auberge de Blane, que le son des trompettes et des tambours se fit entendre. À ce signal inopiné les soldats se rassemblèrent en armes sur la place du marché, tandis que le cornette Graham, parent de Claverhouse, et le prévôt de la ville, le visage pâle et altéré, entraient dans la maison de Niel Blane, suivis de six soldats et d’officiers de la ville armés de piques.

« Gardez les portes, » furent les premiers mots que prononça le capitaine ; « que personne ne sorte ! Et vous, Bothwell, encore ici ? N’avez-vous pas entendu sonner le boute-selle ? — Il allait se rendre au quartier, dit Holliday, car il a fait une mauvaise chute. — En se battant sans doute, répondit Graham. Bothwell, si vous négligez ainsi vos devoirs, votre sang royal ne vous préservera pas des punitions de la discipline. — Ai-je donc négligé mes devoirs ? » répliqua Bothwell d’un air d’humeur. — « Vous devriez être au quartier, sergent, répondit l’officier ; vous venez de perdre une excellente occasion de prouver votre zèle. On m’annonce à l’instant que l’archevêque de Saint-André a été cruellement et lâchement assassiné par un corps de whigs ; les rebelles ont, à ce qu’il paraît, poursuivi la voiture de l’archevêque, qu’ils ont arrêtée dans les marais de Magus, près la ville de Saint-André, et après en avoir arraché le malheureux prélat, l’ont frappé de leurs épées et de leurs poignards. »

Tous restèrent stupéfaits en apprenant cette nouvelle.

« Voici le signalement des assassins, » continua le capitaine en tirant de sa poche une proclamation ; « leur tête est mise à prix ; une récompense de mille marcs est accordée pour l’arrestation de chacun d’eux. — Holliday, s’écria Bothwell, lisez le signalement, lisez le signalement. Je devine maintenant. Morbleu ! pourquoi ne l’avons-nous pas arrêté ? Vite, camarade, sellez nos chevaux. Capitaine, l’un des assassins n’est-il pas un homme robuste, trapu, large de poitrine, mais souple et agile, avec un nez comme le bec d’un faucon ? — Attendez, attendez, » dit Graham regardant le papier ; « Hackston de Rathillet, grand, maigre, cheveux noirs… — Ce n’est pas mon homme, dit Bothwell. — Jean Balfour, appelé Burley : nez aquilin, cheveux roux, cinq pieds huit pouces[33]… — C’est lui, c’est bien mon homme, s’écria Bothwell, il louche d’une manière effroyable. — En effet, continua Graham : il monte un fort beau cheval noir, pris à l’équipage de l’archevêque le jour de l’assassinat. — Précisément ! sécria Bothwell ; et ce misérable était dans cette chambre il n’y a pas un quart d’heure. »

Quelques informations, prises à la hâte, les convainquirent de plus en plus que l’étranger silencieux et farouche était véritablement Balfour de Burley, chef de la bande des misérables qui, dans la furie de leur zèle aveugle, avaient assassiné le primat : lorsque le hasard le leur fit rencontrer, ils cherchaient une autre victime dont ils avaient juré la mort[34]. Le fanatisme de ces sectaires donnait à cette rencontre fortuite l’apparence d’une intervention divine ; et ils mirent à mort l’archevêque avec une cruauté froide et réfléchie, et avec l’intime conviction que le ciel l’avait à dessein fait tomber dans leurs mains : du moins c’étaient leurs propres expressions, ainsi qu’on l’a su depuis.

« À cheval, à cheval, soldats ! poursuivons l’assassin, s’écria le capitaine ; la tête de ce brigand vaut son pesant d’or. »






CHAPITRE V.

badfour de burley.


Aux armes, jeunes gens !… Ce n’est point la voix des hommes qui vous appelle… L’Église du Seigneur se ligue… Hâtez-vous de fortifier les remparts ; hâtez-vous de voler partout où la bannière de la croix rouge s’agite dans les airs : elle est le signal d’une mort glorieuse ou d’une victoire brillante.
James Duff.


Morton et son compagnon étaient déjà à quelque distance de la ville, et aucun d’eux n’avait rompu le silence. Il y avait dans les manières de l’inconnu, ainsi que nous l’avons fait observer, quelque chose de repoussant qui empêchait Morton de commencer un entretien : d’ailleurs cet homme ne manifestait aucun désir de parler. Lorsque, s’adressant tout à coup brusquement au jeune homme : « Pourquoi le fils d’un père tel que le vôtre assiste-t-il à des momeries aussi profanes que celles où je vous ai rencontré aujourd’hui même ? — Je remplis mon devoir comme sujet, et je me livre à d’innocents plaisirs, parce que cela me plaît ainsi, » répondit Morton un peu offensé. — « Pensez-vous que ce soit votre devoir, jeune homme ? Pensez-vous que ce soit le devoir d’un chrétien de porter les armes pour ceux qui ont répandu par torrents, dans le désert, le sang des martyrs, comme si ce sang était de l’eau ? Est-ce donc une récréation licite de passer son temps à viser un oiseau postiche, et de s’amuser à boire dans les auberges, au milieu de gens ivres, lorsque celui qui est tout-puissant descend sur la terre pour séparer les bons des méchants, ainsi que le laboureur qui, le van à la main, sépare le froment de l’ivraie ? — D’après la nature de votre conversation je vois, dit Morton, que vous êtes un de ceux qui ont jugé à propos de se révolter contre le gouvernement. Je dois vous prévenir que vous faites usage ici, et sans nécessité, d’un langage d’autant plus dangereux que vous vous exprimez en présence d’une personne qui vous est inconnue ; et dans les temps où nous nous trouvons, il n’est même pas prudent pour moi de vous écouter. — Tu ne peux te dispenser de m’entendre, Henri Morton, dit l’étranger ; ton maître te destine un rôle qu’il te faudra remplir quand sa voix t’appellera. Je gage bien que tu n’as pas encore entendu les sermons d’un vrai prédicateur, car tu serais maintenant ce que tu deviendras bien certainement un jour. — Nous sommes de la secte à laquelle vous appartenez, » dit Morton. En effet, la famille de Milnwood assistait aux sermons d’un ministre presbytérien, du nombre de ceux qui, se conformant alors à certains règlements, avaient reçu du gouvernement la libre faculté de prêcher. Cette indulgence avait occasionné un grand schisme parmi les presbytériens, et ceux qui l’avaient acceptée étaient sévèrement censurés par les plus rigides sectaires, qui rejetaient obstinément les conditions offertes : aussi l’étranger répondit-il avec le plus grand dédain à la profession de foi de Morton : — « Tout cela n’est qu’un prétexte, un misérable prétexte. Vous entendez le dimanche un sermon, froid, mondain, approprié aux circonstances ; celui qui le prononce oublie sa haute mission au point d’obtenir son apostolat de la faveur des courtisans et des prélats infidèles. Et vous appelez cela entendre la parole de Dieu ! De tous les appâts dont le démon s’est servi pour pêcher des âmes, dans ces jours de sang et de ténèbres, aucun n’a été plus funeste que cette indulgence perfide. Voyez quel en a été le résultat ! le berger a été frappé et les brebis dispersées sur les montagnes ; une bannière chrétienne a été déployée contre une autre, et un combat a été livré entre les enfants des ténèbres et les enfants de la lumière. — Mon oncle, dit Morton, pense que sous ces ministres tolérés, nous jouissons d’une liberté de conscience raisonnable ; et je dois nécessairement me laisser guider par lui dans le choix du lieu où sa famille rend au Tout-Puissant le culte qui lui est dû. — Votre oncle, dit l’étranger, est un de ces hommes pour qui la moindre brebis du parc de Milnwood serait préférable à tout le troupeau de la chrétienté. Il se serait volontiers prosterné devant le veau d’or de Bethel, et se serait sans aucun doute plongé dans l’eau pour recueillir la poussière de cette idole après qu’elle eut été jetée à la mer. Votre père était un tout autre homme. — Mon père, reprit Morton, était en effet un brave et galant homme ; mais vous savez sans doute qu’il combattit pour cette famille royale au nom de laquelle j’ai porté les armes aujourd’hui même. — Oui ; mais s’il vivait encore, il maudirait l’heure à laquelle il tira l’épée pour leur cause. Nous parlerons de cela plus long-temps un autre jour. Morton, crois-moi, ton heure viendra, et les paroles que tu as entendues s’attacheront à ta mémoire comme des flèches armées de dards. Voici ma route. »

En achevant ces mots il montrait à Morton un sentier conduisant vers des montagnes désertes et désolées qui semblaient s’étendre au loin ; mais comme il était sur le point de tourner la tête de son cheval vers un chemin rude et inégal qui conduisait de la grande route vers ces montagnes, une vieille femme, enveloppée d’un manteau rouge, et qui était assise en travers du chemin, se leva, et s’approchant de lui : « Si vous êtes un des nôtres, » dit-elle d’un ton de voix mystérieux, « gardez-vous bien de vous diriger ce soir vers ce sentier, où vous deviendriez la proie du lion. Le curé de Brotherstane et dix soldats se sont emparés du défilé pour donner la mort à ceux de nos frères errants qui s’exposent dans ce passage afin d’aller rejoindre Hamilton et Dingwall. — Ceux des nôtres que l’on poursuit sont-ils parvenus à se réunir à quelqu’une de nos bandes ? demanda l’étranger. — Ils sont à peu près soixante ou soixante-dix, tant cavaliers que fantassins, dit la vieille femme mais, hélas ! ils sont très-mal armés, et les vivres leur manquent. — Dieu aura pitié de ses enfants, dit l’inconnu. Quel chemin me faut-il prendre pour les retrouver ? — C’est tout à fait impossible ce soir, dit la vieille femme ; les soldats sont sur leurs gardes. On dit que des nouvelles extraordinaires venues de l’est les ont rendus plus cruels et plus terribles que jamais. Ayez soin de chercher pour cette nuit un abri quelque part, ne retournez que demain vers les marais, tenez-vous caché jusqu’au jour ; demain vous trouverez plus facilement votre route en passant par Drake-Moss. Dès que les horribles menaces de nos oppresseurs ont eu frappé mon oreille, je me suis munie de mon manteau et suis venue m’asseoir sur le revers de ce chemin, pour avertir ceux de nos pauvres frères qui errent de ce côté, et les empêcher de prendre cette route qui les conduirait au milieu de leurs spoliateurs. — Votre maison est-elle près d’ici, dit l’étranger, et pouvez-vous m’y cacher ? — Je possède une hutte de l’autre côté du chemin, dit la vielle femme, à environ un mille d’ici ; mais quatre hommes de Bélial, appelés dragons, y sont logés pour briser et détruire le peu que je possède, meubles et effets ; et cela parce que je refuse d’aller entendre leur curé, ce paresseux, ce prodigue de Jean Halftext[35]. — Bonsoir, bonne femme ; je vous remercie, » dit l’étranger ; et il s’éloigna. — Que les bénédictions de la promesse se répandent sur vous ! répondit la vieille femme ; que celui qui peut vous conserver vous garde ! — Amen ! dit le voyageur ; car je défie à qui que ce soit de m’indiquer où cacher ma tête cette nuit. — Je suis très-fâché de votre détresse, dit Morton, et si j’avais à moi une maison ou un lieu d’abri, je pense en vérité que je braverais plutôt les dernières rigueurs de la loi que de vous laisser dans une telle situation ; mais mon oncle est si alarmé des peines et amendes prononcées contre ceux qui soulagent, reçoivent et fréquentent les presbytériens, qu’il nous a défendu à tous d’avoir avec eux la moindre communication. — Je n’en attendais pas moins de sa part, dit l’étranger ; cependant vous pourriez me recevoir sans qu’il le sût : une grange, un grenier, un hangar, toute place enfin où je pourrais m’étendre, serait, d’après la nature de mes habitudes, tout aussi précieux pour moi qu’un tabernacle d’argent environné de planches de cèdre. — Je vous assure, » dit Morton fort embarrassé, « que je ne puis vous recevoir à Milnwood à l’insu de mon oncle et sans son consentement ; et quand bien même je pourrais le faire, serais-je excusable de l’exposer, sans sa participation, à un danger qu’il craint et redoute plus que tous ceux qui pourraient le menacer ? — Eh bien, dit le voyageur, je n’ai plus qu’un mot à vous dire. Avez-vous jamais ouï parler à votre père de John Balfour de Burley ? — Son ancien ami, son compagnon d’armes, qui lui sauva la vie, presque aux dépens de la sienne, à la bataille de Longmarston-Moor ? — Je suis ce Balfour, dit l’étranger. Là est la maison de ton oncle ; je vois la lumière à travers les arbres. Le cri du sang se fait entendre derrière moi, et ma mort est certaine si tu ne m’accordes un asile. Maintenant choisis, jeune homme : abandonne l’ami de ton père ; comme un voleur fuyant au milieu de la nuit, laisse-le exposé à la mort affreuse à laquelle il déroba celui qui t’a donné le jour ; ou bien ne crains pas d’exposer les biens périssables de ton oncle aux dangers que courent, dans ces temps pervers, ceux qui donnent du pain et de l’eau au pauvre chrétien mourant de faim et de misère. »

Mille souvenirs vinrent se présenter à la fois à l’esprit de Morton. Son père, dont il idolâtrait la mémoire, s’était plu souvent à rappeler les obligations qu’il avait à cet homme, et regrettait qu’après avoir été long-temps compagnons d’armes ils se fussent séparés avec quelque froideur, à l’époque où le royaume d’Écosse se trouvait divisé entre les résolus et les protestants[36] ; les premiers s’étaient déclarés pour Charles II, après la mort de son père sur l’échafaud, tandis que les protestants inclinaient plutôt pour une alliance avec les républicains triomphants. Le fanatisme sauvage de Burley l’avait attaché à ce dernier parti ; les deux amis s’étaient séparés, non sans quelque déplaisir, et ils ne devaient jamais se revoir. Ces circonstances, feu le colonel Morton les avait souvent rappelées à son fils, lui disant, toujours avec l’expression d’un regret profond, qu’il s’était trouvé dans l’impossibilité de reconnaître les services qu’en plus d’une occasion il avait reçus de Burley.

Pour hâter la résolution de Morton, une légère brise du soir qui vint à souffler lui fit ouïr, à une certaine distance, le son éloigné des timbales qui, semblant approcher insensiblement, leur annonçait qu’un corps de cavalerie s’avançait dans leur direction.

« Ce doit être Claverhouse avec le reste de son régiment. Qui peut occasionner cette marche de nuit ? Si vous continuez votre route, vous tomberez dans leurs mains ; si vous retournez vers la ville, vous risquez de rencontrer Graham. Le sentier de la montagne est gardé. Il faut que je vous donne asile à Milnwood, ou je vous expose à une mort certaine. Mais la vengeance des lois tombera sur moi et non sur mon oncle ; il en doit être ainsi. Suivez-moi. »

Burley, qui avait attendu sa résolution avec un calme impassible, le suivit en silence.

La maison de Milnwood, bâtie par le père de celui qui en était propriétaire à l’époque dont nous parlons, pouvait passer pour un manoir assez remarquable, proportionné à l’étendue des domaines qui l’entouraient ; mais le nouveau propriétaire avait donné peu de soin aux bâtiments, qui réclamaient alors quelques réparations. À une portée de fusil de la maison se trouvaient les écuries ; ce fut en ce lieu que Morton s’arrêta.

« Il faut que je vous laisse ici un moment, lui dit-il tout bas, jusqu’à ce que j’aie pu trouver un lit pour vous dans la maison. — Je me soucie fort peu d’un lit, dit Burley ; pendant trente ans cette tête a reposé plus souvent sur le gazon ou sur la pierre que sur la laine ou le duvet. Un pot de bière, un morceau de pain, de la paille fraîche pour m’étendre quand j’ai dit mes prières, ont autant de prix à mes yeux qu’un appartement magnifique et la table d’un prince. »

Morton réfléchit alors que s’il tentait d’introduire le fugitif dans l’intérieur de la maison, ce serait l’exposer bien davantage au danger d’être découvert. S’étant en conséquence procuré de la lumière avec les ustensiles laissés sur la table à cet effet, et ayant attaché les chevaux, il assigna à Burley, pour lieu de repos, un lit en bois placé dans un grenier à demi rempli de foin ; ce lit avait été occupé par un domestique jusqu’au jour où il avait été congédié par le vieux Milnwood, dans un de ses accès d’avarice, qui devenait plus prononcée chez lui de jour en jour. Morton laissa son compagnon dans ce grenier, lui recommandant d’éteindre sa lumière, afin qu’aucune lueur ne fût aperçue de la fenêtre ; il lui fit en outre la promesse de revenir bientôt avec les provisions qu’il pourrait trouver à une pareille heure. Cependant cette promesse, il craignait bien de ne pouvoir la tenir, car la faculté d’obtenir les provisions même les plus ordinaires était entièrement subordonnée à l’humeur dont pouvait être affectée la seule confidente de son oncle, la vieille ménagère. S’il arrivait qu’elle fût au lit, ce qui était probable, ou de mauvaise humeur, ce qui ne l’était pas moins, Morton courait grand risque de ne rien obtenir.

Maudissant du fond de son cœur la sordide parcimonie qui se remarquait dans toutes les parties du château de son oncle, il arriva près de la porte verrouillée, à laquelle, selon l’usage, il frappa un léger coup. C’était ainsi qu’il avait coutume de demander qu’on lui ouvrît, lorsque quelque circonstance le retenait dehors après l’heure de repos établie au château de Milnwood. Alors il donnait un coup incertain, dont le son même semblait annoncer l’aveu d’une peccadille, et solliciter plutôt que commander l’attention. Après qu’il eut répété plusieurs fois ce coup, la vieille ménagère, grommelant entre ses dents, quitta le coin de la salle, et s’enveloppant la tête d’un mouchoir pour se préserver du froid, traversa le passage en pierre : « Qui est là à cette heure de la nuit ? » répéta-t-elle plusieurs fois avant d’ôter les verrous et les barres ; puis enfin elle ouvrit la porte avec précaution.

— Vous arrivez à une belle heure, monsieur Henri, » dit la vieille femme avec la tyrannique insolence d’une servante favorite et gâtée par son maître. « Est-il donc convenable de troubler à une telle heure une maison paisible et d’obliger les gens à veiller pour vous attendre ? Votre oncle est au lit depuis trois heures. Robin est malade de son rhumatisme, il est allé se coucher aussi ; et moi j’ai été obligée de rester ici pour vous attendre, en dépit du mal de gorge qui me fait tant souffrir. «

Ici elle se mit a tousser deux ou trois fois, pour persuader an jeune homme que ce qu’elle lui disait était véritable et qu’elle avait beaucoup souffert pour l’attendre.

« Je vous suis fort obligé, Alison, je vous fais mille remercîments. — Comment, monsieur ! et à quoi pensez-vous, vous qui êtes si poli ? Sachez que tout le monde m’appelle mistress Wilson, et M. Milnwood lui-même est le seul, je crois, qui m’appelle Alison : et encore m’appelle-t-il aussi souvent mistress Alison. — Eh bien donc, mistress Alison, dit Morton, je suis réellement fâché de vous avoir fait attendre si long-temps. — Maintenant que vous êtes rentré, monsieur Henri, dit la vieille femme, pourquoi ne prenez-vous pas votre chandelle et n’allez-vous pas au lit ? gardez-vous de laisser couler votre lumière le long des boiseries de la salle, afin que je ne sois pas obligée de gratter la maison pour enlever le suif. — Mais, Alison, en vérité, avant d’aller au lit, je désirerais avoir un pot de bière et quelque chose à manger. — Vous, manger et boire, monsieur Henri ! En vérité je ne vous conçois pas. Pensez-vous donc que nous n’avons pas appris que vous aviez abattu le perroquet ; que vous aviez brûlé autant de poudre qu’il en faudrait pour tirer la poule sauvage dont nous aurons besoin à la Chandeleur ; que vous vous êtes rendu à l’auberge de Niel avec les paresseux du pays ; que vous vous êtes assis là pour boire aux dépens de votre pauvre oncle, sans doute avec toute la racaille du pays, jusqu’au coucher du soleil ? et à présent vous revenez crier pour avoir de la bière, comme si vous étiez maître et plus que maître ! »

Morton se trouvait fort offensé ; mais comme il avait le plus vif désir de porter des provisions à son hôte, il apaisa son ressentiment, affectant au contraire un certain air de gaieté, il assura mistress Wilson qu’il avait vraiment faim et soif. « À propos du tir au pistolet, mistress Wilson, ajouta-t-il, je sais que vous-même y alliez autrefois, j’ai appris cela. J’aurais bien désiré que vous y eussiez été ce matin pour nous voir. — Ah ! monsieur Henri, dit la vieille dame, n’allez pas commencer à conter fleurette aux femmes. Tant que vous ne vous adresserez qu’aux vieilles comme moi, il n’y aura pas de mal, mais prenez garde aux jeunes filles, mon enfant. Capitaine du Perroquet, vous vous croyez déjà grand garçon ; et en effet (l’examinant avec la chandelle) je ne vois aucun défaut à l’extérieur ; puisse l’intérieur lui ressembler ! Mais je me rappelle que quand j’étais petite fille, je vis un duc, le même qui perdit la tête à Londres : quelques personnes ont même prétendu qu’elle n’était pas très-bonne, mais enfin c’était toujours une perte douloureuse pour lui, le pauvre monsieur ! Eh bien, il abattit le perroquet, car peu de personnes osaient le disputer à Sa Grâce. Ce duc avait une belle prestance, et quand tous les grands montèrent pour déployer leur adresse à faire caracoler leurs chevaux, Sa Grâce était aussi près de moi que je le suis de vous, et il me dit : « Prenez garde, mon cœur (ce furent ses propres paroles), car mon cheval n’est pas très-sûr. Puisque vous venez de me dire que vous avez fort peu bu et mangé, je vous ferai voir que je ne suis point aussi indifférente à votre égard que vous le pensez ; car je ne crois pas qu’il soit prudent pour un jeune homme d’aller au lit l’estomac vide. »

Pour rendre justice à mistress Wilson, disons que ses harangues nocturnes en de telles occasions se terminaient fréquemment par cette sage sentence qui annonçait toujours quelque provision meilleure que de coutume : ce fut précisément ce qui arriva alors. En effet, le principal objet de ses murmures était de montrer son importance et son autorité ; car, au fond, mistress Wilson n’était pas une mauvaise femme ; elle aimait certainement M. Milnwood et son neveu, et elle les préférait à qui que ce fût au monde, quoiqu’elle les tourmentât extrêmement. Elle regardait alors M. Henri (c’est ainsi qu’elle l’appelait) avec une grande affection, parce qu’il prenait part à sa gaieté.

« Grand bien vous fasse, jeune homme ! Je pense que vous trouverez le repas que vous allez prendre aussi bon que celui de Niel Blane. Feu sa femme était fort adroite ; tout ce qu’elle faisait, elle le faisait bien, parce qu’elle ne sortait pas de sa classe ; et certes, elle ne pouvait pas égaler la ménagère d’un gentilhomme : mais je crains que sa fille ne soit une sotte. Dimanche dernier, à l’église, elle avait sur la tête un bonnet à rubans : à quoi tout cela la conduira-t-il ? Mais je sens mes yeux se fermer ; allons, Henri, ne vous pressez pas ; prenez garde en éteignant la chandelle ! Je vous ai mis une mesure d’ale et un verre d’eau de fleur d’oranger. Je ne donne pas de cela à tout le monde ; je la conserve pour mes maux d’estomac : mais c’est meilleur pour vous que de l’eau-de-vie. Allons, bonsoir, monsieur Henri, et surtout prenez garde à votre chandelle ! »

Morton lui assura qu’il serait fort prudent ; il la pria de ne pas être alarmée si elle l’entendait ouvrir la porte ; car il fallait qu’il allât, selon l’usage, veiller à son cheval et l’arranger pour la nuit. Mistress Wilson se retira, et Morton, serrant ses provisions, allait se rendre près de son hôte, lorsqu’il aperçut, fourrée entre la porte, la tête de la vieille ménagère, lui faisant des signes et lui recommandant de penser à son salut avant de se coucher, et d’invoquer pendant la nuit la protection du ciel.

Telles étaient les coutumes d’une certaine classe de serviteurs, autrefois commune en Écosse : peut-être serait-il même possible d’en trouver encore de semblables dans les contrées désertes. On les considérait alors comme des espèces de meubles appartenant à la maison ; et comme ils ne concevaient jamais, dans le cours de leur vie, la possibilité d’un renvoi, ils étaient sincèrement attachés à tous les membres de la famille[37]. D’un autre côté, lorsqu’ils étaient gâtés par l’indulgence ou l’indolence de leurs maîtres, ils étaient très-portés à devenir égoïstes et despotes, au point qu’une maîtresse ou un maître aurait presque désiré quelquefois d’échanger leur fidélité intraitable contre la duplicité flatteuse et commode d’un valet moderne.






CHAPITRE VI.

la réception.


Oui, le regard farouche de cet homme est tel que la première feuille d’un livre sombre et tragique ; elle annonce un ouvrage triste, une catastrophe terrible.
Shakspeare.


Se voyant enfin débarrassé de la présence de la femme de charge, Morton rassembla ce qui lui restait des provisions qu’on lui avait servies, et se disposa à les porter à l’hôte qu’il avait secrètement accueilli. Il ne jugea pas utile de se munir de lumière, il avait une parfaite connaissance de la direction qu’il fallait suivre. Il avait été bien inspiré de marcher dans l’ombre ; car il avait à peine franchi le seuil, qu’un bruit sourd et prolongé, produit par des pas de chevaux, annonça que le corps de cavalerie dont un peu auparavant ils avaient entendu les timbales[38], passait alors le long de la grande route qui tournait autour de l’éminence sur laquelle était bâti le château de Milnwood. Morton entendit distinctement la voix de l’officier ordonnant une halte. Il se fit ensuite un moment de silence, qu’interrompaient parfois seulement le hennissement et le trépignement d’un impatient coursier.

« À qui appartient cette maison ? dit une voix avec un ton d’autorité et d’injonction. — À Milnwood, s’il plaît à Votre Honneur, fut la réponse. — Le propriétaire pense-t-il bien ? demanda le premier interrogateur. Il satisfait en tout point aux lois du gouvernement, et a choisi pour ministre un de ceux qu’il tolère, » fut la réplique. — Ah, ah ! oui, toléré ! C’est un vrai masque pour la trahison, très-impolitiquement accordé à ceux qui sont trop pusillanimes pour mettre leurs principes à découvert. Allons, il faut faire une recherche minutieuse jusqu’aux combles de cette maison, et voir si quelqu’un de ces scélérats, teints de sang, qui ont trempé dans ce meurtre abominable, n’y serait pas caché. »

Avant que Morton eût eu le temps de revenir de l’alarme dans laquelle ce dessein l’avait jeté, une troisième voix s’écria : « Je ne pense pas que cela soit bien nécessaire ! Milnwood est un vieil hypocondre, qui jamais ne se mêle de politique, et qui, par-dessus tout, chérit son argent et ses billets. Son neveu, à ce que j’ai ouï dire, était ce matin au Wappen-Schaw, et a gagné le prix au perroquet, ce qui n’irait guère à un fanatique ; et je pense bien qu’il y a long-temps que tous sont allés se coucher. Cette alarme donnée à ce pauvre vieillard, à une telle heure de la nuit, le tuerait sur-le-champ. — Bien, bien ! répliqua le chef ; si cela est ainsi, nous perdrions à cette recherche un temps qui nous est précieux, et qu’il nous faut employer ailleurs. Régiment des gardes, en avant, marche ! »

Quelques sons affaiblis de la trompette, et le bruit de la timbale qui marquait la mesure, joints à celui des armes et des pas des chevaux, annonçaient que la troupe était déjà loin. La lune, qui se dégagea de dessous les nuages à l’instant où la tête de la colonne atteignait la crête de la colline au pied de laquelle la route tournait, refléta vaguement ses rayons sur l’acier poli des casques, de manière qu’à travers l’obscurité on pouvait presque distinguer les têtes des chevaux et des cavaliers. Ils défilèrent sans interruption et assez long-temps sur la hauteur, car cette troupe était fort nombreuse.

Quand le dernier cavalier eut disparu, le jeune Morton pensa à aller rejoindre son hôte. À peine fut-il rentré dans sa retraite, qu’il le trouva assis sur sa modeste couche, une bible de poche ouverte dans ses mains, et il semblait la méditer avec une attention profonde. Son épée, qu’il avait tirée au premier bruit d’alarme dont l’arrivée des dragons avait frappé son oreille, était posée nue en travers sur ses genoux, et une petite lumière placée à côté de lui sur un vieux coffre jetait une clarté incertaine et tremblante sur ses traits durs et tristes, dont la férocité était ennoblie par l’enthousiasme qui les animait. Sa physionomie était celle d’un homme chez lequel un principe puissant, tyrannique, a subjugué et fait disparaître toute autre passion et tout autre sentiment ; de même que la vague qui s’enfle à la marée montante couvre les rocs et les rescifs, que l’œil ne distingue plus, sinon par l’écume bouillonnante des flots tournoyants. Morton avait à peine contemplé son hôte une minute, que ce dernier leva la tête.

« Je vois, » dit Morton jetant les yeux sur l’épée nue, « que vous avez entendu le bruit des cavaliers : leur passage m’a retardé de quelques minutes. — À peine y ai-je pris garde, dit Balfour ; mon heure n’est pas encore venue ; je le sais, je tomberai dans leurs mains, et je serai glorieusement associé aux saints qu’ils ont égorgés. Ah ! jeune homme, que je voudrais que cette heure sonnât bientôt ! Oh ! comme elle serait la bienvenue ! aussi bienvenue que le jour des noces à un fiancé. Mais si mon Maître a encore de l’ouvrage pour moi sur la terre, je ne dois pas travailler en murmurant. — Mangez et fortifiez-vous, dit Morton. Votre sûreté exige que dès demain vous abandonniez ce lieu, afin de gagner les montagnes aussitôt que vous pourrez distinguer, à la pointe du jour, le sentier à travers les marais. — Jeune homme, répartit Balfour, vous êtes déjà fatigué de ma présence ; vous le seriez bien plus si vous connaissiez l’action que je viens d’accomplir ; mais je n’en suis point étonné, car il y a des moments où je suis las aussi de moi-même. Pensez-vous que ce ne soit pas une rude épreuve pour nous autres hommes d’être appelés à exécuter les jugements rigoureux du ciel, pendant que nous sommes encore tout chair, et qu’au dedans de nous vit encore cette sympathie, ce sentiment de compassion pour le malheureux qui souffre, sympathie qui fait que notre cœur frissonne et bat quand nous enfonçons l’acier dans le sein de notre semblable ? Pensez-vous que, lorsqu’un tyran orgueilleux a été précipité de son rang, les instruments de son châtiment puissent toujours reporter leurs regards sur la part qu’ils ont prise à sa destruction, sans que leurs nerfs soient émus, ébranlés ? Pensez-vous que souvent leur conscience ne mette point en question si c’est véritablement une inspiration d’en-haut qui les a chargés de frapper le coupable ? Pensez-vous que parfois ces vengeurs du ciel ne doutent pas de la source de cette forte impulsion qu’ils ont reçue de lui dans leurs prières, et qu’ils ne tremblent pas, au milieu de tant de scrupules, d’avoir pris le change, c’est-à-dire d’avoir confondu les réponses de la vérité avec les puissantes illusions de l’Ennemi ? — Ce sont des sujets, M. Balfour, sur lesquels je ne suis pas en état de discuter avec vous, répondit Morton ; mais je doute fort de la source sacrée de toute inspiration qui pousse un homme à commettre une action contraire aux sentiments naturels d’humanité que le ciel a mis dans nos âmes comme la règle générale de notre conduite. »

Balfour paraissait un peu troublé, mais il se remit aussitôt ; et composant son visage, il répondit froidement : « Il est naturel que vous pensiez de la sorte ; vous êtes encore dans le cachot de la loi, dans une fosse plus noire que celle où fut plongé Jérémie, dans une prison plus ténébreuse que celle où fut jeté Malcaïa, le fils d’Amelmelech, dans laquelle il n’y avait point d’eau, mais de la fange ; et cependant le sceau du Covenant est sur votre front ; le fils du juste, qui sut résister à la voix du sang quand la bannière fut déployée sur les montagnes, ne restera pas dans l’oubli comme un fils des ténèbres. Croyez-vous donc que, dans ces temps d’amertume et de calamités, on ne doive exiger de nous que l’obéissance à la loi morale, proportionnée à notre fragilité ? Pensez-vous qu’il suffise de subjuguer la méchante et corruptible nature de nos affections et de déraciner nos mauvais penchants ? Non, notre tâche s’étend au-delà. Une fois que nous avons ceint nos reins, il nous faut courir dans la lice avec courage ; et quand nous avons tiré l’épée, il nous est enjoint de frapper l’impie, fût-il notre voisin, et l’homme puissant et cruel, fût-il notre sang, fût-il l’ami de notre cœur. — Voilà les sentiments que vous reprochent vos ennemis, dit Morton ; sentiments qui excusent en quelque sorte les mesures cruelles que le conseil a dirigées contre vous. On assure que vous prétendez que toutes vos actions dérivent de ce que vous appelez lumière intérieure, laquelle rejette le frein de la loi commune et se joue même de l’humanité quand tous ces liens sacrés se trouvent en opposition avec ce que vous nommez l’esprit intérieur. — On nous calomnie, répliqua le covenantaire[39] ; ce sont eux, parjures qu’ils sont, qui ont rejeté toute loi divine et humaine, et qui à cette heure nous persécutent, à cause de la fidélité que nous gardons à l’alliance solennelle et au Covenant entre Dieu et le royaume d’Écosse ; alliance que tous ont jurée en d’autres temps, sauf quelques maudits papistes ; alliance qui, aujourd’hui objet de division, est brûlée et foulée aux pieds sur les places publiques. Quand ce Charles Stuart est rentré dans ses royaumes, sont-ce ces âmes diaboliques qui l’ont ramené ? Ils l’avaient essayé de tout leur pouvoir, mais ils n’ont pas réussi, je pense. James Graham de Montrose et ses brigands montagnards l’ont-ils replacé sur le trône de son père ? Je pense que leurs têtes attachées à la porte d’Édimbourg ont témoigné assez long-temps de leur défaite. Ce furent les ouvriers de l’œuvre de gloire, les réparateurs de la beauté du tabernacle, qui le rappelèrent à la place élevée d’où tomba son père : et quelle a été notre récompense ? Elle fut dans ces paroles du prophète : « Nous cherchions la paix, et nous ne l’avons pas trouvée ; nous demandions la santé, nous n’avons rencontré que trouble. Le hennissement de ses chevaux fut entendu de Dan, et toute la terre a tremblé au bruit de la voix des forts, car ils sont venus, et ils ont dévoré la terre et tout ce qui était dessus. » — Monsieur Balfour, répondit Morton, je ne veux ni acquiescer à vos plaintes contre le gouvernement, ni les réfuter ; j’ai tâché de m’acquitter d’une dette qui était due au compagnon de mon père, en vous donnant un asile dans votre malheur ; mais excusez-moi si je ne m’engage pas plus avant dans votre cause et dans aucune discussion. Je vous laisse donc reposer, et je regrette de tout mon cœur de ne pouvoir améliorer autrement votre sort. — Mais j’espère que je vous verrai demain matin avant mon départ. Je ne suis point un homme dont les entrailles s’émeuvent pour des parents et des amis de ce monde. Quand je mis la main au manche de la charrue, je fis une sorte de traité avec mes affections mondaines, par lequel je m’imposai de ne jamais jeter les yeux en arrière sur les choses que je laissai loin de moi. Cependant le fils de mon ancien ami est comme le mien propre, et je ne puis le voir sans être intimement persuadé qu’un jour il ceindra l’épée en faveur de la cause chère et précieuse pour laquelle son père a combattu et versé son sang. »

Morton se retira, en promettant à son réfugié de venir l’avertir du moment où il devrait poursuivre sa route.

Morton dormit à peine quelques heures ; son imagination troublée par les événements de la journée ne lui permit pas de jouir d’un sommeil paisible ; il fut poursuivi de mille visions ; des scènes d’horreur se présentaient à son esprit, et dans ces scènes son nouvel ami jouait le principal rôle. La belle forme d’Édith Bellenden se mêlait aussi à ses songes, elle semblait pleurer, les cheveux épars, elle paraissait invoquer son secours, qu’il était dans l’impuissance de lui prêter. Il se réveilla et s’arracha à ce pénible sommeil, atteint de la fièvre, et l’âme en proie aux plus tristes pressentiments. Déjà la cime des montagnes éloignées se teignait de la pourpre du soleil levant, et l’aube paraissait dans toute la fraîcheur d’une matinée d’été.

« J’ai dormi trop long-temps, dit Morton, je dois sans perdre un instant hâter le départ de ce malheureux fugitif. »

Il s’habilla promptement, ouvrit la porte de la maison avec précaution, et vola vers le lieu où le puritain était confiné. Morton entra sur la pointe du pied, car le ton assuré et les manières solennelles, aussi bien que le langage extraordinaire et les réflexions de ce singulier individu, l’avaient frappé d’un sentiment qui tenait du respect et de la crainte. Balfour était encore endormi. Un rayon de lumière donnait sur sa couche sans rideaux, et fit voir à Morton ses traits durs, qui semblaient agités par quelque forte émotion de l’âme. Il ne s’était point déshabillé. Ses deux bras étaient hors du lit ; sa main droite était fortement serrée, et de temps en temps faisait un mouvement violent comme pour frapper, comme dans un rêve de meurtres ; sa main gauche était étendue, et par instants une convulsion machinale lui faisait exécuter le geste de repousser quelqu’un. La sueur couvrait son front, pareille à ces bulles d’eau qui sortent d’un ruisseau qu’on vient de troubler ; et toutes ces marques d’émotion étaient encore accompagnées de mots entrecoupés qui s’échappaient de ses lèvres par intervalle. « Tu es pris. Judas… tu es pris… n’embrasse pas mes genoux… tuez-le !… un prêtre !… oui, un prêtre de Baal ; qu’il soit lié, qu’on l’immole près du ruisseau de Kishon !… les armes à feu seront sans pouvoir contre lui… frappez… mais avec le fer qui glace… mettez fin à son agonie… mettez fin à son agonie, quand ce ne serait que par respect pour ses cheveux blancs. »

Justement alarmé de ces expressions violentes, qui, même dans le sommeil, semblaient se précipiter avec la farouche énergie qui aurait accompagné l’action même du meurtre, Morton frappa son hôte afin de le réveiller ; les premiers mots qu’il murmura furent : « Menez-moi où il vous plaira, j’avouerai tout. »

Tournant bientôt autour de lui ses yeux pleinement réveillés, il reprit tout à coup son air triste et sombre, et se jetant à genoux, avant de parler à Morton, il prononça avec effusion une prière pour les souffrances de l’Église d’Écosse, demandant au ciel qu’il daignât jeter des yeux de bonté sur le précieux sang de ses saints égorgés et de ses martyrs, et au Tout-Puissant qu’il étendît son bouclier sur les restes épars de ses fidèles, qui, en l’honneur de son nom, demeuraient dans le désert. Vengeance prompte et complète, vengeance sur les oppresseurs, était la conclusion de cette dévote oraison, qu’il fit d’une voix haute et d’un ton emphatique, et que rendit encore plus expressive le style oriental de l’Écriture.

Quand il eut achevé sa prière il se leva, et prenant Morton par le bras, ils descendirent ensemble à l’écurie, où le Vagabond, pour donner à Burley le nom qui fut souvent la qualification de sa secte, se mit à disposer son cheval afin de poursuivre sa route. Quand l’animal fut sellé et bridé, Burley pria Morton de l’accompagner à une portée de fusil dans le bois, et de le mettre dans le vrai chemin des marais. Morton y consentit volontiers ; ils marchèrent quelque temps, gardant l’un et l’autre le silence, sous l’ombre de plusieurs vieux et beaux arbres, suivant un sentier que la nature avait tracé elle-même, et qui, traversant ce pays boisé environ l’espace d’un demi-mille, conduisait jusqu’à la terre nue et sauvage qui s’étend au pied des montagnes.

Ils n’avaient point encore échangé un mot, quand Burley, rompant ce long silence, s’écria tout à coup : « Eh bien les paroles qu’hier soir je vous ai adressées ont-elles fructifié dans votre âme ? »

Morton répondit : « J’ai toujours la même opinion que naguère, et suis toujours résolu, du moins aussi long-temps que cela sera possible, d’allier les devoirs d’un bon chrétien avec ceux d’un paisible sujet. — En d’autres termes, reprit Burley, vous désirez servir Dieu et Mammon ; vous voulez un jour professer la vérité de votre propre bouche, et le jour d’ensuite, au signal de la puissance tyrannique et charnelle, prendre les armes et verser le sang de ceux qui pour cette vérité ont tout abandonné. Pensez-vous, continua-t-il, toucher de la poix et rester sans tache ? Pensez-vous vous mêler dans les rangs des impies, des papistes, des prélatistes, des latitudinaires et des railleurs ; partager leurs plaisirs, qui sont comme des viandes offertes aux idoles ; habiter peut-être avec leurs filles comme des enfants de Dieu avec les filles des hommes, sur la terre, avant le déluge ? Pensez-vous, dis-je, faire tout cela, et rester pur de toute espèce de souillure ? Je vous le répéterai toujours, toute communication avec les ennemis de l’Église est la chose maudite de Dieu ; ne touchez rien, ne goûtez de rien, n’effleurez même rien ! et ne vous affligez pas, jeune homme, comme si vous étiez le seul qui fussiez appelé à dompter vos charnelles affections, et renoncer à ces plaisirs qui sont comme un serpent sous vos pieds. Je vous dis que le fils de David n’a pas doté le reste du genre humain d’un meilleur lot que vous. »

Alors il monta à cheval, et se tournant vers Morton, il lui récita le texte de l’Écriture : « Un joug pesant fut imposé aux fils d’Adam, du jour où ils sortirent du sein de la mère commune de toutes choses. Depuis celui dont une soie d’azur forme le vêtement, et qui porte une couronne, jusqu’à celui dont l’habit est de lin ou de bure, tous sont la proie de la colère, de l’envie, des chagrins, des soucis, des querelles, et, même au milieu du repos, de la crainte de la mort qui les suit partout. »

Après avoir prononcé ces paroles, il mit son cheval au galop, et bientôt disparut sous le feuillage de la forêt.

« Adieu, sauvage enthousiaste, » dit Morton le suivant des yeux. « Combien serait dangereuse pour moi, dans certaines dispositions de mon esprit, la société d’un homme semblable ! Bien que je ne sois pas ébranlé par son zèle pour les doctrines abstraites de la foi, ou plutôt pour un mode tout particulier de culte (comme l’indiquait le sens de ses réflexions), puis-je être homme, et surtout Écossais, et voir avec un œil d’indifférence cette persécution qui d’un homme sage a fait un fou ? N’est-ce pas pour la cause de la liberté civile et religieuse que combattit mon père ? Dois-je rester inactif, ou prendre le parti d’un gouvernement oppresseur, s’il n’y a aucun espoir raisonnable de réprimer les injustices sans mesure sous lesquelles succombent mes malheureux concitoyens ? Et pourtant, qui m’assurerait que ces hommes, rendus féroces par la persécution, ne seraient pas, à l’heure de la victoire, aussi cruels et aussi intolérants que ceux par qui ils sont égorgés aujourd’hui ? Quel degré de modération ou de pardon doit-on attendre de ce Burley, un de leurs principaux champions, qui à présent même semble avoir les mains fumantes de quelque meurtre récent, et qui paraît se débattre sous les aiguillons d’un remords que toutes les puissances de l’enthousiasme ne peuvent émousser ? Je suis las de ne voir que la violence et la rage autour de moi, tantôt prenant le masque des lois, tantôt celui du zèle religieux. Je suis fatigué de mon pays, de moi-même, de ma position dépendante, de mes sentiments refoulés dans mon cœur, de ces bois, de cette rivière, de cette maison, de tout enfin, excepté d’Édith : et elle ne peut être à moi ! Pourquoi fréquenté-je ses promenades ? Pourquoi nourrir mes propres illusions, et peut-être les siennes ? elle ne peut jamais être à moi ! L’orgueil de sa grand’mère, les principes opposés de notre famille, le malheureux état de dépendance d’un misérable esclave qui n’a pas même les gages d’un serviteur : toutes ces causes rendent vain l’espoir de notre union. Pourquoi donc alors prolonger cette illusion si pénible ?

« Mais je ne suis pas esclave, » dit-il avec force en se redressant de toute la hauteur de sa taille ; « non certes, je ne suis pas esclave. Je puis changer de séjour : l’épée de mon père est en mes mains, et l’Europe n’est-elle pas ouverte devant moi comme elle l’a été pour lui et pour mille de mes compatriotes qui l’ont remplie du bruit de leurs exploits ? Peut-être quelque chance heureuse peut m’élever au rang de nos Ruthwen, de nos Lesley, de nos Monroë, ces chefs tant aimés du fameux champion protestant Gustave-Adolphe ; sinon, du moins la vie ou le tombeau d’un soldat sont à ma disposition. »

Quand il eut pris cette détermination, il se trouva près de la porte de la maison de son oncle, et il résolut de ne point différer un seul instant de lui en faire part.

« Un seul rayon des yeux d’Édith, une seule promenade à ses côtés ferait tomber toute ma résolution. Allons, je me décide à un parti irrévocable : ce sera la dernière fois que je la verrai. »

Au milieu de ces réflexions, il entra dans la salle lambrissée où son oncle était déjà assis, prenant son repas du matin ; un plat immense de gruau et une quantité proportionné de lait de beurre, étaient devant lui. La ménagère favorite était derrière, tantôt se tenant droite, tantôt s’appuyant sur la chaise de son maître, dans une posture moitié familière, moitié respectueuse. Le vieux gentilhomme avait été dans ses jeunes années d’une taille très élevée, avantage qu’il avait perdu en se courbant au point que, dans un conseil où l’on discutait sur la construction d’un pont qu’on devait jeter sur un ruisseau fort large, un plaisant proposa d’offrir à Milnwood une bonne somme, s’il consentait à prêter son épine dorsale comme modèle, soutenant qu’il donnerait volontiers pour de l’argent tout ce qui pourrait être à sa disposition. Des pieds d’une longueur sans exemple, des mains non moins longues, des doigts maigres, terminés par des ongles dont l’acier n’approcha presque jamais, des joues ridées, un visage sillonné de rides, et dont la longueur répondait à celle de sa taille, une paire de petits yeux gris à l’affût du gain, et qui ne semblaient regarder une chose que quand elle pouvait produire quelque avantage : voilà ce qui complétait le grotesque extérieur de M. Morton de Milnwood. Comme c’eût été une méprise de la nature d’avoir confiné une âme noble et généreuse dans une si indigne demeure, elle avait gratifié sa personne d’un esprit parfaitement en harmonie avec elle, c’est-à-dire qu’elle y avait logé la bassesse, l’égoïsme et l’avarice.

Lorsque ce gracieux personnage, vit son neveu devant lui, il se hâta, avant de lui parler, d’avaler d’abord la cuillerée de gruau, qui toute pleine était déjà sur le bord de ses lèvres ; et comme elle était brûlante, la douleur qu’elle lui occasionna en descendant de son gosier dans son estomac, enflamma davantage la mauvaise humeur avec laquelle il se préparait déjà à recevoir le jeune homme.

« Que le diable emporte ceux qui ont préparé ce gruau ! » furent les premières paroles qu’il jeta à la tête de son parent en apostrophant le plat qui était devant lui. — Ce potage est excellent, dit Mistress Wilson, si vous vouliez prendre le temps de le souffler. Je l’ai préparé de mes propres mains, oui de mes propres mains ; mais quand les mets sont brûlants et qu’on ne veut pas attendre, il faudrait avoir la gorge pavée. — Laissez-nous la paix, Alison : c’est à mon neveu que je veux parler. — Eh bien, monsieur ! quelle conduite tenez-vous ? Il était minuit quand vous êtes rentré hier à la maison. — Environ, monsieur, » répondit Morton avec un ton indifférent. — Environ, monsieur ! et quelle est cette manière de répondre ? Dites-moi pourquoi vous n’êtes pas rentré au logis avec tout le monde, quand la revue a été finie ? — Je pense que vous en connaissez parfaitement la raison, monsieur, dit Morton ; j’ai eu le bonheur d’être le plus adroit au tir ce jour-là, et, comme c’est l’usage, je suis resté pour offrir quelques rafraîchissements à mes jeunes camarades. — Que le diable soit de vous, monsieur ! et vous osez me dire cela en face ! Vous allez offrir des rafraîchissements, vous qui ne sauriez où aller dîner, si vous n’étiez chez moi ; moi qui peux à peine pourvoir à ma propre existence ! Mais puisque vous êtes à ma charge, il faut que votre travail me paye ces frais. Je ne vois pas pour quelle raison vous ne vous mettriez pas à la charrue, maintenant que le laboureur vient de nous quitter ; cela vaudrait beaucoup mieux assurément que de porter ces justaucorps verts, et de dissiper votre argent en poudre et en plomb. Vous auriez un métier honnête, vous mangeriez votre pain sans en être redevable à personne. — Il me serait très agréable d’exercer ce métier, monsieur ; mais je ne sais pas conduire une charrue. — Et pourquoi non ? c’est un métier cent fois plus aisé que votre tir au fusil et à l’arc, pour lequel vous avez tant de passion. Le vieux Davie laboure à présent, et pendant deux au trois jours, l’aiguillon à la main, vous pourriez exciter les bœufs, en prenant soin toutefois de ne pas trop les hâter, et puis après il vous sera aisé de vous mettre à l’œuvre entre les manches de la charrue. Vous n’apprendrez jamais si jeune, je vous en réponds : notre terre d’Haggis-Holm est difficile à remuer, et Davie se fait trop vieux pour tenir longtemps le contre. — Je vous demande pardon de vous interrompre, monsieur ; mais j’ai moi-même formé un projet qui vous mettra à même de vous délivrer d’un parent qui vous est à charge. — Ah ! en vérité, vous avez formé un projet ? Il doit être beau ! » dit l’oncle avec un ricanement moqueur : « et quel est-il jeune homme ?

— Je vais vous l’expliquer en deux mots, monsieur : je suis dans l’intention de quitter ce pays et de servir à l’étranger, comme fit mon père avant les malheureuses dissensions qui déchirèrent le sein de la patrie. Son nom n’est point sans doute tellement oublié dans les pays où il a servi, qu’il ne puisse être de quelque utilité à son fils dans son apprentissage de soldat de fortune. — Ah ! que Dieu nous soit en aide ! s’écria la femme de charge ; notre bon jeune homme, M. Henri, s’en aller du pays ! Non, non ; oh, non ! cela ne peut pas être. »

Milnwood n’avait jamais eu la moindre pensée de laisser aller son neveu, qui dans bien des circonstances lui était utile ; il fut comme foudroyé de cette prompte déclaration d’indépendance de la part de quelqu’un qui tout à l’heure était sous son autorité : cependant il se remit aussitôt d’un tel coup.

« Et qui vous fournira les moyens, jeune homme, d’exécuter ce projet extravagant ? ce ne sera pas moi, vous pouvez en être certain. Vous êtes déjà une charge pour la maison, et, je le garantis, vous ferez comme fit votre père, vous vous marierez, et vous enverrez chez votre oncle une cohue d’enfants, se battant, criant dans ma maison pour tourmenter mes vieux jours, et qui après prendront comme vous leur volée dès qu’on les enverra à la ville.

— Jamais je n’eus l’idée de me marier, répliqua Henri. — Ah ! oui, écoutez-le donc ! dit la ménagère ; n’est-ce pas une honte d’entendre un tout jeune homme parler de cette façon ? Ne sait-on pas qu’il faut qu’il prenne femme, ou que pis lui arrive ? — Paix, Alison, paix ! » s’écria son maître ; « et vous, Henri, » ajouta-t-il d’un ton radouci, « chassez cette folie de votre cervelle ; ce sont ces soldats que vous avez vus hier à la revue qui vous ont tourné la tête : d’ailleurs, pour mettre à exécution toutes ces folies, tous ces beaux plans, il faut de l’argent, et vous n’en avez pas. — Je vous demande pardon, monsieur : mes besoins sont très-bornés, et s’il vous plaisait de me donner la chaîne d’or dont le Margrave fit présent à mon père après la bataille de Lutzen. — Miséricorde ! la chaîne d’or ! s’écria son oncle. — La chaîne d’or ! » répéta la ménagère ; et elle et son maître étaient comme stupéfaits d’une demande aussi audacieuse. — « J’en conserverai quelques anneaux, continua le jeune homme, en mémoire de celui qui l’a portée et du lieu où elle a été gagnée ; le reste me fournira les moyens de parcourir la même carrière où mon père obtint cette marque de distinction. — Dieu de miséricorde ! s’écria la gouvernante ; ne savez-vous pas, Henri, que mon maître la porte tous les dimanches ? — Les dimanches et les samedis, » ajouta aussitôt le vieux Milnwood, « chaque fois que je mets mon habit de velours noir. D’ailleurs, j’ai ouï dire à Wylie Mactrickit, que son opinion était que cette espèce d’héritage retournait plutôt de droit au chef de la famille qu’à la ligne descendante. Cette chaîne a trois mille anneaux ; je les ai comptés au moins un millier de fois. Sa valeur est de trois cents livres sterling. — C’est beaucoup plus que ce dont j’ai besoin, monsieur ; si vous consentez à me donner la troisième partie de sa valeur en argent, et cinq de ses anneaux, ce sera assez pour moi, et le reste servira à vous dédommager des dépenses et de l’embarras que je vous ai causés. — La cervelle de ce jeune homme n’y est plus ! s’écria son oncle. Oh ! bonté divine ! que deviendra la maison de Milnwood quand je serai mort ? Il vendrait la couronne d’Écosse si elle était en sa possession. — Écoutez, monsieur, reprit la vieille gouvernante, je vous dirai entre nous qu’il y a un peu de votre faute. Vous devriez au moins être plus généreux à son égard ; et, puisqu’il a assisté au tir et qu’il a gagné le prix, il est bien juste que vous payiez les dépenses qu’il a faites comme capitaine du Perroquet. — Si elles ne se montent qu’à deux dollars, Alison, » dit le vieux avare malgré lui. — « Je ferai ce compte là moi-même avec Niel Blane la première fois que je descendrai à la ville, dit Alison ; j’aurai meilleur marché que ne l’aurait Votre Honneur, ou M. Henri. » Et à ces mots elle dit à l’oreille de Morton : « Ne l’ennuyez pas davantage, je solderai tout avec l’argent du beurre que je vendrai, et qu’il n’en soit plus question. » Alors parlant tout haut : « Mais vous aussi, monsieur, ne parlez plus à ce jeune homme de mettre la main à la charrue ; il n’y a que trop de pauvres gens dans le pays, de malheureux whigs qui seront bien joyeux de faire ce métier pour un morceau de pain et de soupe. Cela leur sera plus convenable qu’à un jeune homme comme lui. — Et ensuite nous aurons chez nous les dragons, dit Milnwood, pour avoir reçu et nourri des rebelles : belle affaire ! où allez-vous nous engager ? Mais déjeunez donc, Henri ; quittez votre bel habit neuf, et reprenez votre surtout gris : c’est un costume plus décent, plus honnête, et plus agréable aux yeux que toutes ces fanfreluches pendantes d’oripeaux et de rubans. »

Morton se retira, pensant bien que pour le moment il ne pourrait exécuter son projet, et peut-être d’un autre côté n’était-il pas fort mécontent des obstacles qui semblaient se présenter pour l’empêcher de quitter le voisinage de Tillietudlem. La gouvernante l’accompagna dans la chambre voisine en lui frappant sur l’épaule, et ayant soin de lui recommander d’être un bon garçon et de serrer ses beaux habits.

« Je descendrai votre chapeau et le rangerai, ainsi que les rubans qui le garnissent, dit la complaisante ménagère, et venez avec nous ; ne nous parlez plus de quitter le pays, ni de vendre la chaîne d’or, car votre oncle a un véritable plaisir à vous voir, presque autant qu’à compter les anneaux de la chaîne, et vous savez que les vieilles gens n’ont pas long-temps à aller. Ainsi la chaîne, les terres seront un jour à vous ; puis vous vous marierez dans le voisinage à quelque jeune demoiselle du pays, dont vous serez amoureux, et vous vous mettrez à la tête d’une bonne maison à Milnwood, car il y a tout ce qu’il faut pour cela. Ne voilà-t-il pas de quoi vous dédommager d’attendre, mon enfant ? »

Il y avait quelque chose dans la dernière partie de cette prédiction qui charmait si agréablement les oreilles de Morton, qu’il serra avec affection la main de la vieille gouvernante, et l’assura qu’il était bien reconnaissant de ses bons avis, et qu’ils seraient l’objet de ses réflexions avant qu’il procédât à l’exécution de son premier dessein.



CHAPITRE VII.

le dépit.


Depuis l’âge de dix-sept ans jusqu’à ce jour, où je touche à mes quatre-vingts, j’ai vécu dans ce lieu, et bientôt je n’y vivrai plus ! À dix-sept ans les hommes peuvent travailler à leur fortune, mais à quatre-vingts il est trop tard d’une semaine.
Shakspeare, Comme il vous plaira


Nous devons conduire nos lecteurs à la tour de Tillietudlem, où lady Marguerite Bellenden était revenue, comme on dit en style romantique, courbée sous le poids d’une amère tristesse causée par l’affront inattendu, et comme elle le pensait, irréparable, que le mauvais succès de Goose Gibbie avait publiquement fait à sa dignité. Le malheureux homme d’armes avait immédiatement reçu l’ordre de porter son troupeau emplumé dans la partie la plus reculée des landes ou terres vagues, et de ne pas réveiller le chagrin ou le ressentiment de sa maîtresse, en paraissant devant elle tandis que son affront était encore si récent.

Le premier soin de lady Marguerite fut de tenir une cour solennelle de justice à laquelle furent admis Harrison et le sommelier, et comme témoins et comme assesseurs, pour s’informer de la conduite de Cuddie Headrigg le laboureur, et de l’appui que lui avait donné sa mère, ces deux individus étant regardés comme la première cause du malheur qu’avait éprouvé la chevalerie de Tillietudlem. L’instruction étant établie et achevée, lady Marguerite résolut de réprimander les coupables en personne, et, si elle ne les voyait pas repentants, d’étendre la punition jusqu’à les expulser de la baronnie. Miss Bellenden fut la seule qui osa dire quelques mots en faveur des accusés, mais son appui ne leur fut pas aussi propice qu’il aurait pu l’être dans une autre occasion ; car aussitôt qu’Édith eut entendu affirmer que la personne de l’infortuné cavalier n’avait pas souffert, son malheur lui donna une envie irrésistible de rire, qui, en dépit de l’indignation de lady Marguerite, fut augmentée par la contrainte et éclata à plusieurs reprises, lors de son retour au logis, jusqu’à ce que sa grand’mère, ne pouvant être trompée par des causes nombreuses et feintes que la jeune demoiselle alléguait pour excuser son intempestive hilarité, lui reprocha en termes amers de n’être point sensible à l’honneur de sa famille. C’est pourquoi, dans cette occasion, l’intercession de miss Bellenden n’avait été que peu ou plutôt nullement écoutée.

Pour montrer la rigueur de ses dispositions, lady Marguerite, dans cette occasion solennelle, changea sa canne à tête d’ivoire, qui lui servait ordinairement, pour un long bâton à pomme d’or, qui avait appartenu à son père, feu le comte de Torwood, et qui, tel qu’une masse de justice, ne lui servait que dans les occasions de la plus haute importance. Appuyée sur ce terrible bâton de commandement, lady Marguerite Bellenden entra dans la chaumière des accusés.

Il y avait dans la vieille Mause, lorsqu’elle se leva de sa chaise d’osier placée au coin de la cheminée, un certain air d’embarras qui ne ressemblait pas à cette gaieté franche dont brillait ordinairement son visage pour exprimer le plaisir qu’elle ressentait d’être honorée d’une visite de sa châtelaine. Elle avait cette physionomie préoccupée et soucieuse dont les traits d’un accusé sont empreints lorsqu’il paraît pour la première fois en présence d’un juge devant lequel il est déterminé à soutenir son innocence. Ses bras étaient croisés ; sa bouche fermée avait une expression de respect mêlé d’obstination, et tout son esprit semblait dirigé vers l’entrevue solennelle. Avec une profonde révérence, et un mouvement silencieux de respect, Mause indiqua la chaise sur laquelle lady Marguerite (car la bonne dame était un tant soit peu commère) daignait s’asseoir quelquefois pendant une demi-heure pour écouter les histoires du pays et des voisins ; mais en cet instant elle était trop indignée pour condescendre à une telle familiarité : elle rejeta la muette invitation, d’un signe dédaigneux de la main, et se redressant en parlant, elle commença l’interrogatoire suivant, d’un ton calculé pour intimider la coupable :

« Est-il vrai, Mause, ainsi que me l’ont dit Harrison, Gudyill, et plusieurs autres de mes gens, que vous ayez pris sur vous, contre la foi due à Dieu, au roi et à ma personne, à moi qui suis votre légitime dame et maîtresse, d’empêcher votre fils de se rendre au Wapen-Schaw tenu par l’ordre du Shériff, et rapporté son armure à l’instant où il était impossible de trouver, pour le remplacer, un suppléant convenable, ce qui fut cause que la baronnie de Tillietudlem a été exposée, en la personne de sa maîtresse et de ses habitants, à recevoir un affront et un déshonneur qui n’étaient jamais arrivés à la famille depuis le temps de Malcolm Canmore ! »

Le respect que Mause portait à sa maîtresse était extrême ; elle hésita, et prouva la difficulté qu’elle avait à se détendre, en toussant une ou deux fois.

À coup sûr, milady… hem, hem !… À coup sûr, je suis fâchée… très-fâchée que quelque déplaisir soit arrivé,… mais l’indisposition de mon fils… — Ne me parlez pas de l’indisposition de votre fils, Mause ! s’il eût été vraiment malade, vous seriez venue à la tour à la pointe du jour chercher quelque chose pour le soulager ; j’ai guéri plusieurs maladies avec mes recettes, vous le savez parfaitement. — Oh ! oui, milady ! je sais très-bien que vous avez fait des cures merveilleuses ; la dernière chose que vous avez envoyée à Cuddie lorsqu’il avait la colique, fit sur lui l’effet d’un charme. — Pourquoi donc, femme, si vous aviez réellement besoin de quelque chose, ne vous êtes-vous pas adressée à moi ? Mais vous n’aviez besoin de rien, indigne et ingrate vassale que vous êtes ! — Votre Seigneurie ne m’a jamais appelée ainsi. Hélas ! pourquoi ai-je vécu assez long-temps pour être nommée de la sorte, » continua-t elle en fondant en larmes, « moi née servante de la maison de Tillietudlem ! Il est certain qu’ils mentent, ceux qui osent avancer que Cuddie et moi nous ne sommes pas prêts à combattre, à répandre tout notre sang pour vous, madame, pour miss Édith et la vieille tour. J’aimerais mieux voir mon fils enterré sur l’heure, que de savoir qu’il n’ait pas satisfait aux devoirs et aux égards qui vous sont dus. Mais pour tout ce qui est de ces cavalcades et de ces revues, milady, il ne m’est pas possible de croire qu’il y ait quelque chose au monde qui les autorise. — Qui les autorise ! se récria la haute dame : avez-vous oublié, femme, qu’une humble vassale comme vous est liée à mes ordres ; que vous êtes tenue de m’obéir dans la maison, à la chasse, partout ; que vous êtes forcée de veiller pour moi, de me garder nuit et jour ? Vos services ne sont pas gratuits : n’avez-vous pas des terres ? n’êtes-vous pas des tenanciers doucement traités ? n’avez-vous pas une chaumière, un petit jardin potager, et la faculté de laisser paître une vache sur les landes ? Combien peuvent se flatter d’une telle faveur ? Et vous m’enviez votre fils ! Pour un seul jour qu’il pourrait m’être utile sous les armes, vous me le refusez ! — Non, milady ! non, milady ! ce n’est pas cela, » s’écria Mause fort embarrassée ; « mais on ne peut servir deux maîtres ; et, s’il faut dire la vérité, il en est un aux commandements duquel il faut que j’obéisse avant de me conformer à ceux de Votre Seigneurie. Ce maître est au-dessus des rois, des paysans et de toutes les créatures humaines.

— Que voulez-vous dire, vieille folle ? Pensez-vous que j’ordonne quelque chose qui puisse blesser la conscience ? — Je ne prétends pas dire cela au sujet de la conscience de Votre Seigneurie, qui a été imbue des principes épiscopaux ; mais chacun doit marcher d’après ses propres lumières ; et les miennes, » dit Mause, devenant plus hardie à mesure que la conférence s’animait, « les miennes m’ordonnent de quitter ma chaumière, mon jardin potager, mon petit pâturage, et de souffrir tout plutôt que de consentir, moi ou les miens, à soutenir une cause déloyale. — Déloyale !… s’écria la maîtresse : la cause à laquelle vous êtes appelée par votre noble dame et maîtresse, par la volonté du roi, par l’arrêt du conseil, par l’ordre du seigneur lieutenant, par l’ordonnance du shériff !

— Oui, milady, sans doute ; mais qu’il plaise à Votre Seigneurie de se rappeler qu’il y avait jadis un roi dans l’Écriture, que l’on nommait Nabuchodonosor, qui éleva une statue d’or dans la plaine de Dura, comme qui dirait sur le bord de l’eau, dans l’endroit même où la revue a eu lieu hier : et les princes, les gouverneurs, les capitaines et les juges eux-mêmes, les trésoriers, les conseillers et les shériffs, furent mandés pour assister à cette inauguration, et reçurent l’ordre de se prosterner devant la statue, pour l’adorer, au son des trompettes, des flûtes, des harpes, des psaltérions, et de toutes sortes d’instruments de musique. — Que signifie cela, insensée ? et qu’a donc affaire Nabuchodonosor avec le Wappen-Schaw du canton de Clydesdale ? — Sans aller plus loin, milady, » continua Mause avec fermeté, « l’épiscopat est semblable à la grande statue d’or de la plaine de Dura ; et de même que Sidrach, Meschach et Abednego furent emmenés pour n’avoir pas voulu se prosterner et adorer, de même Cuddie Headrigg, pauvre laboureur de Votre Seigneurie, du consentement de sa vieille mère, ne fera de génuflexions et d’adorations, ainsi qu’on les nomme dans les maisons des prélats et des curés, ni ne se couvrira de son armure pour la défense de leur cause, au son des tambours, des gogues, des cornemuses, ou de toute autre espèce d’instrument que ce puisse être. »

Lady Marguerite Bellenden, stupéfaite, écouta ce commentaire de l’écriture avec la plus grande indignation.

« Je vois de quel côté souffle le vent ! » s’écria-t-elle après un moment de silence occasionné par son étonnement ; « le mauvais esprit de 1642 agit de nouveau avec autant de force que jamais, et chaque vieille folle, au coin de sa cheminée, discutera des matières de religion avec les docteurs en théologie et les saints Pères de l’Église ! — Si Votre Seigneurie veut parler ici des évêques et des curés, je vous assure que ce ne sont pas les Pères de l’Église écossaise ; et, puisqu’il plaît à Votre Seigneurie de nous menacer de nous renvoyer, il m’est permis de m’expliquer franchement sur un autre article. Votre Seigneurie et l’intendant ont désiré que mon fils Cuddie s’occupât dans la grange d’une nouvelle machine pour vanner le grain ; cette machine[40] semble s’opposer à la volonté de la divine Providence, en procurant, par un art humain, du vent pour l’usage particulier de Votre Seigneurie, au lieu de l’obtenir par des prières, ou d’attendre patiemment que la bonté de la Providence veuille l’envoyer sur l’aire de la montagne. Maintenant, milady… — Cette femme me ferait perdre la tête ! » s’écria lady Marguerite ; puis, reprenant son ton d’autorité et d’indifférence, elle dit : « Eh bien ! Mause, je finirai par où j’aurais dû commencer : vous en savez trop pour que nous disputions ensemble. Je n’ai qu’un mot à vous dire : ou Cuddie se rendra aux revues quand l’officier lui en donnera l’ordre, ou vous et lui quitterez mon service le plus tôt possible. Il n’est pas difficile de trouver de vieilles femmes et des laboureurs ; mais, si je n’en pouvais trouver, je préférerais que les terres de Tillietudlem ne fussent couvertes que de joncs, de bruyères et d’alouettes, plutôt que de les voir labourer par des rebelles au roi. — Hé bien, milady, dit Mause, je naquis dans ce lieu, et j’espérais mourir où mourut mon père. Votre Seigneurie a toujours été bonne, je ne puis le nier ; je ne cesserai jamais de prier pour vous et pour miss Édith. Dieu veuille que vous vous aperceviez que vous vous êtes égarée, que vous êtes dans la mauvaise voie ! mais encore… — La mauvaise voie ! » interrompit lady Marguerite avec colère, « la mauvaise voie, insolente ! — Oui, milady, nous sommes aveugles, nous qui vivons dans cette vallée de ténèbres, et les gens puissants tombent dans l’erreur aussi bien que nous ; mais, comme je dis, ma pauvre bénédiction restera avec vous et avec tous les vôtres. Je m’affligerai quand vous serez affligée, et me réjouirai lorsqu’on m’apprendra votre prospérité temporelle et spirituelle. Mais il m’est impossible de préférer les ordres d’une maîtresse terrestre à ceux d’un maître céleste, et je suis prête à tout souffrir pour l’amour du bon droit. — C’est très-bien ! » dit lady Marguerite lui tournant le dos de mauvaise humeur ; « vous êtes instruite de mes volontés à ce sujet, Mause. Je n’aurai jamais de whigs dans la baronnie de Tillietudlem ; je les verrais bientôt tenir un conventicule jusque dans mon anti-chambre. »

À ces mots elle sortit avec un air de dignité, et Mause s’abandonna aux diverses sensations qu’elle avait été forcée de réprimer pendant cette entrevue ; car elle, ainsi que sa maîtresse, avait ses propres sentiments d’orgueil ; et alors, élevant la voix, elle se mit à pleurer.

Cuddie, qui était retenu au lit par une maladie feinte où réelle, pendant toute cette conversation s’était enfoncé le plus avant qu’il avait pu dans ses couvertures, tremblant au dernier point que lady Marguerite, à laquelle il portait un respect héréditaire, ne le découvrît et ne le chargeât personnellement de quelques-uns des reproches amers qu’elle avait prodigués à sa mère. Mais, aussitôt qu’il pensa que Sa Seigneurie ne pouvait plus l’entendre, il s’élança hors de sa couche.

« Maudite soit votre langue ! pour m’exprimer ainsi, » cria-t-il à sa mère, « car la langue d’une femme tourne toujours mal, comme le disait mon père. Ne pouviez-vous pas laisser tranquille milady sans lui conter toutes vos folies de whigs ? et j’ai été bien sot de me laisser persuader de me coucher ici au milieu des couvertures, comme un hérisson, au lieu d’aller au Wappen-Schaw, ainsi que les autres. Mais je vous ai joué un tour, car je suis sorti par la fenêtre quand vous aviez votre vieux dos tourné, je suis allé voir la revue, j’ai tiré au Perroquet, et j’ai touché deux fois le but. J’ai trompé milady, mais je ne voulais pas tromper ma Jenny. Elle pourra maintenant se marier à qui bon lui semblera, car je suis perdu. C’est une chose bien pire que celle que nous avons eue avec M. Gudyill lorsque vous m’avez empêché d’accepter du plumpudding la veille de Noël, comme si cela faisait quelque chose à Dieu et aux hommes qu’un laboureur mangeât à son souper un pâté au hachis ou des légumes. — Oh ! silence, mon enfant, silence ! reprit Mause, tu ne connais rien à cela : c’était un mets défendu, des choses consacrées à des jours de fête et dont l’usage est interdit à un protestant chrétien. — Et maintenant, continua son fils, vous avez irrité milady contre nous ! Si j’avais pu seulement mettre la main sur quelque habit décent, je me serais élancé hors du lit, et lui aurais dit que je monterais à cheval pour aller où bon lui semblerait, et la nuit et le jour, pourvu qu’elle nous laissât la maison et la cour, et le verger où croissent les meilleurs choux de toute la contrée, et la meilleure herbe pour les vaches. — Oh ! quel malheur ! Mon cher fils Cuddie, » continua la vieille dame, « ne murmurez pas de ce qui vous arrive, et ne vous plaignez pas de souffrir pour la bonne cause. — Mais que sais-je si la cause est bonne ou mauvaise, ma mère ? répondit Cuddie. Malgré toute la belle doctrine que vous avez étalée à ce propos, elle est au-dessus de mon entendement. Je ne vois pas grande différence entre les deux chemins, ainsi que le monde le prétend. Il est très-vrai que les curés lisent deux fois les mêmes choses ; mais je crois qu’une bonne histoire n’est pas plus mauvaise pour être dite deux fois, et on a plus de chance pour l’apprendre. Tout le monde n’est pas aussi prompt que vous à concevoir de pareilles choses, ma mère. — Oh ! mon cher Cuddie, ceci est le plus grand malheur, » dit la mère inquiète. « Oh ! que de fois ne vous ai-je pas montré la différence qui existe entre la pure doctrine évangélique et celle qui est corrompue par les inventions des hommes ! Oh ! mon enfant, si ce n’est pas pour le salut de votre âme, au moins pour mes cheveux gris… — Hé bien, ma mère, » reprit Cuddie en l’interrompant, qu’avez-vous besoin de dire tout cela ? N’ai-je pas fait ce que vous m’avez ordonné, et n’ai-je pas été à l’église, comme vous le vouliez, les dimanches, et travaillé en outre chaque jour pour nous nourrir ? Et c’est précisément ce qui me fâche le plus, quand je pense comment je pourrai trouver de l’ouvrage dans ces temps malheureux. Je ne sais pas s’il sera possible de labourer d’autres champs que ceux de Mains et de Mucklewhame[41]. Je n’ai jamais essayé d’en cultiver d’autres, et je m’en acquitterais difficilement, et puis les propriétaires voisins n’oseront pas nous prendre, voyant que nous avons été renvoyés de Tillietudlem comme non cornistes. — Non-conformistes, mon cher enfant, » dit Mause en soupirant ; « c’est le nom que les hommes mondains nous donnent. — Alors nous serons obligés de nous rendre en des pays éloignés, peut-être à douze ou quinze milles d’ici. Je pourrais me faire dragon sans doute, car je sais monter un cheval et me servir passablement du sabre ; mais vous m’étourdiriez de vos bénédictions et de vos cheveux gris… (Là les exclamations de Mause devinrent extrêmes.) Allons, allons, c’était pour parler seulement ; d’abord vous êtes trop vieille pour vous pavaner sur le haut d’un chariot avec Eppie Dumblane, la femme du caporal. Qu’allons nous devenir ? je ne le sais en vérité. Je vois que nous serons peut-être obligés de nous rendre dans les montagnes avec ces farouches whigs, comme on les appelle, et alors je finirai par être fusillé comme un lièvre sur le bord d’un fossé, ou envoyé au ciel la corde au cou avec saint Johnstone. — mon bon Cuddie ! » dit la zélée Mause, « quitte ce langage charnel et égoïste ; parler ainsi, c’est faire injure à la Providence. Je n’ai pas vu le fils du juste demandant son pain, dit l’Écriture ; et votre père était un homme doux et honnête, quoiqu’un peu mondain dans ses actions et trop occupé des choses terrestres, précisément comme vous, mon enfant. — Eh bien, » dit Guddie après un moment de réflexion, « nous n’avons plus qu’une seule ressource, ma mère ; c’est un charbon froid sur lequel il faut souffler. Vous vous êtes toujours doutée qu’il existait quelque amour entre miss Édith et le jeune M. Henri Morton, qu’on devrait appeler le jeune Milnwood ; vous vous rappelez que j’ai quelquefois porté de l’un à l’autre un petit bout de billet ou une lettre ; je feignais d’ignorer alors tout ce que cela signifiait, quoique je susse à quoi m’en tenir. Il y a quelquefois de l’avantage à paraître un peu bête. Je les ai souvent vus se promener le soir dans le petit sentier sur le bord du ruisseau de Dinglewood mais Cuddie n’en a jamais parlé à qui que ce fût. Je sais bien que ma tête est épaisse ; mais je suis aussi bon que notre vieux bœuf : la pauvre bête ! je ne la ferai plus jamais travailler. J’espère que ceux qui me remplaceront la traiteront aussi bien que je l’ai fait moi-même. Mais, enfin, nous irons à Milnwood, et nous ferons part de notre détresse à M. Henri. Ils ont besoin d’un homme pour la charrue, et leur terre ressemble beaucoup à la nôtre. J’espère que M. Henri s’intéressera à notre sort, parce qu’il a un excellent cœur. Nous aurons fort peu de gages, parce que son oncle, le vieux Nippie Milnwood, tient aussi fermement son argent que s’il était le diable lui-même. Mais nous y gagnerons toujours du pain, de la soupe et un logement ; et c’est tout ce dont nous avons besoin pour le moment. En conséquence, levez-vous, ma mère, et préparez vos hardes pour partir ; car, puisque nous y sommes obligés, je ne serais pas flatté d’attendre que M. Harrison et le vieux Gudyill vinssent nous mettre à la porte. »



CHAPITRE VIII.

le prisonnier.


Du diable si c’est un puritain ou autre chose qu’un homme qui agit suivant les temps et les occasions !
Shakspeare. La Douzième nuit.


Il était nuit lorsque M. Henri Morton aperçut une vieille femme enveloppée dans son plaid de tartan, et soutenue par un garçon vigoureux et à l’air stupide, vêtu d’un habit gris, qui s’approchait de la maison de Milnwood. La vieille Mause fit une révérence, et Cuddie s’adressa à Morton. Il est vrai qu’il était auparavant convenu avec sa mère qu’il agirait ainsi qu’il l’entendrait ; car, bien qu’il eût avoué son infériorité d’esprit, et qu’il se fût, avec tout le respect filial, soumis aux avis de sa mère dans toutes les occasions, il dit cependant « que, pour prendre du service ou pour s’élancer dans le monde, la petite dose de bon sens qu’il possédait le conduirait plus loin que ne le ferait sa mère, bien qu’elle pût prêcher comme un ministre. »

En conséquence, il commença ainsi la conversation avec le jeune Morton : « Voici une belle nuit pour les semailles, n’est-ce pas, Votre Honneur ? le parc de l’ouest aura une bonne récolte cette année. — Je n’en doute pas, Cuddie. Mais qui peut amener ici votre mère ? c’est votre mère, n’est-ce pas ? (Cuddie fit un signe de la tête.) Qui peut amener ici vous et votre mère si tard. — C’est, monsieur, ce qui fait marcher les vieilles femmes, la nécessité ; je cherche une place, monsieur. — Une place, Cuddie, et à cet instant de l’année ? comment cela se peut-il ? »

Mause ne put se taire plus long-temps. Également orgueilleuse de sa cause et de ses souffrances, elle commença d’un ton d’humilité affectée : « Avec votre permission, le ciel a voulu que nous fussions honorés d’une visite… — Les femmes sont possédées du démon ! » murmura Cuddie à sa mère. « Si vous parlez de votre whiggerie, nous ne trouverons pas une porte ouverte dans tout le pays ! » Ensuite s’adressant à haute voix à Morton : « La vieillesse de ma mère a fait qu’elle s’est oubliée en parlant à milady, qui ne peut souffrir d’être contrariée, et l’on sait que personne n’aime à l’être quand on peut l’empêcher, surtout par une femme à son service ; et M. Harrison l’intendant et Gudyill le sommelier ne sont pas fous de nous, et il est mal de s’établir à Rome pour se disputer avec le pape : c’est pourquoi j’ai pensé qu’il était plus sage de nous en aller avant que le mal empirât, et voici quelques lignes qui vous sont adressées et qui vous en diront davantage à ce sujet. »

Morton prit le billet, et tandis qu’il lisait ce qui suit, la joie et la surprise le firent devenir rouge jusqu’aux oreilles : « Si vous pouvez obliger ces pauvres gens qui sont privés de tout secours, vous rendrez service à E. B. »

Il fut quelques moments avant de pouvoir reprendre assez d’empire sur lui-même pour répondre : « Et quel est votre projet, Cuddie ? et comment puis-je vous être utile ? — En nous donnant de l’ouvrage, monsieur, de l’ouvrage et un emploi, voilà mon projet, et un morceau de pain pour moi et pour ma mère. Nous sommes pleinement maîtres de nous-mêmes, si vous voulez nous prendre à votre service ; du lait, de la farine et des légumes nous suffiront, à ma mère et à moi ; et quant à mes gages, je m’en remets pour les fixer au laird et à vous-même. Je pense que vous ne voudrez pas laisser un pauvre garçon languir dans le besoin, si vous pouvez l’aider. »

Morton secoua la tête. « Pour la nourriture et le logement, Cuddie, je pense que je puis vous les promettre ; mais pour les gages, je crains que ce ne soit un article difficile à régler. — Je risquerai la chance, monsieur, » répliqua celui qui demandait du service, « plutôt que d’aller chez M. Hamilton ou chez quelque autre personne du pays. — Hé bien, allez à la cuisine, Cuddie, et je ferai ce que je pourrai pour vous. »

La négociation n’était pas sans difficulté. Morton avait d’abord à gagner la femme de charge, qui fit mille objections, comme à son ordinaire, pour avoir le plaisir d’être priée ; mais lorsqu’il en eut triomphé, il devint beaucoup plus facile de décider le vieux Milnwood à prendre un domestique dont les gages dépendaient absolument de sa volonté. C’est pourquoi on assigna à Mause et à son fils un hangar pour leur habitation, et on convint que pendant un certain temps ils seraient admis à manger le repas frugal de la maison, jusqu’à ce qu’ils eussent complété leur propre établissement. Pour Morton, il épuisa sa bourse mal garnie en faisant à Cuddie le présent connu sous le nom d’arles[42], pour montrer le cas qu’il faisait de la recommandation qui lui avait été transmise.

« Maintenant nous sommes encore une fois en place, dit Cuddie à sa mère, et si nous ne sommes pas si bien que là-bas, cependant la vie est toujours la vie ; j’espère que vous n’aurez plus de discussion avec personne, d’autant plus que nous voici avec des gens de notre communion. — De notre communion, mon fils ! » dit Mause trop éclairée ; « malheur à moi pour ton aveuglement et le leur ! Oh, Cuddie ! ils ne sont que dans la cour des gentils, et ne gagneront pas plus de terrain, je l’appréhende ; ils ne sont qu’un peu meilleurs que les prélatistes. Leur ministre est cet aveugle mondain Peter Poundtext, autrefois prédicateur distingué de l’Évangile, et à cette heure, ministre apostat, qui, pour le vil amour d’un salaire et de son propre entretien, a quitté la seule voie véritable, et s’est perdu en courant après la noire tolérance. Ô mon fils ! si vous aviez profité des doctrines évangéliques que vous avez entendues dans le vallon de Bengonnar, de la bouche même de Richard Rumbleberry, ce brave jeune homme qui souffrit le martyre pour sa croyance à Grass-Market[43], avant la Chandeleur ! Ne lui avez-vous pas entendu dire que l’érastianisme était aussi mauvais que le prélatisme, et la tolérance aussi mauvaise que l’érastianisme[44]… ? — A-t-on jamais rien ouï de pareil ? » s’écria Cuddie interrompant sa mère ; « nous serons chassés de cette maison, et nous aurons encore à chercher du service ailleurs ! Eh bien ! ma mère, je n’ai plus qu’un mot à vous dire : si j’entends encore une seule parole de vous sur ce sujet, du moins devant du monde, car pour moi cela m’est indifférent ; si vous parlez encore ainsi en public sur Poundtext et Rumbleberry, sur leurs doctrines et leurs méchantes prédications, je me ferai soldat, et je deviendrai sergent ou capitaine, en vous laissant aller au diable avec tous ces énergumènes. Je n’ai jamais rien retenu de bon de leur doctrine, comme vous l’appelez, si ce n’est une vilaine attaque de colique en me tenant assis pour écouter le sermon au milieu d’une plaine marécageuse et humide, pendant plus de quatre heures ; et milady m’a guéri avec une potion purgative. Mais si, pour le dire en passant, elle avait su où j’avais gagné ce mal, elle se serait bien gardée de me guérir. »

Bien que Mause gémît intérieurement sur l’endurcissement et l’impénitence de son fils, elle n’osa ni le presser davantage sur un tel sujet, ni négliger l’avertissement qu’il lui avait donné ; elle reconnaissait en lui le caractère de son défunt mari, et savait que, quoique implicitement soumis dans beaucoup de choses à la supériorité de son extrême finesse, il avait coutume dans certaines occasions, lorsqu’on le poussait à bout, de montrer une obstination que ni les remontrances, ni la flatterie, ni les menaces, n’étaient capables de vaincre. C’est pourquoi, craignant que Cuddie ne vînt à accomplir sa menace, elle mit un frein à ses discours, et lors même qu’on louait Poundtext en sa présence, comme un prédicateur plein de talents, elle avait le bon sens d’arrêter la contradiction que sa bouche était prête à faire entendre, et n’exprimait ses sentiments que par un profond soupir, que ceux qui l’entouraient attribuaient charitablement au vif souvenir des morceaux les plus pathétiques de ses homélies. Il serait difficile de dire combien de temps elle aurait pu réprimer ses sentiments. Un incident imprévu vint la délivrer de sa contrainte.

Le laird de Milnwood suivait tous les anciens usages qui avaient rapport à l’économie. C’était donc encore la coutume dans sa maison, comme cinquante ans auparavant en Écosse, que les domestiques après avoir servi le dîner, prissent place au bout de la table et partageassent le repas qui leur était donné dans la compagnie de leurs maîtres. C’est pourquoi le jour qui suivit l’arrivée de Cuddie (le troisième depuis le commencement de ce récit), le vieux Robin, qui était sommelier, valet de chambre, laquais, jardinier, et que n’était-il pas dans la maison de Milnwood ? posa sur la table une immense soupière de bouillon épaissi avec du gruau d’avoine et des choux verts ; dans cet océan de liquide on apercevait, lorsque l’on était bon observateur, deux ou trois côtelettes d’un mouton maigre qui nageaient çà et là. Deux grands paniers, l’un de pain fait d’orge et de pois, et l’autre de gâteaux d’avoine, étaient de chaque côté de ce plat quotidien. Un gros saumon bouilli indiquerait aujourd’hui de l’abondance dans la maison, mais à cette époque on prenait le saumon en si grande quantité dans les rivières d’Écosse, qu’au lieu d’être regardé comme un mets délicat il servait ordinairement de nourriture aux domestiques, qui, dit-on, stipulaient quelquefois qu’ils ne seraient forcés de manger de cet aliment bas et fade que cinq fois par semaine. Un large pot brun rempli d’une bière très-faible et faite à Milnwood était mis à la discrétion de la compagnie, ainsi que les gâteaux d’avoine, les petits pains et le bouillon ; mais le mouton était réservé pour les principales personnes de la famille, et pour Mistress Wilson ; et pour leur usage particulier, une mesure d’ale ou quelque chose qui en approchait était servie à part dans un vase d’argent. Un immense hebbock, fromage fait avec du lait de brebis mêlé avec celui de vache, et une jarre de lait de beurre, étaient à la disposition de tous.

Pour savourer cette chère exquise, était placé à la tête de la table le vieux laird, ayant d’un côté son neveu et de l’autre sa femme de charge favorite. À une certaine distance et au-dessous de la salière étaient assis Robin, vieux serviteur maigre et affamé, qu’un rhumatisme avait courbé et rendu impotent, et une sale servante endurcie au travail journalier que lui infligeaient tantôt son maître et tantôt mistress Wilson. Un garçon de ferme, un vacher à cheveux blancs, puis Cuddie le nouveau laboureur, et sa mère, complétaient la société. Les autres laboureurs appartenant à la propriété habitaient leurs propres maisons, heureux, du moins en ceci, que si leur nourriture n’était pas plus délicate que celle que nous venons de décrire, ils pouvaient s’en rassasier sans être surveillés par les yeux gris, fins et envieux de Milnwood, qui semblait peser la quantité de ce que mangeaient ceux qui étaient sous sa dépendance, avec autant d’exactitude que si ses regards eussent pu suivre chaque bouchée dans le chemin qu’elle faisait de la lèvre à l’estomac. Cette sévère inspection ne fut pas favorable à Cuddie, qui se mit mal dans l’opinion de son maître par la silencieuse promptitude qu’il mettait à faire disparaître les vivres placés devant lui ; et de temps en temps Milnwood détournait les yeux du pâtre pour jeter des regards d’indignation sur son neveu, dont la répugnance pour les travaux champêtres était la principale cause qui l’obligeait à se servir d’un laboureur, et qui avait nécessité le louage de ce vrai cormoran.

« Te payer des gages, gourmand ! » disait Milnwood en lui-même, « tu mangerais dans une semaine la valeur de ce que tu pourrais gagner dans un mois. »

Un grand coup de marteau donné à la porte d’entrée vint interrompre le cours de ses réflexions. C’était généralement la coutume en Écosse, lorsque la famille était à dîner, que la porte de la cour, ou, s’il n’y en avait pas, celle de la maison fût fermée à la clef, et l’on ne recevait pendant ce temps que les gens de grande importance ou les personnes pour affaire urgente[45]. C’est pourquoi la famille Milnwood fut très-surprise, surtout dans ces temps de troubles, par la promptitude des coups répétés qui assaillaient la porte ; mistress Wilson en personne y courut, et ayant reconnu ceux qui faisaient tant de bruit pour entrer, à travers quelques secrètes ouvertures dont étaient fournies grand nombre de portes d’entrée des maisons écossaises, elle revint tout effrayée, et se tordant les bras, elle s’écria : « Les habits rouges ! les habits rouges ! »

« Robin, laboureur… quel est votre nom ? — Garçon de ferme… — Neveu Henri, ouvrez la porte, ouvrez la porte ! » s’écria le vieux Milnwood, se saisissant de deux ou trois cuillers d’argent dont le haut bout de la table était garni (celles qui étaient placées au-dessous de la salière étant de belle corne), et les glissant dans sa poche. « Parlez-leur poliment, messieurs ; au nom de Dieu ! parlez-leur poliment : ils ne souffrent pas la contradiction. Nous sommes tous ruinés, nous sommes tous ruinés ! »

Tandis que les domestiques faisaient entrer les soldats, dont les jurements et les menaces indiquaient déjà le mécontentement qu’ils avaient d’être restés si long-temps à la porte, Cuddie saisit l’occasion de dire bas à l’oreille de sa mère : « Maintenant, vieille folle, faites semblant d’être sourde, puisque déjà vous nous avez rendus sourds, et laissez-moi parler pour vous. Je n’aimerais pas à voir étendre et allonger mon cou pour les commérages d’une vieille radoteuse, bien que vous soyez ma mère. — Oh ! mon cher fils, je garderai le silence, si en parlant cela doit te nuire, répondit tout bas sa mère ; mais songe, mon fils, que ceux qui nient le Verbe, le Verbe les renie à son tour. » Son admonition fut interrompue par l’entrée des gardes-du-corps, au nombre de quatre, commandés par Bothwell.

En marchant ils faisaient un grand bruit sur les dalles de pierre avec les fers des talons de leurs grandes bottes et leurs longues et pesantes épées à poignée en forme de panier, qui retentissaient sur le sol. Milnwood et sa femme de charge tremblaient de la crainte bien fondée de se voir spoliés et pillés pendant ces visites domiciliaires. Henri Morton était tourmenté par une cause plus spéciale, car il se rappelait qu’il était responsable envers la loi pour avoir reçu Burley dans sa demeure. La veuve Mause Headrigg était dans une étrange incertitude, flottant entre les craintes qu’elle éprouvait pour la vie de son fils, et son zèle enthousiaste, qui lui reprochait même de consentir tacitement à renier ses sentiments religieux. Les autres domestiques tremblaient, mais ils ne savaient pas pourquoi. Cuddie seul, avec le regard de la parfaite indifférence et de l’extrême stupidité dont un paysan écossais peut dans l’occasion prendre le masque par finesse et avec une surprenante subtilité, continuait à avaler de grandes cuillerées de bouillon, ayant tiré devant lui le large vase qui le contenait, et se servait, au milieu de cette confusion, une portion qui aurait pu être divisée entre sept personnes.

« Que désirez-vous ici, messieurs ? » dit Milnwood, s’inclinant devant les satellites du pouvoir. — Nous sommes envoyés par le roi, répondit Bothwell ; mais pourquoi diable nous avez-vous laissés si long-temps à la porte ? — Nous étions à dîner, répondit Milnwood, et la porte était fermée à la clef, ainsi que c’est l’usage dans les habitations de la campagne. Je vous assure, messieurs, que si j’avais su que des serviteurs de notre bon roi attendissent à la porte… Mais vous plairait-il de boire de l’ale, ou de l’eau-de-vie, ou un verre de vin des Canaries, ou du claret ? » et il faisait une pause à chacune de ces offres, comme un avare enchérisseur qui, dans une vente, est chargé de mettre un prix sur un lot désiré. — « Du claret pour moi, » dit l’un des soldats. — « Je préfère l’ale, dit un autre, pourvu qu’elle soit faite du pur jus de John Barleycorn[46]. — Jamais on n’en brassa d’aussi bonne, dit Milnwood ; je puis à peine en dire autant du claret : il est faible et froid, messieurs. — L’eau-de-vie le corrigera, dit un troisième ; un verre d’eau-de-vie, puis trois verres de vin, empêchent les mauvaises digestions. — De l’eau-de-vie, de l’ale et du claret : nous goûterons de tout cela, dit Bothwell, et nous nous attacherons à ce qui sera le meilleur. Voilà un avis raisonnable, quand même il sortirait de la bouche d’un de ces maudits whigs d’Écosse. »

Milnwood tira de sa ceinture à la hâte, quoique avec un tremblement de répugnance visible dans tous ses muscles, deux énormes clefs, et les donna à sa gouvernante.

« La femme de charge, » dit Bothwell en prenant un siège et s’y asseyant, « n’est ni assez jeune ni assez belle pour donner à un homme la tentation de la suivre à la cave, et du diable s’il s’en trouve une ici qui mérite d’être envoyée à sa place ! Qu’est-ce que c’est que cela ? de la viande, ajouta-t-il en cherchant avec une fourchette dans le vase de bouillon, et y pochant une côtelette de mouton ; « il me semble que je mangerais volontiers ce morceau, mais il est aussi dur que si la femme du diable l’avait couvé. — S’il y a quelque chose de meilleur dans la maison, monsieur ?… » dit Milnwood alarmé de ces marques de mécontentement. — Non, non, dit Bothwell, ce n’en est pas le temps, il faut nous occuper d’affaire. Vous suivez Poundtext, le prêtre presbytérien, monsieur Morton, à ce que j’ai entendu dire ? »

M. Morton se hâta de glisser en même temps un aveu et une apologie.

« Par l’indulgence de Sa gracieuse Majesté et celle du gouvernement ; car je ne ferai rien contre la loi. Je n’ai rien à objecter contre l’établissement d’un épiscopat modéré, sinon que je suis un homme élevé dans la campagne, que les sermons de nos ministres sont plus simples et plus faciles à comprendre ; enfin, sauf votre respect, monsieur, c’est un établissement moins coûteux pour le pays. — Bon, je ne prends pas garde à cela, dit Bothwell ; ils sont indulgents, et voilà tout : mais pour moi, si je devais dicter les lois, jamais un chien tondu de toute la même n’aboierait dans une chaire écossaise. Quoi qu’il en soit, je dois me soumettre aux commandements. Ah ! voici la liqueur ; versez, ma bonne vieille dame. »

Il versa presque la moitié d’une bouteille de claret dans une coupe de bois, et l’avala d’un seul coup.

« Vous faites injure à votre bon vin, mon ami, il est meilleur que votre eau-de-vie, quoiqu’elle soit fort bonne aussi. Voulez-vous vous joindre à moi pour boire à la santé du roi ? — Avec plaisir, dit Milnwood : ce sera avec de l’ale, car je ne bois jamais de claret, et je n’en ai qu’une très petite quantité pour quelques honorables amis. — Tels que moi, sans doute, » dit Bothwell ; et alors poussant la bouteille devant Henri, il dit : « Vous aussi, jeune homme : buvons à la santé du roi. »

Henri remplit modérément son verre sans prendre garde aux signes de son oncle et à la manière dont il le poussait, qui semblait indiquer qu’il devait suivre son exemple et boire de la bière de préférence au vin.

« Fort bien, dit Bothwell : avez-vous bu tous à cette santé ? Qui est cette vieille femme ? Donnez-lui un verre d’eau-de-vie, afin qu’elle boive à la santé du roi. — Si cela est agréable à Votre Honneur, » dit Cuddie avec un air niais, « c’est ma mère, monsieur, et elle est sourde comme Corra-Linn[47], nous ne pouvons lui faire ouïr un seul mot… Mais si cela vous est agréable, je suis prêt à boire à sa place à la santé du roi autant de verres d’eau-de-vie que vous le croirez nécessaire. — J’oserais jurer, dit Bothwell, que vous êtes un gaillard qui ne dédaignez pas l’eau-de-vie. Sers-toi, mon ami : on doit être libre partout où je suis. Tom, sers un plein verre à cette fille, quoiqu’elle ne soit qu’un sale personnage. Verse à la ronde une seconde fois. Voici pour boire à la santé de notre noble commandant, le colonel Graham de Claverhouse ! Pourquoi diable cette vieille gémit-elle ? elle paraît aussi whig qu’il en fut jamais sur ce côté de la montagne : renoncez-vous au covenant, bonne femme ? — De quel covenant voulez-vous parler ? est-ce le covenant de l’œuvre, ou celui de la grâce ? » dit Cuddie se mêlant de la conversation. — De tous les covenants qui sont nés jusqu’à présent, » répondit le soldat. — Ma mère, » cria Cuddie, affectant de parler haut comme s’il parlait à une personne sourde, « ce monsieur veut savoir si vous renoncez au covenant des œuvres ? — De tout mon cœur, Cuddie, dit Mause, et je fais des vœux pour que mes pieds soient délivrés de ce serpent. — Bon, dit Bothwell, la bonne dame a répondu avec plus de franchise que je ne l’espérais. Un autre verre à la ronde, et nous nous occuperons d’affaires. Je pense que vous avez tous entendu parler du meurtre horrible commis sur la personne de l’archevêque de Saint-André, par onze fanatiques armés ? »

Tous tressaillirent et se regardèrent ; enfin Milnwood répondit « qu’il avait entendu parler de semblables malheurs, mais qu’il espérait qu’ils n’étaient pas réels. — Voici le rapport publié par le gouvernement ; vieillard, qu’en pensez-vous ? » — Ce que j’en pense, monsieur ? tout ce que… tout ce qu’il plaira au conseil d’en penser, balbutia Milnwood. — Je voudrais savoir votre opinion d’une manière plus positive, mon ami, » dit le dragon d’un air d’autorité.

Les yeux de Milnwood parcoururent à la hâte le papier pour saisir les expressions qui caractérisaient ce crime le plus énergiquement, en s’attachant à ce qui était écrit en lettres italiques, ce qui l’aidait beaucoup.

« Je pense que c’est un meurtre, un parricide affreux, exécrable, inventé par une barbarie implacable et infernale, tout à fait abominable ; c’est un scandale pour le pays ! — Bien dit, vieillard ! répliqua l’interrogateur. Voici pour vous, et je vous souhaite toute sorte de bonheur en retour de tels principes. Vous me devez une rasade de remercîment pour vous les avoir appris… Bon, tu me feras raison avec ton propre vin des Canaries, l’ale aigre convient mal à un estomac loyal. Maintenant, à votre tour, jeune homme ; que pensez-vous de ce dont nous parlons ? — J’aurais peu d’objections à vous faire, dit Henri, si je savais de quel droit vous me faites cette question. — Que Dieu vous prête son aide ! » dit la vieille femme de charge, « pour parler de la sorte à un soldat, quand chacun sait qu’ils font tout ce qu’ils veulent, dans le pays, des hommes et des femmes, des bêtes et des gens. »

Le vieux gentilhomme s’écria, avec la même horreur pour d’audace de son neveu : « Taisez-vous, monsieur, ou répondez directement à celui qui vous interroge. Avez-vous intention d’affronter l’autorité du roi dans la personne d’un sergent des gardes-du-corps ? — Silence ! vous tous, faites silence ! » s’écria Bothwell frappant avec force la table de sa main. « Vous me demandez de quel droit je vous interroge, monsieur ? » dit-il en s’adressant à Henri ; « ma cocarde et mon large sabre sont ma commission, et une meilleure que jamais le vieux Nol[48] ait accordée à ses têtes rondes ; et si vous voulez en savoir davantage, vous n’avez qu’à regarder l’acte du conseil qui donne le pouvoir aux soldats et aux officiers de chercher, d’examiner et d’apprécier toutes les personnes suspectes ; c’est pourquoi, je vous demande de nouveau votre opinion sur la mort de l’archevêque Sharpe. C’est une nouvelle pierre de touche que nous avons pour essayer de quel métal sont les gens. »

Henri avait, pendant ce temps, réfléchi au risque infructueux qu’il y avait à exposer sa famille en résistant au pouvoir tyrannique qui était remis entre de semblables mains ; c’est pourquoi il lut tranquillement le rapport, et répondit : « Je n’hésiterai pas à dire que ceux qui ont commis cet assassinat ont, à mon avis, fait une action téméraire et atroce ; et je prévois avec douleur que cette action attirera de plus grandes rigueurs à beaucoup d’innocents qui sont ainsi que moi loin de l’approuver. »

Tandis qu’Henri s’exprimait de la sorte, Bothwell, qui l’observait attentivement, sembla soudain se rappeler ses traits.

" Ha, ha ! vous êtes, mon ami, le capitaine Perroquet ; je crois que je vous ai déjà vu, et en compagnie très-suspecte. — Je vous ai vu une fois, répondit Henri, dans une auberge de la ville de… — Et avec qui avez-vous quitté cette auberge, jeune homme ?… n’était-ce pas avec John Balfour de Burley, l’un des meurtriers de l’archevêque ? — Je suis sorti de l’auberge avec la personne que vous venez de nommer, répondit Henri, je ne veux pas le nier ; mais, loin de savoir qu’il était l’un des assassins du primat, je ne savais pas alors qu’un tel crime eût été commis. — Que le Seigneur ait pitié de moi, je suis ruiné ! entièrement ruiné et perdu ! s’écria Milnwood. La langue de ce misérable lui fera perdre la tête, et me dépouillera même de l’habit gris qui me couvre le dos. — Mais vous saviez que Burley, » continua Bothwell s’adressant encore à Henri, et sans prendre garde à l’exclamation de son oncle, « était un rebelle et un traître, et vous connaissiez la défense faite de s’associer avec de semblables personnes. Vous n’ignoriez pas qu’il vous est défendu de secourir ce sujet déloyal, d’avoir des relations avec lui, de vous entretenir avec lui par lettre ou par message, ou de lui donner des aliments, une maison, un abri, sous les peines les plus rigoureuses : vous saviez tout cela, et cependant vous avez été contre la loi (Henri garda le silence). Où l’avez-vous quitté ? continua Bothwell ; était-ce sur la grande route ? ou lui avez-vous donné le couvert dans cette maison ? — Dans cette maison ! dit son oncle ; il n’oserait pas, sous peine de la vie, introduire un traître dans une maison qui m’appartient. — Ose-t-il nier qu’il l’ait fait ? dit Bothwell. — Puisque vous m’accusez de cela comme d’un crime, dit Henri, vous m’excuserez si je ne dis rien qui puisse m’accuser moi-même. — Ô terres de Milnwood ! bonnes terres de Milnwood, qui depuis deux cents ans portez le nom de Morton ! s’écria son oncle ; vous êtes… — Non, monsieur, dit Henri, vous ne souffrirez rien pour moi. J’avoue, » continua-t-il, s’adressant à Bothwell, « que j’ai logé cet homme pendant une nuit comme étant un vieux militaire camarade de mon père. Mais c’était non seulement sans le consentement de mon oncle, mais aussi contre tous ses ordres les plus exprès. Je me flatte, si mon aveu n’accuse que moi seul, qu’il sera de quelque poids pour prouver l’innocence de mon oncle. — Fort bien, jeune homme, » dit le soldat d’un ton plus radouci, « vous êtes un bon garçon : j’en suis fâché pour vous ; et votre oncle que voici est un fin et vieux Troyen, meilleur pour ses hôtes, à ce que je vois, que pour lui-même, car il nous donne du vin et ne boit que sa mauvaise ale. Apprenez-moi tout ce que vous savez sur Burley, ce qu’il a dit lorsque vous l’avez quitté, où il allait, et où il serait possible de le trouver maintenant ; et le diable m’emporte si je ne ferme pas les yeux sur ce qui vous regarde, autant que mon devoir peut me le permettre. La tête de ce meurtrier whig est à prix pour mille marcs d’argent : si je pouvais seulement l’attraper ! Allons, dites-moi, où l’avez-vous quitté ? — Vous m’excuserez si je ne réponds pas à cette question, monsieur, dit Morton ; la même puissante raison qui me porta à lui donner l’hospitalité, sans prendre garde aux risques que moi et mes amis pourrions courir, m’ordonnerait de respecter son secret, si toutefois il m’en avait confié un. — Ainsi donc, vous me refusez une réponse ? dit Bothwell. — Je n’en ai aucune à vous faire, répondit Henri. — Peut-être vous apprendrai-je à en trouver une, en attachant un morceau de mèche allumée entre vos doigts, répliqua Bothwell. — Oh ! de grâce, monsieur, » dit tout bas la vieille Alison à son maître, « donnez-leur de l’argent… Ils ne cherchent que de l’argent… ils tueront M. Henri, et vous-même ensuite. »

L’inquiétude et le chagrin qui l’oppressaient firent soupirer Milnwood, qui, du ton d’une personne prête à rendre l’âme, s’écria : « Si vingt livres pouvaient vous faire abandonner ce malheureux sujet. — Mon maître, » dit Alison s’adressant au sergent, « vous donnerait vingt livres sterling. — Livres d’Écosse, sorcière ! » interrompit Milnwood ; car l’excès de son avarice surmontait en ce moment sa précision puritaine et le respect habituel qu’il avait pour sa femme de charge. — Livres sterling, reprit la femme de charge, si vous avez la bonté de ne pas faire attention à la conduite de ce jeune homme ; il est tellement obstiné que vous pourriez bien le mettre en pièces sans en tirer un seul mot ; et je vous assure que cela ne vous fera aucun bien de lui brûler ses pauvres doigts. — En vérité, » dit Bothwell en hésitant, « je ne sais que faire ; beaucoup de ceux qui portent mon habit voudraient prendre l’argent, et le feraient en outre prisonnier ; mais j’ai de la conscience, et si votre maître veut effectuer votre offre et s’engager à représenter son neveu, et si tous ceux de la maison prêtent le serment du test… — Oh, oui, oui, monsieur, s’écria mistress Wilson, tous les serments que vous voudrez ! » et se tournant du côté de son maître, « Hâtez-vous donc, monsieur, d’aller chercher votre argent, ou ils brûleront la maison. »

Le vieux Milnwood lança un regard terrible à celle qui lui parlait, et se mit en mouvement comme une horloge hollandaise, pour donner la liberté à ses anges emprisonnés, dans cette terrible occasion. Pendant ce temps le sergent Bothwell commença, avec toute la solennité possible, à faire prêter le serment qui est encore en usage dans les bureaux des douanes de Sa Majesté.

« Vous, quel est votre nom, bonne femme ? — Alison Wilson, monsieur. — Vous, Alison Wilson, jurez, certifiez et déclarez solennellement que vous jugez déloyal pour tous sujets, sous prétexte de réforme ou autre motif que ce soit, d’entrer dans aucune ligue ou covenant. »

La cérémonie fut en cet instant interrompue par une dispute entre Cuddie et sa mère, dispute qui avait été d’abord soutenue à voix basse ; et qui commençait maintenant à être entendue.

« Oh ! silence, ma mère, silence ! ils entrent en arrangement ; oh ! silence, et ils seront bientôt d’accord. — Je ne veux pas me taire, Cuddie, répliqua sa mère : je parlerai haut et je n’épargnerai rien, je confondrai le pécheur, même l’homme rouge, et à ma voix M. Henri sera délivré des filets du chasseur. — Elle a les jambes sur la herse maintenant, dit Cuddie, l’arrête qui peut ; je la vois derrière un dragon, s’acheminant vers la Tolbooth[49] ; je me vois les jambes liées sous le ventre d’un cheval ; oui, elle vient de préparer son sermon, et voilà qu’elle va nous le débiter, et nous serons perdus, hommes et bêtes ! Et vous croyez en venir là, » dit Mause tordant ses mains desséchées tandis que, malgré sa prudence et les prières de Cuddie, son visage plein de finesse exprimait par le feu dont il était animé toute la colère qu’excitait en elle la seule mention du serment ; « croyez-vous en venir là avec cette perdition des âmes, cette séduction des saints, cette confusion des consciences, je veux dire les serments, les épreuves et ces liens, vos embûches, vos trappes et vos pièges ? Vainement on tend un filet en présence d’un oiseau. — Ah ! quoi, bonne dame ? dit le soldat ; voici un miracle de whig, sur ma foi ! la vieille épouse a retrouvé et ses oreilles et sa langue, et nous allons devenir sourds à notre tour. Allons, silence, vieille imbécile ! et rappelez-vous à qui vous parlez. — À qui je parle ! Eh, messieurs ! la terre de douleur ne sait que trop bien à qui je parle. Vous êtes de méchants adhérents prélatistes, de stupides soutiens d’une cause sans force et indigne, de sanguinaires oiseaux de proie, et des fardeaux de la terre. — Sur mon âme, » dit Bothwell, aussi étonné que l’eût été un gros chien sur lequel sauterait une perdrix pour défendre ses petits, « voici le plus beau discours que j’aie jamais entendu ! Pouvez-vous nous en dire davantage ? — Vous en dire davantage ! » s’écria Mause éclaircissant sa voix en toussant d’abord. « J’élèverai encore contre vous mon témoignage. Vous êtes des Philistins, des Édomites, des léopards, des renards, des loups de nuit qui rongent les os jusqu’au lendemain, de méchants chiens qui entourent les élus, de repoussantes bêtes à cornes, d’audacieux taureaux de Basan, de subtils serpents alliés par le nom et par la nature avec le grand dragon rouge : Apocalypse, chapitre XII, versets 3 et 4. »

En cet endroit la vieille s’arrêta, probablement faute d’haleine, non de matière.

« Maudite vieille femme ! dit un des dragons ; bâillonnez-la, et conduisez-la au quartier-général. — Fi donc, Andrews, dit Bothwell ; rappelez-vous à quel sexe la bonne dame appartient, et laissez-la se servir du privilège de sa langue. Mais, écoutez, bonne femme, tous les taureaux de Basan et les dragons rouges ne seront pas aussi civils que moi, ou ne se contenteront pas de vous laisser à la charge du constable et de la cage à plonger. Cependant il faut que je mène absolument ce jeune homme au quartier-général. Je serais blâmé par mon commandant si je le laissais dans une maison où je sais qu’il y a tant de fanatisme et de trahison. — Regardez à présent, ma mère, ce que vous avez fait, murmura Cuddie ; voici les Philistins, comme vous les nommez, qui emmènent M. Henri, et peste soit de votre bavardage ! — Taisez-vous, poltron, dit la mère, et laissez-moi le soin de répondre ; si vous et tous les autres gloutons qui se tiennent là comme des vaches ruminant leur luzerne, vous aviez dans vos bras autant de force qu’en a ma langue, on n’emmènerait jamais en captivité ce brave jeune homme. »

Pendant ce dialogue, les soldats s’étaient saisis de leur prisonnier et l’avaient lié. Milnwood revint en cet instant, et, effrayé des préparatifs qu’il voyait, se hâta d’offrir à Bothwell, quoique avec plus d’un profond soupir, la bourse d’or qu’il avait été obligé d’exhumer pour la rançon de son neveu. Le soldat prit la bourse avec un air d’indifférence, la mit dans sa main, la fit sauter en l’air, et la rattrapa lorsqu’elle retombait, ensuite il secoua la tête et dit : « Il y a beaucoup de joyeuses nuits dans ce nid d’enfants jaunes, mais que le diable m’emporte si j’oserais m’exposer pour eux ! Cette vieille femme a parlé trop haut, et devant beaucoup trop de monde. Écoutez, mon vieux gentilhomme, dit-il à Milnwood, il faut que j’emmène votre neveu au quartier-général ; ainsi je ne puis, en conscience, garder plus que ce qui m’est dû comme argent de civilité. « Alors ouvrant la bourse, il donna une pièce d’or à chacun de ses soldats, et en prit trois pour lui. « Maintenant, dit-il, vous aurez la consolation de savoir que votre parent, le jeune capitaine Perroquet, sera regardé avec bonté et traité avec respect ; quant au reste de l’argent, je vous le rends. »

Milnwood s’empressa de tendre la main.

« Seulement vous savez, » dit Bothwell jouant encore avec la bourse, « que chaque propriétaire est responsable de l’obéissance et de la loyauté de ses gens, et que les miens ne sont pas obligés de se taire sur le sujet du beau sermon que nous a fait cette vieille puritaine couverte de son plaid de tartan ; et je pense que vous présumez que les conséquences de ce récit vous attireront de la part du conseil une forte amende. — Bon sergent, ô digne capitaine ! » s’écria l’avare glacé de terreur, « je suis certain qu’il n’y a personne dans ma maison qui, à ma connaissance, voudrait vous offenser. — Bon ! répondit Bothwell, vous l’entendrez donner elle-même son témoignage, comme elle le nomme. Vous, mon ami, dit-il à Cuddie, éloignez-vous et laissez votre mère exprimer sa pensée. Je vois qu’elle a amorcé et rechargé depuis son premier feu. — Seigneur ? noble monsieur, dit Cuddie, la langue d’une vieille femme est trop peu de chose pour faire tant de bruit ; ni moi ni mon père n’avons jamais pris garde à ce que disait ma mère. — Silence, mon enfant, tandis que vous n’avez rien contre vous, dit Bothwell, vous me paraissez plus fin que vous ne voulez nous le faire croire. Allons, bonne dame, vous voyez que votre maître ne pense pas que vous puissiez nous donner un si brillant témoignage. »

Le zèle de Mause n’avait pas besoin de cet aiguillon pour la remettre sur la voie.

Malheur aux complaisants et aux égoïstes charnels qui souillent et perdent leur conscience en se prêtant aux méchantes extorsions de l’ennemi, et livrent le Mammon de l’injustice aux fils de Bélial, pour être en paix avec eux ! C’est une criminelle complaisance, une basse alliance avec l’ennemi. C’est le mal que fit Menaham en présence du Seigneur, lorsqu’il donna mille talents à Pul, roi d’Assyrie, pour que sa main le protégeât, comme le rapporte le second livre des Rois, chapitre xv, verset 19. C’est la coupable action d’Achab, lorsqu’il envoya de l’argent à Téglat-Phalazar, — voyez le même livre second des Rois, chapitre xvi, verset 8. Et si cela fut regardé comme une apostasie, même chez le religieux Ézéchias qui s’arrangea avec Sennachérib en lui donnant de l’argent et en offrant de se charger de la peine qui pouvait lui être infligée, comme le porte le même livre des Rois, chapitre viii, versets 14 et 15, quel nom méritent ces hommes contumaces et apostats, qui paient les impôts et honoraires, les taxes et amendes à d’avides et méchants publicains, et se laissent frapper d’extorsions et de salaires par de vils et mercenaires curés, chiens muets qui n’aboient pas, dormant ou se couchant le jour comme la nuit, et aimant à sommeiller comme de gros paresseux, et qui font des présents à nos oppresseurs, afin de les aider à nous détruire ! Ils sont comme ceux qui jettent un sort avec eux, qui préparent une table pour les troupes, et qui fournissent de quoi boire à l’armée. — Voilà une belle doctrine pour vous, monsieur Morton ; comment la trouvez-vous ? dit Bothwell, ou comment croyez-vous que le conseil la trouvera ? Je pense que nous pouvons en conserver la plus grande partie dans notre esprit sans crayons ni tablettes, comme vous en portez dans les conventicules. Elle refuse de payer l’impôt, je pense, n’est-ce pas ? dit-il à Andrews. — Oui, pardieu ! répondit Andrews, et elle a juré que c’était un péché de donner un pot d’ale à un troupier, ou de l’inviter à s’asseoir à table. — Vous l’entendez, » dit Bothwell s’adressant à Milnwood, « mais c’est votre propre affaire ; » et il lui présenta la bourse avec son contenu diminué, et cela de l’air de la plus grande indifférence.

Milnwood, dont la tête semblait étourdie par l’accumulation de ses infortunes, tendit machinalement la main comme pour prendre la bourse.

« Êtes-vous fou ? » dit la ménagère à voix basse ; « engagez-les à la prendre, car ils voudront la conserver bon gré mal gré, et c’est notre seul espoir pour les rendre tranquilles. — Je ne saurais le faire, Ailie[50], je ne le saurais, répondit Milnwood dans l’amertume de son cœur ; « je ne puis me résoudre à livrer à ces vauriens ce que j’ai compté si souvent. — En ce cas, il faut que je la donne moi-même, dit la ménagère, ou bien que je voie aller tout au diable. Mon maître, » dit-elle en s’adressant à Bothwell, « ne peut songer à reprendre une chose qu’a tenue la main d’un gentilhomme aussi honorable que vous ; il vous prie de mettre cet argent dans votre poche, et de traiter son neveu aussi bien que vous le pourrez, et de faire un rapport favorable sur nos dispositions envers le gouvernement, afin que nous n’éprouvions aucun mal pour les discours insensés de cette vieille mégère (ici elle se tourna fièrement vers Mause, afin de se soulager de l’effort qu’elle avait fait avec tant de peine, pour prendre un air de douceur devant les soldats), une whig surannée, coureuse et folle, qui n’est dans la maison (le diable l’emporte !) que depuis hier après midi, et qui ne repassera jamais le seuil de la porte, si une bonne fois je réussis à l’en faire sortir. — Bon, bon, » chuchota Cuddie à sa mère, « bien parlé ; j’étais certain que nous serions obligés de recommencer nos voyages aussitôt que vous auriez pu prononcer trois mots ensemble ; j’étais sûr de ce résultat, ma mère. — Silence, mon enfant, dit-elle, ne murmurez pas contre cet accident, contre cette chance de passer leur porte : je ne la franchirai jamais  ; il n’est sur le seuil aucune marque annonçant que l’ange exterminateur doit passer par-là. Ils recevront encore un coup de sa main, ceux qui parlent tant de la créature et si peu du Créateur ; qui parlent tant des richesses de ce monde, et si peu d’un covenant dissous ; qui parlent tant de cette quantité de pièces de vil métal jaune, et si peu de cet or pur de l’Écriture ; qui parlent tant de leurs amis et de leurs parents, et si peu des élus destinés à souffrir les fatigues, les exils, les recherches, les prises de corps, les emprisonnements, les tortures, les bannissements, les décapitations, les potences, les écartèlements, les dépècements de leurs corps vivants, sans compter les centaines d’hommes forcés d’abandonner leurs habitations pour errer au milieu des déserts, des montagnes, des landes, des marais, des tourbières, lieux seuls où ils pourront entendre la parole de Dieu, comme un pain mangé en secret. »

Elle est maintenant au covenant, ami sergent : ne pouvons-nous l’emmener ? dit un des soldats. — Allez au diable ! »lui dit Bothwell à demi-voix. « Ne voyez-vous pas qu’elle est mieux où elle est, aussi long-temps qu’il y a ici un héritier responsable, comme M. Morton de Milnwood, qui a les moyens de payer les folies de cette vieille ? Laissez cette radoteuse prendre son vol pour élever une autre couvée ; elle est trop coriace pour qu’on en fasse quelque chose de bon. Ici, cria-t-il, et portons une autre santé à Milnwood et à sa demeure, et à notre prochaine et joyeuse rencontre avec lui ! j’espère que nous ne tarderons pas à nous retrouver, s’il conserve chez lui des gens aussi fanatiques. »

Il ordonna alors au détachement de monter à cheval, et lui il s’empara du meilleur coursier de l’écurie de Milnwood pour emmener le prisonnier. La bonne Wilson, les yeux en pleurs, fit un petit paquet de ce qui était nécessaire pour le voyage forcé de Henri ; et pendant qu’elle était très-affairée, elle saisit une occasion où elle ne pouvait être vue des soldats, pour glisser dans la main du jeune homme une petite somme d’argent. Bothwell et sa troupe, du reste, tinrent leur promesse, et furent très-polis. Ils ne lièrent pas leur prisonnier, et se bornèrent à le placer à cheval entre deux cavaliers. Ils partirent joyeux, riant entre eux, et laissant la famille de Milnwood dans une grande confusion. Le vieux laird, accablé par la perte de son neveu et par la dépense inutile de vingt livres sterling, ne fit toute la soirée que se balancer dans son grand fauteuil de cuir, en répétant la même plainte. « Ruiné, ruiné de fond en comble ! ruiné et sans ressource, corps et biens, corps et biens ! »

Le chagrin de mistress Alison Wilson fut en partie oublié par le torrent d’invectives qu’elle avait vomi en accompagnant Mause et Cuddie dans leur expulsion de la maison de Milnwood. « Malheur à ta vieille peau ridée ! le plus joli garçon du vallon de la Clyde est obligé aujourd’hui de souffrir, et tout cela pour vous et votre damné de whiggisme ! — Va t’en ! répondit Mause ; je vous vois toujours dans les liens du péché, et nageant dans le fiel de l’iniquité, en donnant à contre-cœur tout ce que vous avez de meilleur et de plus beau pour la cause de celui dont vous tenez tout ce que vous possédez. Je vous assure que j’en ai fait autant pour M. Henri que j’en aurais fait pour mon propre fils ; car si Cuddie avait été trouvé digne de porter témoignage sur la place de Grass-Market… — Et il y a bon espoir pour cela, dit Alison, si vous et lui ne changez pas de système. — Et si, » continua Mause sans faire attention à cette interruption, « les Doegs sanglants et les Zyphites adulateurs cherchaient à m’attraper en m’offrant le pardon de mon fils moyennant des concessions coupables, je n’en persisterais pas moins, en portant témoignage contre le papisme, l’épiscopat, l’antinomianisme, l’érastianisme, le rélapsarianisme, le sublapsarianisme et tous les péchés et pièges du temps ; je crierais comme une femme en travail d’enfant contre la noire tolérance qui a servi de pierre d’achoppement aux docteurs ; j’élèverais la voix comme un prédicateur plein d’éloquence. — Bah, bah ! ma mère, » s’écria Cuddie intervenant et la tirant de force ; « n’étourdissez pas la ménagère avec votre témoignage : vous avez prêché au moins pour dix jours. Vous nous avez prêches hors de notre bonne petite maison et de notre bon petit jardin potager, hors de cette nouvelle cité de refuge, avant que nous y ayons pris pied ; et vous avez prêché M. Henri de manière à le faire aller en prison : votre sermon a coûté vingt livres sterling à la bourse du laird, qui n’aime pas du tout à se séparer de son argent ; vous pouvez demeurer tranquille quelque temps sans me prêcher pour que je monte à l’échelle et que je descende sous la corde, enfin pour que je sois pendu. Venez donc, venez donc ; la famille a assez de votre sermon pour s’en souvenir long-temps. »

Parlant ainsi, il entraîna sa mère pendant qu’elle murmurait toujours les mots témoignage, covenant, méchants, indulgence ; paroles qui roulaient sur sa langue tandis que les deux voyageurs se mettaient en devoir d’aller chercher un autre asile.

« La vieille laide ! la vieille timbrée ! la vieille folle ! » s’écria la ménagère en la voyant partir, « se prétendre meilleure à un si haut degré que tout le monde !… Le vieux balai fait pour balayer toutes les immondices ! attirer tant de malheurs sur une famille si douce et si tranquille !… Sans ma qualité de femme à moitié comme il faut, à cause de ma situation, j’aurais essayé mes dix ongles sur le cuir desséché et ridé de cette vieille bête. »






CHAPITRE IX.

l’arrivée.


Je suis un fils de Mars, et j’ai vu bien des guerres ; je montre mes blessures et mes cicatrices partout où j’arrive ; j’ai reçu celle-ci pour une fille, celle-là dans une tranchée, quand je saluais les Français au son du tambour.
Burns.


« Ne vous désolez pas trop, » dit le sergent Bothwell à son prisonnier tandis qu’ils s’avançaient vers le quartier-général ; « vous êtes un joli garçon, bien gaillard et de bonne famille : le pire qui puisse vous arriver, c’est d’être pendu, et c’est le sort de plus d’un honnête homme. Je vous dirai franchement que votre vie est au pouvoir de la loi, à moins que vous ne fassiez soumission, et que vous ne vous tiriez de là par une bonne amende payable par votre oncle ; il en a bien le moyen. — Ceci me contrarie plus que tout le reste, dit Henri ; il ne se sépare qu’à regret de son argent ; et, comme il n’était pour rien dans l’asile que j’ai accordé à cette personne pour une nuit, je voudrais, au nom du ciel, si j’échappe à une punition capitale, que la peine fût de nature à ne frapper que moi. — Mais peut-être bien, dit Bothwell, qu’on pourra vous proposer d’entrer dans un des régiments écossais qui servent à l’étranger. Ce n’est pas un mauvais service : si vos amis sont actifs, et si l’on se donne quelques coups, vous pourrez bientôt obtenir une commission. — Peut-être, dit Morton, une telle sentence serait ce qui pourrait m’arriver de mieux. — Comment donc ! mais, après tout, vous n’êtes donc pas un véritable républicain ? dit le sergent. — Jusqu’à présent, je ne me suis mis dans aucun parti de l’État, dit Henri, mais je suis resté tranquillement chez moi ; et j’ai eu parfois sérieusement l’idée d’entrer dans un de nos régiments étrangers. — Vraiment ? reprit Bothwell ; en bien ! je vous en estime ; j’ai moi-même servi long-temps dans les gardes françaises écossaises ; c’est là que l’on apprend la discipline ! Ils ne s’inquiètent pas de vos actions quand vous n’êtes pas de service ; mais manquez-vous seulement à l’appel, alors ils vous traitent fort mal. Je veux être damné, si le vieux capitaine Montgomery ne m’a pas fait monter la garde à l’arsenal, chargé de mon casque et de ma cuirasse, pendant six heures, sous un soleil si brûlant que j’étais rôti comme une tortue au Port-Royal ! Je jurai que je ne manquerais plus à l’avenir de répondre à l’appel de Francis Stuart, quand bien même il me faudrait laisser mon jeu de cartes sur la caisse du tambour… Ah, la discipline ! c’est une chose capitale. — Sous tous les autres rapports le service vous plaisait ? dit Morton. — Par excellence, répondit Bothwell ; des femmes, du vin, on en avait pour rien. On n’avait guère qu’à demander pour obtenir tout ; et si vous avez la conscience de laisser croire à quelque gros prêtre qu’il a quelque chance de vous convertir, il sera le premier à vous procurer ces agréments pour gagner un peu votre amitié. Où trouverez-vous un curé républicain aussi honnête ? — J’en conviens, dit Henri, mais quel était l’objet de votre service ? — De garder la personne du roi, reprit Bothwell ; veiller à la sûreté de Louis-le-Grand, mon garçon, et faire de temps à autre un tour parmi les huguenots (c’est-à-dire les protestants), et c’est là que nous avions une belle carrière ; cela m’a bien fait la main pour le service du pays. Mais, allons, puisque vous voulez être bon camarade, ainsi que disent les Espagnols, il faut que je garnisse votre bourse de quelques-unes des larges pièces de votre oncle. Telle est notre loi ; nous ne voulons pas voir un joli garçon dans le besoin, si nous avons de l’argent dans notre poche. »

En disant ces mots il tira sa bourse, y prit de l’argent et l’offrit à Henri sans le compter. Le jeune Morton refusa cette faveur, sans juger à propos cependant de dire à Bothwell, malgré son air de générosité, qu’il avait en poche quelques pièces, et il assura qu’il n’aurait pas de peine à en obtenir de son oncle.

« Eh bien ! dit Bothwell, dans ce cas ces pièces d’or serviront à garnir ma bourse un peu plus long-temps. J’ai pour principe de ne jamais quitter le cabaret, à moins que mon devoir ne me l’ordonne, tant que ma bourse est assez lourde pour la lancer par-dessus l’enseigne[51]. Quand elle est trop légère et que le vent la renvoie, alors mes bottes et à cheval… Il faut chercher quelque moyen de la remplir… Mais quelle est cette tour qui s’élève au milieu des bois sur cette hauteur escarpée. — C’est la tour de Tillietudlem[52], dit un des soldats. La vieille lady Marguerite Bellenden demeure là ; c’est une des meilleures femmes du pays et l’amie du soldat. Quand je fus blessé par un de ces maudits républicains, qui, caché derrière une chaussée, avait fait feu sur moi, je restai un mois chez lady Bellenden, et j’endurerais bien encore une pareille blessure pour me retrouver dans un si bon quartier. — S’il en est ainsi, dit Bothwell, il faut que je lui présente mes respects en passant, et que je la prie de fournir quelques rafraîchissements aux hommes et aux chevaux ; j’ai déjà aussi soif que si je n’avais rien bu à Milnwood. Mais dans ces temps-ci, » reprit-il en s’adressant à Henri, « il est fort avantageux que les soldats du roi ne passent pas devant une maison sans y obtenir des rafraîchissements. Dans les maisons comme celle de Tilie… comment l’appelez-vous ? on vous sert par amour ; dans celles des fanatiques reconnus, vous vous faites servir par force ; et parmi les presbytériens modérés et autres personnes suspectes, la crainte fait qu’on vous traite bien : ainsi, par une raison ou une autre, vous apaisez toujours votre soif. — Et vous vous proposez, » dit Henri avec inquiétude, « de vous rendre pour cela à cette tour là-bas ? — Assurément, répondit Bothwell ; comment ferai-je un rapport favorable à mes officiers des bons principes de la digne dame si je ne connais pas le goût de son vin d’Espagne ? car c’est du vin d’Espagne qu’elle nous offrira, j’en réponds ; c’est le consolateur favori des vieilles douairières, de même que le claret est le partage du gentilhomme de campagne. — Alors, au nom du ciel, dit Henri, si vous êtes décidé à y aller, ne citez pas mon nom, et ne me présentez pas ainsi dans une famille que je connais. Laissez-moi m’envelopper pour le moment dans le manteau d’un de vos soldats, et ne parlez de moi que comme d’un prisonnier sous votre garde. — De tout mon cœur, dit Bothwell ; j’ai promis de vous traiter poliment, et je rougirais de manquer à ma parole… Tenez, Andrews, jetez un manteau autour du prisonnier, et ne citez pas son nom, ne dites pas où nous l’avons pris, à moins que vous ne vouliez trotter sur le cheval de bois[53]. »

Ils arrivaient en ce moment à un portail voûté, crénelé, et flanqué de tourelles, dont une était tout-à-fait en ruines, excepté le rez-de-chaussée, qui servait de vacherie au paysan dont la famille habitait la tour qui restait entière. La grille avait été brisée par les soldats de Monk pendant la guerre civile, et jamais on ne l’avait replacée ; elle n’offrit donc aucun obstacle à Bothwell et à sa troupe. L’avenue, très-escarpée, étroite, et munie d’une chaussée en grosses pierres rondes, montait le long de la colline rapide et suivait une direction oblique et sinueuse. Les arbres qui la formaient cachaient et laissaient voir alternativement la tour et ses remparts extérieurs, qui semblaient s’élever presque perpendiculairement au-dessus de leurs têtes. Les restes des remparts gothiques qu’on y découvrait étaient d’une telle force que Bothwell s’écria : « Il est heureux que cette place soit dans des mains honnêtes et loyales. Si l’ennemi l’avait, une douzaine de vieilles femmes républicaines s’y défendraient avec leurs quenouilles contre une troupe de dragons, n’eussent-elles que moitié de la malice de la vieille femme que nous avons laissée à Milnwood. Sur ma vie, » continua-t-il en approchant de l’énorme tour, et en considérant les ouvrages qui la défendaient, « c’est une place superbe, fondée, dit l’inscription effacée qui est au-dessus de la grille, à moins que le reste de mon latin ne m’ait dit adieu, par sir Ralph de Bellenden, en 1350. C’est une antiquité bien respectable. Il faut que je rende un hommage complet à la vieille dame, dussé-je pour cela me donner la peine de me rappeler quelques-uns des compliments que j’avais habitude de barbouiller lorsque je fréquentais les sociétés de cette nature. »

Tandis qu’il se parlait ainsi, le sommelier, qui avait reconnu les soldats par une meurtrière, annonça à sa maîtresse qu’un parti de dragons, peut-être de la garde royale, commandé par un chef, attendait à la porte avec un prisonnier qu’il amenait.

« Je suis très-certain, dit Gudyill, que le sixième homme est un prisonnier ; car on conduit son cheval, et les deux dragons qui sont devant ont sorti leurs carabines de leurs étuis, et les tiennent appuyées sur leurs cuisses : du moins c’est ainsi que nous conduisions les prisonniers du temps du grand marquis. — Ce sont des soldats du roi ? dit la dame, ils ont sûrement besoin de se rafraîchir. Allez, Gudyill, il faut les bien recevoir ; faites-leur donner ce que la tour peut fournir de provisions et de fourrage… Et, attendez, dites à ma dame de compagnie de m’apporter mon écharpe noire et mon manteau. Je descendrai moi-même pour les recevoir : on ne saurait montrer trop de respect aux gardes-du-corps du roi, dans un temps où ils font tant pour l’autorité royale. Et… entendez-vous, Gudyill ? dites à Jenny Dennison de s’apprêter à marcher devant ma nièce et moi, et que les trois femmes se tiennent derrière. Dites à ma nièce de venir tout de suite auprès de moi. »

Se trouvant habillée et escortée selon ses ordres, lady Marguerite se rendit dans la cour de la tour avec beaucoup de courtoisie et de dignité. Le sergent Bothwell salua la grave et respectable dame du manoir avec une assurance qui tenait de la légèreté et de l’insouciance des courtisans désœuvrés du temps de Charles II. Il n’avait aucune des manières gauches et grossières d’un sergent de dragons. Son langage, ainsi que son air, semblait avoir pris pour l’occasion une certaine élégance. En effet, dans le cours d’une vie aventureuse et prodigue, Bothwell avait quelquefois fréquenté une compagnie qui convenait plus à sa naissance qu’à sa situation actuelle. Sur la demande que lui fit la dame si elle pourrait lui être utile, il répondit d’un ton respectueux « qu’ayant encore quelques milles à faire ce soir, il serait fort aise qu’elle voulût bien lui permettre de laisser reposer sa troupe pendant une heure dans son château avant de se remettre en voyage. — Avec le plus grand plaisir, répondit lady Marguerite et j’espère que mes gens auront soin que ni les hommes ni les chevaux ne manquent de ce qui peut leur être nécessaire. — Nous savons parfaitement, madame, que telle a toujours été la réception faite aux serviteurs du roi dans les murs de Tillietudlem, continua Bothwell. — Nous avons fait en sorte de nous acquitter de notre devoir fidèlement et loyalement en toutes circonstances, monsieur, » répondit lady Marguerite flattée du compliment, « tant envers nos monarques qu’envers leurs serviteurs, surtout leurs fidèles soldats. Il n’y a pas long-temps, et probablement Sa Majesté le roi régnant ne l’a pas encore oublié, qu’il a lui-même honoré de sa présence mon humble séjour, monsieur le sergent, et qu’il a déjeuné dans une chambre de ce château, que ma première femme de chambre vous montrera, et que nous appelons depuis ce jour la chambre du roi. »

Pendant ce temps Bothwell avait fait mettre pied à terre à sa troupe ; il avait donné la garde des chevaux à un soldat et celle du prisonnier à un autre, de sorte que lui-même était libre de continuer la conversation que la dame avait entamée avec tant d’abandon.

« Puisque le roi mon maître a eu l’honneur de recevoir de vous l’hospitalité, je ne suis pas étonné qu’elle s’étende à ceux qui le servent, et dont le plus grand mérite est de s’acquitter de ce service avec fidélité. Je vous dirai, madame, que j’ai avec Sa Majesté des rapports plus intimes que cet habit grossier ne semblerait l’indiquer. — En vérité, monsieur ? Probablement, dit lady Marguerite, que vous avez fait partie de sa maison ? — Non pas précisément, madame ; je n’ai pas fait partie de la maison de Sa Majesté, mais j’appartiens à son auguste famille par les liens du sang. Je puis donc prétendre à l’alliance des meilleures familles de l’Écosse, sans même excepter celle de Tillietudlem. — Monsieur, » dit la vieille dame en se redressant avec un air de dignité, prenant ce qu’on venait de lui dire pour une plaisanterie impertinente, « je ne vous comprends pas. — C’est une folie à moi, sans doute, dans ma situation, de parler de cette alliance, madame, répondit le cavalier ; mais vous devez avoir entendu parler de l’histoire et des malheurs de Francis Stuart, à qui son cousin germain, Jacques Ier, accorda le titre de Bothwell, titre que mes camarades me donnent comme nom de guerre. Il ne fut pas plus avantageux à mon aïeul qu’il ne l’est à moi-même. — En vérité ? » dit lady Marguerite avec beaucoup d’abandon et de surprise ; « j’avais effectivement ouï dire que le petit-fils du dernier comte était dans une situation peu favorable ; mais je ne me serais jamais attendue à le voir si peu avancé dans le service. Avec une telle alliance, quelle mauvaise fortune a pu retarder votre avancement ? — Il n’y a rien que de fort naturel dans tout cela, je crois, madame, » dit Bothwell en l’interrompant et en anticipant sur la question. « J’ai eu mes moments de bonheur comme mes voisins ; j’ai vidé ma bouteille avec Rochester, fait des folies avec Buckingham, et combattu à Tanger à côté de Sheflield. Mais mon bonheur n’a jamais été de longue durée, je ne pouvais parvenir à me faire des amis utiles de mes compagnons de joie. Peut-être ne sentais-je pas suffisamment, » continua-t-il avec amertume, « l’honneur que Wilmot et Villiers faisaient au descendant des Stuarts d’Écosse en l’admettant à leurs plaisirs. — Mais vos amis écossais, monsieur Stuart, vos parents si nombreux et si puissants… — Mais, oui, milady, répondit le sergent, je crois que quelques-uns d’entre eux auraient peut-être fait de moi leur garde-chasse, car je suis assez bon tireur ; quelques-uns m’auraient entretenu pour leur spadassin, car je sais bien manier le sabre, et çà et là j’en aurais trouvé un qui, à défaut de meilleure compagnie, aurait fait de moi son compagnon, puisque je puis boire mes trois bouteilles de vin. Mais je ne sais comment cela s’explique, en fait de service, et de service parmi mes parents, je préfère celui de mon cousin Charles, comme le plus honorable, quoique la paie soit mesquine et la livrée fort peu splendide. — C’est une honte, un scandale affreux ! dit lady Marguerite. Pourquoi ne pas vous adresser à Sa très-sainte Majesté ? Le roi ne peut qu’être surpris d’apprendre qu’un rejeton de son auguste famille… — Pardonnez-moi, madame, reprit le sergent, je ne suis qu’un pauvre militaire, et j’espère que vous me pardonnerez de dire que Sa très-sainte Majesté est plus occupée à greffer ses propres rejetons qu’à nourrir ceux qu’a plantés l’aïeul de son grand-père. — Eh bien, monsieur Stuart, dit lady Marguerite, il faut que vous me promettiez de restera Tillietudlem cette nuit ; j’attends demain votre officier commandant, le brave Claverhouse, à qui le roi et le pays doivent tant de reconnaissance pour ses efforts à maintenir le gouvernement. Je l’engagerai à vous accorder un rapide avancement ; et je suis certaine qu’il sentira trop bien ce qui est dû au sang qui coule dans vos veines, et à la requête d’une dame aussi éminemment distinguée par Sa très-sainte Majesté que je le suis, pour ne pas vous pourvoir mieux qu’on ne l’a encore fait. — Je suis fort obligé à Votre Seigneurie, et je resterai ici avec mon prisonnier, puisque vous me le demandez, d’autant plus que ce sera le moyen le plus prompt de le présenter au colonel Graham, et d’obtenir ses ordres précis relativement au jeune damoiseau. — Quel est ce prisonnier, je vous prie ? demanda lady Marguerite. — C’est un jeune homme du voisinage et d’un rang distingué ; il a été assez imprudent pour tendre la main à un des assassins de l’archevêque, et pour favoriser la fuite du scélérat. — Oh ! quelle indignité ! dit lady Marguerite ; je ne suis que trop portée à pardonner les injures que j’ai reçues de ces misérables, quoiqu’il y en ait, monsieur Stuart, qui ne soient pas d’un genre à être oubliées ; mais ceux qui chercheraient à protéger les auteurs d’un homicide aussi délibéré, aussi cruel, sur un homme seul, un vieillard, un archevêque, oh, l’indignité ! Si vous voulez vous assurer de lui sans causer d’embarras à vos gens, j’ordonnerai à Harrison ou à Gudyill de chercher la clef de notre citerne, ou cachot principal. Il n’a pas été ouvert depuis la semaine qui suivit la victoire de Kilsythe, quand mon pauvre sir Arthur Bellenden y renferma vingt républicains ; mais il n’est pas à plus de deux étages sous terre, de sorte qu’il ne peut être malsain, d’autant plus que je crois qu’il y a quelque part une ouverture pour donner de l’air. — Pardonnez-moi, reprit le sergent, je ne doute pas que le cachot ne soit des plus admirables ; mais j’ai promis de bien traiter ce garçon, et j’aurai soin de le faire surveiller de manière à empêcher qu’il ne s’échappe. Ceux que je mettrai autour de lui le tiendront aussi bien que si ses jambes étaient dans des fers et ses doigts dans les poucettes. — Eh bien ! monsieur Stuart, reprit la dame, vous savez mieux que moi quel est votre devoir ; je vous souhaite le bonsoir, et je vous abandonne aux soins de mon intendant Harrison. Je vous aurais tenu compagnie, mais un… un… un… — Oh, madame ! toute excuse est inutile ; je sais parfaitement que le grossier habit rouge du roi Charles II doit annuler les privilèges dus au sang du roi Jacques V. — Non pas à mes yeux, monsieur Stuart, je vous l’assure ; vous me faites injure si vous le pensez. Je parlerai à votre colonel demain, et j’espère que vous vous trouverez bientôt dans un rang où il n’y aura plus de contradictions à concilier. — Je crois, madame, dit Bothwell, que votre bonté sera déçue, mais je vous suis obligé de votre intention ; et, dans tous les cas, je passerai une agréable soirée avec M. Harrison. »

Lady Marguerite prit congé de Bothwell d’un air de dignité, et avec tout le respect qu’elle devait au sang royal, lors même qu’il coulait dans les veines d’un sergent des gardes, assurant de nouveau M. Stuart que tout ce qui se trouvait dans la tour de Tillietudlem était à son service et à celui de ses gens.

Bothwell ne manqua pas de prendre la dame au mot, et il oublia volontiers son illustre origine au milieu d’un banquet pendant lequel M. Harrison faisait tous ses efforts pour présenter le meilleur vin de la cave, et pour exciter son hôte à s’animer par ce séduisant exemple qui, lorsqu’il s’agit de festin, va bien plus loin que le précepte. Le vieux Gudyill s’associa à une partie qui convenait tant à ses goûts, à peu près comme Davy, dans la seconde partie de Henri IV[54], s’associe au festin de son maître, le juge Shallow. Gudyill descendit à la cave, au risque de se rompre le cou, pour forcer quelque catacombe secrète, connue, disait-il, de lui seul, et qui n’avait jamais fourni pendant sa surintendance et ne fournirait jamais à personne une bouteille de son contenu, à moins que ce ne fût à un véritable ami du roi.

« Quand le duc dîna ici, » dit le sommelier en s’asseyant à une distance de la table, parce qu’il se sentait un peu intimidé par la généalogie de Bothwell, mais néanmoins approchant sa chaise d’un pied de plus, à chaque phrase de son discours ; « quand le duc dîna ici, milady me tourmentait pour que je lui donnasse une bouteille de ce bourgogne (ici il avança un peu sa chaise) ; mais, je ne sais pas pourquoi, monsieur Stuart, je me méfiais de lui ; je le soupçonnais, monsieur, de ne pas être aussi ami du gouvernement qu’il le prétendait : je ne pensais pas qu’il fallût compter beaucoup sur cette famille. Ce vieux duc Jacques avait perdu son cœur avant de perdre sa tête, et cet homme de Worcester n’était que de mauvais pouding qui n’était bon ni à bouillir, ni à rôtir, ni à manger froid (en achevant cette observation pleine d’esprit, il compléta sa première parallèle, et commença un zig-zag à la manière d’un ingénieur expérimenté, afin de continuer à s’approcher de la table) : aussi, monsieur, plus milady criait : « Du bourgogne pour Sa Grâce, de vieux bourgogne, le bourgogne de choix, le bourgogne qu’on fit venir en trente-neuf !… » plus je me disais : Du diable s’il en avale une seule goutte jusqu’à ce que je sois plus sûr de ses principes ! du vin d’Espagne et du claret sont assez bons pour lui. Non, non, messieurs, tant que j’aurai la charge de sommelier dans cette maison de Tillietudlem, je m’engage à ce que nulle personne suspecte ou déloyale n’ait le meilleur vin de notre cave. Mais quand je puis trouver un véritable ami du roi et de sa cause, ou un épiscopalien modéré ; quand je puis trouver un homme attaché à l’Église et à la couronne, comme je l’ai été moi-même pendant la vie de mon maître, et du temps de Montrose, je crois qu’il n’y a aucune espèce de vin dans la cave, quelque bon qu’il soit, qu’on puisse se dispenser de lui offrir. »

Le sommelier était alors parvenu à s’installer dans le corps de la place, ou, en d’autres termes, il avait avancé son siège jusqu’à la table.

« Et maintenant, monsieur Francis Stuart de Bothwell, j’ai l’honneur de boire à votre santé et à votre avancement ; et puissiez-vous parvenir à purger le pays des républicains, des têtes rondes, des fanatiques et des ligueurs ! » Bothwell qui, on doit bien le penser, avait cessé depuis longtemps d’être scrupuleux sur le choix de sa société, qu’il réglait plutôt selon ses plaisirs et sa position que selon l’origine de ses ancêtres ; Bothwell répondit volontiers à ce toast porté en son honneur, avouant en même temps l’excellence du vin ; et M. Gudyill, se voyant ainsi reçu membre régulier du comité, continua à fournir des moyens de gaieté jusqu’au lendemain matin.






CHAPITRE X.

consolations.


Ne me suis-je proposé de voguer avec toi que sur la surface unie d’une mer d’été ? et quitterai-je donc l’esquif et me rendrai-je au rivage parce que les vents sifflent et que la tempête gronde ?


Tandis que lady Marguerite tenait la conférence ci-dessus avec le noble sergent de dragons, sa petite-fille, qui partageait moins l’enthousiasme de Sa Seigneurie pour tout ce qui était issu du sang royal, n’avait honoré le sergent Bothwell que d’un seul coup d’œil ; elle reconnut en lui un homme grand et fort, des traits endurcis et usés par les fatigues, et auxquels l’orgueil et la débauche avaient donné un air de mécontentement mêlé de la gaieté imprévoyante du désespoir. Les autres soldats lui offraient encore moins de sujets d’observation ; mais elle avait peine à détourner sa vue du prisonnier, quoiqu’il fût enveloppé et caché. Cependant elle blâmait une curiosité qui semblait clairement affliger celui qui en était l’objet.

« Je voudrais bien, » dit-elle à Jenny Dennison, sa suivante favorite, « je voudrais bien savoir quel est ce pauvre jeune homme. — C’est justement ce que je pensais moi-même, miss Édith, dit la suivante ; mais ce ne peut être Cuddie Headrigg, car ce jeune homme est plus grand que Cuddie et semble moins robuste. — Néanmoins, continua miss Bellenden, il est possible que ce soit quelque voisin, auquel nous pourrions avoir sujet de nous intéresser. — Je saurais bientôt qui il est, » dit l’entreprenante Jenny, « si les soldats étaient une fois arrangés et tranquilles, car il y en a un que je connais très-bien. C’est le plus beau et le plus jeune d’entre eux. — Je crois que vous connaissez tous les jeunes galants du pays, répondit sa maîtresse. — Non, miss Édith, je ne suis pas si libre dans mes connaissances, reprit la fille de chambre ; sans doute on ne peut s’empêcher de reconnaître le visage des gens lorsqu’on s’aperçoit qu’ils vous regardent, et qu’ils vous lorgnent à l’église comme au marché, mais je connais peu de garçons à qui je parle, excepté ceux de la maison, les trois Steinson, Tom Rand, le jeune meunier, les cinq Howison dans Nethersheil, et le grand Tom Gilly, et… — Ayez la bonté d’en rester là de votre liste d’exceptions qui m’a l’air de devoir être longue, et apprenez-moi comment vous avez connu ce jeune soldat, dit miss Bellenden. — Mon Dieu, miss Édith, c’est Tom Holliday, le cavalier Tom, comme ils l’appellent, qui avait été blessé par les gens de la montagne au conventicule de Outer-Side-Moor, et qui est resté ici pour se guérir ; je puis lui demander tout ce que je voudrai, et Tom ne refusera pas de me le dire, j’en réponds. — Essayez donc, dit miss Édith ; si vous pouvez trouver occasion de lui demander le nom de son prisonnier, et vous viendrez à ma chambre me rendre réponse. »

Jenny Dennison partit pour faire sa commission ; mais elle revint bientôt avec un visage où la surprise et le chagrin indiquaient le vif intérêt qu’elle prenait au prisonnier.

« Qu’y a-t-il ? » demanda Édith avec inquiétude ; « est-ce Cuddie enfin, ce pauvre garçon ? — Cuddie, miss Édith ? non ! non ! ce n’est pas Cuddie, » balbutia la fidèle fille de chambre, qui sentait la douleur que les nouvelles qu’elle apportait causeraient à sa jeune maîtresse. Ô chère miss Édith, c’est le jeune Milnwood lui-même ! — Le jeune Milnwood ! » s’écria Édith terrifiée à son tour ; « c’est impossible, tout à fait impossible ! Son oncle suit le prêtre autorisé par la loi et n’a aucune relation avec les réfractaires ; Henri lui-même ne s’est jamais mêlé de nos malheureuses dissensions ; il ne peut être que parfaitement innocent, à moins qu’il n’ait eu à défendre quelque droit envahi. — Ô ma chère miss Édith ! reprit sa suivante, ce n’est pas dans le temps où nous nous trouvons qu’on s’informe de ce qui est mal ou de ce qui est bien ; quand il serait innocent comme l’enfant qui vient de naître, ils trouveraient bien quelque moyen de le faire paraître coupable, s’ils le voulaient ; mais Tom Holliday dit qu’il y va de sa vie, qu’il a donné asile à un des cinq qui ont tué cette vieille tête d’archevêque. — De sa vie ! » s’écria Édith en se levant avec vivacité, et en parlant avec un accent convulsif et précipité. « Ils ne le peuvent… ils ne le feront pas… je parlerai pour lui… ils ne lui feront pas de mal ! — Ô ma chère jeune demoiselle, pensez à votre grand’mère ; songez aux dangers et aux difficultés, ajouta Jenny ; car on le garde de près, jusqu’à ce que Claverhouse arrive, et il sera ici demain matin ; s’il ne lui donne pas pleine satisfaction, Tom Holliday dit qu’on l’aura bientôt expédié… À genoux… portez armes… en joue… feu. Tout comme ils ont fait au vieux sourd John Macbriar, qui n’avait pas entendu une seule des questions qu’on lui avait adressées, et qui perdit la vie faute d’avoir répondu. — Jenny, dit la jeune fille, s’il faut qu’il meure, je mourrai avec lui : ce n’est pas l’heure de parler de dangers et de difficultés ; je vais mettre mon manteau, et descendre avec vous au lieu où il est gardé. Je me jetterai aux pieds de la sentinelle, et je la prierai au nom de l’âme qu’il a à sauver… — Oh, grand Dieu ! » s’écria la suivante en l’interrompant, « notre jeune maîtresse aux pieds du soldat Tom, et lui parlant de son âme, quand le pauvre garçon sait à peine s’il en a une, si ce n’est lorsqu’il jure par elle ! Cela n’ira pas ainsi ; mais il faut que ce qui doit être soit, et je n’abandonnerai jamais deux vrais amants… Ainsi, s’il faut que vous voyiez le jeune Milnwood, quoique cela ne soit pas fort utile, selon moi, sinon que vos deux cœurs n’en seront que plus affligés, je veux bien en courir le risque, et j’essaierai de faire entendre raison à Tom Holliday, mais il faut que vous me laissiez agir à ma guise et que vous ne disiez pas un seul mot. C’est lui qui garde Milnwood dans la tour de l’est. — Allez, allez me chercher un manteau, dit Édith ; pourvu que je le voie, je trouverai bien quelque remède contre le danger… Hâtez-vous, Jenny, si vous tenez à être récompensée. »

Jenny sortit, et revint bientôt avec un manteau dans lequel Édith s’enveloppa de manière à couvrir son visage et à cacher en partie sa personne. Cette manière de disposer les manteaux était fort ordinaire parmi les dames de cette époque, jusqu’au commencement du siècle suivant : tellement que les vénérables pères de l’Église, concevant combien cette mode offrait de facilités à l’intrigue, lancèrent plus d’un décret contre elle. Mais la mode, alors comme toujours, l’emporta ; et tant qu’elle dura, les femmes de tous rangs se servaient de temps à autre de ces manteaux comme d’une espèce de masque ou de voile[55]. Ayant ainsi caché sa taille et son visage, Édith prit le bras de sa suivante, et se hâta de marcher d’un pas tremblant vers la prison de Morton.

Cette prison était un petit cabinet dans l’une des tourelles ; elle ouvrait dans une galerie où la sentinelle se promenait en long et en large, car le sergent Bothwell, qui tenait scrupuleusement sa parole, et qui était peut-être touché de compassion pour la jeunesse et l’air gracieux du prisonnier, avait évité de placer la sentinelle dans son appartement. Holliday, portant sa carabine sur l’épaule, se promenait dans la galerie, se consolant de temps en temps avec un verre d’ale ; on lui avait mis un énorme flacon de cette boisson sur une table placée à l’extrémité du corridor ; il fredonnait l’air écossais si vif et si animé :

« Du gai Dundee à Saint-Johnstone
Vous escorterez ma personne. »

Jenny Dennison pria encore une fois sa maîtresse de la laisser agir comme elle le jugerait convenable.

« Je sais assez bien conduire ce soldat, dit-elle, et, tout grossier qu’il est, je saurai bien le prendre ; mais il ne faut pas que vous disiez un seul mot. »

Elle ouvrit donc la porte de la galerie au moment où la sentinelle lui tournait le dos, et continuant l’air qu’Holliday venait de fredonner, elle chanta avec un ton coquet de raillerie rustique :

Si je suivais un pauvre militaire,
De mes parents j’encourrais la colère ;
Mon jeune amant en perdrait la raison :
Un noble lord me convient davantage.
Ainsi, mon cher, je reste à la maison.
Adieu ; va-t’en, et surtout bon voyage.

« Un joli cartel, de par Jupiter, « s’écria la sentinelle en se retournant, « et deux contre un, encore ! Mais il n’est pas aisé de battre le soldat avec sa bandoulière ; » et reprenant la chanson où la jeune fille l’avait quittée :

Oui, de me suivre vous bridez ;
Vous aimeriez bien, je le gage,
Ma soupe et ma couche en partage,
Du tambour les sons redoublés ;
Et tout mon belliqueux tapage :
Me suivre est ce que vous voulez.


Allons, ma jolie fille, donnez-moi un baiser pour ma chanson.

— Je n’aurais pas cru cela, monsieur Holliday, » répondit Jenny avec un regard et un ton affecté de mépris pour une telle proposition, « et je vous assure que vous n’aurez pas souvent ma compagnie si vous ne vous conduisez pas plus poliment. Ce n’était pas pour entendre ces sortes de fadaises que je suis venue ici avec mon amie, et vous devriez en être honteux. — Bah ! et pour quelle fadaise êtes-vous donc venue ici, mistress Dennison ? — Ma parente a des affaires particulières avec votre prisonnier, le jeune Henri Morton, et je suis venue avec elle pour lui parler. — Vous êtes un vrai petit diable, reprit la sentinelle ; mais je vous prie, mademoiselle Dennison, dites-moi comment votre parente et vous, vous ferez pour entrer ? Vous êtes un peu trop grosse pour passer par le trou de la serrure, et quant à ouvrir la porte, il n’y a pas à en parler. — Il n’y a pas à en parler ; mais il faut le faire, reprit la persévérante jeune fille. — Nous verrons cela, ma gentille Jenny ; » et le soldat reprit son poste en fredonnant, tout en marchant dans la galerie :

Au fond du puits regarde et vois,

Jeannette, Jeannette ;

Regarde ton gentil minois,

Espiègle bergerette.

— Ainsi vous n’avez pas envie de nous laisser entrer, monsieur Holliday ? Eh bien, en bien, bon soir. Voilà la dernière fois que vous me verrez, ainsi que cette jolie pièce, » dit Jenny en tenant entre l’index et le pouce un dollar d’argent. — Donnez-lui de l’or, donnez-lui de l’or ? lui dit tout bas la jeune fille agitée. — De l’argent, c’est assez bon pour lui et ses semblables, répondit Jenny, quand ils n’ont pas égard aux beaux yeux d’une jolie fille ; et puis il croirait que vous êtes une autre personne que ma parente. Et puis l’argent n’est déjà pas si abondant chez nous, ainsi gardez votre or. »

Après avoir donné ce conseil à sa maîtresse, elle éleva la voix et dit :

« Ma cousine ne veut pas rester plus long-temps, monsieur Holliday ; ainsi, s’il vous plaît, bonsoir. — Halte un instant, halte un instant ! approchez et capitulez, Jenny. Si je laisse entrer votre parente pour parler à mon prisonnier, il faut que vous restiez ici à me tenir compagnie jusqu’à son retour, et alors nous serons tous contents. — Pensez-vous que je consente à cela ? Croyez-vous donc que nous voulions, ma parente et moi, perdre notre réputation avec de misérables flagorneurs tels que vous et votre prisonnier, sans qu’il y ait là quelqu’un pour faire jouer franc jeu ? Ah ! grand Dieu, quelle différence, je remarque entre vos promesses et vos actions ! Vous méprisez le pauvre Cuddie ; mais si je lui avais demandé de m’obliger dans quelque chose, il ne se le serait pas fait dire deux fois, eût-il dû être pendu. — Au diable Cuddie ! j’espère bien qu’on le pendra pour tout de bon. Je l’ai vu aujourd’hui à Milnwood avec sa vieille puritaine de mère, et si j’avais prévu qu’on m’en parlât comme vous le faites, je l’aurais ramené lié à la queue de mon cheval ; nous avions bon droit de le faire. — Très-bien, très-bien ; vous verrez que Cuddie vous enverra un coup de fusil un de ces jours, si vous lui laissez prendre la clef des champs avec tant d’honnêtes personnes. Il sait bravement viser à un but ; il était le troisième au tir du perroquet, et il est aussi fidèle à sa promesse qu’il est habile des yeux et des mains, quoiqu’il ne fasse pas de si belles phrases que quelqu’un de votre connaissance. Mais cela m’est indifférent. Venez, cousine, allons-nous-en. — Arrête, Jenny. Du diable si je recule plus qu’un autre quand j’ai promis une chose. Où est le sergent ? — Il est à boire et à jaser avec l’intendant et John Gudyill. — Bien, bien, il est en lieu sûr. Et où sont mes camarades ? — Ils vident la tasse brune avec l’oiseleur, le fauconnier et quelques domestiques. — Ont-ils beaucoup d’ale ? — Six gallons, de la meilleure qu’on ait jamais faite. — Eh bien donc, ma jolie Jenny, ils, sont en sûreté jusqu’à l’heure de relever la garde, et peut-être un peu plus tard ; et ainsi, si vous voulez promettre de revenir seule une autre fois… — Peut-être oui, peut-être non ; mais si je vous donne le dollar, vous l’aimerez tout autant. Du diable si c’est vrai ! « dit Holliday tout en prenant l’argent, « mais c’est toujours quelque chose pour le risque que je cours, « car si Claverhouse apprend ce que j’ai fait, il me bâtira un cheval aussi haut que la tour de Tillietudlem. Mais chacun dans le régiment prend ce qu’il trouve. Certes Bothwell, avec son sang royal, nous montre un bon exemple. Et si je me fiais à vous, petite friponne, je perdrais mon temps et ma poudre ; au lieu que cette compagne, » et il regardait la pièce, « sera fidèle jusqu’à la fin. Ainsi, voyons, la porte est ouverte pour vous ; ne restez pas à gémir et à prier avec le jeune républicain, mais soyez prêtes à partir quand j’appellerai à la porte, aussi vite que si l’on sonnait le bouteselle. »

En disant ces mots, Holliday ouvrait la porte du cabinet, et y faisait entrer Jenny et sa parente supposée ; il la referma sur elles, et reprit avec empressement le pas irrégulier et le monotone sifflet à l’aide desquels le soldat en faction tue le temps.

La porte, qui s’ouvrit lentement, laissa voir Morton, les deux bras appuyés sur la table et le front entre ses mains, dans la posture d’un profond abattement. Il leva la tête, et, en apercevant les femmes qui franchissaient le seuil, fit un mouvement de vive surprise. Édith, comme si la réserve de son sexe eût affaibli le courage que le désespoir lui avait donné, restait à quelque distance de la porte, sans avoir la force de parler ou d’avancer. Tous les plans de secours, de délivrance et de consolation, qu’elle s’était promis de développer devant son amant, semblaient s’être effacés tout à coup de son souvenir, et ne lui laissaient qu’un chaos d’idées pénibles, auquel se mêlait la crainte d’être dégradée aux yeux de Morton par une démarche qui pourrait lui paraître précipitée et peu digne d’une femme. Elle restait appuyée sans mouvement et presque sans force sur le bras de sa suivante, qui cherchait en vain à la rassurer et à lui inspirer du courage, en lui disant tout bas : « Nous sommes entrées maintenant, madame, et il faut employer notre temps ; car, sans doute, le caporal ou le sergent va faire sa ronde, et il serait fâcheux que le pauvre garçon fût puni de sa politesse. »

Pendant ce temps, Morton avançait timidement, soupçonnant la vérité ; car quelle autre femme qu’Édith pouvait prendre intérêt à ses malheurs ? Et cependant il craignait que le crépuscule douteux et son déguisement ne lui fissent commettre quelque méprise qui pût nuire à l’objet de son amour. Jenny, dont l’esprit présent et la hardiesse la rendaient bien capable d’un pareil office, se hâta de détruire toute incertitude.

« Monsieur Morton, miss Édith est très-chagrine de votre malheur actuel, et… »

Il était inutile d’en dire davantage ; il était à ses côtés, presque à ses pieds, serrant ses mains sans résistance, et l’accablant de remercîments et d’expressions de gratitude qui seraient à peine intelligibles, à moins que nous ne puissions décrire le ton, les gestes et les signes des sentiments profonds qui accompagnaient ses paroles hâtées et entrecoupées.

Pendant deux ou trois minutes, Édith resta aussi immobile que la statue d’une sainte qui reçoit les hommages d’un dévot, et quand elle se remit assez pour retirer ses mains que Henri avait saisies, elle ne put d’abord articuler que ces mots : « J’ai fait une étrange démarche, monsieur Morton, une démarche, » continua-t-elle avec plus de calme à mesure que l’ordre se rétablissait dans ses idées par suite d’un violent effort sur elle-même ; « une démarche qui peut m’exposer même à votre désapprobation ; mais je vous ai permis depuis long-temps de me parler le langage de l’amitié, peut-être pourrais-je dire plus ; il m’est impossible aujourd’hui de vous abandonner, quand le monde semble se séparer de vous. Comment ou pourquoi cet emprisonnement ? que veut-on faire ? mon oncle qui vous estime tant, votre propre parent, Milnwood, ne peuvent-ils vous être utiles ? quels moyens peut-on mettre en usage, et que pouvez-vous redouter ? — Je m’abandonne entièrement aux coups du sort, » reprit Henri en cherchant à se rendre maître de la main qui lui avait échappé, mais qu’il lui fut permis de reprendre ; « je ne redoute plus rien. Ah ! cet instant est sans doute le plus fortuné d’une vie de malheurs et d’ennuis. C’est à vous, chère Édith… pardonnez-moi, je devrais dire miss Bellenden, mais le malheur s’arroge d’étranges privilèges ;… c’est à vous que j’ai dû les seuls instants de bonheur qui ont embelli mon existence ; et si je dois quitter bientôt la vie, le souvenir de ces instants fera ma consolation à ma dernière heure. — Ô ciel ! serait-il possible, monsieur Morton ? dit miss Bellenden. Vous qui vous mêliez si peu à nos malheureuses dissensions, comment vous y trouvez-vous si soudainement impliqué, et à un tel point que, pour expier cette faute, il ne faille rien moins que… » Elle s’arrêta, incapable de prononcer le mot qui devait suivre. — « Rien moins que ma vie, vouliez-vous dire ? » reprit Morton d’un ton calme, mais triste ; « je crois que cela dépend entièrement de mes juges. Mes gardiens ont parlé de la possibilité de commuer la peine en me permettant de prendre du service à l’étranger. Je croyais pouvoir embrasser l’alternative ; et cependant, miss Bellenden, depuis que je vous ai revue, je sens que l’exil serait plus cruel que la mort. — Et est-il donc vrai, s’écria Édith, que vous ayez été assez téméraire pour entretenir des liaisons avec un des scélérats qui ont assassiné le primat ? — Je ne savais même pas qu’un tel crime eût été commis, reprit Morton, quand j’eus le malheur d’abriter pendant une nuit et de cacher un de ces féroces insensés, l’ancien ami et le camarade de mon père. Mais mon ignorance me sera de peu de secours ; car, miss Bellenden, qui voudra me croire, si ce n’est vous ? Et ce qui est pis, je suis incertain si, en supposant que j’eusse connu le crime, j’eusse pu me décider, dans ces circonstances, à refuser un refuge momentané au fugitif. — Et par qui, » dit Édith avec inquiétude, « ou sous quelle autorité se fera l’examen de votre conduite ? — On m’a fait entendre que le colonel Graham de Claverhouse, dit Morton, l’un des membres de la commission militaire, serait mon juge ; il a plu à notre roi, à notre conseil privé, et à notre parlement, autrefois si jaloux de la conservation de nos libertés, il leur a plu, dis-je, de lui confier notre vie et notre fortune. — Claverhouse ! » reprit Édith d’une voix éteinte, « juste ciel ! vous êtes perdu avant d’être jugé ! Il a écrit à ma grand’mère qu’il serait ici demain matin pour aller attaquer, à la tête de ses troupes, quelques hommes exaspérés et animés par la présence de deux ou trois des assassins du primat. Ces hommes se sont, dit-on, assemblés pour résister au gouvernement. Les expressions de cette lettre me firent frémir, même avant de penser qu’un ami… — Ne vous alarmez pas trop sur mon sort, chère Édith, » répondit Henri en la soutenant dans ses bras ; « Claverhouse, quoique sévère et impitoyable, est, sous tous les rapports, brave, franc et honorable. Je suis fils d’un soldat, et je plaiderai ma cause en soldat. Il écoutera peut-être plus favorablement une défense franche et sans art, que ne le ferait un juge qui se guide sur les temps et les circonstances ; et véritablement, dans un temps où la justice est si indignement corrompue dans toutes ses branches, j’aime mieux perdre la vie à la suite d’une violence militaire que d’être victime de la haine hypocrite de quelque juge vénal, qui se servirait de la connaissance qu’il a des lois, non pour nous protéger, mais pour nous perdre. — Vous êtes perdu… vous êtes perdu, s’il faut que vous plaidiez votre cause devant Claverhouse ! dit Édith en gémissant. Déraciner et élaguer, voilà les expressions les plus douces de sa lettre. Le malheureux primat était son intime ami et son premier protecteur. Aucune excuse, aucun subterfuge, d’après sa lettre, ne pourront préserver de la peine rigoureuse prononcée par la loi ceux qui ont eu quelque complicité dans cette action, ou ceux qui ont protégé et recueilli les assassins. Il me faut, ajoute-t-il, pour venger ce meurtre abominable, autant de têtes qu’il y avait de cheveux gris sur la tête du vénérable vieillard. Il n’y a ni pitié ni faveur à attendre de lui. »

Jenny Dennison, qui jusqu’à ce moment avait gardé le silence, se hasarda à donner son avis.

« Avec la permission de Votre Seigneurie, miss Édith, et celle du jeune M. Morton, il ne faut pas perdre de temps. Que Milnwood prenne ma robe et mon manteau, je vais les ôter là-bas dans ce coin noir, s’il veut promettre de ne pas regarder, et il pourra passer à côté de Tom Holliday, qui est à moitié aveuglé par son ale ; je puis lui indiquer un bon moyen pour sortir de la tour ; Votre Seigneurie s’en ira tranquillement dans sa chambre, et je vais m’envelopper dans son manteau gris, mettre son chapeau, puis je jouerai le rôle de prisonnier jusqu’à ce que vous soyez bien loin ; alors j’appellerai Tom Holliday pour qu’il me laisse sortir. — Vous laisser sortir ! dit Morton ; ils voudront que votre vie en réponde. — Pas le moins du monde, reprit Jenny ; Tom n’osera pas dire qu’il a laissé entrer quelqu’un, et je le prierai de trouver un autre moyen pour excuser la fuite du prisonnier. — Vraiment, de par Dieu ! » dit la sentinelle en ouvrant subitement la porte de l’appartement ; « si je suis à moitié aveugle, je ne suis pas sourd, et vous ne devriez pas comploter une fuite à haute voix, si vous désirez l’accomplir. Allons, allons, mademoiselle Jeannette… battez en retraite… pas accéléré… trottez, de par le diable ! Et vous, madame la parente… je ne vous demande pas votre vrai nom, quoique vous ayez été au moment de me jouer un si maudit tour… mais il faut vider la place : ainsi battez en retraite, à moins que vous ne vouliez que j’appelle la garde. — J’espère, dit Morton avec inquiétude, que vous ne parlerez pas de cette circonstance, mon bon ami ; et, fiez-vous-en à mon honneur, je reconnaîtrai votre discrétion si vous gardez le secret. Si vous avez entendu notre conversation, vous devez avoir remarqué que nous n’avons ni accepté ni approuvé la proposition empressée de cette bonne fille. — Oh ! diablement bonne, assurément ! dit Holliday. Quant au reste, je le devine, et je méprise tout autant qu’un autre les méchancetés ou les rapports ; mais je ne remercie pas cette diablesse, cette fille trompeuse, Jenny Dennison, qui mériterait une bonne correction pour avoir voulu mettre un honnête garçon dans l’embarras, tout juste parce qu’il était assez bête pour aimer son vaurien de minois. »

Jenny n’avait d’autre moyen de justification que celui si ordinaire aux femmes, et qui manque bien rarement son but : elle appuya son mouchoir sur sa figure, sanglota avec force et pleura, ou tout au moins feignit de pleurer ; enfin, pour nous servir du langage d’Holliday, elle exécuta la manœuvre à merveille.

« Maintenant, » continua le soldat un peu radouci, « si vous avez quelque chose à vous conter, dites-le en deux minutes, et tournez-moi les talons ; car si cet ivrogne de Bothwell se mettait en tête de faire la ronde une demi-heure trop tôt, ce serait une vilaine affaire pour nous tous. — Adieu, Édith, » dit Morton à voix basse, en affectant un ton de fermeté qu’il était loin de posséder ; « ne restez pas ici, abandonnez-moi à mon sort ; il n’est pas insupportable, puisque vous vous y intéressez. Bonsoir, bonsoir ! n’attendez pas qu’on vous découvre ici. »

En prononçant ces mots, il la remit à sa suivante, qui la conduisit, ou plutôt la porta hors de l’appartement.

« Chacun son goût, sans doute, dit Holliday ; mais du diable si j’aurais voulu faire de la peine à une aussi aimable fille, quand il s’agirait de tous les républicains qui ont jamais prêté serment pour le covenant ! »

Quand Édith eut regagné son appartement, elle céda à une explosion de douleur qui effraya Jenny Dennison, qui se hâta de lui offrir toutes les consolations qui lui venaient à l’esprit.

« Ne vous affligez pas trop, miss Édith, dit la fidèle suivante ; qui sait le secours qui peut arriver au jeune Milnwood ? C’est un brave et honnête jeune homme, un gentilhomme de belle fortune, et ils ne pendent pas les gens comme lui aussi lestement que les pauvres républicains qu’ils attrapent dans les plaines et qu’ils enfilent comme des oignons ; peut-être son oncle le tirera d’affaire, ou peut-être que votre grand-oncle parlera pour lui. Il connaît bien tous les messieurs à habits rouges. — Vous avez raison, Jenny ! vous avez raison, » dit Édith se remettant de la stupeur où elle était tombée. « Ce n’est pas le moment de se désespérer, il faut agir ; il faut que vous me trouviez quelqu’un qui porte, cette nuit même, une lettre à mon oncle. — À Charnwood, madame ? il est bien tard, et il y a six milles et plus à faire le long de l’eau : je doute que nous puissions trouver un homme et un cheval pour la nuit, d’autant plus qu’on a établi un factionnaire à la porte. Pauvre Cuddie ! il est parti, ce pauvre garçon, qui aurait fait tout au monde quand je le lui commandais, sans demander une seule raison, et je n’ai pas encore eu le temps de faire connaissance avec le nouveau garçon de charrue ; et cependant on dit qu’il va se marier avec Meg Murdieson, toute mal-bâtie qu’elle est. — Il faut que vous trouviez quelqu’un qui y aille, Jenny ; il y va de la vie. — J’irais moi-même, milady, car je pourrais descendre par la fenêtre de l’office, et je me glisserais le long du vieil if bien facilement ; j’ai déjà fait le même tour. Mais les routes sont bien désertes, et il y a tant d’habits rouges de tous côtés, outre les républicains qui ne valent pas mieux (au moins ceux qui sont jeunes), s’ils rencontrent une fille gentille dans les champs ! Je ne voudrais pas entreprendre ce voyage, quoique je puisse bien faire dix milles au clair de la lune. — Ne connaissez-vous personne qui, pour de l’argent ou de bonnes raisons, consentirait à m’obliger à ce point ? » demanda Édith avec inquiétude. — « Je ne sais pas, » dit Jenny après un moment de réflexion, « à moins que ce ne soit Goose Gibbie ; et peut-être bien ne saurait-il pas le chemin, quoiqu’il ne soit pas bien difficile, pourvu qu’il suive exactement la grande route, qu’il fasse attention au tournant de Cappercleugh, et qu’il ne se noie pas dans la mare de Whomlkirn, et qu’il ne tombe pas par-dessus la barrière au passage du Diable, et qu’il ne manque pas les traces des bestiaux au passage de Walkwarg, et qu’il ne soit pas emporté dans les montagnes par les républicains, ou au bureau de péage par les habits rouges. — Il faut courir toutes les chances, » dit Édith en coupant court à la liste des dangers du pèlerinage de Goose Gibbie ; « il faut courir tous les risques, à moins que vous ne puissiez trouver un meilleur messager. Allez, dites au jeune garçon de se préparer, et faites-le sortir de la tour le plus secrètement possible. S’il rencontre quelqu’un, qu’il dise qu’il porte une lettre au major Bellenden de Charnwood, mais sans citer aucun nom. — Je comprends, madame, dit Jenny Dennison ; je garantis que le gaillard fera bien sa commission, et Tib la poulaillère aura soin des oies si je lui dis un seul mot ; et je dirai à Gibbie que Votre Seigneurie fera sa paix avec lady Marguerite et lui donnera un dollar pour sa peine. — Deux, s’il fait bien sa commission, » dit Édith.

Jenny partit pour éveiller Goose Gibbie du sommeil auquel il se livrait ordinairement au coucher du soleil, ou peu après, attendu qu’il était chargé de soigner la volaille. Pendant son absence, Édith prit la plume et prépara la lettre suivante, qu’elle

lui donna à son retour :
Au major Bellenden de Charnwood.


« Mon très-honoré oncle,

« Cette lettre vous apprendra que je désire savoir comment va votre goutte, car nous ne vous avons pas vu à la dernière fête, ce qui nous a fort inquiétées, ma grand’mère et moi ; et si votre incommodité vous permet de voyager, nous serons charmées de vous voir à notre pauvre maison à l’heure du déjeuner, attendu que le colonel Graham de Claverhouse doit passer ici dans sa marche, et nous voudrions avoir votre aide pour recevoir et fêter un militaire aussi distingué, qui probablement ne se plaira pas beaucoup dans une société de femmes. Aussi, mon cher oncle, je vous prie de dire à mistress Carefor’t, votre femme de charge, de m’envoyer ma robe de soie à double garniture et à manches pendantes. Elle la trouvera dans le troisième tiroir de la commode en noyer de la chambre verte, que vous avez la bonté d’appeler la mienne. De plus, mon cher oncle, je vous prie de m’envoyer le second volume du Grand Cyrus, attendu que je n’ai lu que jusqu’à l’emprisonnement de Philipdaspes, à la sept cent troisième page ; mais surtout je vous supplie de venir demain avant huit heures du matin ; et votre bidet est si bon, que je crois que vous le pourrez sans vous lever avant votre heure ordinaire. Ainsi, priant Dieu de vous conserver en bonne santé, je suis votre nièce dévouée et affectionnée,

« Édith Bellenden.

Post scriptum. Un parti de soldats a amené, hier soir, prisonnier votre ami le jeune M. Henri Morton de Milnwood. Je présume que vous serez fâché du malheur de ce jeune gentilhomme, et par conséquent je vous le fais savoir au cas où vous voudriez parler pour lui au colonel Graham. Je n’ai pas dit son nom à ma grand’mère, connaissant ses préjugés contre la famille. »

Elle cacheta bien cette épître et la donna à Jenny ; cette fidèle confidente se hâta de la transmettre à Goose Gibbie, qu’elle trouva prêt à partir du château. Elle lui donna plusieurs renseignements sur sa route, craignant qu’il ne se trompât, car il n’avait parcouru ce chemin que cinq ou six fois, et il n’avait qu’une mémoire proportionnée à son mince jugement. Enfin, elle le fit sortir de la maison par la fenêtre de l’office, d’où il se rendit dans l’arbre touffu qui croissait à côté, et elle eut la satisfaction de le voir arriver en toute sûreté et prendre le bon chemin. Elle revint ensuite pour persuader à sa jeune maîtresse de se mettre au lit, et l’endormir, s’il était possible, par l’assurance réitérée du succès de l’ambassade de Gibbie, témoignant en passant son regret que le fidèle Cuddie, à qui on aurait si bien pu confier la commission, ne fût plus à portée de lui être utile.

Plus heureux comme messager que comme cavalier, Gibbie eut le bonheur, plutôt par chance que par calcul, d’atteindre le but de son voyage : il ne s’était pas égaré plus de neuf fois ; il avait imprimé sur ses vêtements une teinte de chaque bourbier, ruisseau ou fondrière situés entre Tillietudlem et Charnwood ; il arriva à peu près à la pointe du jour devant la grille du château du major Bellenden, ayant fait dix milles (car le bout de chemin, comme d’habitude, se montait à quatre) en à peu près autant d’heures.






CHAPITRE XI.

claverhouse au château.


Enfin vient la troupe ; au mot de commandement, elle se range dans notre cour, où le capitaine crie : Halte !
Swift.


L’ancien valet du major Bellenden, Gédéon Pike, tout en préparant les habits de son maître et en les plaçant près du lit de ce digne vétéran, lui apprit, pour s’excuser de le déranger plus matin qu’à l’ordinaire, qu’il y avait un exprès de Tillietudlem qui était arrivé au château.

« De Tillietudlem ! » dit le vieux gentilhomme en se levant avec empressement et se mettant sur son séant. « Ouvrez les volets, Pike… J’espère que ma belle-sœur se porte bien… Relevez les rideaux du lit… Voyons, lisons. » Et parcourant le billet d’Édith. « La goutte ! mais elle sait que je n’en ai pas une seule attaque depuis la Chandeleur… La fête ! je lui ai dit un mois d’avance que je n’y serais pas… Sa robe de soie, ses manches pendantes ! oh ! la petite bohémienne !… Le grand Cyrus et Philipdaspes ? au diable son Philippe !… Ma nièce est-elle donc folle ? Était-ce la peine d’envoyer un exprès, et de m’éveiller à cinq heures du matin pour tout ce verbiage ?… Mais que dit son post-scriptum ?… Miséricorde ! » s’écria-t-il en le lisant ; « Pike, sellez tout de suite le vieux Kilsythe, et un autre cheval pour vous. — J’espère qu’il n’y a pas de mauvaises nouvelles de la tour, monsieur ? » dit Pike, étonné de l’émotion subite de son maître. — « Oui,… non…, oui… ; c’est-à-dire qu’il faut que je voie Claverhouse, il s’agit d’une affaire importante ; ainsi, mets tes bottes et selle les chevaux le plus promptement possible… Seigneur, dans quels temps sommes-nous !… Le pauvre garçon !… Le fils de mon vieil ami !… et l’imbécile de fille fourre cela dans ce qu’elle appelle son post-scriptum, à la suite de tout ce bavardage de vieilles robes et de nouveaux romans ! »

Au bout de quelques minutes, le bon vieil officier fut complètement équipé ; et étant monté sur son cheval, aussi tranquillement que Marc-Antoine l’aurait fait lui-même, il se mit en route pour la tour de Tillietudlem.

Chemin faisant, il forma la prudente résolution de ne rien dire à la vieille dame de la qualité et du rang du prisonnier détenu dans son château ; il connaissait trop sa haine invétérée pour les presbytériens de tous genres. Il se détermina donc à essayer de sa propre influence sur Claverhouse pour obtenir la liberté de Morton.

« Puisque il est si loyal, il fera quelque chose pour un vieux cavalier comme moi[56] se disait le vétéran, « et s’il est aussi bon soldat que le monde le dit, eh bien, il sera fort aise de rendre service au fils d’un vieux soldat. Je n’ai jamais vu de véritable militaire qui ne fût honnête homme et n’eut un cœur franc ; et je crois que l’exécution des lois, quelle que soit la rigueur qu’on juge à propos de leur donner (quoiqu’il soit malheureux qu’on trouve nécessaire de les rendre aussi rigoureuses), est dix mille fois mieux entre leurs mains qu’entre celles des hommes de loi, gens à petite vue, et des gentilshommes campagnards à tête lourde et épaisse. »

Telles étaient les réflexions du major Miles de Bellenden ; elles se terminèrent quand John Gudyill, moitié ivre, saisit la bride de son cheval et l’aida à descendre dans la cour mal pavée de Tillietudlem. — Comment, John, dit le vétéran, quelle diable de discipline est la vôtre ! vous avez déjà lu l’Écriture sainte ce matin ? — J’ai lu les litanies, » dit John en secouant la tête d’un air de gravité que lui donnait l’ivresse, quoiqu’il n’eût saisi qu’un mot de la phrase du major ; « la vie est courte, monsieur ; nous sommes des fleurs des champs, monsieur (hoquet), et des lis de la vallée.

— Des fleurs et des lis ? eh ! mon homme, de vieilles têtes comme toi et moi méritent à peine d’autres noms que ceux de vieille ciguë, de chardons flétris et de mauvaises herbes fanées. Mais il me paraît que vous vous trouvez encore digne d’être arrosé. — Je suis un vieux soldat, monsieur, j’en remercie le ciel… (hoquet.) — Un vieil échanson, voulez-vous dire, John. Mais n’importe, conduisez-moi à votre maîtresse, mon garçon. »

John Gudyill le conduisit à la salle en pierre où lady Marguerite s’agitait, surveillait, arrangeait et réformait les préparatifs qu’on faisait pour la réception du célèbre Claverhouse, que l’un des deux partis honorait et vantait comme un héros, et que l’autre exécrait comme un oppresseur sanguinaire.

« Ne vous ai-je pas déclaré, » disait lady Marguerite à sa première suivante ; « ne vous ai-je pas déclaré, Mysie, que je voulais absolument qu’en cette occasion tout fût précisément dans le même ordre que le jour mémorable où Sa très-sainte Majesté déjeuna au château de Tillietudlem ? — Sans doute, tels étaient les Ordres de Votre seigneurie, et si je me souviens bien… » répondait Mysie. Sa Seigneurie l’interrompit en lui disant : « Pourquoi donc le pâté de venaison est-il placé à gauche du trône et la bouteille de claret de l’autre, quand vous devez bien vous souvenir, Mysie, que Sa très-sainte Majesté plaça de sa propre main le pâté du côté du flacon, en disant qu’ils étaient trop bons amis pour être séparés ? — Je me rappelle très-bien cela, madame, et pour l’oublier, j’ai trop souvent entendu Votre Seigneurie parler de cette grande matinée ; mais je croyais que tout devait être placé dans le même ordre que lorsque Sa Majesté, Dieu la bénisse ! entra dans cette chambre, ayant plus l’air d’un ange que d’un homme, s’il n’avait pas eu le visage si noir. — Alors, vous avez pensé comme une sotte, Mysie ; car, quel que soit l’ordre dans lequel Sa très-sainte Majesté ait ordonné qu’on plaçât les viandes et les flacons, cet ordre, tout aussi bien que son royal plaisir en toute autre chose, devrait être une loi pour ses sujets, et il en sera toujours ainsi pour ceux de la maison de Tillietudlem. — Eh bien, madame, » reprit Mysie en faisant les changements voulus, « il est facile de réparer l’erreur ; mais si tout doit être exactement tel que Sa Majesté l’a laissé, il devrait y avoir un fameux trou dans le pâté de gibier. »

À ce moment, la porte s’ouvrit. « Qui est là, John Gudyill, s’écria la vieille dame. Je ne puis parler à personne dans ce moment… Est-ce vous, mon cher frère ? » continua-t-elle avec quelque surprise quand le major entra ; « voici une visite bien matinale. — Je n’en serai pas moins bien accueilli J’espère, » reprit le major Bellenden en saluant la veuve de son frère ; « mais j’ai appris par un billet qu’Édith a envoyé à Charnwood pour demander quelques vêtements et des livres, que vous deviez avoir Claverhouse ici ce matin ; j’ai pensé alors moi, vieux soldat, j’ai pensé que je ne serais pas fâché de causer avec ce jeune et brillant militaire. J’ai ordonné à Pike de seller Kilsythe, et nous voici tous deux — Soyez donc le bienvenu ! dit la vieille dame ; c’est justement ce que je vous aurais prié de faire si j’avais cru en avoir le temps. Vous voyez que je suis très-occupée de préparatifs. Il faut que tout soit dans le même ordre que le jour où… — le roi déjeuna à Tillietudlem, » dit le major qui, ainsi que tous les amis de lady Marguerite, redoutait le commencement de cette histoire et voulait y couper court ; « je me rappelle bien ce jour : vous savez que ce fut moi qui servis Sa Majesté. — C’est vrai, mon frère, dit lady Marguerite, et peut-être pourrez-vous m’aider à me rappeler l’ordre du festin. — Non, je vous assure, dit le major : le dîner maudit que Noll nous donna à Worcester quelques jours après, chassa toute votre bonne chère de ma mémoire. Mais quoi ! vous avez placé ici le grand fauteuil en cuir de Turquie et les coussins de tapisserie ? — Le trône, mon frère, s’il vous plaît, » dit gravement lady Marguerite. — Eh bien ! le trône, soit, continua le major ; doit-il servir de siège à Claverhouse quand il attaquera le pâté ? — Non, mon frère, dit la dame : comme ces coussins ont été honorés jadis par la personne de notre très-saint monarque, ils ne seront jamais, s’il plaît au ciel, pendant ma vie, occupés par un personnage d’un rang inférieur à celui de Sa Majesté. — Vous ne devriez pas alors, dit le vieux soldat, les mettre à la portée d’un brave et vieux soldat qui a fait dix milles à cheval avant le déjeuner ; car, à dire vrai, il est difficile de résister à la tentation. Mais où est Édith ? — Sur la tour du guet, répondit la vieille dame ; elle y attend l’arrivée de nos hôtes. — Eh bien ! je vais y aller, et je vous y accompagnerai même, lady Marguerite, dès que vous aurez arrangé convenablement votre ligne de bataille. C’est une jolie chose, je vous assure, que de voir un régiment de cavalerie en marche. »

En même temps il lui offrit son bras d’un air de galanterie antique, et lady Marguerite l’accepta avec une de ces révérences en usage parmi les dames de Holy-Rood-House avant 1642, année qui pour un temps fit passer la mode des cours et celle de la courtoisie. Ils arrivèrent, par des passages sinueux et des escaliers bizarrement construits, sur la plate-forme de la tour, où ils trouvèrent Édith, non dans l’attitude d’une jeune fille qui attend, dans une tremblante curiosité, l’approche d’un beau régiment de dragons, mais pâle, abattue, et indiquant par sa physionomie que le sommeil avait fui de ses yeux pendant la nuit précédente. Le bon vieux vétéran fut affecté en lui voyant cette tristesse, que, dans l’empressement de ses préparatifs, sa grand’mère n’avait pas remarquée.

« Qu’avez-vous, petite fille ? lui dit-il ; en quoi ! on vous prendrait, à votre air, pour la femme d’un officier qui ouvre une lettre après la bataille, et qui craint d’apprendre que son mari se trouve parmi les morts ou les blessés. Mais je devine la cause de votre mélancolie : vous voulez persister à lire nuit et jour ces romans insensés, et vous vous lamentez sur des malheurs qui n’ont jamais existé. Et comment diable pouvez-vous croire qu’Artamène, ou je ne sais qui, s’est battu seul contre tout un bataillon ? Un contre trois c’est déjà fort raisonnable, et peu d’hommes peuvent soutenir avec avantage un tel combat : et encore je ne connais personne qui l’ait jamais cherché, si ce n’est le vieux caporal Raddlebanes. Mais ces maudits livres dénaturent toutes les actions des braves. Je suis sûr que vous prendriez Raddlebanes pour un Pygmée à côté d’Artamène ? Je voudrais que les gens qui ont écrit ces balivernes fussent mis au piquet pour leurs mensonges[57]. »

Lady Marguerite, qui aimait beaucoup elle-même la lecture des romans, prit en main leur défense.

« M. Scudéry, dit-elle, est un militaire, mon frère, et, à ce qu’on m’a dit, un brave militaire, ainsi que le sieur d’Urfé. — La honte n’en est que plus grande pour eux ; ils auraient dû mieux savoir ce qu’ils écrivaient. Quant à moi, je n’ai pas lu un livre depuis vingt ans, si ce n’est ma Bible, les Devoirs de l’homme, et, dernièrement, la Pallas armata de Turner, ou Traité sur l’exercice des piques[58]. Je n’aime pas beaucoup la marche qu’il donne : il veut qu’on place la cavalerie devant un rang de piques, au lieu de la placer sur les ailes. Je suis bien sûr que si nous avions fait ainsi à Kilsythe, au lieu d’avoir notre poignée de chevaux sur les flancs, la première décharge les aurait rejetés sur nos montagnards. Mais j’entends les tymbales. »

Tous dirigèrent leurs regards vers le bas de la tour, du haut de laquelle on distinguait dans le lointain le lit de la rivière. La tour de Tillietudlem s’élevait et s’élève peut-être encore sur l’angle d’une rive escarpée, formée par la jonction d’un large ruisseau et de la rivière de la Clyde[59] ; il y avait un pont étroit, d’une seule arche, sur le ruisseau, près de l’embouchure ; la grande route passait sur ce pont, au pied d’une roche escarpée ; le fort, dominant le pont et le passage, avait été, en temps de guerre, un poste de grande importance, dont la possession était nécessaire pour assurer la communication des districts plus élevés et plus sauvages de la contrée avec ceux qui étaient situés au-dessous, dans la vallée, plus susceptible de culture. En portant la vue en bas, on découvrait un riche pays boisé, mais le terrain uni et les pentes douces près de la rivière présentaient des champs cultivés de forme irrégulière, entremêlés de rangées d’arbrisseaux taillés en espalier, et de groupes d’arbres touffus. Ce qui formait la séparation de chaque enclos paraissait avoir été pris sur la forêt qui les entourait, et qui couvrait de ses sombres masses les pentes escarpées et les collines lointaines. La source, dont la couleur était d’un brun clair et brillant, semblable à la teinte des pierres de Cairngorm, roulait avec rapidité ses eaux sinueuses, tantôt visibles, tantôt cachées par les arbres qui couvraient ses rives. Les paysans avaient, en plusieurs endroits, montré une prévoyance inconnue dans les autres parties de l’Écosse, en plantant des vergers autour de leurs chaumières, et l’aspect des fleurs dont les pommiers étaient alors entièrement couverts, donnait à toute la perspective du vallon l’apparence d’un parterre.

En portant la vue vers le haut de la rivière, la scène changeait considérablement. Une contrée montagneuse, aride et sans culture, s’avançait jusqu’à la rive ; les arbres étaient rares et se bornaient au voisinage de la source ; les marais incultes augmentaient à peu de distance, et formaient des collines lourdes et informes, couronnées à leur tour par une rangée de hautes montagnes qu’on apercevait faiblement à l’horizon. Ainsi, la tour présentait deux perspectives : l’une, richement ornée et animée par une culture active ; l’autre, offrant toute la tristesse d’une bruyère sauvage et inhospitalière.

Les yeux des spectateurs étaient alors attachés sur le vallon, non seulement à cause du spectacle ravissant qu’il présentait, mais parce que le son de la musique militaire commençait à se faire entendre sur la grande route qui serpentait dans la vallée, et annonçait l’approche du corps de cavalerie attendu. Bientôt on aperçut de loin ses rangs mobiles, ils paraissaient et disparaissaient, selon que les arbres et les sinuosités de la route les rendaient visibles : on les distinguait principalement par les jets de lumière qui reflétaient çà et là les rayons du soleil. Le cortège était long et imposant ; car il y avait deux cent cinquante cavaliers en marche, et le brillant des sabres, l’ondulation des bannières, joints au son des trompettes et des tymbales, produisaient un effet imposant sur l’imagination. À mesure qu’ils avançaient, on pouvait distinguer les rangs de cette troupe d’élite, complètement équipée et admirablement montée.

« Ce coup d’œil me rajeunit de trente ans, dit le vieux cavalier, et cependant je n’aime pas beaucoup le service que sont obligés de faire ces pauvres garçons, quoique j’aie eu ma part dans la guerre civile. Je ne puis dire que j’aie éprouvé autant de plaisir dans cette espèce de service que j’en ressentis lorsque j’étais employé sur le continent ; au moins nous hachions des gaillards à figures étrangères et à jargon inintelligible. Il est dur de s’entendre demander quartier en langue écossaise, et d’être contraint de massacrer un compatriote comme on sabre un Français criant miséricorde. Les voilà qui viennent à travers les marais de Netherwood. En vérité, ce sont de beaux gaillards bien montés ! Celui qui vient au galop doit être Claverhouse lui-même ; oui, il se met à la tête de la colonne pour traverser le pont, et ils seront près de nous en moins de cinq minutes. »

En arrivant au pont au-dessous de la tour, la cavalerie se sépara, et la plus grande partie, s’avançant sur la rive gauche et traversant un gué qui se trouvait un peu plus haut, prit le chemin de ce qu’on appelait la métairie. C’était une grande réunion de fermes dépendantes du château, et où lady Marguerite avait fait faire des préparatifs pour recevoir convenablement le corps de cavalerie. Les officiers seuls, avec leur étendard et une escorte pour le garder, prirent le chemin escarpé conduisant à la porte de la tour. On les apercevait à mesure qu’ils avançaient dans cette direction ; quelquefois aussi ils disparaissaient, cachés par les parties saillantes de la colline et les arbres énormes qui la couvraient. Dès qu’ils sortirent de ce passage étroit, ils se trouvèrent vis-à-vis de la vieille tour, dont les portes hospitalières étaient ouvertes pour les recevoir. Lady Marguerite, sa nièce et son beau-frère, étaient descendus précipitamment de leur poste d’observation, afin de recevoir et de saluer leurs hôtes, avec un cortège de domestiques aussi bien disposé que le permettaient les orgies de la veille. Le galant capitaine, parent de Claverhouse, dont il portait aussi le nom, et que le lecteur connaît déjà, abaissa l’étendard au son des fanfares, pour rendre hommage au rang de lady Marguerite et aux charmes de sa petite-fille, et les vieux murs retentirent du bruit des instruments, et des hennissements des chevaux.

Claverhouse[60] lui-même descendit de son cheval noir, le plus beau peut-être de toute l’Écosse. Cet animal n’avait pas un seul crin blanc sur le corps, circonstance qui, jointe au feu et à la rapidité avec laquelle il poursuivait les presbytériens, avait fait croire à ces sectaires que ce coursier avait été offert à celui qui le montait par le grand ennemi du genre humain pour l’aider à les persécuter, et que ni le plomb ni le fer ne pouvaient le blesser. Quand Claverhouse eut présenté ses respects aux dames avec toute la politesse militaire, fait ses excuses de l’embarras qu’il causait à la famille de lady Marguerite, et reçu l’assurance que rien ne se trouvait dérangé dès l’instant où l’on avait le bonheur de posséder dans les murs de Tillietudlem un officier aussi distingué et un serviteur aussi loyal de Sa très-sainte Majesté ; enfin, quand on eut rempli toutes les formes de la civilité et de l’hospitalité, le colonel demanda la permission de recevoir le rapport qu’avait à lui faire le sergent Bothwell, et avec lequel il parla en particulier pendant quelques minutes. Le major Bellenden profita de ce moment pour dire à sa nièce, sans être entendu de sa grand’mère : « Combien vous êtes folle et légère, Édith ! vous m’envoyez par un exprès une lettre remplie de balivernes au sujet de robes et de livres, et vous insérez dans le post-scriptum la seule chose qui m’inquiète et m’intéresse. — Je ne savais pas, » dit Édith en hésitant beaucoup, « s’il serait tout à fait… tout à fait convenable que je… — Je sais ce que vous voulez dire… s’il serait convenable de prendre intérêt à un presbytérien. Mais j’ai beaucoup connu le père de ce jeune garçon. C’était un brave soldat, et s’il a fait mal une fois, il a fait bien dans d’autres circonstances. Je dois louer votre prudence, Édith, de n’avoir rien dit à votre grand-mère au sujet de l’affaire de ce jeune gentilhomme ; vous pouvez être sûre que je n’en dirai rien non plus… je saisirai une occasion pour parler à Claverhouse. Allons, mon enfant, ils vont déjeuner, suivons-les. »






CHAPITRE XII.

le déjeuner.


Sans doute ils ont mangé leur déjeuner chaud, c’est une coutume chez les voyageurs prudents.
Prior.


Le déjeuner de lady Marguerite Bellenden ne ressemblait pas plus à un déjeuner de nos jours que la grande salle en pierre de Tillietudlem ne ressemblait à un salon moderne. Pas de thé, pas de café, nulle variété dans la pâtisserie ; mais des viandes solides et substantielles, le jambon sacerdotal, le chevaleresque aloyau, le noble baron de bœuf, le royal pâté de gibier[61]. On voyait figurer sur les tables des flacons d’argent, sauvés avec peine des griffes des covenantaires, et remplis alors les uns d’ale, les autres d’hydromel, et quelques-uns d’un vin généreux de diverses qualités. L’appétit des hôtes répondait à la solidité et à la magnificence des préparatifs. Pas de mots inutiles, nul badinage, mais cet exercice ferme et persévérant de la mâchoire, apprécié seulement par ceux qui se lèvent tôt et se livrent à des occupations plus fatigantes que de coutume.

Lady Marguerite voyait avec plaisir que les provisions qu’elle avait préparées diminuaient sensiblement ; elle ne trouvait guère l’occasion d’user envers quelque convive, sinon envers Claverhouse, de l’invitation pressante de manger, exercice auquel les dames de cette époque avaient l’habitude de soumettre leurs convives, comme à la peine forte et dure.

Claverhouse, plus empressé de rendre ses hommages à miss Bellenden, près de laquelle il était placé, qu’à satisfaire son appétit, paraissait oublier la bonne chère qui était devant lui. Édith entendait, sans y répondre, plus d’une phrase courtoise qu’il lui adressait avec cette heureuse modulation de voix qu’il savait approprier au ton doux de la conversation, et élever, au milieu du bruit de la guerre, « aussi haut que la trompette au son argentin. » L’idée qu’elle était en présence du chef redoutable de qui dépendait le sort de Henri Morton, le souvenir de la terreur et de l’effroi qui se rattachaient au nom du commandant, lui ôtèrent pendant quelque temps, non seulement le courage de répondre, mais même la force de le regarder. Cependant lorsque, enhardie par le doux son de sa voix, elle leva les yeux pour faire quelque réponse, la personne qu’elle envisageait n’était point l’homme repoussant et farouche que son imagination s’était représenté.

Graham de Claverhouse était dans la fleur de l’âge, d’une taille peu élevée, mais élégante et légère ; ses gestes, son langage et son maintien annonçaient l’habitude de la bonne compagnie. Ses traits offraient même une régularité féminine : un visage ovale, un nez aquilin et bien fait, des yeux d’un brun foncé, un teint tout juste assez brun pour ne pas paraître efféminé ; une lèvre supérieure peu avancée, et relevée comme celle des statues grecques, ombragée légèrement par une petite moustache d’un brun clair, jointe à une profusion de longues boucles de cheveux de même couleur, qui retombaient de chaque côté, contribuaient à former une physionomie semblable à celles que les peintres aiment à copier et les dames à contempler.

La sévérité de son caractère, ainsi que sa valeur audacieuse et entreprenante, que ses ennemis eux-mêmes étaient obligés de reconnaître, étaient cachées sous un extérieur qui semblait plutôt fait pour le salon ou pour la cour que pour le champ de bataille. Le même air de douceur et de gaieté qui régnait dans ses traits semblait respirer dans ses actions et dans son maintien ; enfin on l’aurait pris, à une première vue, pour un homme plutôt voué au plaisir qu’à l’ambition. Toutefois cet extérieur doucereux cachait un esprit d’une hardiesse sans bornes, mais prudent et dissimulé comme celui de Machiavel. Profond dans sa politique, il était imbu, comme de raison, de ce mépris des droits individuels commun aux intrigants ambitieux. Calme et tranquille dans le danger, déterminé et ardent à poursuivre le succès, il ne craignait pas d’envisager la mort lui-même, et il l’infligeait impitoyablement aux autres. Tels sont les caractères que forment les discordes civiles : alors les plus hautes qualités, perverties par l’esprit de parti et enflammées par l’habitude de l’opposition, ne se combinent que trop souvent avec des vices et des excès qui les privent tout à la fois de leur mérite et de leur lustre.

En voulant répondre aux phrases polies que lui adressait Claverhouse, Édith montra tant de confusion, que sa grand’mère jugea à propos de venir à son secours.

« Édith Bellenden, dit la vielle dame, a si peu de communications avec les personnes de son rang, par suite de la vie retirée que je mène, qu’elle sait à peine faire une réponse convenable. Un militaire est une apparition si rare parmi nous, colonel Graham, que, hors le jeune lord Evandale, nous avons à peine eu l’occasion de recevoir un gentilhomme en uniforme. Et à propos de cet excellent jeune noble, puis-je demander si je ne devais pas avoir l’honneur de le voir ce matin avec le régiment ? — Lord Evandale, madame, était en marche avec nous, reprit le chef ; mais j’ai été obligé de l’envoyer avec un détachement pour disperser un conventicule de ces importuns coquins qui ont eu l’audace de s’assembler à cinq milles de mon quartier général. — En vérité ! dit la vieille dame ; voilà une présomption dont je n’aurais pas cru capables ces fanatiques rebelles. Mais nous sommes dans un temps bien extraordinaire ! Il y a dans le royaume, colonel Graham, un mauvais esprit qui excite les vassaux des nobles à se révolter contre la maison qui les soutient et les nourrit. Il y a un de mes serviteurs qui a positivement refusé l’autre jour de se rendre à la fête d’après mon ordre. N’y a-t-il pas une loi pour une semblable désobéissance, colonel Graham ? — Je crois que j’en trouverais une », dit Claverhouse avec beaucoup de calme, « si Votre Seigneurie pouvait m’indiquer le nom et la demeure du coupable. — Son nom, dit lady Marguerite, est Cuthbert Headrigg ; je ne puis rien dire de son domicile, car vous pouvez bien croire, colonel Graham, qu’il n’a pas demeuré long-temps dans Tillietudlem, mais qu’il en fut promptement chassé pour sa désobéissance. Je ne souhaite pas de mal sérieux à ce jeune garçon ; mais l’emprisonnement, ou même quelques étrivières, feraient un bon exemple dans ce voisinage. Sa mère, dont l’influence, je crois, l’a fait agir, est une ancienne domestique de cette famille, ce qui me fait pencher pour la miséricorde, quoique, » continua la vieille dame en regardant les portraits de son mari et de ses fils, qui tapissaient les murailles, et en poussant en même temps un profond soupir, « moi, colonel Graham, j’aie peu le droit de plaindre cette génération rebelle et obstinée. Ils ont fait de moi une veuve sans enfants, et, sans la protection de notre souverain et de ses braves militaires, ils m’auraient bientôt privée de mes terres, de mes biens, de mon foyer et de mon autel. Sept de mes tenanciers, dont la rente réunie se monte à près de cent marcs, ont déjà refusé de payer cette rente et la taxe, et ils ont eu l’audace de dire à mon intendant, qu’ils ne reconnaîtraient ni roi ni seigneur qui n’aurait pas juré le covenant. — Je les verrai, madame, c’est-à-dire avec la permission de Votre Seigneurie, reprit Claverhouse ; il me conviendrait mal de négliger de soutenir l’autorité légitime, quand elle est placée en des mains aussi dignes que celles de lady Marguerite Bellenden. Mais je dois dire que ce pays se perd de plus en plus, et me réduit à la nécessité de prendre envers les non-conformistes des mesures qui s’accordent bien plus avec mon devoir qu’avec mon inclination. Ceci me fait souvenir que j’ai à remercier Votre Seigneurie de l’hospitalité qu’elle a bien voulu accorder à un parti des miens, qui a amené un prisonnier accusé d’avoir caché le misérable assassin Balfour Burley. — La maison de Tillietudlem, répondit la dame, a toujours été ouverte aux serviteurs de Sa Majesté, et j’espère que quand elle aura cessé d’être autant à leurs ordres qu’aux miens, c’est qu’il n’en restera plus pierre sur pierre. Permettez-moi de vous dire, à cette occasion, colonel Graham, que le gentilhomme qui commande ce parti n’occupe pas un rang convenable dans l’armée, si l’on considère quel sang coule dans ses veines ; et si je pouvais me flatter qu’on voulût bien accorder quelque chose à ma requête, j’oserai demander qu’on lui procurât de l’avancement à la première occasion favorable. — Votre Seigneurie veut parler du sergent Francis Stuart, que nous appelons Bothwell ? » dit Claverhouse en souriant ; « il est un peu dur, un peu grossier ; il ne se soumet pas autant à la discipline que l’exigent les règles du service. Mais m’indiquer comment je puis obliger lady Marguerite Bellenden, c’est m’imposer une loi. Bothwell, » continua-t-il en s’adressant au sergent, qui paraissait précisément à la porte, « allez baiser la main de lady Marguerite Bellenden ; elle s’intéresse à votre avancement, et vous aurez une commission à la première place vacante. »

Bothwell exécuta cet ordre, mais d’un air de fierté mécontente ; et, dès qu’il l’eut fait il dit à haute voix : « baiser la main d’une femme ne peut jamais abaisser un gentilhomme, mais je ne baiserais pas celle d’un homme, si ce n’est celle du roi, quand je devrais être fait général. — Vous l’entendez, » dit Claverhouse en souriant, « voilà le rocher sur lequel il se brise ; il ne peut oublier sa naissance. — Je sais, mon noble colonel, » dit Bothwell sur le même ton, « que vous n’oublierez pas votre promesse ; et alors, peut-être permettrez-vous au capitaine Stuart de se rappeler son grand-père, quoique le sergent soit tenu de l’oublier. — Assez sur ce sujet, monsieur, » dit Claverhouse du ton de commandement qui lui était habituel, « et apprenez-moi quel est le rapport que vous veniez me faire. — Milord Evandale et son parti ont fait halte sur la grande route avec quelques prisonniers, dit Bothwell. — Milord Evandale ? dit lady Marguerite. Assurément, colonel Graham, vous permettrez qu’il nous honore de sa présence, et qu’il prenne part à cet humble déjeuner, surtout si l’on considère que même Sa très-sainte Majesté n’a pas passé devant la tour de Tillietudlem sans faire halte pour prendre quelques rafraîchissements. »

C’était pour la troisième fois pendant la conversation que lady Marguerite revenait à cet événement mémorable, le colonel Graham s’empressa, autant que la politesse le permit, de profiter de la première pause pour interrompre le récit, en disant : « Nous sommes déjà un trop grand nombre de convives, mais comme je sais ce que lord Evandale souffrirait (en regardant Édith) s’il était privé du plaisir dont nous jouissons, je courrai le risque d’abuser de l’hospitalité de Votre Seigneurie. Bothwell, faites savoir à lord Evandale que lady Marguerite sollicite l’honneur de sa compagnie. — Et que Harrison ait soin, ajouta lady Marguerite, que les hommes et les chevaux soient convenablement pourvus. »

Le cœur d’Édith tressaillit pendant cette conversation ; car il lui vint aussitôt à l’idée, qu’au moyen de son influence sur lord Evandale, elle parviendrait peut-être à délivrer Morton, dans le cas où l’intercession de son oncle auprès de Claverhouse serait inefficace. En tout autre temps elle aurait eu de la répugnance à profiter de son ascendant sur le lord ; car, malgré son inexpérience, sa délicatesse naturelle lui avait appris l’avantage qu’une femme jeune et belle donne à un homme quand elle lui permet de la mettre dans la dépendance d’un service rendu. Elle aurait d’autant moins cherché à solliciter quelque faveur auprès de lord Evandale, que les dames du Clydesdale le lui avaient assigné pour prétendant, pour des raisons que nous ferons connaître plus loin, et elle ne pouvait se dissimuler qu’un léger encouragement suffirait pour justifier des conjectures jusque-là dénuées de fondement. Ses craintes étaient d’autant plus légitimes que, si lord Evandale faisait une déclaration formelle, il avait tout lieu d’espérer d’être appuyé par l’influence de lady Marguerite et de ses autres amis, et qu’elle n’aurait à opposer à leurs sollicitations et à leur autorité qu’une prédilection dont elle savait que l’aveu serait aussi dangereux qu’inutile. Elle se décida donc à attendre le résultat de l’intercession de son oncle ; et s’il échouait, ce qu’elle comptait bien apprendre par les regards ou les paroles du sincère vétéran, elle ferait alors un dernier effort, en faveur de Morton, en usant de son influence près de lord Evandale. Elle ne fut pas long-temps en suspens sur la demande de son oncle.

Le major Bellenden, qui avait fait les honneurs de la table tout en riant et en causant avec les officiers qui en occupaient l’extrémité, se vit à la fin du repas libre de quitter son poste, et il saisit cette occasion pour s’approcher de Claverhouse, priant en même temps sa nièce de le présenter au colonel. Comme son nom et son caractère étaient bien connus, les deux militaires se firent des politesses réciproques ; et Édith, le cœur agité, vit son vieux parent se retirer de la compagnie, et s’approcher, avec sa nouvelle connaissance, de l’embrasure d’une des grandes croisées voûtées de la salle. Elle épiait leur entrevue avec des yeux presque égarés par l’impatience de l’incertitude, et, avec une attention que l’anxiété de son âme rendait plus pénétrante, elle put deviner par les gestes qui accompagnaient la conversation, les progrès et le résultat de l’intercession en faveur de Henri Morton.

La première expression de la physionomie de Claverhouse annonçait cette politesse ouverte et complaisante qui, avant même de demander quelle faveur on sollicite, semble dire combien on se trouvera heureux d’obliger l’intercesseur. Mais, à mesure que la conversation avançait, le front de l’officier devenait plus sombre et plus sévère, et ses traits, quoiqu’ils conservassent l’expression de la plus parfaite urbanité, prenaient, du moins selon l’imagination effrayée d’Édith, un caractère dur et inexorable. Tout à coup ses lèvres se comprimèrent comme d’impatience, puis se contractèrent légèrement comme s’il eût dédaigné de répondre aux arguments présentés par le major Bellenden. Le langage de son oncle paraissait être celui d’une vive instance faite avec toute la simplicité affectueuse qui lui appartenait. Mais il paraissait faire peu d’impression sur le colonel Graham, qui changea bientôt de posture comme s’il voulait couper court à l’intercession du major, et rompre la conférence par une expression polie de regret que devait accompagner un refus positif. Ce mouvement les rapprocha d’Édith, qui entendit distinctement Claverhouse dire : « C’est impossible, major Bellenden ; la clémence ici est tout à fait au-delà des bornes de ma commission, quoiqu’en toute autre circonstance je désirerais de tout mon cœur vous obliger. Et voici Evandale qui nous apporte des nouvelles, je crois. Quelles nouvelles, Evandale ? » continua-t-il en s’adressant au jeune lord, qui entrait à ce moment en uniforme complet, mais son habit en désordre et ses bottes couvertes de boue comme quelqu’un qui a fait un long trajet à cheval.

« De mauvaises nouvelles, monsieur, répondit-il : un corps nombreux de républicains est en armes dans les montagnes ; ils se sont déclarés en pleine révolte ; ils ont brûlé publiquement l’acte de suprématie qui établit l’épiscopat et ordonne de célébrer le triste anniversaire du martyre de Charles Ier ; ils ont aussi brûlé quelques autres articles et ont déclaré leur intention de rester réunis sous les armes afin de soutenir la réformation et le covenant. »

Cette nouvelle inattendue jeta dans une pénible surprise tous ceux qui l’entendirent, excepté Claverhouse.

« De mauvaises nouvelles, dites-vous ? » reprit le colonel Graham, tandis que ses yeux bruns étincelaient d’ardeur ; « ce sont les meilleures que j’aie apprises depuis six mois. Maintenant que les misérables sont réunis en corps, nous en aurons bon compte. Quand la couleuvre rampe au jour, » ajouta-t-il en frappant la terre du talon de sa botte, comme s’il écrasait un reptile nuisible, « je puis l’écraser ; elle n’est en sûreté que tant qu’elle reste dans sa tanière et dans son marais. Où sont ces misérables ? » ajouta-t-il en s’adressant à lord Evandale. — À environ dix milles dans les montagnes, en un lieu qu’on nomme Loudon-Hill, répondit le jeune noble ; j’ai dispersé le conventicule contre lequel vous m’aviez envoyé, et j’ai fait prisonnier un vieux trompette de rébellion, c’est-à-dire un vieux ministre non autorisé pendant qu’il exhortait ses auditeurs à se soulever et à agir pour la bonne cause ; j’ai arrêté aussi un ou deux de ses auditeurs qui me paraissaient particulièrement insolents ; et ce sont des paysans et des éclaireurs qui m’ont donné le détail que je vous transmets. — Quel en est le nombre ? demanda le commandant. — Probablement un millier d’hommes, mais les rapports différent étrangement. — Alors, dit Claverhouse, il est temps que nous nous levions et que nous agissions aussi. Bothwell, ordonnez qu’on sonne le boute-selle. »

Bothwell, qui, comme le cheval de guerre de l’Écriture sainte, aspirait de loin l’odeur des combats, se hâta de donner l’ordre à six nègres, vêtus d’habits blancs richement galonnés, portant des colliers et des bracelets d’argent massif. Ces fonctionnaires noirs servaient de trompettes, et ils firent bientôt retentir de leur appel le château et les bois environnants.

« Faut-il donc que vous nous quittiez ? » dit lady Marguerite, le cœur oppressé par le souvenir d’anciens malheurs ; « ne vaudrait-il pas mieux s’informer d’abord de la force des rebelles ? combien j’ai vu de beaux visages quitter au son effrayant de cet appel la tour de Tillietudlem, et que mes tristes yeux ne devaient plus y voir revenir ! — Il est impossible que je reste, dit Claverhouse ; il y a assez de coquins dans cette contrée pour quintupler la force des rebelles si l’on n’y met ordre aussitôt. — Un grand nombre, dit Evandale, s’y rend déjà par troupes, et ils font courir le bruit qu’ils attendent un corps nombreux de presbytériens tolérés, commandé par le jeune Milnwood ainsi qu’ils l’appellent, le fils de cette fameuse vieille tête ronde, le colonel Silas Morton. »

Cette phrase produisit un effet différent sur chacun des auditeurs : Édith faillit tomber de son siège, tandis que Claverhouse jeta un coup d’œil de triomphe vers le major Bellenden, semblant lui dire : « Vous voyez quels sont les principes du jeune homme pour lequel vous intercédez. — C’est un mensonge ; c’est un mensonge diabolique, inventé par ces coquins de fanatiques, » dit le major avec feu. « Je répondrais de Henri Morton, comme de mon propre fils. C’est un garçon dont les principes religieux sont aussi purs que ceux d’aucun gentilhomme des gardes-du-corps. Je ne prétends offenser personne. Il est venu à l’église avec moi plus de cinquante fois, et jamais je ne lui ai entendu manquer à une seule réponse. Édith Bellenden en est témoin : il lisait toujours avec elle dans le même livre de prières, et il savait trouver les leçons tout aussi bien que le curé lui-même. Faites-le monter, et qu’on l’entende. — Il n’y a pas de mal à l’interroger, dit Claverhouse, soit innocent, soit coupable. Major Allan, » dit-il en se tournant vers l’officier qui commandait après lui, « prenez un guide, et conduisez le régiment à Loudon-Hill, en prenant le chemin le plus court et le meilleur. Allez paisiblement et ne souffrez pas que les hommes crèvent leurs chevaux ; lord Evandale et moi, nous vous rejoindrons dans un quart d’heure. Laissez Bothwell avec une escorte pour amener les prisonniers. »

Allan salua, et quitta l’appartement avec tous les officiers, excepté Claverhouse et le jeune Evandale. Au bout de quelques minutes, le son de la musique militaire et le trépignement des chevaux annoncèrent que les cavaliers quittaient le château. Les sons n’arrivèrent bientôt plus que par intervalles, et bientôt ils se perdirent entièrement. Tandis que Claverhouse cherchait à apaiser les terreurs de lady Marguerite, et à faire partager au major vétéran son sentiment sur Morton, Evandale, cherchant à surmonter cette timidité qui empêche un jeune homme ingénu d’approcher de l’objet de son amour, s’avança vers miss Bellenden, et d’un ton mêlé de respect et d’intérêt :

« Nous allons vous quitter, » dit-il en prenant la main de la jeune fille, qu’il serra avec beaucoup d’émotion ; « vous quitter pour une scène qui n’est pas sans danger. Adieu, chère miss Bellenden ; permettez-moi de dire pour la première fois, et peut-être pour la dernière, chère Édith ! Nous nous séparons dans des circonstances si cruelles, qu’elles peuvent excuser un peu de solennité dans les adieux que j’adresse à celle que je connais depuis si long-temps, et que je respecte si profondément. »

Mais le son tremblant de sa voix semblait exprimer un sentiment beaucoup plus vif, beaucoup plus tendre que le respect. Il n’est pas dans la nature de la femme d’être tout à fait insensible à l’expression modeste et profondément sentie de la tendresse qu’elle inspire. Quoique accablée par les malheurs et le danger imminent de l’homme qu’elle aimait, Édith fut touchée de l’amour respectueux et sans espoir du jeune soldat, qui la quittait pour se précipiter au milieu des périls de la guerre.

« J’espère… j’espère sincèrement, dit-elle, que cette cérémonie solennelle est inutile… que ces fanatiques rebelles se disperseront plutôt par la frayeur que par la force, et que lord Evandale sera bientôt de retour, et se retrouvera ce qu’il ne cessera jamais d’être, le cher et précieux ami de tous dans ce château. — De tous, » répéta-t-il en appuyant sur ce mot avec une expression mélancolique : « puisse-t-il en être ainsi… tout ce qui vous est proche m’est cher et précieux, et j’attache le plus grand prix à l’approbation de tout ce qui tient à vous. Quant à notre succès, je n’y compte pas beaucoup. Nous sommes en si petit nombre que je n’ose espérer que ces malheureuses dissensions puissent finir bientôt et sans une grande effusion de sang. Ces hommes sont enthousiastes, résolus et exaspérés ; ils ont des chefs qui ne sont pas tout à fait dépourvus de talents militaires. Je ne puis m’empêcher de penser que l’impétuosité de notre colonel nous entraîne contre eux un peu prématurément ; mais il en est peu qui aient moins de raisons que moi de fuir les dangers. »

Une occasion favorable se présentait alors à Édith pour prier le jeune lord d’intercéder en faveur de Morton et de le protéger. Elle n’avait plus que cette seule ressource pour dérober son amant à la mort. Cependant il lui sembla qu’en s’adressant à Evandale elle allait abuser de la confiance de l’homme dont le cœur s’était ouvert à elle et qui venait à l’instant même de lui faire une déclaration positive. Pouvait-elle sans blesser la délicatesse engager lord Evandale à servir un rival ? Pouvait-elle prudemment lui adresser la moindre prière, recevoir de lui quelque service, sans faire naître en sa faveur des espérances qu’elle ne pourrait jamais réaliser ? Mais le moment était trop pressant pour hésiter, ou même pour entrer dans des explications qui auraient pu faire penser que sa prière n’avait en vue que l’intérêt de l’humanité.

« Il faut nous défaire de ce jeune homme, » dit Claverhouse de l’autre bout de la salle. « Lord Evandale… je suis fâché d’interrompre encore votre conversation… mais il nous faut partir… Bothwell, pourquoi ne faites-vous pas monter le prisonnier ? Écoutez, commandez à deux files de soldats de charger leurs carabines. »

Édith crut entendre dans ces paroles l’arrêt de mort de son amant. Elle oublia aussitôt toute la retenue qui l’avait contrainte au silence.

« Milord Evandale, ce jeune gentilhomme est un ami intime de mon oncle… votre influence doit être grande auprès de votre colonel… permettez-moi de solliciter votre intercession en sa faveur… mon oncle vous en aura une obligation éternelle. — Vous exagérez trop mon influence, miss Bellenden, dit lord Evandale ; j’ai souvent échoué dans de pareilles demandes, quand je les faisais pour l’amour de l’humanité. — Mais essayez encore une fois pour l’amour de mon oncle. — Et pourquoi pas pour l’amour de vous ? dit lord Evandale ; ne voulez-vous pas me permettre de croire que je vous obligerai personnellement ?… vous défiez-vous assez d’un ancien ami pour ne pas même lui accorder le plaisir de croire qu’il satisfait à vos désirs ? — Assurément… assurément, répondit Édith, vous m’obligerez d’une façon toute particulière… Je m’intéresse à ce jeune gentilhomme par rapport à mon oncle… ne perdez pas de temps, pour l’amour de Dieu ! »

Elle devenait plus hardie et plus pressante dans ses prières, car elle entendait les pas des soldats qui entraient avec leur prisonnier.

« J’en jure par le ciel ! dit Evandale, il ne mourra pas, quand je devrais mourir à sa place !… Mais ne voudrez-vous pas, » dit-il en reprenant la main que dans son trouble elle n’eut pas le courage de retirer, « ne voudrez-vous pas m’accorder une grâce en retour de mon zèle à vous servir ? — Tout ce que l’amitié fraternelle peut accorder, milord. — Et est-ce là tout, continua-t-il, tout ce que vous pouvez accorder à mon affection pendant ma vie, ou à ma mémoire après ma mort ? — Ne parlez pas ainsi, milord, dit Édith ; vous m’affligez, et vous vous faites injure. Il n’est pas d’ami que j’estime davantage, ou à qui je sois plus disposée à accorder des marques d’amitié… pourvu… mais… »

Un soupir qu’elle entendit lui fit détourner subitement la tête avant d’avoir achevé sa phrase ; et, tandis que dans son trouble elle cherchait la manière convenable d’expliquer sa réticence, elle s’aperçut qu’elle avait été entendue de Morton qui, enchaîné et gardé par des soldats, passait alors derrière elle pour être présenté à Claverhouse. Leurs yeux se rencontrèrent : l’expression de tristesse qui se peignait sur la figure de son amant semblait lui reprocher la conversation qu’il avait entendue en partie, et dont il avait mal compris le sens. Cet incident acheva de compléter la douleur et la confusion d’Édith. Son sang, qui s’était porté à son visage, se précipita vers son cœur par une espèce de révolution subite, et elle devint pâle comme la mort. Ce changement n’échappa pas à l’attention d’Evandale, dont le coup d’œil prompt découvrit facilement qu’il y avait entre le prisonnier et l’objet de son amour quelque liaison particulière. Il abandonna la main de miss Bellenden, examina le prisonnier avec plus d’attention, regarda de nouveau Édith, et remarqua la confusion qu’elle ne pouvait plus cacher.

« C’est, je crois, » dit-il après un instant d’un sombre silence, « c’est le jeune gentilhomme qui gagna le prix du tir ? — Je n’en suis pas sûre, » dit Édith en hésitant : « cependant… je croirais assez que non. » Elle savait à peine ce qu’elle répondait. — « C’est lui, » dit Evandale d’un ton décisif ; « je le reconnais. En effet, » continua-t-il avec fierté, « un vainqueur doit inspirer un grand intérêt à une belle. »

Il s’éloigna d’Édith, et s’avançant vers la table devant laquelle Claverhouse venait de se placer, il se tint à quelque distance, s’appuyant sur la poignée de son sabre, et resta spectateur silencieux mais non indifférent, de ce qui allait se passer.






CHAPITRE XIII.

l’arrêt de mort.


Ô milord ! gardez-vous de la jalousie.
Shakspeare. Othello.


Pour expliquer l’impression profonde que les passages entrecoupés de la conversation précédente avaient produite sur l’infortuné prisonnier qui les avait entendus, il est nécessaire de dire quelque chose de l’état de son esprit lorsqu’il aperçut Evandale et Édith. Nous parlerons aussi de l’origine de sa connaissance avec miss Bellenden.

Henri Morton était un de ces caractères doués d’une force inconnue à lui-même. Il avait hérité de son père d’un courage intrépide, et d’une haine invétérée pour l’oppression politique ou religieuse. Mais son enthousiasme était exempt du zèle fanatique et de l’animosité qui caractérisaient le parti puritain. Il était redevable de ses opinions justes et modérées aux propres efforts de son excellente intelligence, et aussi aux visites longues et fréquentes qu’il faisait au major Bellenden, chez lequel il avait occasion de rencontrer des personnes sages dont la conversation l’affermissait dans la conviction que le mérite et la bonté ne se rencontraient pas dans une seule forme de religion.

La vile parcimonie de son oncle avait opposé bien des obstacles à son éducation ; mais il avait si bien profité des occasions qui s’étaient offertes, que ses instituteurs ainsi que ses amis étaient surpris de ses progrès, qui sans cesse triomphaient d’obstacles toujours renaissants. Néanmoins, son cœur était toujours glacé par un sentiment de dépendance et de pauvreté, et gémissait surtout de l’instruction bornée et imparfaite qu’il avait reçue. Ces sentiments lui imprimaient une méfiance et une réserve qui dérobaient effectivement à tous, hors à ses amis très-intimes, l’esprit étendu et la fermeté de caractère dont nous avons dit qu’il était doué. Les circonstances avaient ajouté à cette réserve un air d’indécision et d’indifférence ; car n’appartenant à aucune des factions qui divisaient le royaume, il passait pour sombre, insensible, dépourvu de religion et de patriotisme. Nulle conclusion n’était cependant plus injuste, et les raisons de la neutralité qu’il avait gardée jusqu’alors prenaient leur source dans des motifs louables et bien différents de ceux qu’on lui supposait. Il avait eu peu de liaisons sociales avec ceux qui étaient l’objet des persécutions ; il était dégoûté de l’égoïsme et de l’absurdité de leur esprit de parti, de leur sombre fanatisme, de leur haine ridicule pour toute instruction mondaine ou tous les exercices innocents, enfin de leur implacable ressentiment politique. Mais son âme se révoltait encore plus contre la tyrannie et l’oppression du gouvernement, contre le dérèglement, la licence et la brutalité des soldats, contre les exécutions par la main du bourreau, le massacre sur le champ de bataille, les taxes qu’imposait à volonté la loi militaire ; il s’indignait qu’on osât se jouer ainsi de la vie et de la fortune d’un peuple libre, et le rabaisser au rang des esclaves asiatiques. Condamnant donc les excès dont chaque parti se rendait coupable, dégoûté des maux auxquels il ne pouvait remédier, et entendant alternativement des plaintes et des réjouissances auxquelles il ne pouvait participer, il aurait quitté l’Écosse depuis long-temps s’il n’eût été retenu par son amour pour Édith Bellenden.

Les premières entrevues de ces jeunes gens avaient eu lieu à Charnwood, où le major Bellenden, qui était aussi exempt de soupçons dans ces cas que l’oncle Tobie[62] lui-même, avait en quelque sorte encouragé leur liaison. L’amour, selon l’usage, emprunta le nom de l’amitié ; il employa son langage, s’arrogea ses privilèges. Quand Édith Bellenden fut rappelée au château de sa mère, elle ne cessa point de voir le jeune Morton. Des circonstances imprévues amenaient souvent le jeune homme dans les promenades solitaires fréquentées par Édith, quelle que fût la distance qui séparait leurs demeures. Cependant jamais elle n’exprima la surprise que ces rencontres auraient naturellement dû exciter : aussi leur liaison prit-elle graduellement une teinte plus mystérieuse, et leurs entrevues commencèrent-elles à ressembler à des rendez-vous. Ils échangèrent entre eux des lettres, des dessins, des livres, et la moindre commission donnée ou remplie fournissait l’occasion d’une nouvelle correspondance. Il est vrai qu’on n’avait pas encore prononcé le mot amour, mais chacun connaissait la situation de son propre cœur, et ne pouvait manquer de deviner celle de l’autre. Ne pouvant renoncer à une liaison qui avait tant de charmes pour tous deux, effrayés cependant des suites qu’elle pouvait avoir, ils l’avaient continuée, sans explication bien précise, jusqu’à ce moment où le sort paraissait s’être chargé de la conclusion.

Dans cette situation Morton, naturellement méfiant, sentait s’affaiblir en lui l’espoir qu’Édith le payait de retour. Sa fortune, son mérite, ses grâces, ses manières séduisantes, ne pouvaient manquer de la faire rechercher de quelque prétendant plus favorisé que lui de la fortune et mieux accueilli de la famille d’Édith. Les bruits publics avaient déjà désigné ce rival dans la personne de lord Evandale, et tout semblait le présenter en effet comme un digne prétendant à la main d’Édith : sa naissance, sa fortune, ses liaisons, ses principes politiques, ses visites fréquentes à Tillietudlem, l’honneur enfin qui lui était accordé d’accompagner lady Bellenden et sa nièce dans tous les lieux publics. Souvent la présence de lord Evandale dans des parties de plaisir où il se trouvait gênait l’entrevue des deux amants, et Henri ne pouvait s’empêcher de remarquer qu’Édith évitait soigneusement de parler du jeune lord, ou n’en parlait qu’avec une grande réserve.

Cette sage retenue, qui prenait sa source dans la délicatesse des sentiments d’Édith pour Morton, était mal interprétée par son caractère défiant, et la jalousie qui en résultait était entretenue par les remarques de Jermy Dennison. Cette soubrette, véritable coquette de campagne, se plaisait à tourmenter les amants de sa jeune maîtresse quand elle ne pouvait tourmenter les siens. Elle ne cherchait pas par-là à désobliger Henri Morton, qu’elle estimait beaucoup, tant par attachement pour sa maîtresse qu’à cause des manières aimables et de l’air séduisant de ce jeune homme mais enfin lord Evandale était fort bien aussi ; il était plus généreux que ne pouvait l’être Morton, et par-dessus tout c’était un lord. Si miss Édith Bellenden acceptait sa main, elle serait la dame d’un baron, et, de plus, la petite Jenny Dennison, que l’impérieuse femme de charge de Tillietudlem faisait marcher à volonté, deviendrait mistress Dennison, femme de chambre de lady Evandale, ou peut-être dame d’honneur de Sa Seigneurie. L’impartialité de Jenny Dennison n’allait donc pas jusqu’à souhaiter, à l’instar de l’hôtesse de Falstaff, que l’un ou l’autre des beaux prétendants épousât sa jeune maîtresse ; car il faut avouer que dans son esprit la balance penchait en faveur de lord Evandale, et qu’elle le prouvait souvent de manière à inquiéter beaucoup Morton : tantôt elle semblait lui donner un avis amical ; tantôt elle paraissait lui apprendre une nouvelle ; une autre fois c’était une plaisanterie, mais qui tendait toujours à le confirmer dans l’idée que tôt ou tard sa liaison romanesque avec sa jeune maîtresse aurait une fin, et qu’Édith Bellenden, en dépit des promenades d’été sous le vert feuillage, des échanges de vers, de dessins et de livres, finirait par devenir lady Evandale.

Ces avis s’accordaient si bien avec ses craintes et ses soupçons, que Morton ne tarda pas à éprouver cette jalousie connue de tous ceux qui ont véritablement aimé, mais à laquelle sont plus sujets ceux dont l’amour est contrarié soit par la volonté des parents, soit par quelque autre entrave de la fortune. Édith elle-même, sans y songer, et dans la générosité de sa franchise, contribua à l’erreur à laquelle son amant était en danger de s’abandonner. Leur conversation tomba un jour sur des excès récents, commis par des soldats qu’on disait former un détachement commandé par lord Evandale. Le fait était faux ; Édith, aussi vraie en amitié qu’en amour, fut blessée des paroles sévères que Morton laissa échapper dans cette circonstance contre le jeune lord, et qui provenaient peut-être de leur rivalité supposée ; elle prit la défense de lord Evandale avec tant d’énergie que Morton en fut blessé jusqu’au cœur : aussi Jenny Dennison, la compagne habituelle de leurs promenades, en éprouva-t-elle une bien grande satisfaction. Édith s’aperçut de sa faute et voulut y remédier ; mais l’impression, loin de s’effacer, contribua beaucoup à décider son amant à prendre la résolution de s’expatrier, projet qui fut dérangé, ainsi que nous l’avons déjà fait voir.

La visite qu’il reçut d’Édith dans sa prison, l’intérêt profond et dévoué qu’elle avait montré pour son sort, auraient dû dissiper ses soupçons ; cependant, ingénieux à se tourmenter, il pensa que l’on pouvait l’attribuer à l’amitié inquiète, ou au moins à un intérêt momentané, qui céderait probablement bientôt aux circonstances, aux sollicitations de ses amis, à l’autorité de lady Marguerite, et aux soins assidus de lord Evandale. « Et pourquoi, disait-il, ne puis-je jouir des privilèges de tout homme, et faire la demande de sa main avant de m’en avoir ainsi frustré ?… Pourquoi ? parce que je suis dominé par la tyrannie maudite qui paralyse tout à la fois nos corps, nos âmes, nos biens et nos affections. Et est-ce à l’un des assassins pensionnés de ce gouvernement oppresseur qu’il faut que je cède mes prétentions sur Édith Bellenden ?… Non, de par le ciel !… C’est pour me punir justement d’avoir été insensible aux maux publics, que mes propres malheurs sont venus m’affliger à un tel point que je ne puis les supporter. »

Tandis que ces résolutions orageuses s’agitaient dans son sein, et qu’il récapitulait les divers genres d’insultes et de torts qu’il avait soufferts pour sa cause et celle de son pays, Bothwell entra dans sa chambre, suivi de deux dragons, dont l’un portait des menottes.

« Il faut que vous me suiviez, jeune homme, dit-il ; mais d’abord il faut qu’on vous équipe. — Qu’on m’équipe ! dit Morton : que voulez-vous dire ? — Qu’il faut que nous vous mettions ces rudes bracelets ; je n’oserais pas, non, de par le diable ! je n’oserais pas, moi qui peux tout oser ; non, je ne voudrais pas, quand il s’agirait de trois heures de pillage dans une ville prise d’assaut, amener devant mon colonel un républicain qui ne serait pas enchaîné. Allons, allons, jeune homme, ne prenez pas un air sombre pour cela. »

Il s’avança pour lui mettre les fers aux mains, mais saisissant le tabouret de chêne sur lequel il avait été assis, Morton menaça de fendre le crâne au premier qui l’approcherait.

« Je vous maîtriserais en un instant, mon jeune garçon, dit Bothwell ; mais j’aime encore mieux que vous mettiez à la voile paisiblement. »

Il disait vrai, non qu’il eût crainte ou répugnance d’employer la force ; mais il redoutait les suites d’une querelle bruyante qui aurait fait découvrir qu’il avait, contre les ordres exprès, permis à son prisonnier de passer la nuit sans être enchaîné.

« Vous ferez bien d’y mettre de la prudence, » continua-t-il d’un ton qu’il voulait rendre conciliant, « et de ne pas vous nuire à vous-même. On dit ici dans le château que la nièce de lady Marguerite doit épouser incessamment notre jeune capitaine, lord Evandale. Je les ai vus se parler de près tout à l’heure dans la salle là-bas, et j’ai entendu qu’elle le priait d’intercéder pour votre pardon. Elle était si belle, et elle le regardait avec tant de bonté que, sur mon âme… Mais que diable avez-vous ?… Vous voilà aussi blanc qu’un linge… voulez-vous un peu d’eau-de-vie ? — Miss Bellenden demandait ma vie à lord Evandale ? » dit faiblement le prisonnier. — Oui, oui ; il n’y a pas de meilleure protection que celle des femmes… elles enlèvent tout, dans les cours comme dans les camps… Allons, vous m’avez l’air plus raisonnable maintenant… Parbleu, je savais bien que vous en viendriez là. »

Il se mit en devoir de lui mettre les fers, et Morton, anéanti par cette nouvelle, ne fit plus la moindre résistance.

« On lui demande ma vie et c’est elle !… Oui, oui, mettez-moi ces fers… mes membres souffriront moins de leur poids que mon cœur ne souffre du coup qui vient de le frapper. Ma vie demandée par Édith… et à lord Evandale ! — Oui, et il a bien le pouvoir de l’obtenir, dit Bothwell ; il fait ce qu’il veut du colonel, plus qu’aucun homme du régiment.

En parlant ainsi, lui et son parti conduisirent leur prisonnier vers la salle. En passant derrière la chaise d’Édith, l’infortuné crut en entendre assez pour confirmer tout ce que le soldat lui avait dit. Cet instant produisit en lui une révolution subite et étrange. L’état désespéré de son amour et de sa fortune, le péril où paraissait être sa vie, le changement dans les affections d’Édith, son intercession en sa faveur, qui rendait son inconstance encore plus insupportable, tout semblait détruire les sentiments qui seuls jusqu’à présent lui avaient fait aimer la vie ; mais alors il s’éveillait à d’autres sensations, qui avaient jusqu’ici été étouffées par des passions plus douces, quoique plus égoïstes. Exaspéré lui-même, il se décida à défendre les droits de son pays, offensés dans sa personne. Son caractère changea avec autant de promptitude et d’efficacité que le ferait une maison de plaisance qui, après avoir été le séjour du bonheur et de la tranquillité domestique, se convertit tout à coup, par l’usurpation d’une force armée, en un poste formidable de défense.

Nous avons déjà dit qu’il jeta sur Édith un regard où le reproche se mêlait à la douleur, comme s’il lui eût dit adieu à jamais ; son premier mouvement ensuite fut de s’avancer avec fermeté jusqu’à la table devant laquelle le colonel Graham était assis.

« De quel droit, monsieur, » s’écria-t-il avec fermeté et sans attendre qu’on le questionnât ; « de quel droit ces soldats m’ont-ils arraché à ma famille, pour charger de fers les mains d’un homme libre ? — Par mes ordres, reprit Claverhouse ; et je vous ordonne maintenant de garder le silence et d’écouter mes questions. — Je n’en ferai rien, » répondit Morton d’un ton déterminé, tandis que sa hardiesse semblait confondre tous ceux qui l’entouraient. « Je saurai si je subis une détention légale, et si je suis en présence d’un magistrat civil, avant de laisser forfaire en ma personne à la charte de mon pays. — Voilà un joli gaillard, sur mon honneur ! dit Claverhouse. — Êtes-vous fou ? » dit le major Bellenden à son jeune ami. « Pour l’amour de Dieu, Henri Morton ! » continua-t-il d’un ton de reproche et de prière, « rappelez-vous que vous parlez à un des premiers officiers de Sa Majesté. — Et c’est pour cette raison même, monsieur, » reprit Henri avec fermeté, « que je veux savoir quel droit il a de me détenir sans un mandat légal : s’il était un officier de la loi, je reconnaîtrais que mon devoir serait de me soumettre. — Votre ami, » dit froidement Claverhouse au vétéran, « est un de ces messieurs scrupuleux qui, semblables au fou de la comédie, ne veulent pas attacher leur cravate sans l’ordre de monsieur le juge Overdo ; mais je lui apprendrai, avant que nous nous séparions, que mon épaulette est une marque aussi légale d’autorité que le bâton de juge. Ainsi, éloignons cette discussion ; et vous plairait-il, jeune homme, de me dire quand vous vîtes Balfour de Burley ? — Comme je ne sais pas quel droit vous avez de me faire cette question, reprit Morton, je refuse d’y répondre. — Vous avez avoué à mon sergent, dit Claverhouse, que vous l’aviez vu et reçu, tout en le connaissant pour un scélérat mis hors la loi. Pourquoi n’êtes-vous pas aussi franc avec moi ? — Parce que, reprit le prisonnier, je présume que votre éducation doit vous apprendre à connaître les droits que vous êtes disposé à fouler aux pieds ; et je désire que vous soyez convaincu qu’il est encore des Écossais qui savent défendre la liberté de leur pays. — Et je présume que vous soutiendriez ces droits supposés à la pointe de votre épée ? dit le colonel Graham. — Si j’étais armé aussi bien que vous, et si nous étions seuls sur un coteau ou une colline, vous ne me feriez pas deux fois la même question. — C’en est assez, » reprit Claverhouse avec calme ; « votre langage s’accorde avec tout ce que j’ai appris de vous ; mais vous êtes le fils d’un militaire, quoiqu’il ait été rebelle, et vous ne mourrez pas de la mort d’un chien ; je vous épargne cette indignité. — De quelque manière que je meure, reprit Morton, je mourrai comme le fils d’un brave, et l’ignominie dont vous parlez retombera sur ceux qui versent le sang innocent. — Faites donc votre paix avec le ciel : vous avez cinq minutes. Bothwell, conduisez-le dans la cour et faites ranger votre troupe. »

Cette effrayante conversation et son résultat avaient jeté dans le silence et l’horreur tous les assistants, hors les deux personnes qui parlaient. Mais alors éclatèrent les remontrances et les clameurs. La vieille lady Marguerite, qui, malgré les préjugés de son rang et de son parti, n’avait pas oublié les sentiments qui appartiennent à son sexe, intercédait hautement :

« Colonel Graham, s’écria-t-elle, épargnez la jeunesse de cet imprudent : qu’il soit jugé par les lois. Ne reconnaissez pas mon hospitalité en versant le sang humain sur le seuil de ma porte ! — Colonel Graham, dit le major Bellenden, vous répondrez de cette violence. Ne croyez pas que, quoique je sois vieux et faible, mes yeux verront impunément assassiner le fils de mon ami. Je trouverai des amis auxquels il faudra bien que vous en répondiez. — Soyez satisfait, major Bellenden, j’en répondrai, » reprit Claverhouse inexorable ; « et vous, madame, épargnez-moi le déplaisir de résister de nouveau à votre vive intercession. Songez au noble sang que votre propre maison a perdu par des hommes semblables à celui-ci. — Colonel Graham, » reprit la vieille dame tremblante d’anxiété, « je laisse la vengeance à Dieu, à qui seul elle appartient. En répandant le sang de ce jeune homme, rappellerez-vous à la vie les êtres qui m’étaient chers ? Quelle consolation voulez-vous que j’éprouve en songeant que peut-être une autre veuve aura été privée de son enfant, comme moi-même, par un acte exécuté dans ma maison ? — Agir autrement serait de ma part une extravagance sans égale, dit Claverhouse ; il faut que je fasse mon devoir envers l’Église et envers l’État. Près d’ici sont mille scélérats en révolte déclarée, et vous me demandez la grâce d’un jeune fanatique, qui suffirait à lui seul pour mettre en feu tout un royaume. C’est impossible… Emmenez-le, Bothwell. »

Celle qui était le plus intéressée dans cette terrible décision avait deux fois tenté de parler, mais la voix lui avait manqué totalement. Elle se leva tout à coup en ce moment, et voulut s’élancer ; mais ses forces l’abandonnèrent, et elle serait tombée sur le carreau si elle n’eût été soutenue par sa suivante.

« Au secours ! s’écria Jenny… au secours, au nom du ciel ! ma jeune lady se meurt. »

À cette exclamation, Evandale, qui, pendant la première partie de la scène, était resté immobile, appuyé sur son sabre, s’avança, et dit à son officier commandant : « Colonel Graham, avant de donner suite à cette affaire, voulez-vous me permettre de vous parler en particulier ? »

Claverhouse parut surpris ; mais se levant aussitôt, il se retira avec le jeune noble dans le fond de la chambre, où ils eurent la conversation suivante :

« Je crois que je n’ai nul besoin de vous rappeler, colonel, que lorsque le crédit de ma famille vous fut de quelque utilité, l’année dernière, dans une affaire devant le conseil privé, vous vous considérâtes comme nous ayant quelques obligations ? — Assurément, mon cher Evandale, reprit Claverhouse ; je ne suis pas homme à oublier de pareilles dettes, et vous m’obligerez en me disant comment je pourrais vous témoigner ma reconnaissance. — Je considérerai la dette comme payée, dit lord Evandale, si vous voulez épargner la vie de ce jeune homme. — Evandale, » reprit Graham témoignant la plus grande surprise, « vous êtes fou, absolument fou… Quel intérêt pouvez-vous porter à ce jeune rejeton d’une vieille tête ronde ?… Son père était l’homme le plus dangereux de toute l’Écosse, calme, résolu, soldat dans l’âme, et inflexible dans ses maudits principes. Son fils paraît lui ressembler entièrement : vous ne pouvez concevoir le mal qu’il peut faire. Je connais les hommes, Evandale… Si celui-ci était un nigaud de paysan, un fanatique insignifiant, croyez-vous que j’aurais refusé une bagatelle comme sa vie à lady Marguerite et à cette famille ? Mais il est plein de feu, de zèle et de talent… et il ne faut à ces brigands qu’un chef semblable pour guider leur hardiesse enthousiaste. Je vous dis ceci, non pas pour rejeter votre requête, mais pour vous en faire pleinement sentir les suites probables… Je n’élude jamais l’accomplissement d’une promesse, et je ne refuse pas de reconnaître une obligation… Vous demandez qu’il vive, il vivra. — Faites-le garder à vue, reprit Evandale, mais ne soyez pas surpris si je persiste à demander que vous ne le fassiez pas mourir. J’ai les plus pressantes raisons pour vous en prier. — Qu’il en soit ainsi, reprit Graham… Mais, jeune homme, si vous désirez dans votre vie future vous élever très-haut dans le service de votre roi et de votre pays, que votre première tâche soit de soumettre à l’intérêt public et à vos devoirs toutes vos passions particulières, vos affections et vos sentiments. Nous ne sommes pas dans un temps à pouvoir sacrifier aux rêveries de vieux barbons, ou aux larmes de femmes faibles, les mesures de sévérité salutaire que les dangers dont nous sommes entourés nous obligent à adopter. Et rappelez-vous que si je cède aujourd’hui à vos prières, cette concession doit m’épargner à l’avenir des sollicitations du même genre. »

Il s’avança alors vers la table, et porta ses yeux pénétrants sur Morton, comme pour observer quel effet aurait produit sur le prisonnier la pause d’incertitude terrible entre la vie et la mort, qui semblait glacer d’horreur les assistants. Morton conservait un degré de fermeté que nul autre qu’une âme qui n’avait plus rien à aimer ni à espérer sur terre n’aurait pu conserver dans une pareille crise.

« Vous le voyez, » dit Claverhouse à demi-voix à lord Evandale, « il est placé entre le temps et l’éternité, situation plus effrayante que la plus horrible certitude ; néanmoins, son front est le seul qui n’ait point pâli ; lui seul a l’œil calme ; son cœur est le seul ici qui batte comme à l’ordinaire, ses nerfs sont les seuls qui ne tressaillent point. Regardez-le bien, Evandale… Si cet homme arrive jamais à la tête d’une armée de rebelles, vous aurez à répondre de votre œuvre de ce matin. » Puis il dit tout haut : « Jeune homme, votre vie est en sûreté pour l’instant, grâce à l’intercession de vos amis… Éloignez-le, Bothwell, et qu’il soit gardé convenablement, et emmené avec les autres prisonniers. — Si ma vie, » dit Morton piqué de l’idée qu’il devait ce répit à l’intercession d’un rival favorisé ; « si ma vie est accordée à la requête de lord Evandale… — Emmenez le prisonnier, Bothwell, » dit le colonel Graham en l’interrompant ; « je n’ai le temps ni d’entendre ni de faire de belles phrases. »

Bothwell força Morton à partir, en lui disant, tandis qu’il le conduisait dans la cour : « Avez-vous trois vies dans votre poche, outre celle que vous avez dans votre corps, mon garçon, pour permettre à votre langue de courir ainsi la poste devant eux ? Allons, j’aurai soin de vous tenir loin du colonel ; car, mon Dieu ! vous ne seriez pas cinq minutes devant lui qu’il vous ferait pendre au premier arbre ou jeter dans le premier fossé. Ainsi, suivez vos compagnons de captivité. »

En parlant ainsi, le sergent qui, malgré son ton brusque, avait compassion de ce brave jeune homme, entraîna Morton dans la cour, où trois prisonniers, deux hommes et une femme, qu’avait pris lord Evandale, étaient confiés à une escorte de dragons.

Pendant ce temps, Claverhouse faisait ses adieux à lady Marguerite ; mais la bonne dame avait peine à lui pardonner son manque d’égards pour sa requête.

« J’avais cru jusqu’à présent, dit-elle, que la tour de Tillietudlem pouvait être un lieu de refuge, même pour ceux qui n’auraient pas été tout à fait dignes de profiter du privilège d’asile ; mais je vois que les vieux fruits ont peu de saveur : nos souffrances et nos services sont d’ancienne date. — Ils ne seront jamais oubliés par moi ; permettez-moi d’en assurer Votre Seigneurie, dit Claverhouse. Mon devoir seul aurait pu me faire hésiter à accorder une faveur demandée par vous et le major. Allons, ma bonne dame, dites-moi que vous me pardonnez ; et en revenant ce soir, je vous amènerai un troupeau de deux cents républicains, et ferai grâce à cinquante pour l’amour de vous. — Je serais heureux d’apprendre votre succès, colonel, dit le major Bellenden ; mais suivez le conseil d’un vieux soldat, et épargnez le sang après la bataille ; et, encore une fois, permettez-moi de me porter caution pour le jeune Morton. — Nous arrangerons cela quand je reviendrai, dit Claverhouse ; d’ici là je vous assure que sa vie est en sûreté. »

Pendant cette conversation, Evandale regardait autour de lui avec inquiétude pour trouver Édith ; mais Jenny Dennison avait fait transporter sa maîtresse dans son appartement.

Il obéit lentement et tristement à l’appel impatient de Claverhouse, qui, après avoir pris, d’une manière affectueuse, congé de lady Marguerite et du major, était descendu dans la cour. Ses prisonniers et leurs gardes étaient déjà en route, et les officiers avec leur escorte montèrent à cheval et les suivirent. Tous s’empressèrent d’avancer pour rejoindre le corps d’armée, car on supposait devoir se trouver en face de l’ennemi après deux heures de marche.



CHAPITRE XIV.

la marche.


Mes chiens peuvent tous courir sans maître, mes faucons voler d’arbre en arbre, mon seigneur s’emparer de mes terres de vasselage, car là je ne dois jamais revenir.
Vieille Ballade.


Nous avons laissé Henri Morton avec ses trois compagnons de captivité, voyageant sous l’escorte d’un petit corps de soldats, qui formait l’arrière-garde de la colonne que commandait Claverhouse ; ils étaient sous les ordres immédiats du sergent Bothwell. Leurs pas se dirigeaient vers les collines où l’on disait que les presbytériens insurgés étaient en armes. Ils avaient à peine fait un quart de mille, que Claverhouse et Evandale passèrent au galop, suivis de leurs hommes d’ordonnance, afin de prendre leur place dans la colonne qui était devant eux. Ils ne furent pas plus tôt passés, que Bothwell fit faire halte au corps qu’il commandait, et débarrassa Morton de ses fers.

« Le sang royal doit tenir parole, dit le dragon : je vous ai promis de vous traiter avec politesse autant qu’il serait en mon pouvoir. Tenez, caporal Inglis, mettez ce gentilhomme à côté de l’autre jeune garçon qui est prisonnier, et vous pouvez leur permettre de se parler à volonté, à voix basse ; mais ayez soin qu’ils soient gardés par deux hommes, la carabine chargée ; s’ils tentent de s’échapper, faites-leur sauter la cervelle. Vous ne pouvez pas appeler cela de l’impolitesse, » continua-t-il en s’adressant à Morton, « ce sont les lois de la guerre ; vous le savez. Et, Inglis, accouplez la vieille femme avec le prédicateur : ils se conviennent mieux l’un l’autre, et du diable si une seule file ne suffit pas pour les garder. S’ils disent un seul mot d’hypocrisie ou de niaiserie fanatique, donnez-leur les étrivières avec un baudrier. On peut espérer de voir étouffer un prêtre à qui on fait garder le silence ; si on ne lui permet pas de parler, sa doctrine traîtresse est capable de le faire crever. »

Ayant ordonné ces dispositions, Bothwell se plaça à la tête de sa troupe, et Inglis avec six dragons ferma la marche. Puis ils se mirent tous au trot afin de rejoindre le régiment.

Morton, accablé par la diversité de ses sensations, était tout à fait indifférent aux divers arrangements qu’on faisait pour s’assurer de lui, et même au soulagement qu’on lui avait procuré en lui ôtant ses fers. Il éprouvait ce vide du cœur qui suit l’orage des passions, et, n’étant plus soutenu par l’orgueil et le sentiment de droiture qui dictaient ses réponses à Claverhouse, il contemplait avec une tristesse profonde les bosquets qu’il traversait, dont chaque détour lui rappelait son bonheur passé et son amour déçu. L’éminence qu’il montait alors était celle d’où partaient toujours son premier et son dernier regard vers la vieille tour quand il s’en approchait et quand il la quittait ; et il est inutile d’ajouter qu’il avait l’habitude de s’arrêter là pour contempler avec la curiosité d’un amant ces créneaux qui, s’élevant de loin au-dessus de la cime du bois, indiquaient la demeure de celle qu’il espérait voir bientôt ou qu’il venait de quitter. Il tourna la tête involontairement pour jeter un dernier regard sur une scène naguère si chère ; il poussa aussi un profond soupir, auquel répondit par un gémissement son compagnon d’infortune dont les yeux, guidés probablement par de semblables réflexions, avaient pris la même direction. Ces accents de sympathie de la part du captif furent proférés sur un ton plus grossier que sentimental ; ils étaient néanmoins l’expression d’une âme affligée, et sous ce rapport ils s’accordaient avec le soupir de Morton. En tournant la tête, leurs yeux se rencontrèrent, et Morton reconnut la physionomie rustique de Cuddie Headrigg portant une empreinte de tristesse, où le chagrin de son propre sort se mêlait à la douleur que lui inspirait celui de son compagnon.

« Hélas ? monsieur, » s’écria le ci-devant laboureur des domaines de Tillietudlem, « n’est-ce pas une triste chose que d’honnêtes gens soient conduits ainsi à travers le pays, comme s’ils étaient une des merveilles du monde ? — Je suis fâché de vous voir ici, Cuddie, » dit Morton, qui, même dans son malheur, ne perdait rien de sa sensibilité pour celui des autres. — Et moi aussi, monsieur Henri, répondit Cuddie, autant pour vous que pour moi ; mais notre chagrin commun ne nous servira guère, à ce que je puis voir. Certes, quant à moi, » continua le villageois captif, qui soulageait son cœur en parlant, quoiqu’il sût bien qu’il n’en serait pas plus avancé ; « certes, quant à moi, je n’ai pas mérita d’être ici, car je n’ai jamais dit un mot ni contre le roi ni contre le prêtre ; mais ma mère, pauvre femme ! ne pouvait retenir sa vieille langue, et il paraît que je dois payer pour nous deux.

— Votre mère est leur prisonnière aussi ? » demanda Morton, sachant à peine ce qu’il disait. — En vérité, oui, à cheval là derrière, comme une mariée, avec cette vieille tête de ministre qu’ils appellent Gabriel Kettledrummle[63]. Du diable s’il n’aurait pas mieux valu qu’il fût dans le fond d’une chaudière ou d’un tambour ! c’est ce que je souhaiterais bien pour ma part. Voyez-vous, nous ne fûmes pas plus tôt chassés des portes de Milnwood, que votre oncle et la femme de charge nous avaient fermées au nez et avaient barricadées derrière nous, comme si nous avions eu la peste, que je dis à ma mère : Comment allons-nous faire maintenant ? le moindre trou, la moindre tanière du pays nous sera interdite à présent que vous avez résisté à la vieille lady, et laissé prendre le jeune Milnwood par les cavaliers. Alors elle me répondit : Ne t’afflige pas, mais ceins-toi pour la grande œuvre du jour, et donne ton témoignage comme un homme sur la montagne du Covenant. — Et alors vous allâtes sûrement à un conventicule ? dit Morton. — Vous allez voir, continua Cuddie. Ne sachant trop que faire, je l’accompagnai chez une vieille bonne femme comme elle, où l’on nous donna de l’eau et des gâteaux d’avoine ; elles dirent bien des prières ennuyeuses, et chantèrent bien des cantiques, et elles me laissèrent aller coucher, car j’étais à moitié mort d’ennui. Eh bien ! elles me firent lever au petit jour, et je vis qu’il fallait aller avec elles, bon gré mal gré, à une grande assemblée de leurs gens aux Miry-Sikes ; et là, notre homme, Gabriel Kettledrummle, s’époumonait en leur criant d’élever leur témoignage, et d’aller à la bataille de Ramoth-Gilead, ou quelque endroit semblable. Oh, monsieur Henri ! vous pouvez m’en croire, le rustre leur prêchait sa doctrine avec une telle force que vous l’auriez entendu à la distance d’un mille sous le vent. Il beuglait comme une vache dans le loaning[64]. Mais me disais-je moi-même, il n’y a pas d’endroit dans ce pays qu’on appelle Ramoth-Gilead, il faut que ce soit quelque partie des marais de l’ouest ; et quand nous serons là, je m’échapperai avec ma mère, car je ne veux pas fourrer mon cou dans un nœud coulant, pas pour tous les Ketlledrummle du pays. Eh bien, » continua Cuddie, qui se soulageait en racontant ses malheurs, sans s’inquiéter beaucoup du degré d’attention que son compagnon prêtait à son récit, « au moment où je m’ennuyais le plus de ne point voir la fin de la prédication, on vint dire que les dragons arrivaient. Les uns couraient, les autres criaient : Debout ! les autres : À bas les Philistins ! Je pressais ma mère de s’en aller avant que les habits rouges arrivassent ; mais il m’eût été aussi difficile de faire marcher notre vieux bœuf de devant sans l’aiguillon. Du diable si elle voulut bouger d’un pas. Eh bien, après tout, le vallon où nous nous trouvions était étroit, le brouillard devenait épais, et sans doute nous aurions échappé aux dragons si nous eussions su retenir notre langue ; mais, comme si le vieux Kettledrummle lui-même n’avait pas fait assez de sabbat pour réveiller les morts, ils se mirent à brailler un psaume que vous auriez entendu de Lanrik ! Enfin, pour abréger une longue histoire, arrive mon jeune lord Evandale, sautant aussi vite que son cheval pouvait trotter, et vingt habits rouges derrière lui. Deux ou trois hommes voulurent se battre absolument, le pistolet d’une main et la bible de l’autre, et ils furent massacrés ; cependant il n’y a pas eu beaucoup de sang répandu, car Evandale criait toujours qu’on nous dispersât, mais qu’on nous laissât la vie. — Et n’avez-vous fait aucune résistance ? » dit Morton, qui sentait probablement qu’à ce moment il lui aurait fallu beaucoup moins de raisons pour lui faire attaquer Evandale. — Non vraiment, reprit Cuddie : je restai toujours devant la vieille femme, et je criais miséricorde pour elle et pour moi ; mais deux des habits rouges arrivèrent, et l’un d’eux allait frapper ma mère avec le plat de son sabre… alors je levai mon bâton sur eux, et je leur dis que je leur en rendrais autant. Eh bien, ils se retournèrent sur moi pour me frapper de leurs sabres, mais je défendis ma tête avec ma main aussi bien qu’il me fut possible, jusqu’à ce que lord Evandale arrivât, et alors je lui criai que j’étais un serviteur de Tillietudlem… vous savez vous-même qu’on a toujours cru qu’il courtisait notre jeune lady… et il me dit de jeter mon bâton, et ainsi ma mère et moi nous nous rendîmes prisonniers. Je pense qu’on nous aurait laissés nous échapper, si Kettledrummle n’avait pas été pris avec nous… Il était monté sur le cheval d’Andrews Wilson, qui avait appartenu long-temps à un dragon ; plus Kettledrummle le pressait pour fuir, plus l’animal entêté se mit à courir vers les dragons dès qu’il les aperçut. Eh bien, quand ma mère et lui se réunirent, ils se mirent à apostropher les soldats à leur manière : « Bâtards de la fille de Babylone ! » étaient les plus douces paroles de leur colère. Ainsi le four s’échauffa encore une fois, et ils nous emmenèrent tous trois avec eux pour nous faire servir d’exemple, ainsi qu’ils le disent. — Quelle oppression infâme et intolérable ! » se dit Morton à lui-même : « voici un pauvre garçon bien paisible, dont le seul motif en se rendant au conventicule était un sentiment de piété filiale, et il est enchaîné comme un voleur et un assassin, et probablement il souffrira la même mort, sans avoir le privilège d’un jugement dans les formes, que nos lois accordent au plus grand malfaiteur ! Être témoin d’une pareille tyrannie, et surtout en souffrir soi-même, suffirait pour faire bouillir le sang de l’esclave le plus soumis. — Sans doute, » dit Cuddie qui avait entendu et compris en partie ce que Morton avait laissé échapper dans son ressentiment, « il n’est pas convenable de mal parler des grands… La vieille lady le disait, et elle avait bien droit de le dire, occupant elle-même un rang élevé ; et vraiment je l’écoutais bien patiemment, car elle nous donnait toujours un coup d’eau-de-vie ou une soupe, ou quelque autre chose ; quand elle nous avait fait une leçon sur nos devoirs. Mais au diable l’eau-de-vie et la soupe ! ces lords d’Édimbourg, avec leurs belles proclamations, ne nous donneraient seulement pas un verre d’eau : ils envoient des cavaliers nous pendre, nous décapiter, et nous traîner à la queue de leurs chevaux ; ils prennent notre bien et notre propriété comme si nous étions des proscrits. Je ne puis dire que je trouve cela aimable. — Il serait étrange que vous le trouvassiez tel, » reprit Morton en réprimant son émotion. — Et ce que j’aime le mieux de tout cela, continua Cuddie, ce sont ces enragés d’habits rouges, qui viennent parmi les filles, et nous enlèvent nos maîtresses. Mon cœur était bien malade quand je passai dans les plaines de Tillietudlem ce matin vers l’heure du déjeuner, et que je vis la fumée sortir du haut de ma cheminée ; je savais que c’était une autre que ma vieille mère qui était assise près du foyer. Mais je crois que mon cœur fut encore plus malade quand je vis cet infernal troupier, Tom Holliday, embrasser Jenny Dennison devant mes yeux. Je ne conçois pas que les femmes aient assez d’impudence pour faire des choses semblables ; mais elles sont toutes pour les habits rouges. Moi-même j’ai pensé un jour à me faire soldat, afin de plaire à Jenny. Cependant je ne veux pas trop non plus la blâmer, car peut-être était-ce pour l’amour de moi qu’elle se laissait ainsi dire des douceurs par Tom. — Pour l’amour de vous ? » dit Morton qui ne pouvait s’empêcher de prendre quelque intérêt à une histoire qui avait une ressemblance si singulière avec la sienne. — Assurément, Milnwood, reprit Cuddie ; car la pauvre fille obtint la permission d’approcher de moi, grâce à ce qu’elle avait parlé avec ce coquin. Maudit soit-il ! Alors elle me souhaita que Dieu me fût en aide, et elle voulut me glisser de l’argent dans la main… c’était certainement toute une moitié de ses gages et de ses profits, car elle a dépensé l’autre moitié en rubans et en perles pour aller nous voir l’autre jour au tir du perroquet. — Et l’avez-vous pris, Cuddie ? dit Morton. — Non vraiment, Milnwood ; j’ai été assez sot pour le refuser. Mon cœur était trop chagrin pour vouloir lui devoir quelque chose, quand j’avais vu ce gueux la flatter et l’embrasser. Mais je m’en repens bien ; car il m’aurait été utile ainsi qu’à ma mère, et elle le dépensera en frivolités. »

Ici il y eut une longue pause. Cuddie était probablement occupé du regret d’avoir rejeté les bontés de sa maîtresse, et Henri Morton à considérer par quels motifs ou à quelle condition miss Bellenden avait réussi à faire intervenir lord Evandale en sa faveur.

« Ne serait-il pas possible, » se disait-il dans son nouvel espoir, « que j’eusse trop précipitamment jugé de son influence sur lord Evandale ? Dois-je la censurer sévèrement, si, consentant à dissimuler pour l’amour de moi, elle a permis au jeune lord d’entretenir des espérances qu’elle n’a nulle envie de réaliser ? Peut-être a-t-elle fait un appel à cette générosité qu’on attribue à lord Evandale, et a-t-elle engagé son honneur à protéger un rival favorisé ? »

Néanmoins, les paroles qu’il avait entendues lui revenaient toujours à l’esprit, et leur aiguillon était semblable à celui d’une vipère.

« Rien qu’elle puisse lui refuser !… Était-il possible de faire une déclaration de prédilection plus étendue ? le langage de l’amour, de celui qui peut s’allier à la modestie virginale, ne pouvait avoir une plus forte expression. Elle est perdue pour moi entièrement, et pour toujours ; et il ne me reste rien maintenant que la vengeance de mes propres injures et de celles qu’on prodigue sans cesse à mon pays. »

Apparemment que Cuddie avait des idées tout à fait analogues, quoique moins épurées ; car il demanda tout à coup à Morton à voix basse : « Serait-ce mal agir que de sortir des mains de ces hommes si l’on pouvait y réussir ? — Pas le moins du monde, dit Morton ; et si l’occasion s’en présentait, soyez persuadé que moi tout le premier je ne la laisserais pas échapper. — Je suis bien aise de vous entendre parler ainsi, dit Cuddie ; je ne suis qu’un pauvre garçon sans esprit, mais je ne puis penser qu’il y aurait du mal à s’échapper par ruse ou par force si l’on trouvait moyen de le faire. Je ne craindrais pas de me battre s’il était nécessaire ; mais notre vieille lady appellerait cela résister à l’autorité royale. — Il n’y a pas d’autorité sur terre à laquelle je ne résistasse, dit Morton, lorsqu’elle envahit tyranniquement mes droits d’homme libre, protégés par la charte ; et je suis décidé à ne pas me laisser injustement traîner en prison ou sur l’échafaud, si je puis m’échapper de leurs mains par adresse ou par force. — Eh bien, c’est justement mon opinion, toujours en supposant que nous en trouvions la possibilité. Mais vous parlez d’une charte : ce sont de ces choses qui n’appartiennent qu’à des personnes semblables à vous, qui êtes un gentilhomme, et il est possible que je n’y aie pas de droits, moi qui ne suis qu’un mercenaire. — La charte dont je vous parle, dit Morton, est pour le moindre Écossais : c’est cet affranchissement des liens et de l’esclavage que réclamait l’apôtre saint Paul, ainsi que vous pouvez le voir dans l’Écriture sainte, et que tout homme né libre doit défendre pour l’amour de lui-même et pour l’amour de ses concitoyens. — Ah ! grand Dieu ! reprit Guddie, il se serait passé bien du temps avant que milady Marguerite ou ma mère eussent découvert dans la Bible une doctrine aussi sage ! La vieille dame disait toujours qu’il faut payer le tribut à César, et ma mère m’étourdissait de son whiggisme. Je me suis perdu tout en écoutant ces deux vieilles bavardes de femmes ; mais si je trouvais un gentilhomme qui voulût me prendre pour son domestique, je suis bien sûr que je deviendrais un tout autre homme ; et j’espère que Votre Honneur penserait à ce que je lui dis, si nous étions une fois hors de cette maison de servitude et que vous me prissiez pour votre valet de chambre. — Mon valet de chambre, Cuddie ? répondit Morton ; hélas, ce serait un triste poste quand même nous serions libres. — Je sais à quoi vous pensez… vous vous dites qu’ayant été élevé au cœur du pays, je vous causerais des disgrâces devant le monde ; mais il est bon que vous sachiez que je me connais aux belles manières ; il n’est rien de ce qu’on peut faire avec les mains que je n’aie appris facilement, excepté lire, écrire, calculer ; mais il n’y en a pas comme moi pour jouer au ballon, et je puis jouer du sabre tout aussi bien que le caporal Inglis. Je lui aurais déjà cassé la tête, s’il n’y avait pas tant de gens à cheval derrière nous… Et puis, vous n’allez pas rester dans le pays ?… » dit-il en s’arrêtant et en s’interrompant. — Il est probable que non, reprit Morton. — Eh bien, je ne m’en inquiète pas le moins du monde. Voyez-vous, je ferais cadeau de ma mère à sa vieille grondeuse de sœur, ma tante Meg, qui demeure dans Gallowgate de Glasgow, et alors j’espère qu’on ne la brûlerait pas comme sorcière, qu’on ne la laisserait pas mourir faute de nourriture, et qu’on ne la pendrait pas comme vieille républicaine ; car on dit que le prévôt a beaucoup d’égards pour les pauvres gens. Et alors vous et moi nous irions chercher fortune, comme les gens dans les vieux contes de Jak le tueur de géants, et Valentin et Orson ; et quand nous reviendrions dans la gaie Écosse, comme dit la chanson, je me remettrais à la charrue, et je ferais de tels sillons dans les bonnes terres de Milnwood, que leur vue seule ferait autant de plaisir qu’une pinte de bon vin. — Je crains, dit Morton, qu’il n’y ait bien peu de chance, mon bon ami Cuddie, que nous reprenions nos anciennes occupations. — Comment, monsieur… comment ! reprit Cuddie. Il est toujours bon de se tenir le cœur ferme et joyeux… On a vu des navires bien avariés arrivés au port… Mais qu’est-ce que j’entends ? Que je meure, si ma vieille mère ne s’est pas remise en train de prêcher ! Je connais bien le son de sa voix : il est tout comme celui du vent qui souffle dans l’espace ; et voilà Kettledrummle qui se remet à l’ouvrage aussi… Bon Dieu ! si les soldats se fâchent, ils les tueront, et nous aussi de compagnie !

Leur conversation fut interrompue par un bourdonnement derrière eux, dans lequel la voix du prédicateur envoyait, conjointement avec celle de la vieille femme, des sous semblables à ceux des notes d’un basson, mêlées au râclement d’un violon fêlé. D’abord, les deux vieilles victimes s’étaient contentées de s’adresser leurs condoléances, et d’exprimer à voix basse leur indignation ; mais le sentiment de leurs injures devint plus vif à mesure qu’ils se les communiquaient, et enfin il leur fut impossible de réprimer leur courroux.

« Malheur, malheur, trois fois malheur à vous, persécuteurs violents et sanguinaires ! s’écria le révérend Gabriel Kettledrummle… malheur, trois fois malheur à vous, même au jour où l’on rompra le grand sceau, où la trompette sonnera et où l’on videra les urnes ! — Oui… oui… un sombre avenir les attend, et ils ne se trouveront plus sous le vent au grand jour ! » répéta la haute-contre aiguë de Mause qui semblait faire le refrain d’une chanson. — Je vous dis, continua l’homme de Dieu, que vos alignements, vos cavalcades… les hennissements et les courbettes de vos coursiers… vos cruautés sanguinaires, inhumaines et barbares… vos systèmes pour engourdir, étourdir et corrompre la conscience de pauvres créatures par des serments impies et contradictoires, se sont élevés de la terre vers le ciel comme un cri hideux de parjure qui doit hâter la colère à venir… Oh ! oh ! oh ! — Et je dis, » s’écria Mause du même ton et presque en même temps, « qu’avec mon souffle de vieillesse, et qui est bien cassé par l’asthme et ce trot brusque… Que le diable les fasse donc galoper, dit Cuddie, quand ce ne serait que pour lui faire retenir sa langue ! » — Avec ce souffle de vieillesse, continua Mause, je témoignerai contre l’apostasie, les défections, les défalcations et le relâchement de ce pays… contre les griefs et les causes de courroux ! — Paix, je t’en prie, paix ! bonne femme, » dit le prédicateur qui venait de se remettre d’une violente quinte de toux, et qui voyait que le souffle plus solide de Mause l’emportait sur son propre anathème ; « paix ! et n’ôte pas la parole à un serviteur de l’autel… Je dis que j’élève ma voix et que je vous annonce qu’avant que la pièce soit jouée… oui, même avant ; que ce soleil soit descendu, vous apprendrez que ni un Judas, exaspéré comme votre Sharpe, qui est allé où il méritait d’être envoyé ; ni un Holopherne sacrilège, comme votre sanguinaire Claverhouse ; ni un ambitieux Diotrèphes, comme ce jeune Evandale ; ni un Demas envieux et mondain, comme celui qu’ils appellent le sergent Bothwell, qui s’approprie tout l’argent et la farine de chacun ; ni vos carabines, ni vos pistolets, ni vos sabres, ni vos chevaux, ni vos selles, ni vos brides, ni vos ceintures, ni vos muselières, ni vos martingales, ne résisteront aux flèches aiguisées pour vous, et aux arcs tendus contre vous ! — Quant à cela, je suis bien sûre que non, répéta Mause ; ils sont tous des réprouvés… des balais de destruction, qui ne sont bons qu’à être jetés au feu quand ils ont balayé l’ordure du temple… des fouets, de petites cordes nouées pour châtier ceux qui aiment leur bien et leur bonheur terrestre plus que la croix du covenant ; mais quand ils ont fait leur besogne, ils ne servent qu’à faire des courroies pour les sabots du diable. — Que le diable m’emporte ! » dit Cuddie en s’adressant à Morton, « si je ne trouve pas que notre mère prêche aussi bien que le ministre !… C’est dommage qu’il soit enroué, car la toux lui arrive tout juste quand il en est au plus curieux, et la longue harangue qu’il a faite ce matin lui est bien contraire… Du diable si je ne souhaiterais pas qu’il criât plus fort qu’elle, afin de la faire taire, car alors il serait seul pour répondre de tout… Heureusement que la route est pierreuse et que le bruit des pieds des chevaux empêche les cavaliers d’entendre ce qu’ils disent ; mais que nous arrivions sur une terre battue et nous aurons des nouvelles de tout ceci. »

Les conjectures de Cuddie n’étaient que trop vraies. Les paroles des prisonniers n’avaient guère été entendues tant qu’elles avaient été couvertes par le bruit des pieds des chevaux sur un chemin inégal et pierreux ; mais alors ils entraient dans les terres marécageuses, où la prédication des deux zélés captifs n’avait plus cet accompagnement ; et par conséquent, dès que leurs chevaux eurent commencé à fouler la bruyère et la verdure, Gabriel Kettledrummle éleva encore la voix en disant : « Ainsi s’élève ma voix comme celle du pélican dans le désert… — Et moi, disait Mause, comme le moineau sur le toit de la maison… — Holà, ho, s’écria le caporal à l’arrière-garde, « bridez vos langues ; que le diable les brûle, ou j’y accrocherai une martingale. — Je n’obéirai pas aux ordres des profanes, dit Gabriel. — Ni moi non plus, dit Mause, à la requête d’un tesson de terre, quand il serait peint aussi rouge qu’une brique de la tour de Babel, et qu’il s’appellerait un caporal. — Holliday, s’écria le caporal, tu n’aurais pas un bâillon sur toi, mon homme ?… il faut que nous arrêtions leurs langues, de peur d’en être assourdis. » Avant qu’on eût eu le temps de lui répondre, ou qu’on eût pu exécuter la menace du caporal, un dragon vint au galop au-devant du sergent Bothwell, qui devançait de beaucoup sa petite troupe. Après avoir reçu les ordres qu’on lui apportait, Bothwell retourna vers sa troupe, lui ordonna de serrer les rangs, de doubler le pas, et d’avancer en silence et avec précaution, attendu qu’ils seraient bientôt en présence de l’ennemi.



CHAPITRE XV.

les deux armées en présence


Quantum in nobis nous avons bien pensé à épargner le sang chrétien, à essayer si, par la médiation d’un traité ou d’un accommodement, nous ne pourrions pas terminer la querelle et régler ce duel sanglant sans en venir aux coups.
Butler.


Le pas accéléré des cavaliers ôta bientôt à nos zélés captifs la respiration, sinon la volonté nécessaire pour continuer leurs harangues. Ils avaient fait plus d’un mille depuis qu’ils étaient sortis des taillis entrecoupés de clairières qui succèdent au bois de Tillietudlem ; et de loin en loin ils rencontraient encore quelques chênes ou quelques bouleaux qui ornaient les vallons étroits ou qui formaient des groupes rares et chétifs dans les marais ; mais bientôt ces arbres disparurent. Alors ils virent devant eux une vaste contrée aride, qui s’élevait en collines recouvertes d’une sombre bruyère, entrecoupée par de profonds ravins qui servaient de lit aux torrents en hiver, tandis qu’en été ils servaient à l’écoulement de maigres ruisseaux qui serpentaient tristement au milieu de monceaux de pierres et de graviers accumulés pendant les mauvais temps : semblables à ces prodigues ruinés par leurs anciennes extravagances.

Cette région déserte semblait s’étendre plus loin que l’œil ne pouvait atteindre ; elle n’avait aucun trait de grandeur, pas même la majesté sauvage des montagnes. Néanmoins, elle présentait une grande différence avec les parties du pays plus propres à la culture et aux besoins de l’homme. Aussi, elle imprimait irrésistiblement à l’esprit du spectateur le sentiment de la toute-puissance de la nature et de l’inefficacité comparative des moyens d’amélioration si vantés que l’homme est susceptible d’opposer aux désavantages des terrains et des climats.

Un effet remarquable de ces vastes déserts est qu’ils suggèrent l’idée de l’isolement, même à ceux qui les traversent en grand nombre : tant l’imagination est affectée par la disproportion entre la troupe qui voyage et la solitude qui l’entoure ? Ainsi, une caravane de mille individus peut éprouver, dans les déserts de l’Afrique et de l’Arabie, un sentiment d’abandon inconnu au voyageur qui parcourt seul un pays fertile et cultivé. Ce ne fut donc pas sans une singulière émotion que Morton aperçut à un demi-mille environ le corps de cavalerie auquel appartenait son escorte, gravissant péniblement un sentier rapide et sinueux qui conduisait de la plaine dans les montagnes. Leur nombre, qui paraissait considérable quand ils étaient groupés dans des routes étroites et qui se multipliait lorsqu’on les voyait passer un à un entre les arbres semblait diminué lorsqu’ils étaient pleinement exposés aux regards et dans un site dont l’étendue était si grande en comparaison de cette colonne de cavalerie, qu’on l’aurait plutôt prise pou un vaste troupeau de bestiaux que pour une troupe de soldats.

« Certes, se disait Morton, une poignée d’hommes résolus pourrait défendre tous les défilés de ces montagnes contre une force aussi exiguë que celle-ci, pourvu que leur bravoure égalât leur enthousiasme. »

Pendant qu’il se livrait à ces réflexions, la course rapide des cavaliers qui le gardaient leur fit bientôt traverser l’espace qui les séparait de leurs compagnons ; et avant que la tête de la colonne de Caverhouse eût atteint le sommet de la montagne qu’ils gravissent, Bothwell, son arrière-garde et ses prisonniers, s’étaient réunis, ou peu s’en fallait, au corps principal conduit par son commandant. L’extrême difficulté de la route, qui en quelques lieu était escarpée, dans d’autres marécageuse, retarda les progrès de la colonne, surtout vers la queue ; car le passage du gros du corps, dans plusieurs endroits, avait fait enfoncer les marécages qu’il traversait, de sorte que les derniers étaient obligés de quitter le chemin battu et d’en former un nouveau moins dangereux.

Dans ces circonstances, la détresse du révérend Gabriel Kettledrumle et de Mause Headrigg était de beaucoup augmentée, car l’escorte brutale qui les conduisait les contraignait, malgré le risque que devaient courir des cavaliers aussi inexpérimentés, à faire sauter leurs chevaux par-dessus des tranchées et des ravins, où à les pousser au travers des marécages ou des flaques d’eau.

Grâces au secours du Seigneur, j’ai franchi une muraille, » s’écriait la pauvre Mause au moment où son cheval avait été contraint par ses conducteurs à franchir le tertre de bruyère qui servait d’enclos à une bergerie abandonnée, et dans ce haut fait elle avait laissé envoler son bonnet, ce qui laissait ses cheveux gris à découvert.

« Je me trouve au milieu d’un limon sans fond ; je me suis précipité dans la profondeur de la mer, et la tempête m’a noyé, » s’écriait Kettledrummle au moment où le cheval sur lequel il était monté plongeait jusqu’au cou dans une mare, faisant jaillir sur le visage et la personne du prédicateur captif un liquide noir et infect.

Ces exclamations excitaient de bruyants éclats de rire parmi leur escorte militaire ; mais bientôt survinrent des événements qui les ramenèrent à des idées plus sérieuses.

Les premiers rangs du régiment avaient presque atteint la cime de la montagne escarpée dont nous avons parlé, lorsque deux ou trois cavaliers, qu’on reconnut bientôt pour un parti de leur propre garde avancée qu’on avait envoyé en reconnaissance, arrivèrent au grand galop, leurs chevaux tout essoufflés, et les hommes paraissant fuir en désordre. Ils étaient poursuivis bride abattue par cinq ou six cavaliers, bien armés de sabres et de pistolets, qui firent halte au sommet de la colline en voyant approcher les dragons. Un ou deux de ces hommes, qui avaient des carabines, descendirent de cheval, et, d’un air calme et délibéré, déchargèrent leurs armes sur le premier rang du régiment : deux dragons furent blessés, un surtout très-grièvement. Ensuite ils remontèrent à cheval et disparurent derrière la colline, se retirant avec tant de tranquillité, qu’il était évident qu’ils n’étaient nullement effrayés par l’approche d’une force aussi considérable, et qu’ils se savaient soutenus par un nombre suffisant pour les protéger. Cet incident suspendit la marche de tout le corps de cavalerie ; et tandis que Claverhouse lui-même recevait le rapport de sa garde avancée, qui avait été repoussée ainsi sur le corps principal, lord Evandale s’avançait vers le sommet de la côte où s’étaient retirés les cavaliers de l’ennemi ; le major Allant, le capitaine Graham et les autres officiers s’occupaient à tirer le régiment des mauvais chemins et à le faire ranger sur le coteau en deux lignes, destinées à se soutenir l’une l’autre.

On donna ensuite l’ordre d’avancer ; et en peu de minutes la première ligne atteignit le sommet, d’où elle pouvait découvrir l’autre côté de la colline ; la seconde ligne venait après elle, et enfin l’arrière-garde et les prisonniers ; de sorte que Morton et ses compagnons pouvaient juger de tous les obstacles qui s’offraient à ceux qui les retenaient prisonniers.

Les gardes-du-corps se rangèrent sur la cime de la montagne, qui, du côté opposé à celui par lequel ils venaient de monter, descendait par une pente douce, l’espace de plus d’un quart de mille, et offrait un terrain qui, quoique inégal en quelques endroits, n’était pas entièrement défavorable pour les manœuvres de la cavalerie, tandis que vers le bas la pente se terminait par un fond uni et marécageux, traversé dans toute sa longueur par ce qui paraissait être ou un ravin naturel ou une profonde tranchée artificielle ; les côtés étaient coupés par des sources, des fossés remplis d’eau, où l’on avait creusé pour retirer de la tourbe, et çà et là se trouvaient des bouquets épars de sureau, tellement bien placés au milieu de cette humidité, qu’ils continuaient à croître en buissons, quoique trop rabougris par la mauvaise qualité du terrain et l’eau stagnante pour devenir jamais des arbres. Au-delà de ce fossé ou retranchement, la terre s’élevait et formait une seconde colline couverte de bruyères, et c’était à sa base, et comme pour protéger le terrain rompu et le fossé qui le couvrait en avant, que le corps des insurgés semblait s’être rangé pour attendre l’attaque.

Leur infanterie était disposée sur trois lignes. La première, assez bien pourvue d’armes à feu, était avancée si près du bord du bourbier, que son feu devait nécessairement incommoder beaucoup la cavalerie royale dans sa descente de la montagne opposée, puisque son front se trouvait à découvert ; il était probable qu’elle leur serait encore plus fatale, si les cavaliers tentaient de traverser le marécage. Derrière cette première ligne était un corps de piqueurs, qui devait la soutenir si les dragons parvenaient à forcer le passage. En arrière se trouvait la troisième ligne, consistant en paysans armés de faulx placées toutes droites sur des pieux, de fourches, de broches, de massues, d’aiguillons, de lances à pêcher, et d’autres instruments rustiques de même genre, que le ressentiment avait convertis en instruments de guerre. Sur chaque liane de l’infanterie, mais un peu en arrière du bourbier, comme pour avoir une terre sèche et solide où ils pussent agir si leurs ennemis forçaient le passage, on avait placé un petit corps de cavalerie, qui, en général, n’était que mal armé et encore plus mal monté, mais plein de zèle pour la cause, étant presque tout recruté parmi les petits propriétaires, ou les fermiers assez riches pour servir à cheval. Ou voyait retourner lentement vers cet escadron quelques-uns de ceux qui avaient servi à repousser l’avant-garde des troupes royales. C’étaient les seuls individus de l’armée des insurgés qui parussent en mouvement : tous les autres se tenaient fermes et aussi immobiles que les pierres grises éparses sur la bruyère autour d’eux.

Le nombre total des insurgés pouvait monter à mille hommes ; mais il n’y avait guère qu’une centaine de cavaliers, et la moitié au plus était passablement armée. Quoi qu’il en soit, la force de leur position, l’idée qu’ils s’étaient engagés dans un pas désespéré, la supériorité de leur nombre, mais par-dessus tout l’ardeur de leur enthousiasme, tels étaient les moyens sur lesquels leurs chefs comptaient pour suppléer au défaut d’armes, d’équipement et de discipline militaire.

Sur le revers de la montagne qui dominait le champ de bataille, on voyait les femmes et même les enfants, que leur zèle contre la persécution avait poussés dans le désert. Ils paraissaient stationnés pour être témoins de l’engagement qui devait décider de leur sort et de celui de leurs pères, de leurs époux, de leurs fils. Semblables aux femmes des anciennes tribus germaniques, elles poussèrent des cris aigus, quand elles virent les rangs étincelants de leurs ennemis paraître sur la cime de la colline opposée : ces malheureux semblaient ainsi exhorter leurs parents à combattre jusqu’à la mort pour défendre les objets de leurs affections. Une exhortation de cette nature produisit un effet électrique et difficile à décrire ; un cri sauvage, qui partit des rangs des insurgés, annonça qu’ils étaient disposés à combattre jusqu’au dernier soupir.

Quand les cavaliers se furent arrêtés sur le plateau de la montagne, leurs trompettes et leurs tymbales firent entendre une fanfare guerrière de menace et de défi, qui retentit dans le désert comme l’appel effrayant de l’ange exterminateur. Les persécutés y répondirent en réunissant leurs voix, et en chantant sur un ton solennel les deux premiers versets du soixante-seizième psaume, d’après la traduction en vers de l’Église écossaise :

« Dans la terre de Juda Dieu est bien connu ; son nom est dans le grand Israël ; dans Salem est son tabernacle ; dans Sion est son trône.

« Là il a brisé les flèches de l’arc, le bouclier, l’épée, et tous les instruments de la guerre. Seigneur, tu es plus glorieux que les montagnes où se fait le butin : tu es bien plus excellent. »

Un cri, ou plutôt une acclamation générale, suivit ces deux stances ; et après un instant de morne silence les insurgés reprirent le second verset, qui semblait leur prophétiser le résultat de la bataille qui allait se livrer :

« Ceux dont le cœur était ferme sont détruits ; ils ont dormi complètement leur sommeil ; et ils n’ont plus rien retrouvé dans leurs mains, ceux qui étaient des hommes du pouvoir.

« Quand la réprobation, ô Dieu de Jacob, eut été lancée contre eux, leurs chevaux et leurs chariots aussi tombèrent dans un profond sommeil. »


Il y eut une autre acclamation suivie du plus profond silence.

Tandis que ces sous solennels, poussés par mille voix, se prolongeaient dans les montagnes désertes, Claverhouse examinait avec attention le terrain et l’ordre de bataille que les insurgés avaient adoptés, et où ils paraissaient disposés à attendre qu’il les attaquât.

« Il faut, dit-il, que ces rustres aient parmi eux quelques vieux soldats ; ce n’est pas un paysan qui a choisi ce terrain. — On assure que Burley est avec eux, répondit lord Evandale ; on cite aussi Haaton de Rathillet, Paton de Meadowhead, Cleland, et autres militaires distingués. — Je l’ai pensé, dit Claverhouse, à la manière dont ces cavaliers détachés ont fait franchir le fossé à leurs chevaux en regagnant leur position. Il était facile de voir qu’il y avait parmi eux quelques têtes rondes, les vrais rejetons du vieux Covenant. Il nous faut conduire l’affaire avec prudence et hardiesse. Evandale, que les officiers se rendent sur ce monticule. »

Il s’avança vers un petit tertre recouvert de mousse, qui était peut-être le tombeau de quelque chef celtique des temps reculés, et ces mots : « Officiers, volte-face, » les rassemblèrent bientôt autour du commandant.

« Je ne vous mande pas autour de moi, messieurs, dit Claverhouse, dans l’intention de former un conseil de guerre, car je ne ferai jamais retomber sur les autres la responsabilité que m’impose mon rang. Je veux seulement profiter de vos avis, me réservant, ainsi que le font la plupart des hommes qui demandent des conseils, la liberté de suivre mes idées. Que dites-vous, cornette Graham ? Attaquerons-nous ces drôles qui crient là-bas ? Vous êtes le plus jeune et le plus pétulant, et par conséquent vous parlerez le premier, que je le veuille ou non. — Alors, dit le cornette Graham, tant que j’aurai l’honneur de porter l’étendard des gardes-du-corps, il ne reculera jamais par ma volonté devant les rebelles. Je réponds : Chargez au nom de Dieu et du roi ! — Et que dites-vous, Allan ? continua Claverhouse, car Evandale est si modeste, que jamais nous ne viendrons à bout de le faire parler avant vous. — Ces drôles, » dit le major Allan, qui était un vieil officier de cavalerie très-expérimenté, « sont trois ou quatre contre un. Je ne m’en inquiéterais guère dans un beau terrain, mais ils occupent une position forte, et ne paraissent pas disposés à la quitter. Je crois donc, malgré tout mon respect pour l’opinion du cornette Graham, qu’il faut que nous retournions à Tillietudlem : nous occuperons les passages entre les collines et le pays ouvert, et l’on enverra demander des renforts à milord Ross, qui est à Glasgow avec un régiment d’infanterie. Par ce moyen nous pourrons leur couper la retraite dans la vallée de la Clyde, et nous les contraindrons à sortir de leur place forte et à nous livrer bataille à des conditions plus favorables pour nous ; ou, s’ils restent ici, nous les attaquerons dès que notre infanterie nous aura rejoints et nous aura mis à même d’agir efficacement au milieu de ces fossés, de ces bourbiers et de ces fondrières. — Bah ! dit le jeune officier, qu’importe un bon terrain quand il n’est défendu que par une troupe de vieilles dévotes chantant des cantiques ? — Un fanatique ne s’en bat pas moins bien, répliqua le major Allan, pour honorer sa bible et son psautier. Ces hommes-là se montreront aussi opiniâtres que l’acier ; je les connais d’ancienne date. — Leur psalmodie nasale, dit le cornette, rappelle à notre major la course de Dunbar. — Si vous vous étiez trouvé à cette course, jeune homme, reprit Allan, le souvenir vous en resterait jusqu’au dernier jour de la plus longue vie. — Paix, paix, messieurs, dit Claverhouse, ces discours sont hors de saison. Major Allan, votre avis me plairait, si nos maudites patrouilles, que je ferai punir en conséquence, nous avaient avertis à temps du nombre et de la position de l’ennemi. Mais nous étant une fois présentés en ligne devant les rebelles, la retraite des gardes-du-corps indiquerait une honteuse timidité, et serait le signal d’une insurrection générale dans l’ouest. En ce cas, loin d’obtenir du secours de milord Ross, je vous assure que je craindrais beaucoup de le voir bloqué avant de le rejoindre ou d’en être rejoint. Une retraite serait aussi fatale à la cause du roi que la perte d’une bataille. Et quant à la différence de risque ou de sûreté qui pourrait exister pour nous, je suis bien sûr que personne n’y pense en ce moment. Il doit y avoir dans le marais quelque gorge ou quelque chemin par lequel nous pourrons passer ; et si nous étions une fois sur une terre ferme, j’espère qu’il n’est pas un homme dans les gardes-du-corps qui suppose que nos escadrons, quoique peu nombreux, ne fussent pas capables de réduire en poussière deux fois le nombre de ces rustres inexpérimentés. Qu’en dites-vous, milord Evandale ? — Je pense humblement, dit lord Evandale, que, quel que soit le résultat de la journée, elle sera sanglante, et que nous perdrons plus d’un brave, et que probablement nous serons obligés d’égorger un grand nombre de ces hommes égarés qui, après tout, sont des Écossais et des sujets du roi Charles aussi bien que nous. — Des rebelles ! des rebelles ! et qui sont indignes du nom d’Écossais ou de sujets, dit Claverhouse. Mais voyons, milord, à quoi tend votre opinion ? — À traiter avec ces hommes ignorants et égarés, dit le jeune noble. — Traiter ? et avec des rebelles qui sont sous les armes ? Jamais tant que je vivrai, répondit le colonel. — Au moins envoyez un parlementaire qui leur ordonnera de déposer leurs armes et de se disperser, reprit lord Evandale, avec promesse d’un libre pardon. J’ai toujours ouï dire que si l’on eût fait ainsi avant la bataille de Pentland-Hills, on aurait épargné beaucoup de sang. — Eh bien, dit Claverhouse, qui diable portera cet ordre à ces fanatiques opiniâtres et exaspérés ? Ils ne reconnaissent nulle loi de la guerre. Leurs chefs, qui ont tous eu part à l’assassinat de l’archevêque de Saint-André, combattent la corde au cou, et sont capables de tuer le messager, quand ce ne serait que pour faire tremper leurs complices dans un assassinat, afin de leur ôter tout espoir de pardon tout aussi bien qu’à eux. — J’irai moi-même, dit Evandale, si vous voulez me le permettre. J’ai souvent risqué mon sang pour répandre celui des autres ; permettez que je le fasse maintenant pour sauver des hommes. — Vous n’irez pas, milord, dit Claverhouse ; votre rang et votre situation rendent votre vie trop importante pour le pays, dans un siècle où les bons principes sont si rares. Voici le fils de mon frère Dick Graham, qui craint le plomb et l’acier aussi peu que si le diable lui avait donné une armure à l’épreuve, ainsi que les fanatiques disent qu’il en a donné une à son oncle. Il se rendra en parlementaire, accompagné d’un trompette, sur le bord du marécage, pour leur ordonner de déposer les armes et de se disperser. — De toute mon âme, colonel, répondit le cornette, et je vais attacher ma cravate au bout d’une pique pour servir de drapeau blanc. Les coquins n’ont jamais vu de leur vie un morceau de dentelle de Flandre. — Colonel Graham, » dit Evandale tandis que le jeune officier s’apprêtait pour son expédition, « ce jeune gentilhomme est votre neveu et probablement il sera votre héritier ; pour l’amour de Dieu, permettez-moi d’y aller ; c’était mon avis, et je dois en courir le risque. — Quand il serait mon fils unique, dit Claverhouse, nous ne sommes pas dans un temps ni dans une position où l’on puisse l’épargner. J’espère que mes affections particulières n’interviendront jamais dans mon devoir public. Si Dick Graham succombe, je souffrirai seul de cette perte ; si Votre Seigneurie venait à périr, le roi et le pays en souffriraient tous. Allons, messieurs, chacun à son poste. Si nos ordres sont mal reçus, nous attaquerons aussitôt ; et, comme dit la vieille devise ; de l’Écosse : Dieu défend le droit ! »






CHAPITRE XVI.

le combat.


Et par plus d’un fort coup et par plus d’une atteinte, le bois dur du pommier et le vieux fer sonnèrent.
Butler, Hudibras.


Le cornette Richard Graham descendit la montagne, portant en main le pavillon de son invention, et sifflant un air dont les bonds et les courbettes de son cheval battaient la mesure. Le trompette suivait. Cinq ou six cavaliers, qui ressemblaient à des officiers, se détachèrent de chaque flanc de l’armée presbytérienne, et, se rencontrant dans le centre, s’approchèrent du fossé autant que le leur permit le marécage qui coupait la vallée. Tout en gardant le côté opposé de la mare, ce fut vers ce groupe que le capitaine Graham dirigea son cheval, ses mouvements étant alors l’objet de l’attention des deux armées ; et, sans rabaisser le courage de l’une ou de l’autre, il est probable que l’on faisait des vœux des deux côtés pour que cette ambassade épargnât les dangers et l’effusion de sang que présageait l’imminence de la bataille.

Quand il fut arrivé tout à fait en face de ceux qui, en s’avançant pour recevoir son message, semblaient s’annoncer comme les chefs de l’armée ennemie, le cornette Graham ordonna à son trompette de sonner pour avertir qu’il venait parlementer. Les insurgés n’ayant aucune musique militaire pour faire une réponse convenable, un d’eux, d’une voix forte et haute, demanda pourquoi il approchait de leurs lignes.

« Pour vous sommer au nom du roi, et en celui du colonel John Graham de Claverhouse, spécialement commissionné par le très-honorable conseil privé d’Écosse, répondit l’officier, de mettre bas les armes, et de congédier ceux que vous avez entraînés dans la rébellion contre les lois de Dieu, du roi et du pays. — Retourne à ceux qui t’ont envoyé, dit le chef des insurgés, et dis-leur que dès ce jour nous sommes en armes pour venger une alliance rompue et une Église persécutée ; dis-leur que nous renonçons au licencieux et parjure Charles Stuart, que vous appelez roi, ainsi qu’il a renoncé au Covenant après avoir juré et réitéré le serment d’en faire exécuter les articles de tout son pouvoir, réellement, constamment et sincèrement, tous les jours de sa vie, n’ayant d’autres ennemis, disait-il, que les ennemis du Covenant, et nuls autres amis que ceux qui en étaient les partisans. Mais, loin de tenir le serment dont il avait pris à témoin Dieu et les anges, son premier acte, en arrivant dans ces royaumes, fut de s’emparer des prérogatives du Tout-Puissant, par cet horrible acte de la suprématie, et d’expulser sans sommation, sans avertissement et sans aucune forme légale, des centaines de prédicateurs fidèles, arrachant ainsi le pain de vie de la bouche de pauvres créatures affamées, et les forçant à recevoir la nourriture tiède, sans vie, sans sel, de quatorze faux prélats et de leurs misérables sycophantes de curés charnels, menteurs et scandaleux. — Je ne suis pas venu pour vous entendre prêcher, répondit l’officier, mais pour savoir, en un seul mot, si vous voulez vous disperser sous la condition d’un libre pardon accordé à tous, hormis aux assassins de l’archevêque de Saint-André ; ou si vous voulez soutenir l’attaque des forces de Sa Majesté, qui vont tout à l’heure avancer sur vous. — En un mot donc, répondit l’orateur, nous sommes ici l’épée sur la cuisse, comme des hommes qui veillent la nuit. Nous partagerons tous notre portion ensemble, comme des frères en droiture. Quiconque nous attaque dans notre bonne cause, que son sang retombe sur sa tête ! Ainsi, retourne vers ceux qui t’ont envoyé, et que Dieu leur accorde ainsi qu’à toi la faveur de reconnaître vos erreurs ! — Votre nom n’est-il pas, » dit le cornette qui commençait à se rappeler qu’il avait déjà vu celui qui lui parlait, « John Balfour de Burley ? — Et si c’était Balfour, dit l’orateur, as-tu quelque chose à dire contre lui ? — Seulement, dit le capitaine, qu’étant exclu du pardon au nom du roi et de mon officier commandant, c’est à ces paysans et non à vous que je l’offre et ce n’est pas pour traiter avec vous ni avec vos pareils que je suis envoyé. — Tu es un jeune soldat, l’ami, dit Burley, et tu connais peu ton métier, ou tu saurais que le porteur d’un pavillon de trêve ne peut traiter avec l’armée que par l’intermédiaire de ses officiers ; et que s’il prétend faire autrement, il forfait à son sauf-conduit. » Tout en disant ces mots, Burley décrocha sa carabine et l’arma. — « Je ne me laisserai pas intimider dans mon devoir par les menaces d’un assassin, dit le cornette Graham. Écoutez-moi, bonnes gens, je proclame, au nom du roi et de mon officier commandant, un plein et libre pardon pour tous, excepté… — Je t’ai averti en homme loyal, » dit Burley en l’ajustant — « Un libre pardon à tous ! » continua le jeune officier, toujours en s’adressant au corps des insurgés. « À tous, hormis… Alors, que le Seigneur ait pitié de ton âme… Amen ! » dit Burley.

En disant ces mots, il fit feu, et Richard Graham tomba de son cheval[65]. Le coup était mortel. L’infortuné jeune homme n’eut que la force de se retourner sur la terre, et murmura : « Ma pauvre mère ! » et il expira. Son cheval, épouvanté, s’enfuit au galop vers le régiment, ainsi que le trompette, non moins effrayé, qui l’avait suivi. — « Qu’avez-vous fait ? » dit à Balfour un de ses frères d’armes. — « Mon devoir ! » dit Balfour avec fermeté. « N’est-il pas écrit : Tu porteras le zèle jusqu’à tuer ? Que ceux qui l’oseront viennent maintenant parler de trêve ou de pardon ! »

Claverhouse vit tomber son neveu. Il tourna les yeux vers Evandale, et une émotion indéfinissable vint obscurcir pour un moment la sérénité de ses traits ; puis il dit brièvement : « Vous voyez le résultat. — Je veux le venger ou mourir ! » s’écria Evandale ; et, piquant son cheval, il s’élança au galop vers le bas de la montagne, suivi de sa propre compagnie et de celle du cornette tué ; et chacun s’efforçant d’être le premier à venger la mort du jeune officier, les rangs furent bientôt dans une complète confusion. Ces forces composaient la première ligne des royalistes. Ce fut en vain que Claverhouse s’écria : « Halte ! halte ! cette témérité nous perdra. » Tout ce qu’il put faire fut de courir au galop au-devant de la seconde ligne, suppliant, commandant, et même menaçant les hommes de son épée, et de les empêcher de suivre un exemple si dangereux. — « Allan, » dit-il au major dès qu’il fut parvenu à rétablir le calme, « conduisez les soldats lentement jusqu’au bas de la colline pour soutenir lord Evandale, qui est près d’en avoir besoin… Bothwell, tu es un homme froid et audacieux !… Oui, murmura Bothwell ; vous vous en souvenez dans un moment comme celui-ci. — Prends dix hommes avec toi ; conduis-les le long de la tranchée à droite, et tente tous les moyens pour traverser le marécage ; puis forme les rangs et charge les rebelles en flanc et en arrière, tandis qu’ils seront occupés avec nous en avant. »

Bothwell fit un signe d’intelligence et de soumission, et s’éloigna rapidement avec sa troupe.

Pendant ce temps, le désastre que Claverhouse avait prévu ne manqua pas d’arriver. Les cavaliers qui s’étaient précipités avec Evandale vers l’ennemi se virent bientôt arrêtés dans leur course confuse par la nature impraticable du terrain ; quelques-uns restaient embarrassés dans le bourbier qu’ils cherchaient à franchir ; les autres reculaient et restaient sur le bord ; d’autres se dispersaient pour chercher un passage plus favorable. Au milieu de cette confusion, le premier rang de l’ennemi qui était agenouillé, le second courbé et le troisième droit, faisaient un feu continuel et destructif qui abattit au moins une vingtaine de cavaliers et augmenta dix fois plus le désordre. Lord Evandale, pendant ce temps, à la tête de très-peu d’hommes bien montés, était parvenu à traverser le fossé ; mais il ne fut pas plus tôt de l’autre côté qu’il se vit chargé par l’aile gauche de la cavalerie de l’ennemi, laquelle, encouragée par le petit nombre d’opposants qui s’étaient débarrassés du mauvais terrain, tomba sur eux avec fureur, en s’écriant : « Malheur, malheur aux Philistins incirconcis ! À bas Dagon et tous ses sectateurs ! »

Le jeune lord se battait comme un lion ; mais la plupart de ses hommes furent tués, et lui-même n’aurait pas échappé au même sort sans un feu vif que Claverhouse, qui s’était avancé avec la seconde ligne sur le bord du fossé, dirigea si efficacement sur l’ennemi, que la cavalerie et l’infanterie reculèrent un instant, et, lord Evandale, dégagé de ce combat inégal et se voyant presque seul, saisit cette occasion pour effectuer sa retraite à travers le marécage. Mais malgré la perte qu’ils avaient éprouvée par le premier feu de Claverhouse, les insurgés s’aperçurent bientôt que l’avantage du nombre et de la position était si décidément de leur côté, que s’ils pouvaient persister à faire une résistance brève, mais résolue, les gardes-du-corps seraient inévitablement défaits. Leurs chefs volaient de rang en rang, les exhortant à tenir ferme, et leur représentant combien leur feu devait être meurtrier dans un lieu où les hommes et les chevaux y étaient exposés ; car les cavaliers, selon leur coutume, faisaient feu sans descendre de cheval. Claverhouse, plus d’une fois, quand il vit ses meilleurs cavaliers tomber sous des décharges auxquelles il ne pouvait riposter avec un égal avantage, fit des efforts désespérés pour traverser la fondrière sur différents points, et renouveler la bataille plus vigoureusement sur un terrain plus solide ; mais le feu soutenu des insurgés, joint aux difficultés naturelles du passage, arrêta partout ses tentatives.

« Il faut songer à la retraite, dit-il à Evandale, à moins que Bothwell ne puisse effectuer une diversion en notre faveur. Faites replier les hommes hors de la portée du feu, et laissez des tirailleurs derrière ces bosquets de sureau, pour tenir l’ennemi en échec. »

Après avoir accompli ces ordres, on attendit impatiemment l’apparition de Bothwell et de son parti. Mais Bothwell aussi avait à lutter contre des désavantages. Son mouvement à droite n’avait pas échappé à l’œil pénétrant de Burley, qui fit de son côté un mouvement semblable avec l’aile gauche de la cavalerie des insurgés, de sorte que lorsque Bothwell, après avoir parcouru un chemin considérable dans la vallée, trouva un endroit où l’on pouvait traverser le bourbier, quoique avec peine, il s’aperçut qu’il était encore en face d’un ennemi supérieur. Son caractère audacieux ne se découragea nullement par cette opposition inattendue.

« Suivez-moi, mes braves ! » cria-t-il à ses hommes ; « qu’il ne soit jamais dit que nous aurons tourné le dos devant ces hypocrites de têtes rondes ! »

Puis, comme s’il eût été animé par l’esprit de ses ancêtres, il s’écria : « Bothwell ! Bothwell ! » et se jetant dans la mare, et luttant à la tête de son parti, il parvint à la traverser, et attaqua celui de Burley avec tant de furie qu’il le repoussa au-delà de la portée de pistolet, tuant trois hommes de sa propre main. Burley, sentant les suites d’une défaite dans cette position, et voyant que ses hommes, quoique en plus grand nombre, étaient inférieurs aux troupes régulières dans l’usage des armes et le maniement des chevaux, se jeta sur le passage de Bothwell et l’attaqua corps à corps. Chacun des combattants était considéré comme le champion de son parti respectif, et il en résulta un combat plus ordinaire dans les romans que dans l’histoire réelle. Les deux troupes s’arrêtèrent aussitôt, contemplant ce combat comme si le sort de la journée dépendait de ces deux redoutables adversaires. On aurait dit qu’ils avaient eux-mêmes cette opinion ; car, après s’être croisés et repoussés deux ou trois fois, ils s’arrêtèrent épuisés, comme d’un commun accord, pour reprendre haleine, et se préparer à un combat singulier dans lequel chacun semblait sentir qu’il avait trouvé son égal.

« Vous êtes le meurtrier Burley, » dit Bothwell en saisissant avec force la poignée de son sabre, et en serrant ses dents l’une contre l’autre… « vous m’avez échappé une fois ; mais… (il fit un jurement trop violent pour le répéter ici)… ta tête vaut son poids en argent, et elle s’en ira au pommeau de ma selle, ou ma selle s’en ira sans moi. — Oui, » reprit Burley avec un calme sombre et farouche, « je suis ce John Balfour de Burley qui a promis de déposer ta tête là où tu ne la soulèveras plus jamais ; et que Dieu m’en fasse autant et encore plus, si je ne tiens parole ! — Alors un lit de bruyère, ou un millier de marcs ! » dit Bothwell en frappant Burley de toute sa force. — L’épée du Seigneur et de Gédéon ! » reprit Balfour en parant le coup et en en portant un autre.

On a rarement vu deux combattants aussi égaux en force corporelle, en adresse dans le maniement de leurs armes et de leurs chevaux, en courage déterminé et en animosité inflexible. Après avoir échangé plusieurs coups terribles, chacun recevant et donnant plusieurs blessures, quoique peu graves, ils se saisirent corps à corps, comme dans l’impatience désespérée d’une haine mortelle, et Bothwell prenant son ennemi par le ceinturon, tandis que Balfour le serrait au collet, ils roulèrent tous deux à terre. Les compagnons de Balfour, voulurent venir à son aide, mais ils furent repoussés par les dragons, et le combat redevint général.

Mais rien ne pouvait détourner l’attention des deux combattants, ni leur faire lâcher l’étreinte mortelle dans laquelle ils se roulaient par terre, se déchirant, luttant et écumant avec toute la rage de vrais chiens de combat.

Plusieurs chevaux passèrent sur eux dans la mêlée, sans leur faire lâcher prise ; enfin le bras droit de Bothwell fut cassé par le coup de pied d’un cheval. Il lâcha prise en poussant un gémissement profond et sourd, et les deux combattants s’élancèrent sur leurs pieds. La main droite de Bothwell retomba sans mouvement à son côté, mais sa gauche saisit le lien qui retenait son poignard qui dans la lutte s’était échappé de sa gaine… et d’un air de rage mêlée de désespoir, il resta tout à fait sans défense, tandis que Balfour, avec un rire de joie sauvage, fit brandir son sabre, et ensuite le passa au travers du corps de son adversaire. Bothwell reçut le coup sans tomber… il n’avait qu’effleuré les côtes. Il ne tenta plus aucun moyen de défense, mais envisageant Burley avec une expression de haine mortelle, il s’écria : « Vil rustre de paysan, tu as versé le sang d’une lignée de rois ! — Meurs, misérable ! meurs ! » dit Balfour en redoublant le coup d’une main plus sûre ; et, plaçant son pied sur le corps de Bothwell lorsqu’il tomba, il le perça une troisième fois avec son épée. « Meurs, chien sanguinaire ! meurs ainsi que tu as vécu ! meurs comme les animaux qui périssent, n’espérant rien, ne croyant rien. — Et ne craignant rien ! » dit Bothwell, en faisant un dernier effort pour prononcer ces paroles désespérées. Et il expira.

Saisir par la bride un cheval égaré, s’élancer sur son dos, et se précipiter au secours de sa troupe, fut pour Burley l’affaire d’un moment. Et comme la chute de Bothwell avait rendu aux insurgés tout le courage qu’elle avait enlevé aux camarades du sergent, l’issue du combat ne fut pas long-temps douteuse. Plusieurs soldats furent tués, le reste repoussé de l’autre côté du marécage ; et Burley victorieux le traversa à son tour à la tête de son parti pour diriger contre Claverhouse la manœuvre que celui-ci avait indiquée à Bothwell. Il rallia ensuite sa troupe dans la vue d’attaquer l’aile droite des royalistes, et envoya des nouvelles de son succès au corps principal, exhortant les siens, au nom du ciel, à traverser le fossé et à continuer l’œuvre glorieuse du Seigneur par une attaque générale sur l’ennemi.

Pendant ce temps, Claverhouse avait en quelque sorte remédié à la confusion causée par la première attaque irrégulière et sans succès, et réduit le combat de front à une escarmouche éloignée avec les armes à feu, soutenue principalement par quelques cavaliers démontés qu’il avait postés derrière les bouquets touffus de sureau, qui, en quelques endroits, couvraient les bords du marécage. Leur feu serré, calme et bien dirigé, incommodait beaucoup l’ennemi et cachait en même temps leur petit nombre. Claverhouse, tandis qu’il soutenait ainsi le combat, attendant que la diversion opérée par Bothwell et son détachement pût faciliter une attaque générale, fut accosté par un des dragons dont le visage ensanglanté et le cheval harassé témoignaient qu’il avait pris part au combat.

« Qu’est-il arrivé, Holliday ? « dit Claverhouse, car il connaissait chaque homme de son régiment par son nom. « Où est Bothwell ? — Bothwell est mort, reprit Holliday, et plus d’un brave avec lui. — Alors le roi, » dit Claverhouse avec son calme ordinaire, « a perdu un excellent soldat. L’ennemi a sûrement passé le marécage ? — Avec un gros de cavalerie, commandé par le diable incarné qui a tué Bothwell, » reprit le soldat effrayé. — Paix ! paix ! » dit Claverhouse en mettant un doigt sur ses lèvres, « pas un mot à d’autres qu’à moi. Lord Evandale, il faut battre en retraite ; le sort le veut ainsi. Rappelez les tirailleurs ; qu’Allan rallie le régiment et en forme deux corps : vous opérerez tous deux votre retraite par échelons vers la colline ; et moi, avec l’arrière-garde, je tiendrai ces coquins en échec. Ils ne tarderont pas à franchir le fossé, car je vois toute leur ligne en mouvement. Ne perdez donc pas de temps. — Où est Bothwell et son détachement ? » demanda lord Evandale, étonné du sang-froid de son commandant.

— Il est mort en brave, lui dit Claverhouse à l’oreille. Le roi a perdu un serviteur, et le diable en a gagné un. Mais, en avant, Evandale, piquez des deux, et rassemblez les hommes. Il faut qu’Allan et vous, les teniez en ordre. Battre en retraite est un nouveau service pour chacun de nous ; mais nous prendrons bientôt notre revanche. »

Evandale et Allan se préparèrent à remplir leur mission ; mais avant qu’ils fussent parvenus à disposer le régiment en deux corps, un parti considérable d’ennemis avait traversé le marais. Claverhouse, qui avait retenu autour de sa personne quelques-uns de ses hommes les plus actifs et les plus éprouvés, chargea en personne ceux qui avaient traversé, tandis qu’ils étaient encore en désordre grâce à l’irrégularité du terrain. Lui et les siens en tuèrent quelques uns, repoussèrent les autres dans la mare, et les tinrent tous en échec suffisamment pour donner le temps au corps principal, alors bien diminué et découragé par les pertes qu’il avait éprouvées, de commencer sa retraite vers le sommet de la montagne.

Mais l’avant-garde de l’ennemi, se trouvant bientôt renforcée et soutenue, obligea Claverhouse à suivre ses troupes. Quoi qu’il en soit, jamais homme ne soutint mieux sa réputation d’intrépide soldat, de capitaine habile, qu’il ne le fît ce jour-là. Remarquable par son cheval noir et son panache blanc, il était le premier dans les charges répétées qu’il faisait à chaque occasion favorable, pour arrêter les progrès de ceux qui les poursuivaient, et pour faciliter la retraite de son régiment. Le point de mire de tous, il semblait invulnérable. Les fanatiques superstitieux, qui le considéraient comme un homme doué par l’esprit malfaisant de moyens surnaturels de défense, assuraient avoir vu les balles rebondir sur ses bottes fortes et sur son habit de buffle, comme la grêle sur un roc de granit, pendant qu’il galopait çà et là au milieu de la mêlée. Ce jour-là, plus d’un républicain chargea son mousquet avec un dollar coupé en morceaux, afin qu’une balle d’argent pût abattre le persécuteur de la sainte Église, puisque le plomb n’avait pas de pouvoir sur lui.

« Chargez-le avec l’acier froid, » était le cri à chaque nouvelle détonation : « on use inutilement la poudre sur lui. Autant vaudrait tirer sur le diable lui-même[66]. »

Malgré cet avis, souvent répété à haute voix, la frayeur des insurgés était telle, qu’ils reculaient devant Claverhouse comme devant un être surnaturel, et peu d’entre eux se hasardèrent à croiser l’épée avec lui. Quoi qu’il en soit, il continuait toujours à battre en retraite, et avec tous les désavantages de ce mouvement. Les soldats qui se trouvaient derrière lui, en voyant le nombre croissant d’ennemis qui fourmillaient au milieu du marécage, s’ébranlèrent ; et à chaque pas, le major Allan et lord Evandale éprouvaient plus de difficulté pour former une ligne régulière, leur marche devenant beaucoup trop rapide pour que l’ordre ne fût pas rompu. À mesure que les soldats en retraite approchaient du haut de la montagne qu’ils avaient descendue dans un moment malheureux, la terreur panique augmentait. Chacun devenait impatient de placer le sommet de la colline entre lui et le feu continuel de l’ennemi ; et aucun d’eux ne pouvait se résoudre à se retirer le dernier, et à sacrifier ainsi sa propre sûreté pour celle des autres. Aussi, plusieurs cavaliers piquèrent des deux et s’enfuirent réellement, et les autres devinrent si incertains dans leurs mouvements, que leurs officiers craignirent à chaque instant de leur voir suivre le même exemple.

Au milieu de cette scène de confusion et de sang, du piétinement des chevaux, des gémissements des blessés, du feu continuel de l’ennemi, qui tirait sans relâche et poussait de grands cris à chaque balle que la chute d’un cavalier prouvait avoir été bien ajustée ; lorsque les chefs se demandaient s’ils ne seraient pas bientôt tout à fait abandonnés par leurs soldats découragés, Evandale ne put s’empêcher de remarquer le calme de son commandant. Le matin même, à la table de lady Marguerite, son œil n’était pas plus vif et son maintien plus calme. Il s’était approché d’Evandale pour donner quelques ordres et prendre des hommes pour renforcer son arrière-garde.

« Si cela continue encore cinq minutes, » dit-il tout bas, « nos coquins nous laisseront, à vous, milord, au vieux Allan, et à moi-même, l’honneur d’achever la bataille de nos propres mains. Il faut que je fasse quelque chose pour disperser les tirailleurs qui les incommodent tant, ou nous serons tous déshonorés. Ne cherchez pas à me secourir si vous me voyez tomber, mais restez à la tête de nos hommes ; retirez-vous comme vous pourrez ; au nom de Dieu, et dites au roi et au conseil que j’ai péri en faisant mon devoir ! »

En disant ces mots, et ordonnant à vingt hommes d’élite de le suivre, il fit, à la tête de ce petit corps, une charge si vive et si imprévue, qu’il repoussa les ennemis les plus avancés. Dans la confusion de cette attaque, il chercha Burley, et, désirant jeter la terreur parmi sa troupe, il lui porta sur la tête un coup si violent, qu’il traversa son casque d’acier et le précipita à bas de son cheval, étourdi pour un moment, mais non blessé. On regarda ensuite comme une chose étonnante qu’un homme aussi robuste que Burley eût succombé sous le coup d’un homme aussi faiblement constitué en apparence que Claverhouse ; et le vulgaire ne manqua pas d’attribuer à un secours surnaturel l’effet de cette énergie qu’une âme déterminée peut donner au bras le plus faible. Quoi qu’il en soit, Claverhouse s’était, dans cette dernière charge, engagé trop avant, et il était complètement entouré.

Lord Evandale vit le danger de son commandant : son corps de dragons était alors en halte, tandis que celui que commandait Allan était en retraite. Oubliant l’ordre généreux de Claverhouse, il ordonna au parti qu’il commandait de descendre la colline et d’aller délivrer leur colonel. Quelques-uns avancèrent avec lui ; la plupart firent halte et restèrent incertains ; beaucoup s’enfuirent. Cependant ceux qui suivirent Evandale dégagèrent Claverhouse. Ce secours arriva fort à propos, car un rustre avait blessé d’un coup de faulx le cheval du colonel, et était prêt à redoubler quand lord Evandale l’abattit. En sortant de la mêlée, ils regardèrent autour d’eux. La division d’Allan avait franchi la colline, cet officier n’ayant pas eu assez d’autorité pour l’arrêter. La troupe d’Evandale était éparse et dans un désordre complet.

« Que faut-il faire, colonel ? demanda lord Evandale. — Je crois que nous sommes les derniers sur le champ de bataille, dit Claverhouse ; et quand des hommes ont combattu aussi long-temps qu’ils l’ont pu, il n’y a pas pour eux de honte à fuir. Hector lui-même dirait que le diable prenne le dernier, quand il n’y en a plus que vingt contre mille… Sauvez-vous, mes amis, et ralliez-vous aussitôt que vous le pourrez… Allons, milord, hâtons-nous. »

En disant ces mots, il fit sentir l’éperon à son cheval ; et le généreux animal, comme s’il eût senti que la vie de son cavalier dépendait de ses efforts, s’élança avec vitesse, malgré la douleur que lui causait sa blessure et le sang qu’il perdait. Quelques officiers et quelques soldats les suivirent, mais irrégulièrement et en désordre. La fuite de Claverhouse fut le signal pour le petit nombre des dragons qui faisaient encore quelque résistance ; ils s’enfuirent à toute bride, abandonnant le champ de bataille aux insurgés victorieux.



CHAPITRE XVII.

délivrance des captifs.


Mais voyez ! au milieu des éclairs rapides de la guerre, quel coursier fougueux vole au loin dans le désert ?
Campbell.


Pendant la vigoureuse escarmouche dont nous avons donné le détail, Morton, Cuddie et sa mère, et le révérend Gabriel Kettledrummle, restèrent sur le haut de la montagne, près du petit tertre où Claverhouse avait tenu un conseil de guerre préliminaire ; de là ils furent témoins de l’action qui se passait sous leurs pieds. Ils étaient gardés par le caporal Inglis et quatre soldats, qui, ainsi qu’on peut le supposer, étaient plus occupés du sort incertain de la bataille qu’ils ne s’inquiétaient des mouvements de leurs prisonniers.

« Si ces gaillards se tiennent bien à leur poste, dit Cuddie, nous aurons quelque chance de sortir notre tête du licou ; mais je me méfie d’eux ; ils n’ont pas une grande expérience des armes. — Il ne leur en faut que peu, Cuddie, reprit Morton ; ils ont une position des plus avantageuses, des armes en main, et ils sont plus de trois fois le nombre de leurs assaillants. S’ils ne savent pas combattre en ce moment pour leur liberté, ils méritent de la perdre à jamais. — Ô ciel ! s’écria Mause, voici vraiment un beau spectacle ! mon âme est comme celle du bienheureux Élie ; elle brûle en moi. Mes entrailles sont comme remplies d’un vin nouveau ; elles sont prêtes à éclater comme des bouteilles neuves. Que le Seigneur jette les yeux sur son peuple, dans ce jour de jugement et de délivrance ! Et maintenant qu’as-tu, révérend Gabriel Kettledrummle ! qu’as-tu, toi qui étais un Nazaréen plus pur que la neige, plus blanc que le lait, plus vermeil que le soufre. » (Elle voulait sûrement dire que le saphir[67].) « Qu’as-ta maintenant ? te voilà plus noir que le charbon, ta beauté est disparue, et tes charmes fanés comme une herbe sèche. Cependant l’heure est venue de se lever et d’agir, de crier hautement, de ne rien épargner et de lutter pour les pauvres hommes qui sont là-bas à rendre témoignage avec leur propre sang et celui de leurs ennemis. »

Cette remontrance contenait un reproche pour Kettledrummle, qui, quoiqu’un complet Boanerges (ou fils du tonnerre) quand il était en chaire et que l’ennemi était loin, se taisait peu, ainsi que nous l’avons vu, même quand il se trouvait en son pouvoir. Il avait perdu l’usage de la parole en entendant la fusillade et les cris qui partaient de la vallée, et il se trouvait dans la situation où plus d’un honnête homme peut se trouver, ne pouvant ni combattre ni fuir. Sa frayeur l’empêchait de saisir une occasion aussi favorable de prêcher les terreurs presbytériennes, ainsi que s’y attendait la courageuse Mause ; il n’avait pas même la force de prier pour le succès de la bataille. Cependant sa présence d’esprit ne l’avait pas entièrement abandonné, pas plus que son zèle pour soutenir sa réputation de prédicateur pur et zélé de la sainte parole.

« Silence, femme ! dit-il, et n’interromps pas mes méditations et la lutte que j’ai à soutenir. Mais en vérité, le feu des ennemis commence à augmenter ! Il pourrait se faire que quelque balle nous atteignît ici, et je vais m’enfoncer derrière ce tertre comme derrière un rempart. » — « C’est un poltron après tout, » dit Cuddie, qui lui-même ne manquait nullement de cette espèce de courage qui naît de l’ignorance du danger. « Il ne portera jamais le bonnet de Rumbleberry. Bah ! Rumbleberry se battait et courait comme un dragon volant. C’est bien dommage, le pauvre homme ! qu’il n’ait pas pu échapper à la potence, mais on dit qu’il y marcha en chantant et en se réjouissant, comme j’irais prendre une écuelle de bouillon, en supposant que je sois affamé, ce qui ne tardera sûrement pas à m’arriver. Eh ! mon Dieu ! voilà un tableau effrayant, et cependant on ne saurait en détourner les yeux. »

Effectivement, d’un côté la curiosité de Morton et de Cuddie, de l’autre l’enthousiasme ardent de la vieille Mause, les retinrent sur le lieu d’où ils pouvaient le mieux entendre et voir le résultat de l’action, laissant Kettledrummle seul dans son refuge ; Les vicissitudes du combat que nous avons déjà décrites se déployaient aux yeux de nos spectateurs, qui étaient placés sur le haut d’une colline ; mais ils ne pouvaient en apercevoir le résultat. Les presbytériens leur semblaient se défendre vigoureusement. On en pouvait juger d’après la fumée épaisse, qui, éclairée par de fréquentes lueurs, couvrait alors la vallée et cachait dans ses ombres sulfureuses les deux partis combattant. De l’autre côté, le feu continuel qui partait du point le plus voisin du marécage indiquait que les ennemis persévéraient dans l’attaque, que l’affaire était chaude, mais qu’il y avait tout à craindre d’un combat opiniâtre dans lequel des paysans sans discipline avaient à repousser l’assaut de troupes régulières si bien commandées et si bien armées.

Enfin des chevaux, dont l’équipement indiquait qu’ils appartenaient aux gardes-du-corps, commencèrent à fuir sans maîtres de tous côtés ; parurent ensuite des soldats démontés, qui, abandonnant le combat, grimpaient le long de la colline pour sortir de la mêlée. Comme le nombre de ces fugitifs augmentait, le sort de la journée ne fut pas long-temps douteux. On vit sortir de la fumée un gros corps de troupes, s’alignant irrégulièrement sur le penchant de la colline, et que retenaient difficilement ses officiers ; enfin le corps commandé par Evandale parut aussi en pleine retraite. Le résultat de la bataille devint alors évident, et la joie des prisonniers fut proportionnée à l’espoir qu’ils concevaient de leur délivrance prochaine.

« Ils ont fait une besogne qu’ils ne recommenceront pas, dit Cuddie. Ils fuient ! ils fuient ! » s’écria Mause extasiée. « Oh ! les farouches tyrans ! ils courent comme ils n’ont jamais couru. Oh ! les perfides Égyptiens ! les farouches Assyriens ! les Philistins ! les Moabites ! les Édomites ! les Ismaélites ! Le Seigneur a fait tomber des sabres tranchants sur eux pour qu’ils devinssent la proie des oiseaux de l’air et des bêtes des champs, oyez comme les nuages roulent et comme le feu brille derrière eux et marche devant les élus de l’alliance, semblable à la colonne de fumée et de feu qui a conduit le peuple d’Israël hors de la terre d’Égypte. Ce jour est vraiment un jour de délivrance pour les justes, un jour de tourment pour les persécuteurs et les impies ! — Que le Seigneur ait pitié de nous, ma mère ! dit Cuddie ; retenez votre maudite langue, et couchez-vous derrière le tertre comme Kettledrummle, le pauvre homme ! Les balles des républicains ne ménagent rien, et auront aussitôt fait d’abattre les cornes d’une vieille chanteuse de psaumes que de renverser un dragon furieux. — Ne crains rien pour moi, Cuddie, » reprit la vieille dame transportée de joie à la vue du succès de son parti ; « ne crains rien pour moi, je me tiendrai sur le haut de ce tertre comme Débora, et je chanterai mon cantique de malédictions contre ces hommes de la terre des gentils, dont les chevaux ont brisé leurs sabots en se cabrant. »

La vieille enthousiaste aurait effectivement accompli son dessein de monter sur le tertre et de se montrer, ainsi qu’elle le disait, comme le signe et la bannière de son peuple, si Cuddie, plus rempli de tendresse filiale que de respect, ne l’eût retenue avec autant de force que le lui permirent les liens qui retenaient ses bras.

« Eh ! grand Dieu ! » dit-il après avoir rempli cette tâche, « regardez là-bas, Milnwood ; avez-vous jamais vu un mortel se battre comme ce diable de Claverhouse ? Il a été trois fois au milieu d’eux, et trois fois il a su se dégager. Mais je crois que nous serons bientôt libres aussi, Milnwood ; Inglis et ses cavaliers regardent souvent par-dessus leurs épaules, comme s’ils aimaient mieux, la route qui est derrière eux que celle qui est devant. »

Cuddie ne se trompait pas, car lorsque le gros de fuyards passa à peu de distance du lieu où ils étaient placés, le caporal et son parti déchargèrent leurs carabines au hasard sur les insurgés qui s’avançaient, et, abandonnant la garde des prisonniers, s’enfuirent avec leurs camarades. Morton et la vieille femme, qui avaient les mains libres, ne perdirent pas de temps pour défaire les liens de Cuddie et du ministre, dont on s’était assuré au moyen d’une corde attachée autour de leurs bras au-dessus des coudes. Comme ils venaient de les délivrer, l’arrière-garde des dragons, qui conservait encore un peu d’ordre, passa au pied du petit tertre dont nous avons déjà si souvent parlé. Ils offraient toute la précipitation et la confusion d’une retraite forcée, mais ils se maintenaient en corps. Claverhouse marchait en avant ; son épée nue était teinte de sang ainsi que son visage et ses vêtements ; son cheval tout sanglant chancelait de faiblesse. Lord Evandale, en aussi mauvais état, conduisait l’arrière-garde, exhortant toujours les soldats à se tenir réunis et à ne rien craindre. Plusieurs des hommes étaient blessés, et un ou deux tombèrent de cheval en gravissant la montagne.

Le zèle de Mause éclata encore à ce spectacle. Elle était debout sur la lande ; sa tête découverte et ses cheveux gris flottant au gré des vents offraient l’image d’une bacchante surannée, ou d’une sorcière thessalienne dans le transport de ses enchantements. Elle découvrit bientôt Claverhouse à la tête de son parti fugitif, et s’écria avec une ironie amère : « Arrêtez, arrêtez, vous tous qui étiez toujours si joyeux de vous trouver à une assemblée des saints, et qui auriez parcouru tous les marais d’Écosse pour découvrir un conventicule ! Ne veux-tu pas l’arrêter, maintenant que tu en as trouvé un ? ne veux-tu pas rester pour entendre encore un mot ? ne veux-tu pas attendre la prédication de l’après-midi ? Que le malheur vous suive ! » dit-elle en changeant soudainement de ton, « et qu’il tranche les jarrets de la créature sur la vitesse de laquelle vous comptez ! Fi ! fi ! partez, vous tous qui avez tant versé de sang, et qui voudriez maintenant sauver le vôtre. Partez, comme un Rabsakeh railleur, un profane Shimei, un Doeg altéré de sang ! Elle est tirée du fourreau maintenant, l’épée qui vous atteindra malgré votre fuite rapide. »

On suppose facilement que Claverhouse était trop occupé pour faire attention à ces imprécations ; il se hâtait de franchir la montagne, tout entier au soin d’amener le reste de ses hommes hors de la portée du fusil, et dans l’espoir de rallier encore les fugitifs sous son étendard. Mais, à l’instant où l’arrière-garde traversait le sommet, un coup de feu atteignit le cheval de lord Evandale, et il tomba aussitôt mort sous lui. Deux des cavaliers whigs qui étaient le plus avancés dans la poursuite, s’empressèrent d’arriver pour le tuer, car jusque là on n’avait fait aucun quartier. Aussitôt Morton se précipita vers lui pour lui sauver la vie, s’il le pouvait, afin de satisfaire en même temps à sa générosité naturelle et de reconnaître l’obligation que lord Evandale lui avait fait contracter le matin même, obligation que l’état de son cœur lui rendait si pesante. Au moment où il venait d’aider lord Evandale, qui était grièvement blessé, à se débarrasser de son cheval mourant, et à se remettre sur pied, les deux cavaliers arrivèrent, et l’un d’eux en s’écriant, « Visez au tyran en habit rouge, » porta au jeune lord un coup que Morton para avec difficulté, criant en même temps au cavalier, qui n’était autre que Burley lui-même, « Faites quartier à ce gentilhomme, à cause de moi. À cause de moi, » ajouta-t-il en voyant que Burley ne le reconnaissait pas aussitôt, « de Henri Morton, qui vous a donné tout récemment un asile. — Henri Morton ! » reprit Burley en essuyant son front sanglant avec sa main plus sanglante encore ; « n’ai-je pas dit que le fils de Silas Morton sortirait de la terre de l’esclavage, qu’il ne séjournerait pas long-temps dans les tentes de Ham ? Tu es un tison arraché aux flammes. Mais quant à cet apôtre botté de l’épiscopat, il faut qu’il meure, il faut que nous frappions la hanche et la cuisse, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher ; notre devoir est de les tuer comme des enfants d’Amalec, et de détruire entièrement tout ce qu’ils ont, et de n’épargner ni hommes, ni femmes, ni enfants, ni nourrissons : ainsi donc ne m’arrête pas, » continua-t-il en cherchant encore à frapper lord Evandale ; « car cette besogne ne doit pas se faire avec nonchalance. — Vous ne devez pas le tuer, et vous ne le tuerez pas, surtout quand il est incapable de se défendre, » dit Morton, en se plaçant devant lord Evandale de manière à parer tous les coups qu’on voudrait lui porter ; « je lui ai dû la vie ce matin, ma vie qui n’était en danger que pour vous avoir protégé ; et verser : son sang quand il ne peut opposer aucune résistance, serait non-seulement une cruauté horrible devant Dieu et devant les hommes, mais une odieuse ingratitude envers lui et envers moi. »

Burley s’arrêta. « Tu es encore dans la terre des gentils, dit-il, et j’ai pitié de ton aveuglement et de ta faiblesse. La viande forte ne convient pas aux petits enfants, ni les puissants et importants devoirs pour lesquels je tire l’épée, à ceux dont les cœurs habitent encore les demeures de la terre, dont les pieds sont embarrassés dans les filets des sympathies humaines, et qui se parent d’une justice semblable à des haillons. Mais gagner une âme à la vérité, vaut mieux que d’en envoyer une à Tophet[68] ; ainsi je fais quartier à ce jeune homme, pourvu que cette grâce soit confirmée par le conseil général de l’armée de Dieu, qui lui a accordé une délivrance si éclatante. Tu n’es pas armé, attends mon retour ici. Il faut que je poursuive ces pécheurs, ces Amalécites, et que je les détruise jusqu’à ce qu’ils aient entièrement disparu de la face, de la terre, depuis Havilah jusqu’à Sur. »

En parlant ainsi il donna de l’éperon à son cheval, et continua la poursuite.

— Cuddie, dit Morton, pour l’amour de Dieu, saisissez un cheval le plus tôt que vous pourrez. Je ne veux pas confier la vie de lord Evandale à ces hommes endurcis. Vous êtes blessé, milord. Êtes-vous en état de continuer votre retraite ? » ajouta-t-il en s’adressant à son prisonnier, qui, à moitié étourdi par sa chute, commençait seulement à se remettre. — Je le pense, reprit lord Evandale, mais est-il possible ! est-ce à M. Morton que je suis redevable de la vie ? — Mon intercession a été dictée par la seule humanité, reprit Morton ; et envers Votre Seigneurie c’était payer la dette sacrée de la reconnaissance. »

À ce moment Cuddie revint avec un cheval.

« Pour l’amour de Dieu, montez, montez, et galopez comme un épervier volant, milord, dit le bon jeune homme ; car, Dieu me garde ! je ne sais s’ils ne tuent pas tous les prisonniers et les blessés ! »

Lord Evandale monta à cheval, tandis que Cuddie tenait officieusement l’étrier.

« Éloigne-toi, brave jeune homme, ta bonté pourrait te coûter la vie. Morton, » continua-t-il en s’adressant à Henri, « nous sommes quittes ; soyez persuadé que je n’oublierai jamais votre générosité. Adieu. »

Il tourna son cheval et partit comme un trait dans la direction qui paraissait la plus sûre. Presque au même instant, plusieurs des insurgés, qui étaient en avant, arrivèrent en criant vengeance contre Henri Morton et Cuddie pour avoir favorisé la fuite d’un Philistin, ainsi qu’ils appelaient le jeune lord.

« Que pouvions-nous faire ? demanda Cuddie. Avions-nous quelque chose pour arrêter un homme qui avait deux pistolets et une épée ? N’auriez-vous pas dû venir plus vite vous-mêmes, au lieu de nous blâmer ? »

Cette excuse aurait à peine été admise, sans Kettledrummle, qui était revenu de sa terreur ; il était connu et révéré de la plupart des insurgés, ainsi que Mause, qui possédait leur langage particulier aussi bien que le prédicateur lui-même. Tous deux devinrent des intermédiaires actifs et efficaces.

« Ne les touchez pas, ne les maltraitez pas, » s’écria Kettledrummle en prenant sa voix de contre-basse ; « celui-ci est le fils du fameux Silas Morton, par qui le Seigneur a fait de grandes choses sur cette terre quand commença la réforme de l’épiscopat, quand il y eut une effusion abondante de la parole, et un renouvellement de l’alliance ; un héros et un champion de ces bienheureux jours, où il y avait pouvoir, efficacité, conviction et conversion parmi les pécheurs, et des exercices de cœur, et des communautés de saints, et une effusion abondante des parfums du jardin d’Éden. — Et celui-ci est mon fils Cuddie, » s’écria Mause à son tour, « le fils de Judden Headrigg, qui était un véritable honnête homme, et de moi, Mause Middlemass, indigne sectatrice du pur Évangile et membre de votre tribu. N’est-il pas écrit : « Ne retranchez pas la famille des Kohathites de la tribu des Lévites ? » (Nombres IVe et VIIe.) Grand Dieu ! ne restez pas ici à bavarder avec d’honnêtes gens, quand vous devriez être à poursuivre la victoire que la Providence vous a accordée dans sa bénédiction. »

Cette troupe ayant passé son chemin, ils furent aussitôt assaillis par un autre détachement, auquel il fallut donner la même explication. Kettledrummle, dont la frayeur s’était beaucoup dissipée, depuis que le feu avait cessé, reprit la tâche de médiateur, et, devenant plus hardi à mesure qu’il sentait que sa protection était nécessaire à ses ci-devant compagnons de captivité, il s’attribua une part assez considérable de la victoire, en interpellant Morton et Cuddie pour qu’ils dissent si le sort de la bataille n’avait pas changé dès le moment qu’il s’était mis en prières sur le mont de Jehovah-Nissi, comme Moïse, afin qu’Israël l’emportât sur Amalec ; mais leur accordant en même temps l’honneur d’avoir soutenu ses mains quand elles s’appesantissaient, ainsi qu’Aaron et Hur avaient soutenu celles du prophète. Il est probable que Kettledrummle accordait cette partie du succès à ses compagnons d’infortune, dans la crainte qu’ils ne fussent tentés de dévoiler le secret de son égoïsme et de sa pusillanimité. Ces vifs témoignages en faveur des captifs libérés se propagèrent rapidement, avec beaucoup d’exagération, dans l’armée victorieuse. Les rapports différaient ; mais on annonça universellement que le jeune Morton de Milnwood, fils du brave soldat du Covenant, Silas Morton, ainsi que le révérend Gabriel Kettledrummle, et une chrétienne extraordinairement pieuse, qui, selon plusieurs, l’égalait au moins dans le talent de développer une doctrine ou un texte de terreur ou de consolation, étaient arrivés pour soutenir l’ancienne bonne cause, avec un renfort de cent hommes bien armés, venant du territoire du milieu.






CHAPITRE XVIII.

des controverses.


Quand on frappait sur le pupitre, espèce de tambour ecclésiastique, avec le poing en place de baguette
Butler, Hudibras.


Pendant ce temps, la cavalerie des insurgés revenait de sa poursuite, fatiguée de ces efforts peu accoutumés, et l’infanterie s’assemblait sur le terrain qu’elle avait conquis, épuisée de faim et de fatigue. Quoi qu’il en soit, leur succès remplissait leurs cœurs de joie, ce semblait même leur tenir lieu de nourriture et de repos. Ce succès était en effet bien plus brillant qu’ils n’auraient osé s’y attendre ; car, sans avoir fait de grandes pertes, ils avaient mis en déroute un régiment d’hommes d’élite, commandé par le premier officier d’Écosse, et l’un de ceux dont le nom avait fait depuis long-temps leur terreur. Ils avaient été d’autant plus surpris de leur victoire que leur soulèvement avait plutôt été produit par le désespoir que par l’espérance. Leur réunion avait été accidentelle, et ils avaient obéi aux commandants les plus distingués pour le zèle et le courage, sans avoir grand égard aux autres qualités. D’après cet état de désorganisation, toute l’armée sembla tout à coup transformée en un conseil général pour aviser à la marche qu’ils adopteraient après leur triomphe ; et il n’y eut pas d’opinion, quelque absurde qu’elle fût, qui ne trouvât quelques partisans et quelques avocats. Les uns proposaient de marcher sur Glasgow, les autres sur Hamilton, les autres vers Londres. D’autres voulaient qu’on envoyât une députation à Londres pour convertir Charles II et lui faire sentir l’erreur de ses voies ; et d’autres, moins charitables, proposaient, ou d’appeler un nouveau successeur à la couronne, ou de déclarer l’Écosse une république libre. Les plus raisonnables et les plus modérés souhaitaient un parlement libre dans la nation, et une assemblée libre de l’Église. Cependant les soldats demandaient à grands cris du pain et des vivres ; et tandis que tous se plaignaient de mourir de fatigue et de faim, aucun ne prenait les mesures nécessaires pour se procurer des provisions. Enfin le camp des ligueurs, au moment même du succès, manquant d’union et d’une bonne organisation, semblait prêt à se dissoudre comme un banc de sable.

Burley, qui revenait de la poursuite, trouva les sectaires dans cet état de désordre. Avec toute la promptitude de l’homme habitué à combattre les difficultés, il proposa de choisir cent individus des moins fatigués pour faire le service ; ajoutant qu’un petit nombre de ceux qui avaient jusque là servi de chefs constitueraient un comité de direction jusqu’à ce qu’on eût nommé régulièrement des officiers ; et que pour couronner la victoire, Gabriel Kettledrummle serait invité à mettre à profit le succès que la Providence leur avait accordé, en faisant à la troupe un discours analogue à la circonstance. Il pensait, non sans raison, attirer par ce moyen l’attention de la masse des insurgés, tandis que lui-même et deux ou trois de leurs chefs tiendraient un conseil de guerre privé, sans être interrompus par des opinions contraires ou par des clameurs absurdes.

Kettledrummie surpassa l’attente de Burley. Il prêcha deux heures sans reprendre haleine ; et certes il fallait la puissance de sa doctrine, appuyée de celle de ses poumons, pour occuper aussi long-temps, dans un moment si critique, l’attention d’un grand nombre d’hommes ; mais il possédait cette espèce d’éloquence familière qui appartenait aux prédicateurs de cette époque, et qui, bien que peu propre à être goûtée par un auditoire qui aurait eu le moindre goût, était comme un pain bien levé pour le palais de ceux à qui elle s’adressait. Il avait pris son texte dans le XLIXe chap. d’Isaïe : « Certainement aussi les captifs des puissants seront délivrés, et ce qui aura été enlevé par le fort sera rendu ; mais je jugerai ceux qui t’ont jugé, et je sauverai tes fils, et je ferai manger leur chair à tes ennemis, et ils seront enivrés de leur sang comme de vin doux ; et toute chair connaîtra que je suis le Seigneur qui te sauve et ton rédempteur, le fort de Jacob. »

Le discours qu’il prononça sur ce sujet était divisé en quinze parties, dont chacune contenait sept points d’application, deux de consolation, deux de terreur, deux déclarant les causes d’apostasie et de courroux, et le dernier annonçant la délivrance promise et attendue. Il appliqua la première partie de son texte à sa propre délivrance et à celle de ses compagnons, et saisit cette occasion pour faire l’éloge du jeune Milnwood, qu’il proclama le champion du Covenant, destiné à de hauts faits. Il appliqua la seconde partie aux punitions prêtes à tomber sur le gouvernement persécuteur. Parfois il était familier et déclamateur, parfois bruyant et énergique. Quelques parties de son discours auraient pu s’appeler sublimes, et d’autres étaient au-dessous du burlesque. Parfois il revendiquait avec beaucoup de force le droit qu’avait chaque homme libre d’adorer Dieu selon sa conscience ; et bientôt il rejetait les péchés et la misère du peuple sur l’affreuse négligence de ses chefs, qui non seulement avaient manqué d’établir le presbytérianisme comme religion dominante, mais avaient toléré des sectaires de diverses sortes, papistes, prélatistes, érastiens, qui prenaient le nom de presbytériens, indépendants, sociniens et quakers. Kettledrummie proposait de les expulser du royaume par un acte de réforme, et de rétablir par là dans toute son intégrité la beauté du sanctuaire. Ensuite il parla avec force de la doctrine de la défense armée, de la résistance envers Charles II, faisant observer qu’au lieu d’être le père nourricier de l’Église, ce monarque n’avait été le père nourricier que de ses propres bâtards. Il s’étendit beaucoup sur la vie et les mœurs de ce prince ami des plaisirs, dont la conduite, il faut l’avouer, offrait peu de points qui ne fussent exposés aux attaques grossières d’un orateur si peu courtisan, qui le qualifiait de tous les noms exécrés, tels que Jéroboam, Amri, Achab, Psallum, Feka, et autres mauvais rois cités dans les Chroniques ; il conclut par une énergique application de l’Écriture : « L’enfer existe depuis long-temps ; oui, c’est pour le roi qu’on le prépare : il est grand et profond ; le bûcher est composé de feu et de beaucoup de bois : le souffle du Seigneur, comme mi torrent de soufre, l’embrase. »

Kettledrummle n’eut pas plus tôt fini son sermon, et quitté le gros rocher qui lui servait de chaire, que le poste fut occupé par un pasteur d’un extérieur tout différent. Le révérend Gabriel était avancé en âge, passablement corpulent ; il avait la voix forte, un visage carré, et des traits stupides et inanimés, dans lesquels la matière semblait dominer sur l’esprit un peu plus qu’il ne convenait à un organe de la Divinité. Le jeune homme qui lui succéda se nommait Ephraïm Macbriar, il avait tout au plus vingt ans ; néanmoins son visage amaigri indiquait déjà qu’une constitution naturellement chétive était encore épuisée par les veilles, les jeûnes, les rigueurs de l’emprisonnement, et les fatigues qui accompagnent une vie errante. Quoique fort jeune, il avait été emprisonné deux fois pendant quelques mois, et avait enduré bien des mauvais traitements, ce qui lui donnait beaucoup d’influence sur ; les sectaires. Il jeta ses yeux éteints sur la multitude et sur le champ de bataille, et un éclair de triomphe brilla dans ce regard ; ses traits pâles, mais frappants, se couvrirent d’une rougeur passagère indiquant sa joie. Il joignit les mains, leva son visage vers le ciel, et parut absorbé dans une prière mentale d’actions de grâces avant de s’adresser au peuple. Quand il commença son discours, sa voix faible et cassée semblait d’abord ne pouvoir rendre ses idées ; mais le profond silence de l’assemblée, l’empressement avec lequel l’oreille recueillait chaque mot, ainsi que les Israélites affamés recueillaient la manne, produisirent de l’effet sur le prédicateur lui-même : ses paroles devinrent plus distinctes, son accent plus pénétré, plus énergique ; il semblait que le zèle religieux triomphât de la faiblesse et des infirmités du corps. Son, éloquence naturelle n’était pas tout à fait dépourvue de l’âpreté de sa secte ; mais, grâce à l’influence de son bon goût naturel, il était exempt des erreurs les plus grossières et les plus ridicules de ses contemporains ; et le langage des Écritures, qui dans leur bouche était quelquefois défiguré par de fausses applications, donnait à l’exhortation de Macbriar une teinte riche et solennelle, semblable à celle que produisent les rayons du soleil sur la fenêtre gothique d’une ancienne cathédrale, lorsqu’il traverse les vitraux ornés de l’histoire des saints et des martyrs.

Il peignit sous les couleurs les plus touchantes la désolation de l’Église pendant la dernière période de son affliction. Il la compara à Agar veillant sur les jours chancelants de son fils dans le désert aride ; à Juda sous son palmier, déplorant la dévastation de son temple ; à Rachel pleurant ses enfants et refusant d’être consolée. Mais il s’éleva presque au sublime lorsqu’il s’adressa aux hommes encore couverts du sang versé dans le combat. Il les engagea à se rappeler les grandes choses que Dieu avait faites pour eux, et à persévérer dans la carrière que leur victoire avait ouverte.

« Vos vêtements sont teints, mais non du jus du pressoir ; vos épées sont couvertes de sang, s’écria-t-il, mais non du sang des boucs et des agneaux ; la terre que vous foulez est engraissée par le sang, mais ce n’est pas celui des taureaux, car le Seigneur a fait un sacrifice dans Bozrah et un grand carnage dans la terre d’Idumée. Ceux-ci n’étaient pas les premiers-nés du troupeau, le petit bétail des holocaustes, dont les corps restent comme du fumier sur le champ du laboureur ; ce n’est pas l’odeur de la myrrhe, de l’encens ou des herbes suaves qui frappe votre odorat ; mais ces troncs sanglants sont les cadavres de ceux qui tenaient en main l’arc et la lance, qui étaient cruels, et ne voulaient montrer aucune miséricorde ; dont la voix s’agitait comme le bruit de la mer ; qui montaient sur des chevaux, tous équipés comme pour la bataille. Ce sont les cadavres des puissants hommes de guerre qui marchèrent contre Jacob au jour de sa délivrance, et cette fumée est celle des feux dévorants qui les ont consumés. Et ces collines sauvages qui nous entourent ne sont pas un sanctuaire revêtu de cèdre et d’argent, ni vous des prêtres officiant à l’autel, tenant en main l’encensoir et les torches : mais vous tenez l’épée, l’arc, et tous les instruments de la mort. Et cependant, je vous le dis, l’ancien temple, même dans toute sa première gloire, n’a pas vu de sacrifice plus agréable que celui que vous avez offert en ce jour, livrant pour être immolés le tyran et l’oppresseur. Les rochers vous ont servi d’autel, et la voûte du ciel de sanctuaire, et vos épées ont été les instruments du sacrifice. Ne laissez donc pas la charrue dans le sillon ; ne vous détournez pas du sentier dans lequel vous êtes entrés comme les hommes illustres d’autrefois, que Dieu suscita pour la gloire de son nom et la délivrance de son peuple affligé. Ne faites pas halte dans la course où vous êtes engagés, de peur que la fin ne soit pire que le commencement. Placez donc un étendard sur le terrain, sonnez la trompette sur les montagnes ; ne permettez pas au berger de rester auprès de sa bergerie, ou au semeur d’être oisif dans le champ de labour ; mais redoublez de veilles, nommez-vous des chefs, de milliers, de centaines, de cinquantaines et de dizaines ; appelez l’infanterie comme le tourbillon des vents, et faites venir la cavalerie comme le bruit des grandes eaux ; car les passages des destructeurs sont fermés, leurs verges sont consumées, et le visage de leurs hommes de bataille s’est détourné pour fuir. Le ciel a été avec vous, et a brisé l’arc du fort : que le cœur de chaque homme soit donc comme le cœur du vaillant Machabée, que la main de chaque homme soit comme la main du fort Samson ; l’épée de chaque homme comme l’épée de Gédéon, qui ne se détournait pas du carnage ; car la bannière de la réforme s’est déployée sur ces montagnes dans toute sa beauté primitive, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle.

« Heureux aujourd’hui celui qui troquera sa maison pour un casque, et qui vendra son vêtement pour une épée, et qui unira son sort à celui des enfants du Covenant jusqu’à l’accomplissement de la promesse ! et malheur, malheur à celui qui, par intérêt charnel et par amour de lui-même, s’abstiendra du grand œuvre ! car la malédiction sera sur lui, oui la malédiction amère de Méroz, parce qu’il ne vint pas à l’aide du Seigneur contre les puissants. Levez-vous donc, et agissez. Le sang des martyrs coule sur les échafauds et crie vengeance ; les os des saints qui blanchissent sur les chemins veulent être vengés ; les gémissements des innocents captifs dans les îles désertes de la mer et dans les cachots des hauts palais du tyran demandent leur délivrance ; les prières des chrétiens persécutés, qui cherchent un abri dans les cavernes et dans les déserts contre l’épée des persécuteurs, succombant à la faim, mourant de froid, manquant de feu, de nourriture, d’abri et de vêtements, parce qu’ils servent Dieu plutôt que les hommes ; ces prières sont avec vous ; elles plaident, elles veillent, elles frappent, elles assiègent les portes du ciel en votre faveur. Le ciel lui-même combattra pour vous, comme les astres combattirent contre Sisara. Ainsi donc, que quiconque désire obtenir une renommée immortelle dans ce monde et un bonheur éternel dans l’autre, s’enrôle au service de Dieu, reçoive les arrhes de la main de son serviteur… c’est-à-dire une bénédiction sur lui, sur sa maison et sur ses enfants jusqu’à la neuvième génération, même la bénédiction de la promesse aux siècles des siècles ! Amen. »

L’éloquence du prédicateur fut applaudie par un murmure d’approbation qui se fit entendre parmi la multitude armée, à la fin d’une exhortation si bien appropriée à ce qu’ils avaient fait et à ce qu’il leur restait à faire. Les blessés oubliaient leurs douleurs, les affamés ne songeaient plus à leurs fatigues et à leurs privations, en écoutant la doctrine qui les élevait au-dessus des besoins et des calamités du monde, et qui identifiait leur cause avec celle de Dieu. Un grand nombre se pressaient autour du prédicateur tandis qu’il descendait du tertre sur lequel il était monté, et le serraient de leurs mains encore humides de sang. Ils s’engagèrent par serment à remplir la tâche de vrais soldats du ciel. Épuisé par son propre enthousiasme et par la ferveur qu’il avait déployée dans son discours, le prédicateur ne put répondre que par des accents entrecoupés « Dieu vous bénisse, mes frères !… C’est sa cause… Tenez-vous fermes et agissez en hommes… Le pis qui puisse nous advenir est d’arriver au ciel par un chemin court et sanglant. »

Balfour et les autres chefs n’avaient pas perdu le temps qu’on avait passé dans ces exercices spirituels. On avait allumé des feux de sûreté, posté des sentinelles, et pris des arrangements pour rafraîchir l’armée avec des provisions qu’on avait ramassées à la hâte dans les fermes et les villages les plus voisins. Ayant ainsi pourvu aux besoins les plus pressants, les pensées se tournèrent vers l’avenir. Les chefs avaient envoyé des partis pour répandre la nouvelle de leur victoire, et pour obtenir de bonne grâce ou de force ce dont ils pouvaient avoir besoin. En cela ils avaient réussi au-delà de leurs espérances, ayant saisi dans un village un petit magasin de provisions, de fourrage et de munitions qu’on avait préparé pour l’armée royale. Ce succès non seulement eut son utilité pour le moment, mais leur donna de telles espérances pour l’avenir, que tous ceux dont le zèle avait commencé à se refroidir, résolurent unanimement de rester sous les armes, et d’abandonner leur cause au sort de la guerre.

Quoi qu’on pense de l’extravagance et de l’absurde bigoterie de leurs dogmes, on ne peut refuser des éloges au courage dévoué de quelques centaines de paysans, qui, sans chefs, sans argent, sans magasins, sans plan arrêté, et presque sans armes, conduits seulement par leur zèle excessif, et par la haine de l’oppression, se hasardèrent à faire une guerre ouverte à un gouvernement établi, soutenu par une armée régulière et par toute la force de trois royaumes.






CHAPITRE XIX.

alarme au château.


Eh bien donc ! dites qu’un vieillard sait faire quelque chose.
Shakspeare, Henri IV, partie ii.


Nous devons retourner maintenant à la Tour de Tillietudlem, que le départ des gardes-du-corps, le matin de cette journée aventureuse, avait jetée dans le silence et l’inquiétude. Les assurances de lord Evandale n’avaient pas réussi à calmer les craintes d’Édith. Elle le savait généreux et fidèle à sa parole ; mais il paraissait trop clair qu’il soupçonnait que l’objet de ses prières était un rival heureux ; et n’était-ce pas attendre de lui un effort au-dessus de la nature humaine, que de supposer qu’il allait veiller à la sûreté de Morton et le sauver de tous les dangers auxquels l’exposeraient sans cesse et son emprisonnement et les soupçons qu’on avait conçus contre lui ? En proie aux plus vives alarmes, elle était insensible à toutes les consolations que lui offrait l’une après l’autre Jenny Dennison, comme un habile général qui charge avec les différentes divisions de ses troupes, en les faisant se succéder régulièrement.

D’abord Jenny était certaine qu’il n’arriverait aucun mal au jeune Milnwood ; ensuite, s’il en était autrement, il était consolant de penser qu’Evandale était le meilleur parti et le plus convenable des deux ; ensuite, les chances d’une bataille dans laquelle lord Evandale pouvait être tué étaient assez nombreuses, et alors on n’entendrait plus parler de ce mariage. Si enfin les républicains l’emportaient, Milwood et Cuddie pourraient arriver au château et enlever de vive force leurs bien-aimées.

« Car j’ai oublié de vous dire, madame, » continua la jeune fille en mettant son mouchoir devant ses yeux, « que le pauvre Cuddie est entre les mains des Philistins, ainsi que le jeune Milnwood, et ils l’ont amené ici prisonnier ce matin, et j’ai été obligée d’intercéder auprès de Tom Holliday pour qu’il me laissât approcher de ce pauvre garçon ; mais Cuddie n’en a pas été aussi reconnaissant qu’il aurait dû l’être, » ajouta-t-elle en changeant de ton et en retirant vivement son mouchoir de ses yeux. « Ainsi je ne veux pas user mes yeux à pleurer. Il resterait toujours assez de jeunes gens, quand même on en pendrait la moitié. »

Les autres habitants du château étaient également tristes et inquiets. Lady Marguerite trouvait que le colonel Graham, en commandant une exécution sur le seuil de sa porte, et en refusant d’accorder un répit à sa requête, avait manqué aux égards dus à son rang, et avait même anticipé sur ses droits seigneuriaux.

« Le colonel, dit-elle, aurait dû se rappeler, mon frère, que la baronnie de Tillietudlem a le privilège de haute et basse justice, et par conséquent, s’il fallait que le jeune homme fût exécuté sur mes terres (ce que je considère comme fort inconvenant, attendu qu’elles appartiennent à des femmes que de pareilles scènes ne peuvent qu’affliger), il aurait dû au moins le livrer à mon bailli pour qu’il présidât à l’exécution.

— La loi martiale, ma sœur, reprit le major, fait taire toutes les autres ; mais j’avoue que je trouve que le colonel Graham manque un peu d’égards pour nous, et je ne suis pas tout à fait flatté de lui voir accorder au jeune Evandale (sûrement parce que c’est un lord et qu’il a de l’influence dans le conseil privé) une grâce qu’il avait refusée à un aussi vieux serviteur du roi que je le suis. Mais dès l’instant où la vie du pauvre jeune homme est en sûreté, je saurai me consoler en chantant le refrain d’une chanson aussi vieille que moi. » Et aussitôt il fredonna ce couplet :

Qu’importe que l’hiver de son souffle glaçant
Vienne s’appesantir sur ton front blanchissant

Et sur ton vieux manteau de bure ?
Allons, Cavalier, en avant !

Un verre de bon vin chassera la froidure.

« Il faut que je sois votre convive pour aujourd’hui, ma sœur. Je serai bien aise d’apprendre le résultat de ce rassemblement à Loudon-Hill, quoique je ne puisse m’imaginer qu’il ait pu résister à un corps de cavalerie monté comme nos hôtes de ce matin. Quel malheur est le mien ! il fut un temps où il m’aurait peu convenu de rester tranquillement en attendant les nouvelles d’une escarmouche qui se passait à dix milles de moi ! Mais, comme dit la

vieille chanson :

Les glaives les plus éclatants
Sont vite rouillés par le temps,
Qui rompt la lame la plus forte
Comme les arcs les plus puissants.
Tout mortel, jeune ou vieux n’importe,
Succombe sous le poids des ans,
Ou dans son vol le vent l’emporte.

— Nous serons très-satisfaits de vous voir parmi nous, mon frère, dit lady Marguerite ; je vais user de mon vieux privilège pour jeter un coup d’œil dans ma maison que cette collation a mise en désordre, quoiqu’il ne soit pas très-poli de vous laisser seul. — Oh ! je hais les cérémonies autant que je hais un cheval qui bronche, dit le major ; d’ailleurs votre personne serait avec moi, que votre esprit courrait après les viandes froides et les pâtés qui ont survécu à la fête. Où est Édith ? — J’ai appris que, se sentant indisposée, elle s’était retirée dans sa chambre : elle s’est jetée sur son lit pour se reposer, dit sa grand’mère ; dès qu’elle s’éveillera, je lui ferai prendre de l’élixir. — Bah ! bah ! il n’y a que la peur des soldats qui l’a rendue malade, reprit le major Bellenden ; elle n’est pas habituée à voir une de ses connaissances conduite pour être fusillée, et l’autre partant avec la chance de ne pas revenir. Elle y serait bientôt habituée si la guerre civile recommençait. — À Dieu ne plaise, mon frère ! reprit lady Marguerite. — Oui, comme vous le dites, à Dieu ne plaise ! Et, en attendant, je vais faire une partie de trictrac avec Harrison. — Il est parti à cheval, monsieur, dit Gudyill, pour tâcher d’avoir des nouvelles de la bataille. — Au diable la bataille ! dit le major ; elle met toute cette famille en désordre, comme si l’on n’avait jamais vu pareille chose dans le pays ; et cependant il y a eu celle de Kilsythe, John. — Oui, et celle de Tippermuir, Votre Honneur, reprit Gudyill ; et j’y étais avec Son Honneur feu mon maître. — Et celle d’Alford, John, poursuivit le major, où je commandais la cavalerie ? et celle d’Inverlochy, où j’étais l’aide-de-camp du grand marquis ? et Auld-Eard ? et le pont de la Dee ? — Et Philiphaugh, Votre Honneur ? dit John. — Hum ! reprit le major ; moins nous en dirons à ce sujet, John, mieux cela vaudra. »

Quoi qu’il en soit, une fois embarqués dans les campagnes de Montrose, le major et John Gudyill continuèrent la guerre avec tant de vigueur, qu’ils tinrent en échec, pendant très-long-temps, ce redoutable ennemi, le temps, avec lequel les vétérans retirés sont toujours en querelle pendant la fin paisible d’une vie agitée.

On a souvent remarqué que les nouvelles des événements importants volent avec une célérité presque incroyable, et que les rapports, assez exacts dans le point principal, mais fort inexacts dans les détails, précèdent la nouvelle certaine, comme s’ils étaient portés sur les ailes des oiseaux. De pareilles rumeurs anticipent sur la réalité, à peu près comme l’ombre des événements qui viennent[69] se présente à l’esprit du prévoyant montagnard. Harrison dans sa course apprit le résultat de la bataille ; et, rempli de consternation, il reprit le chemin de Tillietudlem.

Son premier soin fut de chercher le major. Il l’interrompit au milieu d’un long récit du siège et de l’assaut de Dundee, en s’écriant : « Dieu veuille, major, que nous ne voyions pas un siège de Tillietudlem avant qu’il soit long-temps ! — Qu’est-ce, Harrison ? Que diable voulez-vous dire ? » s’écria le vétéran tout étonné. — Vraiment oui, monsieur ! on dit, et ce bruit s’accrédite d’heure en heure, que Claverhouse est entièrement défait, d’autres disent tué ; que les soldats sont totalement dispersés, et que les rebelles viennent de ce côté, menaçant de mort et de dévastation tout ce qui ne veut pas adopter le Covenant. — Je ne croirai jamais cela ? » dit le major en se levant subitement ; « je ne croirai jamais que les gardes-du-corps aient fui devant des rebelles ! Et pourquoi parlé-je ainsi, » continua-t-il en se modérant, « quand moi-même j’ai vu pareille chose ? Envoyez Pike avec un ou deux des domestiques chercher des nouvelles, et que tous les hommes du château et du village à qui on peut se fier prennent les armes. Cette vieille tour les arrêterait quelque temps, si elle était approvisionnée et si elle avait une garnison ; elle commande le passage qui sépare les terres basses des terres hautes. Il est heureux que je me trouve ici ! Allez recruter des hommes, Harrison ; vous, Gudyill, voyez quelles sont vos provisions, et ce que vous pourrez y ajouter, et soyez prêt, si la nouvelle se confirme, à abattre autant de bœufs que vous aurez de sel pour les saler. Le puits ne se dessèche jamais ; il y a de vieux canons antiques sur les batteries ; si nous avions seulement des munitions, nous nous tirerions d’affaire. — Les soldats ont laissé quelques caissons de munitions dans la grange, ce matin, pour y attendre leur retour, dit Harrison. — Dépêchez-vous donc de les faire entrer au château, dit le major, ainsi que toutes les piques, les épées, les pistolets, les fusils qui se trouveront sous votre main : ne laissez pas seulement un poinçon. C’est fort heureux que je me trouve ici ! Il faut que je parle à ma sœur. »

Lady Marguerite Bellenden fut stupéfaite en apprenant cette nouvelle aussi inattendue qu’effrayante. Il lui avait semblé que la force imposante qui avait quitté son château dans la matinée devait suffire pour mettre en déroute tous les mécontents d’Écosse, eussent-ils été réunis en un seul corps ; et sa première idée fut qu’elle ne pourrait résister à une armée assez forte pour avoir défait Claverhouse et des troupes d’élite. « Le malheur me poursuit ! le malheur me poursuit ! dit-elle : à quoi servira tout ce que nous pourrons tenter, mon frère ? à quoi servira la résistance, sinon à amener une ruine certaine sur cette maison et sur ma chère Édith ! car Dieu sait que je ne m’inquiète point de mon existence. — Allons, ma sœur, dit le major, il ne faut pas vous décourager : la place est forte, les rebelles sont ignorants et mal approvisionnés : la maison de mon frère ne deviendra jamais un antre de voleurs et de rebelles, tant que le vieux Miles Bellenden y sera. Ma main est plus faible qu’elle ne l’était ; mais, grâce à mes cheveux gris, j’ai encore quelque connaissance de la guerre. Mais voici Pike ; il nous apporte des nouvelles. Quelles nouvelles, Pike ? Encore une affaire comme Philiphaugh, hein ? — Oui, oui, » dit Pike tranquillement ; « une déroute complète. J’ai bien pensé ce matin qu’il n’arriverait rien de bon de leur nouvelle manière de porter leurs carabines. — Qui avez-vous vu ? de qui tenez-vous ces nouvelles ? demanda le major. — Oh, de plus d’une demi-douzaine de dragons qui au grand galop luttent à qui arrivera le premier à Hamilton. Ils gagneront le prix de la course, j’en réponds ; gagnera la bataille qui voudra. — Continuez vos préparatifs, Harrison, dit l’alerte vétéran ; faites entrer vos munitions et tuer le bétail. Envoyez au bourg chercher autant de farine que vous pourrez ; ne perdons pas un instant. Ne vaudrait-il pas mieux qu’Édith et vous, ma sœur, vous vous rendissiez à Charnwood, tandis que nous avons les moyens de vous y envoyer ? — Non, mon frère, » répliqua lady Marguerite, pâle mais ferme ; « si l’on doit attaquer la vieille maison, j’y resterai, et j’attendrai le résultat ; J’en ai fui deux fois dans ma vie, et à mon retour je l’ai trouvée dépourvue de ses habitants les plus braves et les plus beaux ; ainsi j’y demeure, et j’y finirai mon pèlerinage. — C’est peut-être, après tout, la marche la plus sûre pour Édith et pour vous, dit le major ; car les républicains se soulèveront tout le long du chemin d’ici à Glasgow, de sorte que votre voyage ou votre séjour à Charnwood serait dangereux. — Ainsi soit-il donc, dit lady Marguerite ; et, mon cher frère, en qualité de plus proche parent de défunt mon mari, je vous délègue, par ce symbole (elle lui remit le respectable bâton à pomme d’or du défunt comte de Torwood), la garde, le gouvernement et le sénéchalat de ma tour de Tillietudlem, et tous les droits qui y sont attachés, avec plein pouvoir de tuer, détruire et chasser tous ceux qui l’attaqueront, aussi librement que je le ferais moi-même. Et j’espère que vous la défendrez ainsi qu’il convient à une maison où Sa très-sainte Majesté n’a pas dédaigné… — Bon ! bon ! ma sœur, » dit le major en l’interrompant, « nous n’avons pas le temps dans ce moment de parler du roi et de son déjeuner. »

Et sortant promptement, il courut, avec toute la pétulance d’un jeune homme de vingt-cinq ans, examiner l’état de sa garnison et surveiller les mesures qu’on prenait pour la défense de la place.

La tour de Tillietudlem avait des murs très-épais, des fenêtres très-étroites, et les murs de la cour étaient aussi très-forts, flanqués de tours du côté accessible, et de l’autre s’élevant du bord même du précipice ; elle était donc pleinement en état de se défendre contre toute attaque, excepté contre l’artillerie.

La famine ou l’escalade était ce que la garnison avait de plus à craindre. En effet, le haut de la tour était garni de quelques vieilles pièces de remparts et de petits canons qui portaient les noms antiques de couleuvrines, de canons de murailles, de demi-bâtardes, faucons et fauconneaux. Le major, à l’aide de John Gudyill, les fit charger, et les pointa de manière à commander la route qui passait au-dessus de la montagne en face et que devaient suivre les rebelles pour avancer, faisant en même temps abattre deux ou trois arbres qui auraient nui à l’effet de l’artillerie. Il fit prendre les troncs de ces arbres, y joignit d’autres matériaux, et fit construire des barricades dans l’avenue sinueuse qui montait de la grande route jusqu’à la tour, ayant soin que chacune dominât sur l’autre. Il fit barricader encore plus fortement la grande porte de la cour, ne laissant d’autre passage qu’un guichet. Ce qui l’inquiétait le plus était la faiblesse de sa garnison ; car tous les efforts de l’intendant n’avaient pu faire prendre les armes qu’à neuf hommes, en y comprenant lui-même et Gudyill : tant la cause des insurgés était plus populaire que celle du gouvernement ! Le major Bellenden et son fidèle serviteur Pike complétaient un nombre de onze personnes. On aurait bien fait la douzaine, si lady Marguerite eût consenti à laisser reprendre les armes à Goose Gibbie ; mais elle se refusa à la proposition que lui en fit Gudyill. Le souvenir désagréable des premiers hauts faits de ce malheureux cavalier était si vif en elle, qu’elle déclara préférer que le château fût perdu plutôt que de l’enrôler pour le défendre. Ainsi avec onze hommes, en se comptant, le major Bellenden se décida à défendre la place jusqu’au dernier soupir.

Ces préparatifs de défense ne se firent pas sans cette confusion qui accompagne toujours de pareilles circonstances. Les femmes criaient, le bétail meuglait, les chiens hurlaient, les hommes couraient çà et là, jurant sans relâche. Le déplacement des vieux canons ébranlait les remparts ; la cour retentissait du galop des messagers qui allaient ou revenaient chargés de commissions importantes, et le bruit des préparatifs de guerre se mêlait aux lamentations des non combattants.

Le fracas d’une pareille tour de Babel aurait réveillé les morts, et, par conséquent, ne tarda pas à rompre le sommeil agité d’Édith Bellenden. Elle envoya Jenny pour apprendre la cause du tumulte qui ébranlait la tour jusque dans ses fondements ; mais Jenny, une fois au milieu de ce désordre, eut tant de choses à entendre, tant de choses à demander, qu’elle oublia l’état d’anxiété de sa jeune maîtresse. N’ayant pas de colombe qu’elle pût envoyer en quête quand son corbeau messager ne revenait pas auprès d’elle, Édith fut contrainte de sortir de sa chambre, et de subir l’assaut de six voix parlant à la fois, qui lui apprirent, en réponse à sa demande, que Claverhouse et tous ses hommes étaient tués, et que dix mille républicains venaient assiéger le château ; qu’ils avaient à leur tête John Balfour de Burley, le jeune Milnwood et Cuddie Headrigg. Cette étrange association de personnages semblait indiquer la fausseté de toute l’histoire, et cependant le mouvement général indiquait qu’on redoutait certainement quelque danger.

« Où est lady Marguerite ? demanda ensuite Édith. — Dans son oratoire, » répondit-on : c’était une cellule attenante à la chapelle, dans laquelle la bonne vieille dame avait coutume de passer la plus grande partie des jours destinés par l’église épiscopale aux devoirs religieux ; elle s’y rendait aussi aux jours anniversaires de celui où elle avait perdu son mari et ses enfants, et enfin, à ces heures où elle adressait au ciel des prières ferventes et solennelles à l’occasion de quelque calamité nationale ou domestique. — « Où donc est le major Bellenden ? » dit Édith fort alarmée. — Sur le haut de la tour, madame ; il pointe les canons, » lui répondit-on.

Elle se rendit alors près des batteries, bien qu’arrêtée en chemin par mille obstacles, et trouva le vieux gentilhomme au milieu de son élément naturel, commandant, grondant, encourageant, donnant ses instructions : bref, exerçant tous les devoirs d’un bon gouverneur.

« Au nom du ciel, qu’y a-t-il, mon oncle ? s’écria Édith. — Ce qu’il y a, ma nièce ? » répondit tranquillement le major, tandis que, ses lunettes sur le nez, il pointait un canon ; « ce qu’il y a ? mais… Levez encore un peu la culasse, John Gudyill… Ce qu’il y a ? mais Claverhouse est en déroute, ma chère, et les républicains viennent en force sur nous ; voilà tout ce qu’il y a. — Puissance céleste ! » dit Édith, dont les yeux se portèrent en même temps sur la route qui côtoyait la rivière ; « et les voilà là-bas ! — Là-bas, où ? » dit le vétéran ; et parcourant des yeux la même direction, il aperçut un gros corps de cavalerie qui descendait la route. « À vos pièces, mes amis ! » s’écria-t-il d’abord ; « nous leur ferons payer le passage quand ils traverseront la rivière. Mais, attendez, attendez, ce sont certainement les gardes-du-corps. — Oh, non, mon oncle, non, reprit Édith. Voyez comme ils sont en désordre, et comme ils conservent mal leurs rangs, ce ne sont pas là les beaux soldats qui nous ont quittés ce matin.

— Oh, ma chère enfant ! reprit le major, vous ne savez pas quelle différence il y a entre des hommes avant une bataille et après une défaite ; mais ce sont les gardes-du-corps, car je distingue le rouge et le bleu des couleurs du roi. Je suis bien aise qu’ils aient sauvé leur étendard.

Son opinion se confirma quand les troupes, s’étant approchées, firent halte devant la route qui conduisait à la tour, tandis que leur officier commandant, les laissant reprendre haleine et rafraîchir leurs chevaux, galopa vers la colline.

« C’est Claverhouse assurément, dit le major ; je suis charmé qu’il ait échappé : mais il a perdu son fameux cheval noir. Allez avertir lady Marguerite, John Gudyill. Faites préparer des rafraîchissements ; donnez de l’avoine pour les chevaux des soldats, et rendons-nous dans la salle, Édith, pour le recevoir. Je crois que nous n’apprendrons que de bien tristes nouvelles.



CHAPITRE XX.

préparatifs de défense.


Le geste libre, l’esprit bien calme, il se rendait à cheval au nord de la plaine. Qu’il soit au milieu de la plus terrible bataille, ou qu’il soit vainqueur, son regard est le même.
Hardyksute.


Le colonel Graham de Claverhouse rejoignit la famille assemblée dans la salle de la tour, avec la même sérénité et la même politesse qui le distinguaient le matin. Il avait eu la délicate attention de faire disparaître le désordre de ses vêtements, et d’effacer de ses mains et de son visage le sang et la poussière ; enfin, tout son extérieur était aussi calme que s’il venait d’une promenade du matin.

« Je suis affligée, colonel Graham, » dit la vénérable dame, tandis que les larmes coulaient le long de ses joues, « profondément affligée. — Et moi aussi, ma chère lady Marguerite, reprit Claverhouse, car ce malheur va rendre votre séjour à Tillietudlem dangereux pour vous ; votre récente hospitalité envers les troupes du roi, votre loyauté bien connue, peuvent vous être extrêmement nuisibles ; et je venais ici principalement pour vous prier, ainsi que miss Bellenden, d’accepter mon escorte, si vous ne dédaignez pas celle d’un pauvre fuyard, jusqu’à Glasgow, d’où je vous ferai conduire en sûreté, à votre choix, au château d’Édimbourg ou à celui de Dumbarton. — Je vous suis fort obligée, colonel Graham, reprit lady Marguerite ; mais mon frère, le major Bellenden, a pris sur lui le soin de défendre cette maison contre les rebelles ; et s’il plaît à Dieu, ils ne chasseront jamais Marguerite Bellenden de son propre château, tant qu’il se trouvera un brave disposé à la défendre. — Est-il vrai que le major Bellenden entreprendra cette tâche ? » dit précipitamment Claverhouse, tandis qu’un éclair de joie partit de son œil noir en jetant un regard sur le vétéran. « Mais pourquoi en douterais-je ? ceci s’accorde avec le reste de sa vie… En avez-vous les moyens, major ? — Tout, hormis les hommes et les provisions, dont nous sommes mal fournis, répondit le major. — Quant à des hommes, dit Claverhouse, je vous laisserai quinze à vingt drôles qui tiendraient sur la brèche contre le diable en personne. Vous nous rendrez le plus grand service si vous pouvez défendre cette place pendant huit jours, et d’ici là nous viendrons sûrement vous relever. — Je vous en réponds pour ce temps, colonel, reprit le major, si vous me laissez vingt-cinq bons soldats et des munitions, quand la faim devrait nous faire ronger la semelle de nos souliers ; mais j’espère que nous trouverons des provisions dans le pays. — Colonel Graham, si j’osais vous faire une demande, dit lady Marguerite, je vous supplierais de nous donner le sergent Francis Stuart pour commander les troupes auxiliaires que vous avez la bonté d’ajouter à notre garnison : cela lui donnera droit à un avancement : sa noble naissance m’engage à lui porter intérêt. — Les guerres du sergent sont finies, madame, dit Graham d’un ton calme, et il n’a plus besoin maintenant de l’avancement que peut offrir un maître terrestre. — Pardonnez-moi, » dit le major Bellenden en prenant Claverhouse par le bras, et en l’emmenant loin des dames, « mais je suis inquiet pour mes amis, je crains bien que vous n’ayez fait d’autres pertes plus importantes. Je remarque que l’étendard est porté par un autre officier que votre neveu. — Vous avez raison, major Bellenden, » répondit Claverhouse avec fermeté, « mon neveu n’est plus. Il est mort en faisant son devoir, ainsi qu’il convenait. — Grand Dieu ! s’écria le major, quel malheur !… ce jeune homme si beau, si brave, si plein de feu ! — Il était effectivement tout ce que vous dites, reprit Claverhouse ; le pauvre Richard était pour moi un fils, la prunelle de mes yeux, et mon héritier ; mais il est mort en faisant son devoir ; et moi… moi… major Bellenden, » ajouta-t-il en serrant fortement la main du major, « je vis pour le venger. — Colonel Graham, » dit le vétéran d’un ton affectueux, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes, « je suis fort aise de vous voir supporter ce malheur avec tant de courage. — Je ne songe pas à moi seul, reprit Claverhouse, quoique puisse dire le monde ; je ne suis égoïste ni dans mes espérances, ni dans mes craintes, ni dans ma joie, ni dans mon chagrin. Je n’ai pas été sévère, avide, ambitieux dans mon intérêt personnel. Le service de mon maître et le bien de mon pays m’ont seuls guidé. J’ai peut-être poussé la sévérité jusqu’à la cruauté ; mais j’ai fait ce que je croyais le mieux, et maintenant je ne veux pas plus m’attendrir sur mes afflictions que je n’ai été sensible à celles des autres. — Je suis étonné du courage que vous montrez en de si pénibles circonstances, poursuivit le major. — Oui, reprit Claverhouse, mes ennemis dans le conseil rejetteront ce malheur sur moi… je méprise leurs accusations. Ils me calomnieront auprès de mon souverain… je saurai repousser leurs calomnies… L’ennemi public se réjouira de ma fuite… le temps viendra où je lui prouverai qu’il s’est réjoui trop tôt. Ce jeune homme qui a péri se trouvait placé entre un parent avide et mon héritage, car vous savez que mon mariage a été stérile ; mais, que la paix soit avec lui ! le pays peut mieux se passer de James Graham que de votre ami lord Evandale, qui, après avoir montré beaucoup de valeur, a, je le crains bien, succombé aussi. — Quelle fatale journée ! s’écria le major. On m’a fait un rapport de tout ceci, puis on l’a contredit ; on ajoutait que l’impétuosité de ce pauvre jeune lord avait causé la perte de cette malheureuse bataille. — Non pas, major, dit Graham ; que ceux qui ont survécu portent le blâme, s’il y en a, et que les lauriers fleurissent dans toute leur gloire sur le tombeau des braves. Je ne puis cependant affirmer la mort de lord Evandale ; mais je crains bien qu’il ne soit ou tué ou prisonnier. Quoi qu’il en soit, il était hors de la mêlée la dernière fois que nous nous parlâmes. Nous étions sur le point de quitter le champ de bataille avec une arrière-garde de vingt hommes au plus : le reste du régiment était dispersé. — Ils se sont ralliés, » dit le major en regardant par la fenêtre d’où il voyait les dragons qui donnaient à manger à leurs chevaux et se rafraîchissant près du ruisseau. — Oui, reprit Claverhouse, mes coquins étaient peu tentés de déserter, ou de rester en arrière plus qu’ils n’y avaient été poussés par leur première frayeur. Il y a peu d’amitié et de courtoisie entre eux et les paysans de ces contrées ; chaque village qu’ils traversent est prêt à se soulever contre eux, de sorte que les drôles sont repoussés vers leur drapeau par la terreur bien naturelle que leur inspirent les broches, les piques, les fourches et les manches à balai… Mais parlons un peu de nos plans et de nos besoins, ainsi que de nos moyens de correspondance. À vous dire vrai, je doute que je puisse rester longtemps à Glasgow, même quand j’aurai rejoint milord Ross ; car le succès passager et accidentel de ces fanatiques fera soulever tous les comtés de l’ouest. »

Ils discutèrent alors les moyens de défense du major Bellenden, et convinrent d’un plan de correspondance, au cas où l’insurrection deviendrait générale, comme ils s’y attendaient. Claverhouse répéta son offre de conduire les dames en lieu de sûreté ; mais, toutes choses mûrement considérées, le major pensa qu’elles étaient aussi bien au château de Tillietudlem.

Le colonel prit alors congé de lady Marguerite et de miss Bellenden, les assurant que, quoiqu’il fut obligé de les quitter dans des circonstances aussi dangereuses, néanmoins, dès qu’il en aurait les moyens, il rachèterait sa réputation de bon et vrai chevalier, et qu’elles pouvaient être assurées de recevoir promptement de ses nouvelles ou de le revoir bientôt.

Remplie de doutes et de frayeur, lady Marguerite était peu en état de répondre convenablement à une promesse qui s’accordait si bien avec ses sentiments ; elle se contenta de dire adieu à Claverhouse, et de le remercier des secours qu’il avait promis de leur laisser. Édith brûlait d’impatience de s’informer du sort de Henri Morton, mais elle ne put trouver aucun prétexte : elle espéra seulement qu’il avait fait le sujet d’une partie de la longue conversation que son oncle avait eue en particulier avec Claverhouse. Néanmoins elle se trompait ; car le vieux cavalier était si occupé des devoirs de son service, qu’il avait à peine adressé un seul mot à Claverhouse qui ne concernât pas le service militaire, et probablement il se fût montré aussi indifférent, se fût-il agi du sort de son fils au lieu de celui de son ami.

Claverhouse descendit de la colline sur laquelle était bâtie la tour, afin de remettre sa troupe en marche, et le major Bellenden l’accompagna pour recevoir le détachement qui devait rester au château. « Je vous laisserai Inglis, dit Claverhouse ; car, dans la situation où je suis, je ne puis me passer d’aucun de mes officiers. Tout ce que nous pouvons faire, par nos efforts réunis, c’est de tenir nos hommes en bon ordre. Mais si quelqu’un de nos officiers absents reparaissait, je vous autorise à le retenir ici ; car mes drôles ont peine à se soumettre à une autre autorité que la mienne. »

Lorsque ses soldats eurent pris leurs rangs, Claverhouse en appela seize par leurs noms, et les remit au commandement du caporal Inglis, qu’il fit sergent sur le lieu même.

« Écoutez-moi, » leur dit-il en les quittant, « je vous laisse pour défendre la maison d’une dame, et sous les ordres de son frère, le major Bellenden, fidèle serviteur du roi. Vous vous conduirez bravement, sobrement, régulièrement et avec obéissance, et à mon retour chacun sera bien récompensé ; en cas de mutinerie, de lâcheté, de négligence dans vos devoirs, ou du moindre excès, le maréchal prévôt et la corde en feront justice. Vous savez que je n’oublie ni de punir ni de récompenser. »

Il porta la main à son chapeau pour leur dire adieu, et serra cordialement celle du major Bellenden.

« Adieu, dit-il, mon vieil et brave ami ! que le bonheur soit avec vous, et un meilleur temps viendra pour nous deux. »

Grâce aux efforts du major Allan, les escadrons s’étaient reformés ; et quoique leurs habits fussent moins brillants et couverts de boue, ces hommes avaient un air plus martial et plus régulier en quittant pour la seconde fois la tour de Tillietudlem que quand ils y étaient arrivés après leur déroute.

Le major Bellenden, abandonné maintenant à ses propres ressources, fit partir plusieurs vedettes, soit pour obtenir des provisions, et surtout de la farine d’avoine, soit pour reconnaître les mouvements de l’ennemi. Toutes les nouvelles semblaient prouver que les insurgés avaient intention de passer la nuit sur le champ de bataille. Mais eux aussi avaient fait partir leurs détachements et leurs gardes avancées pour recueillir des provisions, et les fermiers n’étaient pas peu embarrassés en recevant des ordres contraires, ici au nom du roi, là au nom de l’Église ; l’un leur ordonnant d’envoyer des provisions au château de Tillietudlem, l’autre leur enjoignant d’en faire parvenir au camp des pieux partisans de la vraie religion, qui étaient maintenant sous les armes pour la réforme et le covenant, à Drumclog, près de Loudon-Hill. Chaque ordre se terminait par la menace de mort ou d’incendie, s’ils ne s’empressaient d’y répondre ; car ni l’un ni l’autre des partis ne se fiait assez à la loyauté ou au zèle de ceux à qui l’on s’adressait, pour s’attendre à les voir se séparer de leur bien à d’autres conditions : de sorte que les pauvres gens ne savaient plus de quel côté se tourner ; et en effet, plus d’un ménagea les deux partis.

" Ces temps funestes feront tourner la tête au plus sage, dit Niel Blane, l’hôte prudent de la taverne ; « mais j’ai toujours soin de conserver mon sang-froid. Jenny, combien y a-t-il de farine d’avoine dans la grande caisse ? — Quatre boisseaux de farine d’avoine, deux boisseaux d’orge, et deux de pois, répondit Jenny. — C’est bien, ma chère, » continua Niel Blane en soupirant profondément ; « que Bauldy conduise le pois et la farine d’orge au camp de Drumclog. Il est républicain, et était le garçon de charrue de notre défunte ménagère. Les gâteaux d’orge conviendront bien à leurs estomacs grossiers. Il faut qu’il dise que c’est la dernière once de farine qu’il y a dans la maison, ou s’il répugne à dire un mensonge, ce qui ne serait pas raisonnable quand il s’agit de l’intérêt de son maître, il faut qu’il attende que Duncan Glen, le vieil ivrogne de cavalier, soit revenu de Tillietudlem, où il est allé porter la farine d’avoine et offrir mes services à milady et au major, si bien qu’il ne m’en restera pas de quoi faire ma bouillie. Si Duncan se tire bien d’affaire, je lui donnerai une tasse de whisky qui fera sortir une flamme bleue de sa bouche. — Et que faudra-t-il que nous mangions nous-mêmes, mon père, demanda Jenny, quand nous aurons envoyé toute la farine d’avoine qui est dans le coffre et dans la grande caisse ? — Il faudra que nous mangions pendant un temps de la farine de froment, » dit Niel d’un ton de résignation ; ce n’est pas une mauvaise nourriture, quoiqu’elle soit loin d’être aussi saine et aussi agréable pour un estomac écossais que la vraie farine d’avoine : les Anglais s’en nourrissent ; et certes leurs estomacs gloutons ne trouvent rien de meilleur. »

Tandis que les hommes prudents et paisibles cherchaient, comme Niel Blane, à se ménager entre les deux camps, les plus fanatiques commençaient à prendre les armes de tous côtés. Les royalistes n’étaient pas nombreux, mais ils étaient respectables par leur fortune et par leur influence, étant presque tous des propriétaires d’ancien lignage, qui avec leurs frères, cousins et dépendants depuis la neuvième génération, ainsi que leurs domestiques, formaient une espèce de milice capable de défendre leurs maisons contre les corps détachés des insurgés, de résister à toutes leurs réquisitions, et d’intercepter les convois qui pourraient être envoyés au camp presbytérien. La nouvelle que la tour de Tillietudlem était en état de défense inspirait beaucoup de courage à ces volontaires féodaux, qui la considéraient comme une forteresse où ils se réfugieraient s’il leur devenait impossible de soutenir la guerre partielle dans laquelle ils allaient s’engager.

D’une autre part les villes, les villages, les fermiers et les petits propriétaires, envoyaient de nombreuses recrues au camp presbytérien. Ces hommes étaient ceux qui avaient le plus souffert de l’oppression. Leurs esprits étaient aigris et poussés au désespoir par les contributions qui leur étaient imposées et les cruautés qu’ils avaient souffertes, et quoiqu’ils ne fussent nullement d’accord entre eux sur le but de cette insurrection formidable, ou sur les moyens d’en atteindre le but, la plupart la considéraient comme une voie que le ciel leur offrait pour obtenir la liberté de conscience dont ils étaient privés depuis long-temps, et pour secouer le joug d’une tyrannie qui paralysait le corps et l’âme. Un grand nombre de ces hommes prit donc les armes, et, selon la devise du temps et du parti, se prépara à unir son sort à celui des vainqueurs de Loudon-Hill.






CHAPITRE XXI.

choix d’un général en chef.


   Ananias. Je n’aime pas cet homme : c’est un païen, et il parle le langage de Canaan.
   Tribulation. Il faut attendre qu’il ait dit ce qu’il veut, et l’arrivée du bon esprit. Vous avez eu tort de lui faire des reproches.

Ben-Johnson, L’Alchimiste.


Revenons à Henri Morton, que nous avons laissé sur le champ de bataille. Il mangeait, auprès d’un des feux de garde, sa portion des provisions qu’on avait distribuées à l’armée, et il réfléchissait profondément au parti qu’il allait prendre, quand Burley arriva tout à coup près de lui, accompagné du jeune ministre dont l’exhortation après la victoire avait produit un effet si puissant.

« Henri Morton, » dit brusquement Balfour, « le conseil de l’armée du Covenant, persuadé que le fils de Silas Morton ne peut avoir la tiédeur d’un Laodicéen ou l’indifférence d’un païen, dans ce grand jour, vous a nommé capitaine de l’armée, avec le droit de voter dans le conseil et toute l’autorité nécessaire à un officier qui doit commander à des chrétiens. — Monsieur Balfour, » reprit Morten sans hésiter, » je suis sensible à cette marque de confiance, et il n’est pas étonnant que le sentiment naturel des maux de mon pays, sans parler de ceux que j’ai soufferts personnellement, m’excite à tirer l’épée pour la liberté civile et la liberté religieuse ; mais j’avouerai qu’avant d’accepter un commandement parmi vous il faut que je connaisse mieux les principes sur lesquels vous appuyez votre cause. — Et pouvez-vous douter de nos principes, reprit Burley, dès l’instant où nous avons annoncé qu’ils tendaient à la réforme de l’Église et de l’État, à la restauration du sanctuaire, à la réunion des saints dispersés, enfin à la destruction de l’homme pécheur ? — Je vous dirai franchement, monsieur Balfour, reprit Morton, que ce langage mystique, qui a tant d’influence sur les autres, est entièrement perdu avec moi ; je dois vous en prévenir avant de continuer notre conversation. » Ici le jeune ministre poussa un profond gémissement. « Je vous afflige, monsieur, lui dit Morton ; mais c’est parce que vous ne voulez pas m’entendre jusqu’à la fin. Je révère les saintes Écritures autant que vous même ou tout autre chrétien peut les révérer ; je les lis dans l’humble espoir d’en tirer une règle de conduite et une loi de rédemption ; mais je ne crois possible de parvenir à ce résultat que par l’examen de leur sens général et de l’esprit qu’elles respirent, et non en scindant quelques passages de leur texte afin de les appliquer à des circonstances et à des événements avec lesquels elles n’ont souvent que bien peu de rapport. »

Le jeune ministre parut indigné et comme frappé de la foudre en entendant cette déclaration, et il se disposait à faire une remontrance.

« Paix, Éphraïm ! dit Burley ; rappelez-vous qu’il n’est encore qu’un enfant au maillot… Écoute-moi, Morton, je te parlerai maintenant le langage mondain de cette raison charnelle qui est en ce moment ton guide aveugle et imparfait. Quel est le but pour lequel tu consens à tirer l’épée ? n’est-ce pas pour que l’État et l’Église soient réformés par la voix libre d’un parlement libre, et qu’on établisse des lois qui dorénavant empêcheront le gouvernement de répandre le sang, de torturer et d’emprisonner les hommes, de ruiner leurs propriétés, et de fouler aux pieds la conscience des citoyens, suivant sa volonté arbitraire et perverse. — Très certainement, reprit Morton, voilà ce que j’appelle des causes légitimes de guerre, et pour lesquelles je combattrai, aussi longtemps que je pourrai tenir une épée. — Mais, dit Macbriar, vous traitez ce sujet trop légèrement, et ma conscience ne me permet pas de dissimuler les causes de la colère divine. — Paix, Éphraïm Macbriar ! » dit encore Burley en l’interrompant brusquement. — Je ne puis me taire, reprit le jeune homme. N’est-ce pas la cause de mon Maître qui m’a envoyé ? N’est-ce pas une destruction profane et érastienne de son autorité, une usurpation de son pouvoir, un déni de son nom, que d’établir le roi et le parlement en sa place, comme maître et gouverneur de sa maison, l’époux adultère de son épouse ? — Vous parlez bien, » dit Burley en l’emmenant à l’écart, « mais vous ne parlez pas sagement. Vos propres oreilles ont entendu cette nuit, dans le conseil, combien ce reste du troupeau est rompu et divisé : voudriez-vous tirer un voile de séparation entre eux ? voudriez-vous bâtir une muraille avec du mortier non détrempé ? un renard y aurait bientôt fait une brèche. — Je sais, répondit le jeune ministre, que tu es dévoué, fidèle, et zélé jusqu’à tuer ; mais crois-moi, cet artifice mondain, cette manière de temporiser avec le péché et l’infirmité est elle-même un écart de la bonne voie, et je crains bien que le ciel ne nous refuse l’honneur de continuer à travailler pour sa gloire, si nous recourons à des ruses mondaines et à un bras charnel. La fin sanctifiée doit s’opérer par des moyens sanctifiés. — Je te dis, reprit Balfour, que sur ce point ton zèle est trop sévère ; nous ne pouvons pas encore nous passer des secours des Laodicéens et des Erastiens ; il faut que nous endurions pendant un temps la tolérance au milieu de notre conseil. Les fils de Zerniah sont encore trop puissants pour nous. — Je te dis que cela me déplaît, dit Macbriar. Dieu peut opérer notre délivrance avec un petit nombre aussi bien qu’avec une multitude. L’armée des fidèles qui fut détruite à Pentland-Hill ne subit que la peine d’avoir reconnu l’intérêt charnel de ce tyran, de cet oppresseur, Charles Stuart. — Eh bien donc, dit Balfour, tu connais la résolution salutaire que le conseil a adoptée… de faire une déclaration étendue qui convienne aux consciences faibles de ceux qui ont accepté le joug de nos oppresseurs actuels : retourne au conseil, si tu veux, et fais-la retirer pour en obtenir une plus limitée. Mais ne reste pas ici pour m’empêcher de gagner ce jeune homme sur lequel mon âme gémit ; son nom seul en amènera des centaines sous nos bannières. — Fais donc comme tu voudras, dit Macbriar ; mais je ne t’aiderai pas à égarer ce jeune homme, et je n’entraînerai pas sa vie dans le danger, à moins que ce ne soit à des conditions qui puissent assurer sa récompense éternelle. »

L’artificieux Balfour congédia le prédicateur impatient, et retourna près de son prosélyte.

Afin de pouvoir nous dispenser de détailler au long les arguments par lesquels il pressa Morton de se joindre aux insurgés, nous saisirons cette occasion pour donner une esquisse du personnage qui les employait, et les motifs qui lui faisaient si vivement désirer de voir le jeune Morton embrasser la même cause que lui.

John Balfour de Kinloch, ou Burley, car on le désigne sous l’un et l’autre nom dans les histoires et les proclamations de cette époque malheureuse, était un gentilhomme aisé et de bonne famille du comté de Fife ; il avait été soldat dès son enfance, et, après une jeunesse orageuse, il avait de bonne heure renoncé à une vie de désordre pour embrasser les dogmes les plus sévères du calvinisme. Malheureusement, les habitudes d’intempérance et de sensualité étaient plus faciles à déraciner de son esprit sombre, dissimulé et entreprenant, que la vengeance et l’ambition, qui continuèrent, malgré ses principes de religion, à exercer un grand empire sur son âme. Audacieux dans ses desseins, prompt et violent dans l’exécution, et se jetant dans les extrêmes des non-conformistes les plus sévères, son vœu le plus cher était de se placer à la tête du parti presbytérien.

Pour commander ainsi aux républicains, il avait suivi exactement leurs conventicules, et plus d’une fois les avait commandés quand ils avaient pris les armes et repoussé les troupes envoyées pour les disperser. Enfin, désirant satisfaire son farouche enthousiasme, et, selon quelques-uns, pour assouvir une vengeance particulière, il se plaça à la tête du parti qui assassina le primat d’Écosse comme auteur de la persécution des presbytériens. Les mesures violentes prises par le gouvernement pour venger ce crime, non seulement sur ceux qui l’avaient commis, mais sur tous ceux qui professaient la religion à laquelle ils appartenaient, jointes à de longues souffrances antérieures, sans espoir de délivrance, hormis par la force des armes, causèrent l’insurrection qui, ainsi que nous l’avons vu, commença par la défaite de Claverhouse dans l’escarmouche sanglante de Loudon-Hill.

Mais Burley, malgré la part qu’il avait eue dans la victoire, était encore loin du but de son ambition. Ce qui l’en éloignait surtout, était la diversité des opinions des insurgés sur l’assassinat de l’archevêque Sharpe. Les plus violents d’entre eux approuvaient effectivement cet acte comme une juste punition infligée à un persécuteur de l’Église de Dieu, par l’inspiration immédiate de la Divinité ; mais la plus grande partie des presbytériens désavouaient ce fait comme un grand crime, quoiqu’ils admissent que l’archevêque avait bien mérité ce châtiment. Les insurgés dureraient sur un autre point principal dont nous avons déjà dit un mot. Les fanatiques les plus ardents et les plus extravagants condamnaient comme coupables d’un abandon pusillanime des droits de l’Église, ces prédicateurs et ces congrégations qui s’étaient soumis à ne se livrer à leurs pratiques religieuses qu’avec la permission du gouvernement. C’était, disaient-ils, de l’érastianisme, ou la soumission de l’Église de Dieu aux lois d’un gouvernement terrestre, et cette conduite approchait fort de la prélatie ou du papisme. Toutefois le parti le plus modéré se contentait de reconnaître les droits du roi au trône, et son autorité dans les affaires particulières, chaque fois qu’elle était exercée avec égard pour la liberté de ses sujets et conformément aux lois du royaume. Mais les dogmes de la secte la plus farouche, qu’on désignait sous le nom de Caméroniens, d’après leur chef Richard Cameron, allaient jusqu’à désavouer le roi régnant et tous ses successeurs qui ne reconnaîtraient pas la ligue solennelle et le Covenant. Il existait donc des germes de désunion dans ce malheureux parti ; et Balfour, malgré son enthousiasme et son attachement aux dogmes les plus violents, prévoyait la ruine de la cause générale, si l’on voulait insister sur ces divergences dans un moment où il fallait tant d’unité. Aussi désapprouvait-il, ainsi que nous l’avons vu, le zèle franc et ardent de Macbriar, et désirait-il obtenir vivement le secours du parti le plus modéré des presbytériens pour renverser le gouvernement, dans l’espoir de leur imposer à l’avenir celui qu’il faudrait y substituer.

Par cette raison il souhaitait particulièrement attacher Henri Morton à la cause des insurgés. La mémoire de son père était généralement estimée parmi les presbytériens ; et comme peu de personnes de qualité s’étaient jointes à ces rebelles, la famille et les espérances de ce jeune homme lui donnaient l’assurance qu’il serait choisi pour chef. Au moyen de Morton, comme fils de son ancien camarade, Burley concevait l’espoir d’exercer quelque influence sur le parti libéral de l’armée, et enfin de gagner lui-même leur confiance au point d’être choisi pour commandant en chef : c’était le but de son ambition. Il avait donc, sans attendre que d’autres s’emparassent du sujet, vanté au conseil les talents et les dispositions de Morton, et il avait facilement obtenu son élévation aux fonctions difficiles de chef dans cette armée désunie et sans discipline.

Les arguments dont Balfour se servit auprès de Morton pour lui faire accepter cette promotion dangereuse, après qu’il se fut débarrassé de Macbriar, moins artificieux et moins prudent que lui, étaient assez pressants et plausibles. Il n’affecta pas de nier ni de déguiser que ses propres sentiments sur le gouvernement de l’Église allassent aussi loin que ceux du prédicateur qui venait de les quitter ; mais il déclara que, dans une crise aussi désespérée, une légère différence d’opinion ne devait pas arrêter ceux qui, en général, voulaient le bien de leur pays opprimé, ni les empêcher de tirer l’épée en sa faveur. « Un grand nombre des causes de la division, entre autres celle qui concernait l’indulgence, provenaient, dit-il, de circonstances qui cesseraient d’exister, pourvu qu’ils réussissent dans leur tentative de libérer le pays, » attendu que, dans ce cas, le presbytérianisme triomphant, il n’aurait pas besoin d’un semblable compromis envers le gouvernement, et que l’obligation de l’indulgence ferait cesser toute discussion sur sa légalité. Il insista beaucoup sur la nécessité de profiter de cette crise favorable, sur la certitude qu’il avait qu’ils seraient appuyés par les provinces de l’ouest, et sur le tort dont se rendraient coupables tous ceux qui, voyant les maux du pays et la tyrannie croissante avec laquelle on le gouvernait, s’abstiendraient, soit par crainte, soit par indifférence, d’appuyer une bonne cause.

Morton n’avait pas besoin de ces raisons pour se décider à se joindre à une insurrection dont le résultat probable serait de rendre la liberté à sa patrie. Il doutait beaucoup, il est vrai, que la tentative actuelle fût soutenue par une force suffisante pour en garantir le succès, ou par la prudence et la générosité nécessaires pour faire un bon usage des avantages qu’on pourrait obtenir. Néanmoins, en considérant les maux qu’il avait soufferts personnellement, et ceux qu’il avait vu souffrir à ses concitoyens ; en songeant aussi à la situation dangereuse et précaire dans laquelle il se trouvait envers le gouvernement, il se crut, sous tous les rapports, appelé à se joindre au corps de presbytériens déjà en armes.

Mais il n’accepta pas sans restriction sa nomination de chef des insurgés et démembre de leur conseil de guerre.

« Je consens, dit-il, à contribuer de tout mon pouvoir à l’émancipation de mon pays. Mais souvenez-vous que je désapprouve au plus haut point l’acte qui a donné lieu à ce soulèvement ; et rien ne saurait me déterminer à me joindre à vous, si vous deviez continuer à suivre de semblables voies. »

La rougeur monta au front basané de Burley. « Vous voulez parler, » dit-il d’un ton qu’il s’efforçait de rendre calme, « vous voulez parler de la mort de James Sharpe ? — Franchement, reprit Morton, telle est ma pensée. — Vous vous imaginez donc, dit Burley, que dans les temps de troubles, le Tout-Puissant ne suscite pas des instruments pour délivrer son Église de l’oppression ? Vous pensez que la justice d’une exécution consiste, non dans la gravité du crime du coupable, ou dans l’effet salutaire que cet exemple peut produire sur d’autres malfaiteurs, mais que cette justice dépend seulement de la robe et du bonnet du juge, de la hauteur de son banc, de la voix du greffier qui prononce la sentence ? Une punition juste cesse-t-elle d’être juste parce qu’elle est infligée au milieu d’une plaine au lieu de l’être sur un échafaud ? et quand les juges constitués permettent aux coupables, soit par lâcheté, soit par connivence, non seulement de traverser librement le pays, mais de siéger aux places élevées, et de teindre leurs vêtements du sang des saints, les hommes de cœur ne doivent-ils pas tirer l’épée pour la cause publique ? — Je ne veux juger cette action individuelle, reprit Morton, que pour vous faire connaître mes principes. Je répète donc que la comparaison que vous venez de faire ne satisfait pas du tout mon jugement. Que le Tout-Puissant, dans sa providence mystérieuse, donne une mort sanglante à un homme sanguinaire, cela n’excuse pas ceux qui, sans aucune autorité, se chargent d’être les instruments du châtiment et osent se nommer les exécuteurs de la vengeance divine. — Et ne l’étions-nous pas ? » dit Burley d’un ton de farouche enthousiasme ; « nous tous qui avons reconnu le Covenant et la sainte ligue de l’Église d’Écosse, n’étions-nous pas obligés d’exterminer ce Judas qui a vendu la cause de Dieu pour cinquante mille marcs par an ? Si nous l’eussions rencontré sur le chemin lorsqu’il revenait de Londres, et que là nous l’eussions frappé de notre épée, nous n’aurions fait que remplir le devoir d’hommes fidèles à leur cause et à leurs serments, qui sont écrits dans le ciel. L’exécution même n’était-elle pas la preuve de notre bon droit ? Le Seigneur ne l’a-t-il pas livré entre nos mains, quand nous ne cherchions qu’un des instruments subalternes de la persécution ? N’avons-nous pas prié pour être inspirés sur ce que nous devions faire ? et n’ont-ils pas été graves dans notre cœur, comme avec la pointe d’un diamant, ces mots : Vous le prendrez et vous le tuerez ? Le sacrifice ne dura-t-il pas une demi-heure, et cela dans une plaine ouverte et malgré les patrouilles de leurs garnisons ? Qui interrompit le grand œuvre ? quel chien aboya pendant la poursuite, la saisie, le meurtre et notre dispersion ? Qui donc osera dire qu’un bras plus puissant que les nôtres ne s’est pas manifesté dans cet acte ? — Vous vous trompez, monsieur Balfour, dit Morton ; de semblables facilités d’exécution et de fuite ont souvent accompagné les plus grands crimes ; mais ce n’est pas à moi de vous juger. Je n’ai pas oublié que le chemin de la liberté fut ouvert jadis à l’Écosse par un acte de violence que nul homme ne saurait justifier, l’assassinat de Cumming par Robert Bruce ; et, par conséquent, tout en condamnant cette action, ainsi que je dois et prétends le faire, je veux bien supposer que vous avez eu des motifs qui l’excusent à vos yeux, sinon aux miens ou à ceux de la froide raison. En vous parlant ainsi, mon seul but est de vous faire entendre que je me joins à une cause soutenue par des hommes qui feront la guerre selon les lois des nations civilisées, mais sans approuver le moins du monde l’acte de violence qui y a donné lieu. »

Balfour se mordit les lèvres, et eut peine à retenir une réponse véhémente. Il s’aperçut avec désappointement que son jeune frère d’armes avait, quand il s’agissait de principes, une justesse d’esprit et une fermeté d’âme qui lui laissaient peu d’espoir d’exercer sur lui l’influence qu’il s’était flatté d’obtenir. Après un moment de silence, il lui dit froidement : « Ma conduite n’a été cachée ni aux anges, ni aux hommes ; ce que j’ai fait, je l’ai fait au grand jour ; et je suis prêt à le soutenir les armes à la main, partout, contre tous, au conseil, sur le champ de bataille, sur l’échafaud, au jour du grand jugement. Je ne discuterai pas plus long-temps avec un homme dont les yeux sont encore sous le voile. Mais si vous voulez unir votre sort au nôtre par les liens de la fraternité, suivez-moi au conseil, qui va délibérer sur la marche de nos troupes et les moyens de profiter de la victoire. »

Morton se leva et le suivit en silence, peu satisfait de son compagnon, et plus satisfait de la justice de la cause qu’il avait embrassée que des projets ou des motifs de la plupart de ceux qui y étaient engagés.






CHAPITRE XXII.

le conseil.


Voyez combien de tentes grecques couvrent cette plaine : autant de tentes, autant de factions.
Shakspeare, Troilus et Cressida.


Dans un enfoncement de la montagne, à un quart de mille environ du champ de bataille, était une hutte de berger, misérable chaumière que les chefs de l’armée presbytérienne avaient choisie comme le seul lieu clos et couvert qu’on pût trouver à une certaine distance, pour y tenir leur conseil. Ce fut là que Burley conduisit Morton, et celui-ci, en s’approchant, fut surpris du tumulte et des cris confus qui s’y faisaient entendre. La gravité calme, mêlée d’inquiétude, qui devait présider à des délibérations si importantes dans un moment si critique, semblait avoir fait place à la discorde et à une violente agitation qui firent mal augurer à Morton des mesures qu’on allait prendre. Arrivés à la porte, ils la trouvèrent ouverte, mais encombrée d’une foule de gens qui, sans être appelés à prendre part au conseil, ne se faisaient aucun scrupule de venir écouter des délibérations qui les intéressaient si vivement. À force de prières, de menaces, en usant même de violence, Burley, à qui son caractère ferme assurait une sorte de supériorité sur ces troupes sans discipline, écarta les curieux, introduisit Morton dans la chaumière, et ferma la porte derrière lui. Dans des circonstances moins graves, le jeune homme se serait amusé et des discours qu’il entendit, et du spectacle dont il fut témoin.

L’intérieur de cette cabane obscure et à demi détruite était éclairé en partie par quelques bruyères qui brûlaient sur le sol, et dont la fumée, manquant d’issue, se répandait dans la chambre et formait sur la tête des chefs assemblés un dais ténébreux, aussi obscur que leur théologie métaphysique. On voyait à peine, comme des étoiles à travers un brouillard, quelques chandelles, ou plutôt des joncs recouverts de suif, appartenant au pauvre propriétaire de la chaumière, et appliqués aux murailles avec de la terre glaise. Cette lueur incertaine laissait apercevoir des visages animés d’un orgueil religieux, ou enflammés par un sauvage fanatisme. À l’air inquiet et irrésolu de quelques chefs, on comprenait qu’ils se voyaient étourdiment engagés dans une entreprise qu’ils n’avaient ni le courage ni les moyens de faire réussir, et que la honte seule les empêchait de reculer. C’était en effet un corps qui manquait d’ensemble et de solidité. Les plus ardents étaient ceux qui ayant pris part, comme Burley, au meurtre du primat, s’étaient rendus à Loudon-Hill avec d’autres hommes d’un zèle non moins effréné et non moins implacable, et qui ne pouvaient espérer aucun pardon du gouvernement. Parmi ceux-là on remarquait plusieurs prédicateurs qui, repoussant la tolérance que leur offrait le gouvernement, avaient mieux aimé assembler leur troupeau dans le désert que d’adorer Dieu dans des temples bâtis de main d’homme, de peur de paraître accorder à l’autorité temporelle le droit de contrôler en rien la suprématie ecclésiastique. Le reste des membres du conseil se composait de gentilshommes d’une fortune médiocre, et de riches fermiers, qu’une oppression insupportable avait poussés à prendre les armes et à se joindre aux insurgés. Ils avaient aussi avec eux leurs prêtres, qui, ayant profité de la tolérance du gouvernement, se préparaient à résister aux projets violents de ceux qui proposaient de rendre témoignage par une déclaration contre la criminelle et illégitime adhésion à la tolérance légale. Cette délicate question avait été écartée dans les premiers manifestes rédigés pour motiver l’entrée en campagne ; mais elle s’était élevée de nouveau en l’absence de Balfour, et, à son grand déplaisir, il vit qu’elle excitait une violente querelle entre les deux partis. Macbriar, Kettledrummle et les autres prédicateurs du désert étaient engagés dans une vive polémique avec Poundtext, le pasteur toléré de la paroisse de Milnwood, qui avait ceint le glaive, mais qui, avant d’être appelé à combattre en pleine campagne pour la cause du presbytérianisme, défendait avec énergie ses principes particuliers dans le conseil. Le plus fort de la discussion était soutenu par Poundtext et Kettledrummle, qu’appuyaient les clameurs de leurs adhérents : c’étaient ces clameurs qui avaient frappé les oreilles de Morton à son approche de la chaumière. Les deux prêtres ne manquaient ni de poumons ni de voix ; tous deux violents, pleins de feu, et inflexibles dans la défense de leurs principes, ils s’accablaient tour à tour sous le poids des textes sacrés, qu’ils citaient avec une merveilleuse promptitude ; en un mot, tous deux étaient si vivement pénétrés de la justice et de la force de leur opinion, qu’ils semblaient prêts à en venir aux mains.

Scandalisé de débats si violents, Balfour s’interposa entre les adversaires. Il leur fit sentir combien la désunion serait funeste dans les circonstances actuelles ; il flatta habilement les deux partis, et, usant de l’autorité que ses services dans ce jour de victoire lui permettaient de prendre, il parvint à faire ajourner toute controverse sur cette question. Mais, quoique Kettledrummle et Poundtext fussent ainsi réduits au silence, ils continuèrent à se lancer des regards terribles, comme deux dogues qui, séparés au milieu du combat, se sont retirés chacun sous la chaise de son maître, surveillant leurs mouvements respectifs, et montrant par leurs murmures, par leurs crins hérissés et leurs yeux enflammés, que leur querelle n’est pas apaisée, et qu’ils n’attendent que la première occasion favorable pour s’élancer de nouveau l’un contre l’autre.

Balfour profita de ce moment de calme pour présenter au conseil M. Henri Morton de Milnwood, comme un homme touché des malheurs du temps, et disposé à sacrifier ses biens et sa vie pour la cause sacrée à laquelle son père, le célèbre Silas Morton, avait rendu dans son temps de si éclatants services. Aussitôt Poundtext serra la main à Morton en signe d’amitié, ce que firent aussi ceux qui montraient quelques principes de modération. Les autres murmurèrent le mot d’érastianisme, et rappelèrent tout bas que Silas Morton, vaillant et digne serviteur du Covenant, avait ensuite apostasié quand les resolutioners eurent reconnu l’autorité de Charles Stuart, ouvrant ainsi la porte à la tyrannie actuelle et à l’oppression qui pesait sur l’Église et le pays. Ils ajoutaient toutefois que, dans ces jours critiques, ils ne voulaient refuser l’alliance d’aucune personne qui pût mettre la main à l’œuvre : ainsi Morton fut reconnu pour un des chefs de l’armée et admis dans le conseil, sinon avec l’approbation générale, au moins sans que personne s’y opposât formellement. Ils procédèrent ensuite, sur la motion de Burley, à la formation des divisions particulières de leurs soldats, dont le nombre croissait à chaque instant. Dans cette répartition, les insurgés de la paroisse et de la congrégation de Poundtext furent naturellement placés sous le commandement de Morton, mesure également agréable aux soldats et à leur chef, qui se recommandait à leur confiance par ses qualités personnelles, et aussi parce qu’il était né parmi eux.

Il devint nécessaire ensuite de déterminer quel parti on tirerait de la victoire. Le cœur de Morton tressaillit quand il entendit nommer le château de Tillietudlem comme une des plus importantes positions dont il fallait s’emparer. Ce château, comme nous l’avons souvent dit, commandait la route qui unissait la partie inculte et la partie plus fertile de cette contrée ; on ne pouvait douter qu’il deviendrait, pour tous les Cavaliers du pays, une place forte et un point de rendez-vous, si les insurgés le laissaient derrière eux. Cette mesure était surtout sollicitée par Poundtext et ses partisans, dont les habitations et les familles se seraient trouvées exposées à toutes les rigueurs des royalistes s’ils restaient maîtres de cette place.

« Je suis d’avis, » dit Poundtext (car, comme tous les théologiens de cette époque, il n’hésitait pas à donner son opinion sur les opérations militaires, malgré sa complète ignorance sur cet objet) ; « je suis d’avis de prendre et de raser la forteresse de cette femme, lady Bellenden, quand il nous faudrait élever une montagne pour l’attaquer ; car sa race est une race rebelle et sanguinaire ; leur main s’est à toutes les époques appesantie sur les enfants du Covenant. Ils ont porté leurs crampons sur nos visages, et placé leurs brides entre nos mâchoires. — Quels sont leurs moyens de défense, et quelle est leur garnison ? dit Burley. La place est forte ; mais je ne puis concevoir que deux femmes la défendent contre une armée. — Il y a encore, dit Poundtext, Harrison le majordome, et John Gudyill, sommelier de la dame, qui se vante d’avoir été un homme de guerre depuis son enfance, et d’avoir porté les armes contre la bonne cause sous James Graham de Montrose, cet enfant de Bélial. — Bon ! » dit Burley d’un ton de mépris, « un sommelier ! — Il s’y trouve aussi, reprit Poundtext, ce vieux réprouvé Miles Bellenden de Charnwood, dont les mains se sont trempées dans le sang des saints. — Si ce Miles Bellenden, dit Burley, est le frère de sir Arthur, c’est un homme dont l’épée ne rentrera pas dans le fourreau, une fois qu’il l’en aura tirée ; mais il doit être accablé par l’âge. — J’ai entendu dire dans le pays en le traversant, dit un autre membre du conseil, qu’à la nouvelle de la victoire que nous avons remportée, ils avaient fermé les portes du château, et y avaient rassemblé des soldats et réuni des provisions. Ce fut toujours une maison opiniâtre et réprouvée. — Ce ne sera pas de mon consentement, reprit Burley, qu’on entreprendra un siège qui peut consumer beaucoup de temps. Il faut marcher en avant et profiter de notre avantage en nous emparant de Glasgow ; car je ne crains pas que les troupes que nous avons battues aujourd’hui, même renforcées du régiment de lord Ross, jugent prudent de nous y attendre. — Toutefois, dit Poundtext, nous pouvons déployer un drapeau devant le château, et le faire sommer de se rendre ; peut-être nous livreront-ils la place, quoique ce soit une race rebelle. Nous en ferons sortir les femmes, lady Marguerite Bellenden, sa petite-fille, et Jenny Dennison, jeune fille aux regards séducteurs, et nous les enverrons en paix, avec un sauf-conduit, à la ville voisine, ou même à Édimbourg. Quant à John Gudyill, Hugh Harrison et Miles Bellenden, nous les mettrons aux fers, comme ils ont fait eux-mêmes autrefois aux saints martyrs. — Qui parle de paix et de sauf-conduit ? » s’écria du milieu de la foule une voix aigre et perçante. — Silence ! frère Habacuc, » dit Macbriar d’un ton de douceur. — Je ne me tairai point, » continua cette voix étrange et bizarre : « est-ce le temps de parler de paix, quand la terre est ébranlée, quand les montagnes sont entr’ouvertes, les rivières changées en sang, et le glaive à deux tranchants tiré du fourreau pour s’abreuver de sang, pour dévorer la chair comme le feu dévore le chaume desséché. »

En parlant ainsi, l’orateur s’élança au milieu du cercle, et offrit aux yeux étonnés de Morton une figure digne d’une telle voix et d’un tel langage. Un habit en haillons, jadis noir, et des lambeaux d’un manteau de berger, composaient son costume, à peine suffisant pour satisfaire à la décence, et moins encore pour garantir du froid. Une longue barbe, blanche comme la neige, descendait sur sa poitrine, et se mêlait à une chevelure grise, touffue, tombant en désordre autour de son visage farouche et égaré. Ses traits, amaigris par la faim, avaient à peine conservé quelque chose d’humain. Son œil gris, féroce et hagard, indiquait une imagination en désordre. Il tenait un sabre rouillé, teint de sang aussi bien que ses mains longues et sèches, et ses ongles ressemblaient aux serres d’un aigle.

« Au nom du ciel quel est cet homme ? » dit tout bas à Poundtext Morton surpris et presque effrayé à cette horrible apparition, qu’on eût prise pour le fantôme de quelque prêtre cannibale, ou d’un druide teint du sang de victimes humaines, plutôt que pour un habitant de la terre. — « C’est Habacuc Mucklewrath, » répondit Poundtext sur le même ton, « que l’ennemi a si long-temps retenu prisonnier dans des forts et des châteaux, que son esprit s’est égaré, et qu’il est, je le crains bien, possédé du démon. Néanmoins, les plus violents de nos frères croient qu’il est inspiré par l’Esprit, et que ses paroles fructifient en eux. »

Il fut alors interrompu par Mucklewrath, qui répéta d’une voix à ébranler les solives de la cabane : « Qui parle de paix et de sauf-conduit ? qui parle de merci pour la race sanguinaire des réprouvés ? Je dis qu’il faut prendre les enfants et les écraser contre les pierres ; prendre les filles et les femmes, et les précipiter du haut de ces murailles dans lesquelles elles ont mis leur confiance, afin que les chiens puissent s’engraisser de leur sang, comme ils ont fait du sang de Jézabel, l’épouse d’Achab, et que leurs cadavres pourrissent et servent d’engrais sur le champ de leurs pères. — C’est bien parler ! » s’écrièrent aussitôt plusieurs voix sombres et terribles ; « nous rendrons peu de services à la bonne cause, si nous faisons déjà bon marché aux ennemis du ciel. — C’est le comble de l’abomination et de l’impiété ! » dit Morton incapable de contenir son indignation ; « quelle protection pouvez-vous espérer du ciel, quand vous écoutez des discours horribles d’atrocité et de folie ? — Silence, jeune homme ! dit Kettledrummle ; réserve tes censures pour les choses que tu peux connaître : il ne t’appartient pas de juger le vase dans lequel l’Esprit verse ses inspirations. — Nous jugeons de l’arbre par le fruit, dit Poundtext, et nous ne regardons pas comme inspirés par le ciel des discours qui sont en opposition formelle avec les lois divines. — Vous oubliez, frère Poundtext, dit Macbriar, que les derniers jours sont arrivés où les signes et les prodiges seront multipliés. »

Poundtext allait répondre ; mais, avant qu’il eût prononcé une parole, l’extravagant prédicateur s’écria, d’une voix qui ne permettait à aucune autre de s’élever : « Qui parle de signes et de prodiges ? Ne suis-je pas Habacuc Mucklewrath, dont le nom est maintenant Magor-Misabid, par ce que je suis devenu un objet de terreur pour moi-même et pour tous ceux qui m’entourent ? Je l’ai entendu… D’où l’ai-je entendu ?… N’était-ce pas dans la tour de Bas, qui domine la vaste mer ? Je l’ai entendu dans le mugissement des vents, dans le bruit des flots… Les oiseaux de mer l’ont sifflé et crié dans leurs sifflements et dans leurs cris, en nageant et en volant, en tombant et en plongeant dans les vagues… Je l’ai vu… D’où l’ai-je vu ?… N’était-ce pas des hauteurs de Dumbarton, quand je regardais, vers l’ouest, les plaines fertiles, et vers le nord, les stériles montagnes des hautes terres ; quand les nuages s’amoncelaient et formaient les tempêtes, et que les éclairs du ciel éclataient en traînées de flammes aussi larges que les bannières d’une armée ?… Qu’ai-je vu ?… Des corps morts, des chevaux blessés, le choc des combattants, et des vêtements souillés de sang… Qu’ai-je entendu ?… Une voix qui criait : Tue, tue, frappe, tue sans quartier, sois sans miséricorde ! tue les vieillards et les jeunes gens, la vierge, l’enfant et la mère en cheveux blancs ! Détruis la maison et remplis les cours de cadavres ! — Nous obéirons à cet ordre ! s’écrièrent plusieurs voix ; il y a six jours qu’il n’a ni parlé ni mangé de pain, et maintenant sa langue est déliée. Nous obéirons à cet ordre ; nous ferons comme il l’a dit ! »

Étonné, dégoûté et frappé d’horreur, Morton sortit du cercle et quitta la chaumière. Il fut suivi par Burley, qui surveillait tous ses mouvements.

« Où allez-vous ? » lui dit ce dernier en lui saisissant le bras. — Je ne sais… peu m’importe… mais je ne resterai pas ici plus long-temps. — Es-tu si tôt fatigué, jeune homme ? reprit Burley ; tu as mis à peine la main à la charrue, et tu voudrais déjà l’abandonner ? Est-ce là ton attachement à la cause de ton père ? — Aucune cause, » dit Morton avec indignation, « aucune cause ne peut prospérer avec de tels défenseurs ! les uns se déclarent pour les rêves d’un fou altéré de sang ; un autre chef est un vieux pédant scolastique ; un troisième… » Il s’arrêta, et son compagnon, complétant sa pensée : « Est un assassin, un Balfour de Burley, voulais-tu dire ?… Mais je dois t’entendre sans colère… Pense donc, jeune homme, que ce ne sont pas des hommes d’un esprit froid et réfléchi qui se lèvent pour exécuter les jugements du ciel et accomplir la délivrance du peuple. Si tu avais vu les armées d’Angleterre pendant le parlement de 1640, lorsque leurs rangs étaient remplis de sectaires et d’enthousiastes plus féroces que les anabaptistes de Munster, tu aurais eu encore un plus grand sujet d’étonnement ; et cependant ces hommes étaient invincibles sur le champ de bataille, et leurs mains firent des prodiges pour la liberté du pays. — Mais leurs opérations étaient dirigées avec sagesse, répondit Morton, et la violence de leur zèle s’exhalait tout entière dans leurs exhortations et leurs sermons, sans produire de division dans leurs conseils ou les pousser à la cruauté. J’ai souvent entendu mon père assurer que rien ne l’étonnait plus que le contraste de l’extravagance de leurs opinions religieuses avec la sagesse et la modération de leur conduite dans les affaires civiles et militaires. Vos conseils, au contraire, ressemblent à un véritable chaos. — Il faut prendre patience, jeune homme, reprit Burley, et ne pas abandonner la cause de ta religion et de ton pays, pour un mot déraisonnable ou une action extravagante. Écoute-moi, j’ai déjà fait comprendre aux plus sages de nos amis que notre conseil est trop nombreux, et qu’en le maintenant ainsi nous ne pouvons espérer de voir les Madianites tomber entre nos mains. Ils ont entendu ma voix, et nos assemblées seront bientôt réduites à un assez petit nombre de membres pour pouvoir délibérer et agir avec ensemble. Tu y auras ta voix, aussi bien pour diriger nos opérations militaires que pour protéger ceux qu’on devra épargner. Es-tu satisfait ? — Je serai charmé sans doute, répondit Morton, de pouvoir adoucir les horreurs de la guerre civile, et je n’abandonnerai pas le poste que j’ai accepté, à moins que je ne voie adopter des mesures contre lesquelles ma conscience se révolte. Mais jamais je ne me prêterai, jamais je ne consentirai au meurtre de celui qui demande quartier, ou à des exécutions sans jugement préalable : et vous pouvez compter que je m’y opposerai de toute la force de mon âme et de mon bras, avec le même courage que je déploierai contre nos ennemis. »

Balfour fit un geste d’impatience.

« Tu verras, mon fils, dit-il, que la génération obstinée et au cœur dur à laquelle nous avons affaire doit être châtiée avec des scorpions, jusqu’à ce qu’elle s’humilie et qu’elle se soumette à la punition de son iniquité. Voici la parole qui a été prononcée contre elle : « Je ferai lever sur vous un glaive qui vengera mon Covenant !… » Mais en tout nous agirons avec prudence et réflexion, comme le fit James Melvin qui exécuta le jugement sur le tyran et l’oppresseur, sur le cardinal Beaton. — Je vous avoue, répondit Morton, que j’ai encore plus d’horreur d’une cruauté préméditée que d’un meurtre commis dans l’emportement du zèle et de la vengeance. — Tu n’es qu’un jeune homme ! reprit Balfour, et tu ne sais pas encore combien sont légères dans la balance quelques gouttes de sang, auprès du poids et de l’importance de ce grand témoignage national. Mais rassure-toi ; tu auras voix au conseil sur ces matières, et j’espère qu’elles nous donneront rarement sujet de différer d’avis. »

Avec cette assurance pour l’avenir, Morton fut forcé de se contenter de l’état de choses actuel, et Burley le quitta en l’engageant à prendre quelque repos, car l’armée se mettrait sans doute en marche au point du jour.

« Et vous, lui dit Morton, n’allez-vous point vous reposer aussi ? — Non, dit Burley, mes yeux ne doivent pas encore connaître le sommeil, cette affaire est de la plus haute importance, il s’agit de choisir les membres du nouveau conseil, et je vous appellerai demain matin pour assister à la délibération. »

Il s’éloigna, laissant Morton se livrer au repos.

L’endroit où se trouvait ce dernier était assez convenable pour dormir, car c’était un enfoncement dans le roc, bien abrité contre le vent. Une grande quantité de mousse dont la terre était couverte lui offrait un coucher assez doux pour un homme accablé, comme il l’était, de fatigue et d’inquiétude. Morton, s’enveloppant dans son manteau qu’il avait conservé, s’étendit par terre, et avant qu’il pût s’abandonner à de longues réflexions sur le malheureux état de son pays et sur sa propre situation, il s’endormit d’un profond sommeil.

Le reste de l’armée dormit sur le sol, divisée en divers groupes qui choisirent les endroits les plus commodes et les mieux abrités. Les principaux chefs restèrent en conférence avec Burley sur l’état de leurs affaires ; et quelques sentinelles, placées à l’entour, se tinrent éveillées en chantant des psaumes ou en écoutant les discours de ceux d’entre eux qui avaient reçu le don de la parole.






CHAPITRE XXIII.

changement de fortune.


Obtenu sans peine… Maintenant à cheval joyeusement.
Shakspeare, Henri IV, première partie.


Henri s’éveilla à la pointe du jour, et trouva le fidèle Cuddie debout à côté de lui, et tenant un porte-manteau.

« J’ai mis les affaires de Votre Honneur en ordre en attendant votre réveil, dit Cuddie, comme c’était mon devoir, puisque vous avez été assez bon pour me prendre à votre service. — Vous prendre à mon service, Cuddie ! il faut que vous l’ayez rêvé. — Non, non, monsieur ; quand j’étais à cheval, les mains liées, je vous ai dit que si vous deveniez libre, je serais votre domestique, et vous n’avez pas dit non. Si ce n’est pas là accepter, je ne sais pas ce que c’est. Vous ne m’avez pas donné d’arrhes, mais vous m’en aviez donné assez auparavant à Milnwood. — Eh bien, Cuddie, si vous persistez à vous associer à ma mauvaise fortune… — Mauvaise ! je vous garantis que notre fortune est en bon chemin, pourvu que ma vieille mère n’y mette point d’obstacle. Le commencement de cette campagne me prouve que la guerre est un métier facile à apprendre. — Vous avez maraudé ? autrement d’où vous viendrait ce porte-manteau ? — Je ne sais si cela s’appelle marauder ou autrement ; mais ces choses tombent dans les mains du soldat tout naturellement, et c’est un commerce très-profitable. Pendant que nous étions encore attachés, je vis nos gens dépouiller les dragons morts, et les mettre nus comme l’enfant qui vient de naître. Mais quand nos whigs furent occupés à écouter de toutes leurs oreilles les beaux discours de Kettledrummle et de l’autre ministre, je partis au plus vite afin de faire vos affaires et les miennes. Je remontai le ruisseau un peu vers, la droite, et là je vis de nombreuses traces de pieds de chevaux ; pas trop rassuré, j’atteignis un endroit où quelque combat avait sans doute été livré, car de pauvres garçons étaient étendus sur la terre, portant encore les mêmes habits dont ils s’étaient revêtus le matin ; personne n’en avait encore approché… Et qui trouvai-je au milieu ? notre ancienne connaissance, le sergent Bothwell. — Quoi ! cet homme est mort ! — Bien mort. Son œil était ouvert, son front baissé, et ses dents serrées les unes contre les autres, comme celles d’un piège dont le ressort s’est lâché… Je tremblais, rien que de le regarder ; et cependant je pensais à avoir ma revanche avec lui : j’ai donc vidé ses poches, comme il a fait lui-même à plus d’un honnête homme ; et voici votre argent, ou celui de votre oncle, ce qui revient au même, qu’il a reçu à Milnwood, dans cette malheureuse soirée où tous deux nous devînmes soldats. — Il nous est permis d’user de cet argent puisque nous savons d’où il vient ; mais je dois partager avec vous, Cuddie. — Ne vous pressez pas, ne vous pressez pas. Cette bague qui était attachée sur sa poitrine avec un ruban noir, c’était sans doute un gage d’amour. Pauvre garçon !… Il n’y a cœur si dur qui ne s’attendrisse pour une jeune fille… Voici encore un livre avec des papiers. J’ai trouvé aussi deux ou trois objets que je conserverai pour mon usage. — Sur ma foi, vous avez été fort heureux pour un premier début. — N’est-ce pas ? (Ici Cuddie affecta un air de triomphe.) Je vous avais bien dit que je n’étais pas tout à fait bête quand il s’agissait de prendre quelque chose. J’ai de plus trouvé deux bons chevaux. Un malheureux tisserand, qui a abandonné son métier et sa maison pour venir sur les montagnes, avait pris deux chevaux de dragons et ne savait comment les conduire : je lui en ai offert un noble d’or, et je les aurais eus pour moitié de ce prix, mais l’endroit n’est pas commode pour changer les pièces d’or. Vous trouverez cet argent de moins dans la bourse de Bothwell. — Vous avez fait une bonne et utile acquisition. Mais quel est ce porte-manteau ? — Le porte-manteau ? il était hier à lord Evandale, et aujourd’hui il est à vous. Je l’ai trouvé derrière le buisson de genêt là-bas. Chaque chien aura son jour, vous savez ce que dit la vieille chanson :

Allez à votre tour, ma mère, a dit Tam de la Linn.

Et, à propos, j’ai bien envie d’aller voir ce que devient ma mère, la pauvre vieille femme ! si Votre Honneur n’a pas d’ordres à me donner. — Mais, Cuddie, je ne puis réellement prendre tout cela sans vous récompenser. — Prenez toujours, monsieur ; vous songerez une autre fois à me récompenser. J’ai pris pour moi quelques objets qui me convenaient mieux. Que ferais-je des brillants habits de lord Evandale ? ceux du sergent Bothwell me suffiront. »

Ne pouvant vaincre le désintéressement obstiné de son serviteur et lui faire rien accepter de ces dépouilles, Morton résolut de profiter de la première occasion pour rendre à lord Evandale, s’il vivait encore, ce qui lui appartenait : et, en attendant, il n’hésita pas à user de ce que Cuddie avait pris, seulement pour changer de linge et se servir de quelques objets utiles et de peu de valeur que renfermait le porte-manteau.

Il regarda ensuite les papiers qui se trouvaient dans le portefeuille de Bothwell. Ils étaient de plusieurs espèces. Il y avait le contrôle de ses soldats, avec les noms de ceux qui étaient en congé ; des mémoires de tavernes, une liste de suspects à poursuivre et à mettre à l’amende, avec la copie d’un mandat du conseil privé pour arrêter certaines personnes de distinction qui y étaient désignées. Morton trouva aussi une ou deux commissions que Bothwell avait reçues à différentes époques, et des certificats de ses services en pays étrangers, où l’on faisait le plus grand éloge de son courage et de ses talents militaires. Mais la pièce la plus remarquable était un tableau fort détaillé de sa généalogie, avec renvois à des documents qui en justifiaient l’authenticité ; il était accompagné d’une liste des vastes domaines confisqués sur les comtes de Bothwell, avec les noms des courtisans et seigneurs auxquels le roi Jacques VI les avait donnés et dont les descendants en étaient encore possesseurs ; au-dessous de cette liste était écrite en lettres rouges, de la main de Bothwell : Haud immemor, F. S. C. B., initiales qui signifiaient, sans doute, François Stuart, comte de Bothwell. Avec les documents qui peignaient si bien le caractère et les sentiments du propriétaire, il y en avait d’autres qui le montraient sous un tout autre jour que ne l’ont vu jusqu’ici nos lecteurs.

Dans un secret du portefeuille, que Morton ne découvrit pas sans difficulté, étaient une ou deux lettres d’une belle écriture de femme. Elles avaient bien vingt ans de date, ne portaient point d’adresse, et n’étaient signées que par des initiales. Sans avoir le temps de les lire en entier, Morton reconnut qu’elles contenaient l’expression, à la fois élégante et tendre d’un amour de femme qui cherchait à calmer la jalousie d’un amant dont le caractère impétueux, soupçonneux et violent, excitait de douces plaintes. L’encre de ces lettres était effacée par le temps, et, malgré le grand soin qu’on avait pris pour les conserver, elles étaient devenues illisibles dans deux ou trois endroits.

« N’importe ! (ces mots étaient écrits sur l’enveloppe de celle qui avait le plus souffert) je les sais par cœur. »

À ces lettres était jointe une boucle de cheveux enveloppée dans une copie de vers, inspirés évidemment par un sentiment qui racheta aux yeux de Morton le peu d’élégance de la poésie et les concetti qui y abondaient, conformément au goût de l’époque.

Après avoir lu ces vers, Morton ne put s’empêcher de réfléchir, avec un sentiment de compassion, sur la destinée de cet être singulier et malheureux qui, voué à la misère et presque au mépris, semblait avoir eu l’esprit continuellement fixé sur le haut rang que sa naissance l’appelait à tenir, et qui, plongé dans la plus grossière licence, portait ses regards avec un remords bien amer, sur cette période de sa jeunesse où il nourrissait une passion vertueuse.

Hélas ! que sommes-nous, dit Morton, si nos meilleurs et nos plus louables sentiments peuvent ainsi s’avilir et se dépraver si un honorable orgueil se change en un mépris dédaigneux de l’opinion, et si les sollicitudes d’une douce affection habitent un cœur que la licence, la vengeance et la rapine ont choisi pour leur séjour ? Mais il en est de même partout : les principes généreux d’un homme dégénèrent en froideur et en insensibilité ; un autre, son zèle religieux le jette dans un fanatisme extravagant et féroce. Nos résolutions, nos passions, sont comme les vagues de la mer, et sans le secours de celui qui forma le cœur humain, nous ne pouvons dire aux flots qui l’agitent : Vous viendrez jusqu’ici, et vous n’irez pas plus loin. »

En moralisant ainsi, il leva les yeux, et vit Burley devant lui.

« Déjà debout ! lui dit ce dernier ; cela est bien, et prouve votre zèle à marcher dans la voie… Mais, quels sont ces papiers ? »

Morton lui raconta brièvement l’heureuse expédition de Cuddie, et lui remit le portefeuille de Bothwell, avec ce qu’il contenait. Le chef caméronien examina avec attention les papiers relatifs aux opérations militaires ou aux affaires publiques ; mais dès qu’il vit les vers, il les jeta loin de lui avec mépris.

« Lorsque, par la bénédiction du ciel, dit-il, je passai mon épée au travers du corps de cet instrument de cruauté et de persécution, j’étais loin de penser qu’un homme si impétueux et si terrible se fût abaissé jusqu’à un art aussi frivole que profane. Mais je vois que Satan donne les qualités les plus diverses à ceux qu’il aime et qu’il choisit pour ses instruments, et que la même main qui peut manier une massue ou une arme meurtrière contre les élus dans la vallée de destruction, peut aussi pincer du luth ou de la guitare, pour charmer les oreilles des filles du péché dans leurs danses et leurs œuvres de vanité et de prostitution. — Ainsi vos idées de devoir, dit Morton, excluent l’amour des beaux-arts, qu’on croit généralement propres à purifier et élever l’âme ? — À mes yeux, jeune homme, répondit Burley, et aux yeux de tous ceux qui pensent comme moi, les plaisirs de ce monde, sous quelque nom qu’on les déguise, ne sont que vanité, comme sa grandeur et son pouvoir ne sont que des pièges. Nous n’avons qu’un but sur la terre, c’est d’élever le temple du Seigneur. — Mon père disait souvent, reprit Morton, que beaucoup de gens qui s’emparaient du pouvoir au nom du ciel l’exerçaient avec autant de rigueur et étaient aussi peu disposés à y renoncer que s’ils n’avaient été mus que par des motifs d’ambition mondaine. Mais laissons cela pour le moment… Êtes-vous parvenu à faire nommer un conseil ? — Oui, répondit Burley ; le nombre des membres est fixé à six ; vous en êtes un, et je viens vous chercher pour prendre part à la délibération. »

Morton le suivit jusqu’à une prairie isolée où leurs collègues les attendaient. Chacun des deux principaux partis qui divisaient l’armée avait eu soin d’envoyer dans cette assemblée trois membres pour le représenter. Du côté des caméroniens, étaient Burley, Macbriar et Kettledrummle ; et les modérés avaient choisi Poundtext, Henri Morton et un petit propriétaire appelé le laird de Langeale. Ainsi les deux partis avaient un nombre égal de représentants dans le conseil ; mais on pouvait prévoir que ceux qui professaient les opinions les plus violentes exerceraient, comme il arrive en pareil cas, le plus d’influence. Après avoir mûrement réfléchi sur leurs moyens, leur situation et l’accroissement probable de leurs forces, ils résolurent de garder leur position ce jour-là, afin de laisser reposer leurs soldats et de donner aux renforts le temps d’arriver ; le lendemain, au point du jour, ils marcheraient sur Tillietudlem, et sommeraient de se rendre cette forteresse de l’iniquité, comme ils l’appelaient. Si la place ne se rendait pas, on tenterait un assaut, et si l’assaut était sans résultat, on devait laisser une partie des troupes pour faire le blocus du château et le réduire par la famine, tandis que le principal corps d’armée marcherait sur Glasgow pour en chasser Claverhouse et lord Ross. Telles furent les résolutions du conseil ; et Morton allait débuter dans sa nouvelle carrière par l’attaque d’un château appartenant à la grand’mère de celle qu’il aimait, et défendu par le major Bellenden, à qui il devait tant de reconnaissance ! Il sentait tout l’embarras de sa position ; mais il se consola en songeant que l’autorité qu’il venait d’acquérir dans l’armée le mettrait à même d’assurer aux habitants de Tillietudlem une protection qui, autrement, leur eût manqué ; il espérait même amener, par sa médiation entre eux et les presbytériens, quelque accommodement qui leur garantirait tous les avantages de la neutralité pendant le cours de la guerre.






CHAPITRE XXIV.

le fugitif.


Arriva du champ de bataille un chevalier sur les armes duquel ruisselaient le sang et la sueur.
Finlay.


Il nous faut maintenant revenir à la forteresse de Tillietudlem et à ses habitants. L’aurore du premier jour qui suivit la bataille de Loudon-Hill commençait à briller sur les fortifications du château, et ses défenseurs avaient déjà repris les travaux qui devaient le rendre imprenable, quand la sentinelle qui était en faction sur une haute tourelle appelée la tour de Garde, annonça l’approche d’un cavalier. Lorsqu’on le vit de plus près, on reconnut à ses vêtements un officier des gardes-du-corps, et la lenteur du pas de son cheval aussi bien que la manière dont le cavalier se tenait en selle montraient clairement qu’il était malade ou blessé. On ouvrit aussitôt le guichet pour le recevoir, et lord Evandale entra dans la cour, tellement épuisé par la perte de son sang qu’il fallut l’aider à descendre de cheval. Quand il parut dans le salon, appuyé sur un domestique, les dames jetèrent un cri de surprise et de frayeur ; car, pâle comme la mort, couvert de sang, son uniforme sale et déchiré, ses cheveux mouillés et en désordre, il ressemblait plus à un spectre qu’à un être humain : mais un cri de joie succéda à ce premier effroi.

« Dieu soit loué ! s’écria lady Marguerite ; vous êtes ici, et vous avez échappé aux mains des meurtriers sanguinaires qui ont déjà tué tant de loyaux serviteurs du roi ! — Béni soit le ciel ! ajouta Édith ; vous êtes ici, et en sûreté ! Nous avons craint de ne plus vous revoir. Mais vous êtes blessé, et j’ai peur que nous ne puissions vous donner les secours nécessaires. — Mes blessures sont légères et nullement inquiétantes, » répondit le noble jeune homme en se plaçant sur un siège ; « et si je me sens épuisé, c’est uniquement par la perte de mon sang. Mais mon intention n’est pas de venir augmenter par ma faiblesse vos dangers et vos inquiétudes ; je viens au contraire pour vous offrir mes services, s’ils peuvent vous être de quelque utilité. Que puis-je faire pour vous ? Permettez-moi, » ajouta-t-il en s’adressant à lady Marguerite, « permettez-moi de penser et d’agir comme votre fils, madame ; comme votre frère, Édith ! »

Il prononça la fin de cette phrase avec une sorte d’affectation, craignant sans doute que miss Bellenden, si elle pouvait penser qu’il les lui offrait comme amant, n’acceptât point ses services. Elle ne fut point insensible à cette délicatesse ; mais ce n’était pas le moment de faire assaut de beaux sentiments. « Nous songeons à nous défendre, » dit la vieille dame avec beaucoup de dignité ; « mon frère s’est mis à la tête de la garnison, et, avec l’aide de Dieu, nous recevrons les rebelles comme ils le méritent. — Avec quelle joie, dit Evandale, je prendrais part à la défense du château ! mais, dans l’état où je suis, je ne puis que vous embarrasser ; car si ces brigands apprennent qu’il se trouve ici un officier des gardes-du-corps, ils mettront encore plus d’acharnement à s’en rendre les maîtres. S’ils le trouvent défendu seulement par les propriétaires, peut-être se dirigeront-ils sur Glasgow, au lieu de tenter un assaut. — Et se peut-il que vous ayez de nous si mauvaise idée, milord ? » dit Édith avec un de ces généreux élans de sensibilité si communs chez les femmes et qui leur conviennent si bien. Son émotion rendait sa voix tremblante, et la chaleur de son âme animait vivement ses traits. « Pouvez-vous avoir si mauvaise idée de vos amis ? Croyez-vous que de telles considérations puissent les détourner de vous protéger, de vous secourir, quand vous êtes incapable de vous défendre vous-même, et que la campagne est couverte d’ennemis ? Est-il en Écosse une cabane dont le maître permettrait à un estimable ami d’en sortir en pareille circonstance ? et pensez-vous que nous vous laisserions quitter un château que nous croyons assez fort pour notre propre défense ? — Lord Evandale ne doit pas y songer, dit lady Marguerite ; je panserai moi-même ses blessures ; c’est tout ce que peut faire une vieille femme en temps de guerre. Mais quitter le château de Tillietudlem quand l’épée de l’ennemi est tirée contre lui… je ne le permettrais pas au dernier des soldats qui aient jamais endossé l’uniforme du roi, à plus forte raison à lord Evandale. Ce n’est point ma maison qui doit souffrir un tel déshonneur ; la tour de Tillietudlem a été trop honorée de la visite de Sa très-sainte… »

Ici elle fut interrompue par l’arrivée du major.

« Nous avons fait un prisonnier, mon cher oncle, dit Édith, un prisonnier blessé, et il va nous échapper ; il faut que vous nous aidiez à le retenir de force. — Lord Evandale ! s’écria le vieux soldat ; ah ! j’éprouve autant de plaisir que quand j’obtins mon premier grade ; Claverhouse nous avait dit que vous étiez mort, ou à peu près. — J’eusse péri en effet sans un de vos amis, » dit lord Evandale avec quelque émotion et en baissant les yeux, comme pour éviter de voir l’impression que ferait sur miss Bellenden ce qu’il allait dire. « J’étais démonté et sans défense, et l’épée était déjà levée sur moi, quand le jeune Morton, le prisonnier en faveur duquel vous vous êtes vous-même intéressé hier, est intervenu de la manière la plus généreuse, m’a sauvé la vie et donné les moyens de m’échapper. »

En finissant cette phrase, une pénible curiosité triompha de sa première résolution ; il leva les yeux vers Édith, et crut lire dans l’éclat de ses joues et dans le feu de ses regards qu’elle apprenait avec joie que son amant était vivant et libre, et s’était montré reconnaissant de l’intérêt qu’on lui avait montré. Tels étaient en effet ses sentiments ; mais ils étaient aussi mêlés d’admiration pour la franchise avec laquelle lord Evandale s’empressait de rendre hommage au mérite de son heureux rival, et d’avouer un service que, selon toute probabilité, il eût mieux aimé devoir à tout autre.

Le major Bellenden, qui n’eût jamais remarqué les émotions des deux amants, quand bien même elles eussent été beaucoup plus évidentes, se contenta de dire : « Puisque Henri Morton a quelque autorité sur cette race odieuse, je me réjouis qu’il en ait usé ainsi ; mais j’espère qu’il quittera leur bande aussitôt qu’il le pourra. Oui, oui, je n’en puis douter ; je connais ses principes, je sais qu’il déteste leur saint jargon et leur hypocrisie ; je l’ai mille fois entendu rire de la pédanterie de ce vieux coquin de ministre presbytérien, Poundtext, qui, après avoir joui pendant tant d’années de l’indulgence du gouvernement, vient de reprendre ses véritables couleurs dès la première occasion, et d’aller avec les trois quarts de ses paroissiens, qu’il a endoctrinés, rejoindre l’armée des fanatiques. Mais comment vous êtes-vous échappé, milord, après avoir quitté le champ de bataille ? — En me sauvant au plus vite, comme eût fait un lâche chevalier, » répondit lord Evandale en souriant. « J’ai pris la route sur laquelle je croyais devoir rencontrer moins d’ennemis, et vous ne devineriez jamais où j’ai trouvé un asile pendant plusieurs heures ? — Au château de Bracklan peut-être, dit lady Marguerite, ou dans la maison de quelque autre loyal gentilhomme ? — Non, madame ; j’ai été repoussé sous divers prétextes de plus d’une maison de ce genre, parce qu’on craignait que l’ennemi ne vînt m’y chercher. Mais j’ai trouvé un abri dans la cabane d’une pauvre veuve dont le mari a été fusillé, il y a moins de trois mois, par un détachement de notre régiment, et dont deux fils sont en ce moment dans les rangs des insurgés. — Est-il possible ? dit lady Bellenden ; une femme fanatique a été capable d’une telle générosité ! Mais elle ne partage pas, je le suppose, les opinions de sa famille. — Loin de là, madame, continua le noble jeune homme ; elle est rigidement attachée aux principes de sa secte ; mais elle n’a vu que mon danger et ma détresse, et n’a consulté que les sentiments de l’humanité, oubliant que j’étais un Cavalier et un soldat. Elle a pansé mes blessures, m’a fait reposer sur son lit, m’a dérobé à une bande d’insurgés qui poursuivaient les fuyards, m’a donné à manger, et ne m’a pas permis de quitter mon asile avant d’être assurée que j’arriverais sans danger à ce château. — C’est une noble action, dit miss Bellenden, et je suis sûre que vous trouverez l’occasion de récompenser une telle générosité. — Oui, miss Bellenden, répliqua lord Evandale, j’ai pendant ce temps de malheur contracté des dettes de toutes parts pour des services qu’on m’a rendus. Mais quand je pourrai montrer ma reconnaissance, la bonne volonté ne me manquera pas. »

Tous se réunirent alors pour supplier lord Evandale de ne plus songer à quitter le château ; mais l’argument du major Bellenden fut le plus fort.

« Votre présence dans le château sera, sinon absolument nécessaire, du moins très-utile, milord, pour maintenir la discipline convenable parmi les cavaliers que Claverhouse a laissés ici en garnison, et qui, je dois le dire, ne semblent pas fort habitués à l’observer. Le colonel nous a autorisés à retenir tout officier de son régiment qui se présenterait ici. — C’est un argument irrésistible, dit lord Evandale, puisqu’il me prouve que mon séjour ici peut être utile, même dans le fâcheux état où je me trouve. — Quant à vos blessures, milord, dit le major, si ma sœur lady Bellenden veut se charger de combattre tout symptôme de fièvre qui pourrait se montrer, je vous réponds que mon vieux camarade Gédéon Pike pansera une blessure aussi bien que s’il était de la corporation des chirurgiens-barbiers. Il a eu assez d’occasions de s’exercer du temps de Montrose ; car, comme vous le pensez bien, nous avions à l’armée peu de chirurgiens qui eussent pris régulièrement leurs grades. Vous consentez donc à rester avec nous ? — Les motifs qui m’engageaient à quitter le château, » dit lord Evandale en jetant un regard sur Édith, « quelque puissants qu’ils puissent être, doivent céder à ceux qui se fondent sur les services que je puis vous rendre. Oserais-je, major, vous demander communication des moyens et du plan de défense que vous avez préparés, ou me permettez-vous de vous accompagner pour examiner les travaux ? »

Il n’avait pas échappé à miss Bellenden que lord Evandale paraissait dans un grand abattement de corps et d’esprit. « Je pense, mon oncle, » dit-elle en s’adressant au major, « que puisque lord Evandale consent à devenir officier de notre garnison, vous devez commencer par le soumettre à votre autorité, et lui ordonner de passer dans son appartement pour y prendre quelque repos avant d’entamer des discussions militaires. » — Édith a raison, dit la vieille dame ; il faut que vous alliez sur-le-champ vous mettre au lit, milord, et que vous preniez une potion contre la fièvre, préparée de ma propre main. Ma dame de compagnie, mistress Martha Weddell, vous fera du bouillon de poulet, ou quelque autre chose de léger. Je ne vous conseillerai pas le vin… John Gudyill, que la femme de charge prépare la chambre du dais. Il faut que lord Evandale se couche à l’instant. Pike lèvera les bandages et examinera l’état des blessures. — Ce sont de tristes préparatifs, madame, » dit lord Evandale en se retournant pour remercier lady Marguerite avant de quitter le salon ; « mais je dois me soumettre à vos ordres, et j’espère que votre habileté me rendra bientôt plus capable de défendre le château que je ne le suis maintenant. Vous devez me mettre le plus tôt possible en état de vous servir de mon bras, car vous n’avez pas besoin de ma tête tant que le major Bellenden sera avec nous. »

À ces mots, il sortit de l’appartement.

« Excellent jeune homme ! dit le major, et très-modeste ! — Et qui, ajouta lady Marguerite, n’a aucune de ces idées qui font croire souvent à de jeunes fous qu’ils savent ce qui leur convient, mieux que des personnes qui ont de l’expérience. — Et si généreux, si beau ! » dit Jenny Dennison qui, étant entrée pendant la dernière partie de cette conversation, se trouva ensuite seule avec sa maîtresse dans le salon, car le major était retourné à ses occupations militaires, et lady Marguerite à ses préparatifs médicaux.

Édith ne répondit à ces éloges que par un soupir ; mais bien qu’elle ne dît mot, elle sentit et reconnut mieux que personne combien ils étaient mérités. Jenny, cependant, ne manqua pas de continuer sur le même sujet.

« Après tout, milady a bien raison de le dire, il n’y a pas un presbytérien sur la parole duquel on puisse compter ; ils sont tous sans foi ni loi. Qui aurait jamais cru que le jeune Milnwood et Cuddie Headrigg auraient suivi ces coquins de rebelles ? — Quelles absurdités me débitez-vous, Jenny ? » répondit sa jeune maîtresse d’un air mécontent. — « Je vois que cette nouvelle vous est désagréable, madame, » reprit hardiment Jenny ; « et ce n’est pas avec grand plaisir que je vous l’apprends ; mais il faut bien que vous le sachiez tôt ou tard, car on en parle dans tout le château. — Que dites-vous, Jenny ? » répondit Édith avec impatience ; « voulez-vous me rendre folle ? — On dit que Henri Morton de Milnwood s’est joint aux rebelles, et qu’il est un de leurs principaux chefs. — C’est un mensonge ! s’écria Édith ; c’est la plus infâme calomnie ! et vous êtes bien hardie d’oser me le répéter. Henri Morton est incapable d’une telle trahison envers son roi et son pays. C’est une cruauté envers moi… envers… c’est-à-dire envers des innocents calomniés, et qui ne peuvent venir se défendre. Je vous dis que c’est chose impossible, absolument impossible. — Oh ! miss Édith, » répliqua Jenny avec obstination, « il faudrait connaître mieux les jeunes gens que je ne les connais et ne souhaite de jamais les connaître, pour dire avec certitude ce dont ils sont ou ne sont pas capables. Mais Tom et un de ses camarades, avec des bonnets et des plaids de paysans, ont été en re… en reconnaissance, comme dit, je crois, M. Gudyill ; ils ont pénétré au milieu des rebelles, et ont raconté à leur retour qu’ils avaient vu le jeune Milnwood monté sur un des chevaux de dragons qui ont été pris à Loudon-Hill, armé d’un sabre et d’une paire de pistolets, entouré de ses nouveaux amis, leur serrant la main, enfin conduisant et commandant les soldats. Cuddie, qui le suivait, avait l’uniforme brodé du sergent Bothwell et un bonnet galonné avec une cocarde de rubans bleus, parce qu’il se bat pour le Covenant (il est vrai que Cuddie a toujours aimé les rubans bleus) ; il avait de plus une chemise à manchettes, ce qui lui va à merveille, en vérité ! — Jinny, » reprit vivement sa jeune maîtresse, « il est impossible que cette nouvelle soit vraie ; mon oncle n’en a rien entendu dire. — C’est que Tom Holliday, répondit la femme de chambre, est arrivé cinq minutes après lord Evandale ; et quand il a su que Sa Seigneurie était au château, le misérable impie a juré qu’il aimerait mieux aller au diable que de faire son… comment dit-il ?… ah ! son rapport au major Bellenden. Il voulait donc garder le silence jusqu’au réveil de lord Evandale, c’est-à-dire jusqu’au lendemain matin ; tout ce qu’il m’a dit, à moi (Jenny baissa ici un peu les yeux), c’était pour me tourmenter au sujet de Cuddie. — Folle que vous êtes ! » dit Édith en reprenant courage, « ce n’est donc qu’un conte que ce garçon vous a fait pour vous effrayer. — Non, madame, c’est impossible ; car John Gudyill a conduit au cellier l’autre dragon, qui est un vieux soldat fort laid, dont j’ignore le nom, et lui a donné un verre d’eau-de-vie pour le faire jaser ; et celui-ci a répété mot pour mot tout ce qu’avait dit Tom Holliday ; et M. Gudyill s’est mis dans une telle colère qu’il nous a déclaré que tout le mal venait de la sottise de milady, du major et de lord Evandale, qui ont demandé hier la grâce du jeune Milnwood et de Cuddie, tandis que si on les eût fusillés, le pays devenait à jamais tranquille ; et j’avoue que c’est tout à fait mon opinion. »

Jenny ajouta ce dernier commentaire à son histoire pour se venger de l’incrédulité absolue et obstinée de sa maîtresse. Elle fut cependant effrayée tout à coup de l’effet que ces nouvelles produisirent sur cette jeune dame, fort attachée aux principes et aux préjugés de la haute Église, dans lesquels elle avait été élevée. Sa figure devint pâle, et sa respiration si difficile qu’elle faillit perdre entièrement connaissance. Ses jambes étaient si incapables de la soutenir qu’elle tomba plutôt qu’elle ne s’assit sur un des fauteuils de la salle, et sembla prête à s’évanouir. Jenny lui jeta de l’eau froide, lui brûla des plumes sous le nez, coupa ses lacets, et tenta tous les autres remèdes usités en pareille circonstance, mais sans obtenir aucun succès.

« Dieu me pardonne ! qu’ai-je fait ? » s’écria la femme de chambre dans son repentir. « Je voudrais qu’on m’eût coupé la langue ! Mais comment penser qu’elle allait prendre la chose ainsi, et encore pour un jeune homme ?… Oh ! miss Édith, chère miss Édith ! reprenez courage ; peut-être n’ai-je rien dit qui soit vrai… Oh ! je voudrais qu’on m’eût cousu la bouche ! On m’a toujours dit que ma langue me causerait quelque malheur. Dieu ! si milady, si le major, arrivaient ?… Et encore elle est sur le fauteuil où personne ne s’est assis depuis la fameuse matinée que le roi passa dans le château !… Oh ! que faire ? que devenir ? »

Tandis que Jenny Dennison se lamentait ainsi sur son sort et sur celui de sa maîtresse, Édith revint peu à peu de l’évanouissement où l’avait jetée cette nouvelle inattendue.

« S’il eût été malheureux, dit-elle, je ne l’aurais jamais abandonné : je ne l’ai pas abandonné, même quand il y avait honte et danger à plaider sa cause. S’il était mort, je l’aurais pleuré ; s’il avait été infidèle, je lui eusse pardonné ; mais rebelle à son roi… traître à son pays… complice des assassins… associé à d’infâmes meurtriers… persécuteur de tout ce qui est noble… ennemi avoué et sacrilège de tout ce qui est sacré !… Je l’arracherai de mon cœur dût cet effort me coûter la vie ! »

Elle essuya ses yeux, et se hâta de quitter le grand fauteuil, ou Le trône, comme lady Marguerite avait coutume de l’appeler, tandis que Jenny, tout épouvantée, s’empressait de secouer le coussin, pour qu’aucune trace ne montrât qu’on s’était assis à cette place sacrée. Cependant le roi Charles lui-même, grâce à la jeunesse et à la beauté, aussi bien qu’à l’affliction de l’usurpateur momentané de son fauteuil, n’eût probablement vu là aucune profanation. Jenny s’empressa alors de soutenir Édith, qui se promenait dans la salle et paraissait plongée dans une profonde méditation.

« Prenez mon bras, madame, prenez mon bras : il faut que le chagrin ait son cours ; et sans doute… — Non, Jenny, » dit Édith avec fermeté ; « témoin de ma faiblesse, vous le serez aussi de mon courage. — Mais vous vous appuyiez sur moi l’autre matin, miss Édith, quand vous étiez si mal. — Une affection coupable et déplacée peut avoir besoin qu’on la soutienne, Jenny… Le devoir se peut soutenir tout seul. Mais je me modérerai. J’examinerai les motifs de sa conduite… et alors… je l’oublierai pour toujours. » Telle fut la réponse ferme et déterminée de la jeune dame.

Intimidée par une conduite dont elle ne pouvait ni comprendre le motif ni sentir tout le mérite, Jenny murmura entre ses dents : « Bah ! une fois le premier moment passé, miss Édith se consolera aussi bien que moi, et beaucoup mieux encore : cependant, j’en suis sûre, je n’ai jamais eu pour Cuddie Headrigg la moitié de l’amour qu’elle portait au jeune Milnwood. Après tout, il peut être bon d’avoir un ami des deux côtés ; car si les insurgés viennent à s’emparer du château, ce qui est fort possible, puisque nous sommes si mal approvisionnés et que les dragons dévorent le peu que nous avons, Milnwood et Cuddie seront les plus forts, et leur amitié vaudra de l’argent… Ce fut ma première pensée ce matin en apprenant cette nouvelle.

Consolée par cette réflexion, la chambrière retourna à ses occupations habituelles, et laissa sa maîtresse occupée du soin de déraciner de son cœur les sentiments qu’elle avait jusqu’alors éprouvés pour Henri Morton.





CHAPITRE XXV.

l’assaut.


Encore un assaut, chers amis encore un !
Shakspeare, Henri V.


Tous les renseignements qu’on put se procurer dans la soirée firent prévoir que les insurgés marcheraient sur Tillietudlem le lendemain dès la pointe du jour. Pike avait examiné les blessures de lord Evandale, et les trouvait dans un état satisfaisant. Elles étaient nombreuses, mais toutes sans danger ; et le sang qu’il avait perdu, autant peut-être que le remède si prôné de lady Marguerite, avait éloigné tout symptôme de fièvre : aussi, malgré quelques douleurs et une grande faiblesse, le malade soutenait-il qu’il était capable de se traîner à l’aide d’une béquille. Il refusa de rester renfermé dans sa chambre, espérant encourager les soldats par sa présence et faire quelque changement utile au plan de défense que le major avait sans doute préparé d’après quelque vieille routine d’art militaire. Lord Evandale était bien propre à donner son avis sur de tels sujets, car dès sa première jeunesse il avait servi en France et dans les Pays-Bas. Cependant il ne vit, rien ou presque rien à changer aux préparatifs déjà faits ; et, n’eût été le manque de provisions, il lui parut évident qu’une place si forte n’avait rien à redouter d’ennemis tels que ceux qui la menaçaient.

Dès le point du jour, lord Evandale et le major Bellenden étaient sur les remparts, examinant avec une attention scrupuleuse l’état de leurs préparatifs, et attendant avec anxiété l’approche de l’ennemi. Je dois observer que le rapport des espions avait été alors régulièrement fait et entendu. Mais le major n’accueillit qu’avec la plus méprisante incrédulité la nouvelle que Morton avait pris les armes contre le gouvernement.

« Je le connais mieux que vous, » fut la seule réponse qu’il daigna faire. « Les gaillards n’ont point osé s’avancer assez loin, et ils ont été abusés par quelque ressemblance trompeuse, ou bien ils nous ont fait une histoire. — Je ne suis point de votre avis, major, répondit lord Evandale ; je pense que vous verrez ce jeune gentilhomme à la tête des rebelles ; et quoiqu’au fond du cœur j’en sois fâché, je n’en suis pas grandement surpris. — Vous êtes aussi fou que Claverhouse, dit le major. Il me soutenait en face, hier matin, que ce jeune homme, qui a d’aussi bons principes, autant de courage et de fierté que qui que ce soit, n’attendait qu’une occasion pour se mettre à la tête des insurgés. — Et à considérer le traitement qu’il a reçu et les soupçons dont il est l’objet, dit lord Evandale, quelle autre carrière lui est ouverte ? Pour moi, il me serait difficile de décider s’il mérite plutôt le blâme que la compassion. — Le blâme, milord !… La compassion ! » répéta le major étonné d’entendre un pareil langage. « Il mériterait d’être pendu, voilà tout. Et fût-ce mon propre fils, je lui verrais avec plaisir mettre la corde au cou. Le blâme ! ah bien, oui ! Mais Votre Seigneurie ne pense certainement pas ce qu’elle vient de dire. — Sur mon honneur, major Bellenden, je pense depuis quelque temps que nos politiques et nos prélats ont poussé les choses dans ce pays à un point trop rigoureux ; qu’ils se sont aliéné, par des violences de tout genre, non seulement le bas peuple, mais les classes plus élevées que l’esprit de parti ou un entier dévouement au roi n’enchaîne pas sous ses étendards. — Je ne suis pas un politique, répondit le major, et je ne comprends pas de si subtiles distinctions. Mon épée est au service du roi ; et quand il commande, je la tire pour sa cause. — Vous ne me verrez pas, j’espère, répliqua le jeune lord, moins empressé que vous-même, bien que je souhaitasse du fond du cœur que nos ennemis fussent des étrangers. Au reste, ce n’est pas le moment de discuter là-dessus ; les rebelles approchent, et nous ne devons songer qu’à nous défendre. »

En effet l’avant-garde des insurgés se montrait sur la route qui passait au haut de la colline, et s’avançait vers le château. Ils s’arrêtèrent cependant à une certaine distance, comme s’ils eussent craint, en s’approchant davantage, d’exposer leurs colonnes au feu de l’artillerie de la place. Mais leurs bataillons, qui d’abord avaient paru peu nombreux, étaient alors si profonds et si serrés, qu’à juger des masses qui couvraient la route derrière la colline par l’épaisseur de celles qu’on voyait de ce côté, les forces de l’ennemi devaient être considérables. L’inquiétude tint un moment en suspens les deux partis ; et tandis que les rangs mal formés des covenantaires, agités par l’incertitude de leurs mouvements, semblaient craindre d’avancer, leurs armes, qui, par leur diversité, présentaient un tableau pittoresque, brillaient au soleil levant dont les rayons étaient reflétés par une forêt de piques, de mousquets, de hallebardes et de haches. Cette multitude resta quelques minutes dans cet état d’incertitude ; mais enfin trois ou quatre cavaliers, qui semblaient être les chefs, sortirent de la première ligne, et gravirent un monticule un peu plus voisin du château. John Gudyill, qui n’était pas sans quelque habileté comme artilleur, pointa un canon contre cette troupe détachée.

« Je lâcherai le faucon (c’est ainsi qu’il appelait une petite pièce), quand Votre Honneur m’en donnera l’ordre ; et, sur ma foi, il leur arrachera les plumes. »

Le major regarda lord Evandale.

« Un instant, dit le jeune gentilhommme ; ils demandent à parlementer. »

En effet, un des cavaliers mit pied à terre en ce moment, et déployant un morceau d’étoffe blanche au haut d’une pique, il se dirigea vers le château, tandis que le major et lord Evandale descendirent de la tour principale pour aller au devant de lui jusqu’à la barrière, pensant que la prudence défendait de le recevoir dans l’enceinte du château qu’ils avaient résolu de défendre. Tandis que le parlementaire s’avançait, les autres cavaliers, comme s’ils eussent prévu les mauvaises intentions de John Gudyill à leur égard, abandonnèrent le poste avancé qu’ils avaient choisi, et rejoignirent le corps principal.

L’envoyé des covenantaires, à en juger par son air et ses manières, semblait abondamment pourvu de cet orgueil fanatique qui caractérisait sa secte. Son visage indiquait une satisfaction méprisante, et ses yeux à demi fermés semblaient dédaigner de se fixer sur des objets terrestres, tandis que, marchant d’un pas solennel, ses pieds paraissaient à chaque enjambée mépriser la terre qu’ils foulaient. Lord Evandale ne put retenir un sourire en voyant cette singulière figure.

« Avez-vous jamais vu pareil automate ? » dit-il au major Bellenden. « Quel ridicule ! on dirait qu’il se meut par un ressort. Croyez-vous qu’il puisse parler ? — Sans doute, dit le major, et je crois reconnaître une de mes vieilles connaissances, un vrai puritain, du vrai levain pharisaïque. Attendez, il tousse et crache, il va faire une sommation au château avec un bout de sermon, au lieu de s’annoncer par une fanfare. »

Le vieux soldat, qui dans son temps avait eu mainte occasion de se familiariser avec les manières de ces fanatiques, ne s’était pas beaucoup trompé dans sa conjecture ; seulement, au lieu d’un exorde en prose, le laird de Langeale (car ce n’était rien moins que ce grand personnage) récita d’une voix de Stentor un verset du psaume xxiv :

« Barrières luttant contre nous,
De vos vieux gonds arrachez-vous ;
Portes, qui devriez sans cesse
Rester fermes sur vos pivots,
Devant l’éternelle sagesse
Brisez vos solides barreaux. »

« Je m’en étais bien douté, » dit le major à Evandale ; et alors il se présenta à l’entrée de la barricade, demandant à l’envoyé dans quel but et pour quel motif, tel qu’un pourceau irrité par le vent, il poussait de si lugubres cris aux portes du château. — « Je viens, » répondit celui-ci à haute et intelligible voix, sans faire ni les salutations ni les cérémonies d’usage, « je viens au nom de la sainte armée de la ligue et du Covenant, parler aux deux fils de Bélial, William Maxwell dit lord Evandale, et Miles Bellenden de Charnwood. — Et qu’avez-vous à dire à Miles Bellenden et à lord Evandale ? répondit le major. — Est-ce à eux que je parle ? » dit le laird de Langeale d’un ton plein de suffisance. — « Oui, faute de mieux, dit le major. — Alors voici la sommation, » poursuivit l’envoyé en remettant un papier à lord Evandale, « et voici une lettre pour Miles Bellenden seulement, de la part d’un saint jeune homme qui a l’honneur de commander un corps de notre armée. Lisez-les tranquillement, et puissiez-vous, avec l’aide de Dieu, faire votre profit de ce qu’elles contiennent, bien que ce soit fort douteux ! »

La sommation était ainsi conçue : « Nous chefs nommés et constitués des gentilshommes, des ministres, et de tous autres actuellement armés pour la cause de la liberté et de la religion, donnons avis et sommation à William lord Evandale, à Miles Bellenden de Charnwood, et à tous ceux qui en ce moment sont sous les armes et composent la garnison du château de Tillietudlem ; les prévenant que s’ils livrent le susdit château, ils auront la vie sauve et la permission d’en sortir avec leurs effets, armes et bagages, et qu’en cas contraire, ils auront à souffrir par la flamme et le fer tout ce que permettent les lois militaires contre ceux qui résistent dans une place sans défense. Ainsi, que Dieu protège la bonne cause ! »

Cette sommation était signée par John Balfour de Burley, quartier-maître général de l’armée du Covenant, pour lui-même et au nom des autres chefs.

La lettre adressée au major Bellenden était de Henri Morton, et conçue en ces termes :

« Au major Bellenden.

« J’ai fait une démarche, mon vénérable ami, qui, entre autres conséquences pénibles, m’attirera, et j’en suis effrayé, toute votre désapprobation. Mais j’ai pris cette détermination en tout honneur, de bonne foi et à l’entière satisfaction de ma propre conscience. Je n’ai pu me résigner à voir plus long-temps mes droits et ceux de mes compatriotes méprisés, notre indépendance violée, nos personnes insultées, et notre sang répandu, sans motif légitime, sans jugement légal. La Providence, grâce à la violence même des oppresseurs, semble me faciliter aujourd’hui les moyens d’échapper à cette tyrannie insupportable ; et je soutiens qu’il ne mériterait ni le nom ni les privilèges d’homme libre, celui qui, pensant comme moi, refuserait le secours de son bras à la cause de son pays. Mais Dieu, qui connaît mon cœur, m’est témoin que je ne partage pas les passions violentes et haineuses de cette multitude opprimée et souffrante dont j’ai embrassé le parti. Le plus ardent de tous mes désirs est de voir cette guerre atroce promptement terminée par les efforts des hommes prudents, sages et modérés de tous les partis ; de voir établir une paix qui, sans porter atteinte aux droits constitutionnels du roi, remplace la tyrannie militaire par l’autorité d’une législature équitable, et qui, permettant à chacun de servir Dieu selon sa conscience, réprime par la raison et la douceur un fanatique enthousiasme, au lieu de l’irriter jusqu’à la frénésie par la persécution et l’intolérance.

« Vous pouvez concevoir combien, avec de tels sentiments, il m’est pénible de me trouver en armes devant le château de votre vénérable parente. Vous voulez, dit-on, le défendre contre nous ; Permettez-moi de vous assurer qu’une telle mesure n’aboutirait qu’à une inutile effusion de sang ; que, si nous étions repoussés dans un premier assaut, nous sommes assez forts pour investir la place et la réduire par la famine, car nous savons que vous n’avez rien préparé pour soutenir un long siège. Je gémis en pensant aux malheurs qui s’ensuivraient et aux personnes qui seraient le plus exposées à en souffrir. — Ne supposez pas, mon respectable ami, que je veuille vous proposer aucune condition qui puisse compromettre la haute et la belle réputation que vous avez si bien méritée et si long-temps soutenue. Que les soldats disciplinés sortent du château ; j’assurerai leur retraite, et j’exigerai seulement que vous donniez votre parole de rester neutre pendant cette malheureuse guerre. J’aurai soin qu’on respecte les biens de lady Marguerite, ainsi que les vôtres, et qu’on ne mette chez vous aucune garnison. Je pourrais vous en dire davantage à l’appui de ma proposition ; mais comme, en cette occasion, je dois paraître criminel à vos yeux, je crains que les meilleurs arguments présentés par moi ne perdent de leur force. Je finirai donc en vous assurant que ma reconnaissance pour vous, quels que soient par la suite vos sentiments à mon égard, sera toujours aussi vive et aussi durable, et que le plus heureux moment de ma vie serait celui où je pourrais vous la prouver plus efficacement que par des paroles. Bien que vous puissiez dans le premier moment de colère rejeter l’offre que je vous fais, n’en revenez pas moins à ma proposition si les événements qui vont arriver vous engageaient à l’accepter ; car ce sera toujours avec le plus grand plaisir que je m’empresserai de vous rendre service et de vous être aussi utile qu’il sera en mon pouvoir.

« Henri Morton »

Après avoir lu cette lettre avec l’indignation la plus marquée, le major la passa à lord Evandale.

« Je n’aurais jamais cru pareille chose de Henri Morton, dit-il, quand la moitié du genre humain me l’eût juré. L’ingrat ! le traître ! le rebelle ! et rebelle de sang-froid, sans avoir pour excuse un enthousiasme semblable à celui de ce jeune écervelé qu’il a député vers nous ! mais j’aurais dû me rappeler qu’il était presbytérien, j’aurais dû songer que je caressais un loup que son naturel féroce exciterait à me mordre et à me déchirer à la première occasion. Si saint Paul revenait sur la terre, et qu’il fût presbytérien, il deviendrait rebelle avant trois mois : c’est dans le sang. — Certes, dit lord Evandale, je serais le dernier à proposer de nous rendre ; mais si les provisions nous manquent, si nous ne recevons pas de secours d’Édimbourg ou de Glasgow, je pense que nous devrions profiter de cette ouverture pour faire du moins sortir ces dames en sûreté du château. — Elles souffriraient tout, avant d’accepter la protection de cet hypocrite à langue dorée, » répondit le major avec indignation. « S’il en était autrement, je les renierais pour mes parentes. Mais congédions le digne ambassadeur. Mon ami, » dit-il en s’adressant à Langeale, « dites à vos chefs et aux misérables qu’ils ont amenés ici, que s’ils n’ont pas une entière confiance dans la solidité de leurs crânes, je leur conseille de ne pas venir les heurter contre ces vieilles murailles : qu’ils ne nous envoient plus de parlementaire, ou nous le pendrons en représailles du meurtre du cornette Graham. »

L’ambassadeur retourna porter cette réponse à ceux qui l’avaient envoyé. Il n’eut pas plus tôt rejoint le corps principal qu’un murmure s’éleva parmi la multitude, et qu’on déploya aux premiers rangs un grand drapeau rouge bordé de bleu. Au moment où ce signal de guerre et de défi déroulait ses vastes plis aux vents du matin, on vit flotter sur les fortifications du château l’ancienne bannière de lady Marguerite, ainsi que l’étendard royal, et en même temps une décharge générale d’artillerie, dirigée contre les premiers rangs des insurgés, leur fit éprouver quelques pertes. Leurs chefs les mirent aussitôt à l’abri derrière la colline.

« Je crois, » dit John Gudyill pendant qu’il se hâtait de recharger ses pièces, « qu’ils ont trouvé les morsures de nos faucons un peu cuisantes pour eux. Ce n’est pas pour rien que le faucon siffle. »

Comme il prononçait ces mots, le sommet de la colline fut de nouveau couvert par les bataillons ennemis. Ils dirigèrent une décharge générale de leurs armes à feu contre les défenseurs du château qu’on voyait sur les fortifications. À la faveur de la fumée, une colonne de soldats armés de piques s’élança avec un courage déterminé, et essuyant avec intrépidité le feu continuel de la garnison, se fraya un chemin, en dépit des obstacles, jusqu’à la première barricade qui fermait le passage. Ils étaient conduits par Balfour lui-même, non moins brave qu’enthousiaste. Bientôt, malgré toute opposition, ils eurent forcé la barricade, tuant et blessant les soldats qui la défendaient, ou les forçant à se retirer derrière la seconde. Mais les précautions du major Bellenden rendirent ce succès inutile ; car à peine les covenantaires étaient-ils maîtres de ce poste, qu’ils y furent accablés par le feu suivi et meurtrier du château et de toutes les tours qui le dominaient. Ne pouvant se mettre à l’abri de cette grêle de balles et de boulets, les covenantaires furent obligés de se retirer avec perte ; mais ce ne fut qu’après avoir détruit la palissade avec leurs haches, de manière que les assiégés ne pussent s’y loger de nouveau.

Balfour se retira le dernier ; il resta même un instant tout seul, une hache à la main, travaillant comme un pionnier, au milieu d’une grêle de balles dont la plupart étaient dirigées contre lui. Cet échec apprit aux assiégeants que la place, outre l’avantage de sa position, était vigoureusement défendue. Néanmoins ils tentèrent une seconde attaque, et la conduisirent avec plus de précaution. Un nombreux détachement d’adroits tireurs (dont plusieurs avaient disputé le prix au jeu du Perroquet), sous les ordres de Henri Morton, se glissa à travers les bois, et, évitant de se laisser voir, se fraya à grand’peine un passage au milieu des buissons, des broussailles et des rochers. Il parvint à gagner une position d’où, sans être trop exposé, il pouvait prendre à revers la seconde barricade, tandis que Burley, chargeant de nouveau, l’attaquait de front. Les assiégés virent le danger de ce mouvement, et tâchèrent de repousser cette troupe en tirant sur elle chaque fois qu’elle se montrait. D’un autre côté, les assaillants faisaient preuve de sang-froid, de courage et d’habileté dans la manière dont ils approchaient des fortifications ; mais l’honneur devait en grande partie en revenir au jeune officier qui les commandait avec tant de présence d’esprit et d’intelligence, et qui montrait autant d’adresse pour protéger les siens que de valeur pour inquiéter l’ennemi.

Il enjoignit plus d’une fois à sa troupe de tirer principalement sur les habits rouges, et de ménager les autres défenseurs du château, surtout d’épargner les jours du vieux major, qui s’exposa à plusieurs reprises avec une intrépidité qui, sans une telle générosité de la part de l’ennemi, lui eût été fatale. Un faible feu de mousqueterie se faisait entendre sur la montagne escarpée que dominait le château. Les tireurs avançaient de buisson en buisson, de rocher en rocher, d’arbre en arbre, s’aidant des branches et des racines, et luttant à la fois contre les désavantages du terrain et contre le feu des ennemis. Enfin ils atteignirent une position d’où leur feu plongeait à découvert dans la barricade. Burley, profitant de la confusion que cette diversion jetait au milieu des assiégés, l’attaqua aussitôt de front avec la même fureur, la même impétuosité qu’il avait attaqué la première ; mais on lui opposa moins de résistance ; car les assiégés étaient alarmés des progrès qu’avaient faits les insurgés en tournant leur position. Déterminé à profiter de cet avantage, Burley, une hache d’armes à la main, les poursuivit jusque dans la troisième et dernière barricade, et s’y jeta avec eux.

« Tuez ! tuez ! point de quartier aux ennemis de Dieu et de son peuple ! point de quartier ! le château est à nous ! » s’écriait-il pour encourager les siens. Les plus déterminés se joignirent à lui, tandis que les autres, avec des haches, des pioches et d’autres outils, abattirent et coupèrent des arbres, travaillant avec ardeur à établir dans la seconde barricade un retranchement qui pût les mettre à même de la conserver, dans le cas où le château ne serait pas emporté par ce coup de main.

Lord Evandale ne pouvant contenir plus long-temps son impatience, chargea avec quelques hommes que l’on avait tenus comme en réserve dans la cour du château ; et, portant son bras en écharpe, il les encourageait du geste et de la voix à secourir leurs compagnons qui étaient aux prises avec Burley. Les soldats, animés par la voix et la présence de lord Evandale, se battaient avec rage, compensant l’infériorité de leur nombre par une plus grande adresse et par leur position élevée, qu’ils défendaient en désespérés, avec des piques, des hallebardes, la crosse de leurs carabines et la pointe de leurs sabres. Ceux qui étaient dans l’intérieur du château tâchaient de les secourir dès qu’ils pouvaient pointer les pièces de façon à tirer sur les assiégés sans danger pour leurs amis, tandis que les tireurs de Morton, rôdant à l’entour, faisaient un feu continuel sur tout ce qui paraissait sur les fortifications. Le château était enveloppé d’un nuage de fumée, et les rochers retentissaient des cris des combattants. Au milieu de cette scène de confusion, un singulier hasard faillit mettre l’ennemi en possession de la forteresse.

Cuddie Headrigg s’était avancé avec les tireurs ; comme il connaissait parfaitement tous les rochers et tous les buissons des environs du château, où il avait si souvent cueilli la noisette avec Jenny Dennison, il pouvait aller plus loin et avec moins de danger que la plupart de ses camarades : trois ou quatre cependant le suivirent de près. Mais Cuddie, quoique ne manquant pas de courage, ne cherchait nullement le danger pour le plaisir de s’y exposer, ni la gloire qui en résulte. Il n’avait donc pas, tout en avançant, saisi, comme dit le proverbe, le taureau par les cornes, ni marché directement au feu de l’ennemi. Au contraire, il s’était éloigné peu à peu du théâtre de l’action ; et continuant à gravir vers la gauche, il arriva enfin en face du château, mais du côté opposé à celui où l’on se battait, et dont les défenseurs ne s’étaient pas occupés, comptant sur la profondeur du précipice. Il y avait pourtant de ce côté une certaine fenêtre de l’office, près de laquelle s’élevait un certain if qui avait poussé sur la pente rapide d’un rocher. C’était par là qu’avait passé Goose Gibbie quand il était sorti en fraude du château pour porter à Charnwood la lettre d’Édith ; et ce passage avait sans doute favorisé bien d’autres genres de contrebande. « Voilà un endroit qui m’est connu, » dit Cuddie à un de ses compagnons en s’appuyant sur son fusil et en regardant la fenêtre ; « combien de fois n’ai-je pas aidé Jenny Dennison à en descendre, et n’y ai-je pas moi-même grimpé pour aller m’amuser un peu, quand la journée était finie ! — Et qui nous empêche d’y grimper encore ? » lui répondit son camarade, qui était un jeune homme vif et entreprenant. — « Ce ne serait pas bien difficile, si on voulait s’en donner la peine, répondit Cuddie ; mais une fois entrés, que ferons-nous ? — Nous serons maîtres du château, reprit l’autre ; car nous voilà cinq ou six, et tout leur monde est occupé à défendre les palissades. — Eh bien ! soit, dit Cuddie ; mais songez-y, ne faites aucun mal à lady Marguerite, ni à miss Édith, ni au vieux major, ni surtout à Jenny Dennison, ni à personne enfin, excepté les soldats ; pour eux, tuez-les ou faites-leur grâce, je m’en inquiète peu. — Bon ! bon ! dit son compagnon ; commençons par entrer, puis nous verrons ce qu’il faudra faire. »

Cuddie se mit donc en devoir d’escalader la fenêtre, quoiqu’un peu à regret ; car, outre qu’il redoutait la réception qui l’attendait dans l’intérieur, sa conscience lui criait que c’était payer fort mal les anciennes bontés et la protection de lady Marguerite. Il monta sur l’if ; deux de ses compagnons l’y suivirent. La fenêtre était étroite, et jadis garnie de barreaux de fer, mais le temps les avait fait tomber, ou les domestiques les avaient arrachés pour se faire une sortie plus commode. Entrer était chose facile s’il n’y avait personne dans le fruitier, ce dont Cuddie cherchait à s’assurer avant de faire le dernier pas, le pas périlleux. Aussi, pendant que ses compagnons le pressaient par derrière et le menaçaient, pendant qu’il restait indécis et plongeait ses regards dans l’appartement, il fut aperçu par Jenny Dennison qui s’était retirée dans le fruitier, comme le lieu le plus sûr pour attendre l’issue de l’assaut. Dès que cet objet d’épouvante eut frappé ses yeux, elle jeta les hauts cris, s’enfuit dans la cuisine qui était auprès, et, dans un accès de peur et de désespoir, saisit une marmite de soupe aux choux qu’elle avait elle-même mise sur le feu, ayant promis à Tom Holliday de lui préparer à déjeuner. Ainsi armée, elle revint au fruitier, et tout en criant : « Au meurtre ! au meurtre ! nous sommes toutes perdues ! le château est pris ! c’en est fait de nous ! » elle courut à la fenêtre et renversa la marmite sur l’infortuné Cuddie, en accompagnant son action d’un cri effroyable. Quelque agréable qu’eût été ce potage à Cuddie, s’il lui eût été servi d’une autre manière par la main de Jenny, il est probable que le nouveau soldat eût été guéri pour toujours de l’amour de son métier, s’il eût eu les yeux levés en ce moment. Mais, heureusement pour lui, il avait pris l’alarme au premier cri jeté par Jenny, et avait alors la tête baissée pour supplier ses camarades, qui l’empêchaient de battre en retraite, de descendre au plus vite ; si bien que le casque de fer et le justaucorps de buffle, armure à toute épreuve, qui avait eu pour premier propriétaire le sergent Bothwell, garantirent sa personne de la plus grande partie du liquide bouillant. Néanmoins ce qu’il en reçut suffisait pour lui donner une sévère leçon. Entraîné par la douleur et la surprise, il descendit en toute hâte de l’arbre, renversant ses camarades, au péril évident de se rompre les jambes ; et sans écouter ni arguments, ni prières, ni menaces, il se sauva lestement, courut par la route la plus sûre rejoindre le corps d’armée auquel il appartenait, et refusa, quoiqu’on puisse lui dire ou lui promettre, de revenir à l’attaque.

Quant à Jenny, après avoir ainsi jeté sur la tête d’un de ses admirateurs les viandes que ses blanches mains avaient naguère pris la peine de préparer pour l’estomac d’un autre, elle continua ses cris d’alarme, débitant une lugubre énumération de tous les crimes que les législateurs appellent les quatre plaids de la couronne, le meurtre, le feu, le rapt et le vol. Ces effrayantes clameurs jetèrent tant d’épouvante et mirent tant de confusion dans le château, que le major Bellenden et lord Evandale jugèrent qu’il valait mieux cesser de défendre les ouvrages extérieurs, les abandonnant à l’ennemi, et se retirer dans l’enceinte du château, de crainte d’être surpris par quelque endroit mal défendu. Ils ne furent point inquiétés dans leur retraite, car la frayeur de Cuddie et de ses compagnons avait causé presque autant de désordre parmi les assiégeants que les exclamations de Jenny parmi les assiégés.

Aucun des deux partis ne tenta de renouveler le combat ce jour-là. Les rebelles avaient beaucoup souffert, et d’après la peine qu’ils avaient eue à s’emparer des premiers retranchements, ils devaient conclure qu’ils prendraient difficilement le château. D’un autre côté, la situation des assiégés était triste et désespérante. Ils avaient eu dans ces escarmouches deux ou trois hommes tués et plusieurs blessés ; et quoique cette perte fut en proportion beaucoup moins considérable que celle de l’ennemi, qui avait laissé vingt hommes sur la place, ils en souffraient bien davantage, vu leur petit nombre, tandis que les attaques acharnées de leurs adversaires montraient évidemment que les chefs avaient pris la ferme résolution d’emporter la place, et qu’ils étaient bien secondés par le zèle de leurs troupes. Mais s’ils se bornaient à la bloquer, la garnison avait surtout la famine à redouter. Les ordres du major, au sujet des approvisionnements n’avaient été qu’à demi exécutés ; et les dragons, en dépit des avertissements et des défenses, prenaient plaisir à gaspiller les vivres. Ce fut donc absorbé dans un profond sentiment de tristesse que le major Bellenden commanda de garder la fenêtre par laquelle le château avait failli être pris, ainsi que toutes les autres qui pouvaient offrir la moindre facilité pour une telle entreprise.






CHAPITRE XXVI.

conversation.


Le roi a rassemblé les meilleures troupes de tout le pays.
Shakspeare, Henri IV, part. ii.


Les chefs de l’armée presbytérienne eurent une conférence sérieuse le soir du jour où ils avaient attaqué Tillietudlem. Les soldats étaient évidemment découragés par les pertes qu’ils avaient éprouvées, et c’étaient, comme il arrive toujours en pareils cas, les plus braves et les plus hardis qui avaient succombé. On devait craindre que, si on laissait leur zèle et leurs efforts s’épuiser pour un objet aussi secondaire que la prise d’un château fort d’une si faible importance, leur nombre ne diminuât par degrés, et que l’on ne perdît l’occasion de profiter des avantages que cette insurrection soudaine donnait au parti contre le gouvernement. Cédant à ces raisons, les chefs arrêtèrent que le principal corps d’armée se dirigerait sur Glasgow pour en déloger la garnison. Le conseil décida que Henri Morton, avec plusieurs officiers, se chargerait de cette affaire, et donna à Burley le commandement de cinq cents hommes d’élite qui devaient rester en arrière pour bloquer le château de Tillietudlem.

Morton se montra très-peu satisfait de cet arrangement. Il avait, dit-il, de puissants motifs pour désirer rester devant Tillietudlem ; et si on lui confiait la conduite du siège, il ne doutait pas de le terminer par un accommodement qui, tout en ménageant les assiégés, remplirait pleinement le but des assiégeants.

Burley devina facilement les motifs de son jeune collègue ; car, intéressé à connaître le caractère des gens qu’il employait, il était parvenu, en exploitant la simplicité de Cuddie et l’enthousiasme de la vieille Mause, à réunir beaucoup de renseignements sur les relations de Morton avec la famille de Tillietudlem. Il profita donc du moment où Poundtext se levait pour parler, comme il disait, quelques instants des affaires publiques, ce qui annonçait, comme Burley le comprit bien, un discours d’une heure au moins ; et tirant Morton à l’écart, il eut avec lui la conversation suivante :

« C’est mal à toi, Henri Morton, de vouloir sacrifier cette sainte cause à ton amitié pour un Philistin incirconcis, ou à ta concupiscence pour une femme moabite. — Je ne sais ce que vous voulez dire, monsieur Balfour, et je ne comprends pas vos allusions, » répondit Morton avec colère ; « j’ignore pourquoi vous me faites un reproche si insultant, dans un si grossier langage. — Confesse cependant la vérité ; avoue qu’il y a dans ce sombre château des personnes sur lesquelles tu veilleras comme une mère sur ses jeunes enfants, plutôt que d’arborer sur ces murs la bannière triomphante de l’Église d’Écosse. — Si vous voulez dire que je verrais avec plaisir cette guerre se terminer sans répandre de sang, plutôt que d’acquérir de la gloire et de l’autorité au prix de la vie de mes compatriotes, vous avez raison. — Et je ne me trompe guère en pensant que tu n’exclurais pas d’une pacification générale les amis que tu as dans Tillietudlem.

Certainement, poursuivit Morton : je dois trop au major Bellenden pour ne pas souhaiter de lui rendre ce service autant que le permettra l’intérêt de la cause que je défends. Je ne rougirai jamais de mon affection pour lui. — Je le sais, dit Burley ; mais quand même tu en eusses fait un mystère, j’aurais toujours deviné ce que tu aurais voulu me cacher. Maintenant, écoute-moi. Ce major Bellenden a des vivres pour un mois. — Vous êtes dans l’erreur, répondit Morton : nous savons que ses provisions peuvent à peine durer une semaine. — Oui ; mais j’ai su depuis de la manière la plus certaine que ce rusé coquin à tête grise a répandu ce bruit parmi les soldats de sa garnison, soit pour les déterminer à une diminution de ration, soit pour nous retenir devant les murs de son château jusqu’à ce que le glaive fut aiguisé pour nous frapper et nous détruire. — Et pourquoi n’avoir pas communiqué ce fait au conseil de guerre ? — Pourquoi ? qu’avons-nous besoin de détromper sur un tel sujet Kettledrummle, Macbriar, Poundtext et Langeale ? Tu dois avouer toi-même que tout ce qu’on leur dit est transmis au reste de l’armée dès leur premier sermon. Elle est déjà découragée en pensant qu’il faudra rester une semaine devant ce château : que serait-ce donc si on lui commandait de se préparer à un siège d’un mois ? — Mais alors pourquoi me l’avoir caché à moi ? pourquoi m’en instruire à présent ?… et, avant tout, où sont vos preuves ? — En voici quelques-unes, » répondit Burley ; et il lui remit dans la main un grand nombre de réquisitions envoyées par le major Bellenden à différents propriétaires pour obtenir des grains, des bestiaux et des fourrages ; et telle en était la quantité qu’il semblait impossible que la garnison vînt à manquer de vivres. Mais Burley ne communiqua point à Morton une chose qu’il savait fort bien : c’est que la plupart de ces provisions n’étaient pas parvenues dans le château, vu la rapacité des dragons envoyés pour les recevoir ; car ils ne se faisaient pas scrupule de vendre à l’un ce qu’ils venaient d’obtenir d’un autre, et d’abuser des réquisitions du major pour les vivres, à peu près comme sir John Falstaff[70] abusait de celles du roi pour les levées de soldats. — « Maintenant, » continua Balfour, voyant qu’il avait produit l’impression qu’il désirait, « je n’ai plus qu’une chose à te dire, c’est que tu as su cette circonstance aussitôt que moi-même, car je n’ai reçu ces papiers que ce matin. Je te le répète, tu peux t’en aller avec joie vers Glasgow et travailler de tout cœur au grand œuvre, persuadé qu’il n’arrivera aucun malheur aux amis que tu as dans le parti des méchants, puisque leur fort est bien approvisionné, et que je ne garde avec moi que le nombre de soldats nécessaire pour les empêcher de nous échapper. — Et pourquoi, » répliqua Morton, que les raisonnements de Burley ne pouvaient convaincre, « pourquoi ne pas me laisser le commandement de cette petite division, et marcher vous-même vers Glasgow ? cette mission est la plus honorable. — Aussi, jeune homme, répondit Burley, n’ai-je rien négligé pour qu’on la confiât au fils de Silas Morton. Je commence à devenir vieux, et ces cheveux blancs ont affronté assez de périls pour être honorés par les gens de bien. Je ne parle pas des vains honneurs du monde, mais de la gloire réservée à quiconque ne travaille pas avec négligence à l’œuvre sainte. Ta carrière commence à peine ; il te reste à justifier la haute confiance dont tu as été investi sur ma recommandation. À Loudon-Hill tu étais prisonnier : au dernier assaut, ta division combattait à couvert, tandis que moi je dirigeais l’attaque la plus périlleuse aux yeux de tous ; et si tu restais maintenant devant ces murailles, quand tu peux agir ailleurs, crois-moi, les hommes diraient que le fils de Silas Morton n’a pas su marcher sur les traces de son père. »

Piqué de cette dernière observation, à laquelle, comme gentilhomme et comme soldat, il ne pouvait faire d’objection raisonnable, Morton se hâta de souscrire à l’arrangement proposé. Toutefois il ne pouvait se défendre de quelque défiance contre celui qui la lui faisait.

« Monsieur Balfour, dit-il, tâchons de bien nous entendre. Vous avez pris la peine de donner une attention particulière à mes affaires privées et à mes attachements personnels ; croyez que j’y serai aussi fidèle qu’à mes principes politiques. Peut-être, durant mon absence, trouverez-vous l’occasion de me servir ou de me blesser dans ces affections ! Soyez assuré que, quelles que puissent être l’issue et les suites de notre entreprise, je répondrai par une reconnaissance éternelle ou par une haine implacable à la conduite que vous aurez tenue en cette circonstance ; et malgré ma jeunesse et mon inexpérience, je suis certain de trouver des amis qui m’aideront à donner des preuves de l’une ou de l’autre. — Si cette déclaration renferme une menace, » répondit Burley avec sang-froid et fierté, « mieux valait la garder pour vous ; je sais servir les intérêts de mes amis, et je méprise souverainement les menaces de mes ennemis. Mais je veux éviter toute occasion de discorde. Tout ce qui se passera ici, en votre absence, sera fait selon vos désirs, autant que pourra le permettre la soumission que je dois à un maître qui est tout-puissant. »

Il fallut bien que Morton se contentât de cette vague promesse.

« Si nous sommes battus, » se dit-il à lui-même, « la garnison sera secourue avant d’être obligée de se rendre à discrétion ; et si nous sommes vainqueurs, je vois déjà, d’après la force du parti modéré, que ma voix aura autant d’influence que celle de Burley pour déterminer les mesures à prendre au sujet du château. »

Il suivit donc Balfour au conseil, où ils trouvèrent Kettledrummle ajoutant à son dernier point quelques mots d’application pratique. Quand l’orateur eut fini de parler, Morton annonça qu’il consentait à marcher avec le gros de l’armée contre les troupes renfermées dans Glasgow. On lui nomma des collègues pour partager le commandement, et ils reçurent tous une exhortation des prédicateurs présents. Le lendemain, au point du jour, les insurgés se mirent en marche sur Glasgow.

Notre intention n’est pas d’entrer dans les détails d’événements qu’on peut trouver dans l’histoire de cette époque. Il suffit de dire que Claverhouse et lord Ross, apprenant que des forces supérieures approchaient, se retranchèrent, ou plutôt se barricadèrent dans le centre de la cité, où se trouvaient la maison de ville et la vieille prison, résolus à soutenir l’assaut des insurgés avant de leur abandonner la capitale de l’Écosse occidentale. Les presbytériens se divisèrent en deux corps pour faire leur attaque : l’un pénétra dans la ville par le côté du collège et de la cathédrale, tandis que l’autre se porta sur Gallowgate, principale entrée du sud-est. Les deux divisions étaient conduites par des hommes de résolution et animés d’un grand courage ; mais les avantages de l’habileté militaire et de la position ne pouvaient être surmontés par leur valeur indisciplinée.

Ross et Claverhouse avaient eu soin de placer des soldats dans les maisons situées à l’entrée des rues, sur les places et dans les carrefours, sans parler des troupes retranchées derrière des barricades qui fermaient le passage aux assaillants. Ceux-ci voyaient donc leurs rangs s’éclaircir sous le feu d’ennemis invisibles, sans pouvoir riposter avec succès. Ce fut en vain que Morton et d’autres officiers s’exposèrent en personne avec la plus noble intrépidité, et voulurent aborder leurs adversaires ; au lieu de les suivre, leurs soldats s’enfuyaient de tous côtés. Morton fut un des derniers à se retirer ; il soutint l’arrière-garde par des efforts inouïs, maintenant l’ordre dans la retraite, et repoussant les tentatives réitérées que faisait l’ennemi pour profiter de ses avantages. Cependant il eut la mortification d’entendre plusieurs de ses soldats murmurer entre eux, que « leur défaite venait de la confiance accordée à de jeunes latitudinaires, et que si le digne, le fidèle Burley avait conduit l’attaque comme aux barricades de Tillietudlem, l’issue du combat eût été bien différente. »

Ce fut avec le plus vif ressentiment que Morton entendit ces reproches sortir de la bouche de ceux même qui avaient les premiers perdu courage. Toutefois ils enflammèrent son ardeur en lui faisant sentir qu’engagé comme il l’était dans une entreprise périlleuse, il n’avait d’autre alternative que celle de vaincre ou de mourir.

« Il n’y a pas de retraite pour moi, » se dit-il à lui-même ; « que tout le monde avoue, même le major Bellenden, même Édith, qu’en courage, du moins, le rebelle Morton n’est pas resté au-dessous de son père. »

Il régnait après cet échec si peu de discipline et tant de désordre dans les rangs de l’armée, que les chefs jugèrent prudent de se retirer à quelques milles de la ville, afin d’avoir le temps de rétablir l’ordre parmi leurs troupes. Cependant les renforts arrivaient toujours, et ces nouveaux soldats étaient plus animés par le péril de leur situation, plus encouragés par la victoire de Loudon-Hill, qu’abattus par le dernier revers. Presque tous se joignaient au détachement de Morton, qui néanmoins avait la mortification de voir son impopularité augmenter rapidement parmi les plus intolérants des covenantaires. Cette prudence au-dessus de son âge, dont il avait fait preuve en guidant et en disposant ses troupes, était traitée de confiance aveugle dans un bras de chair, et sa tolérance déclarée pour toutes les cérémonies ou croyances religieuses qui différaient des siennes lui avait valu l’injuste sobriquet de Gallio[71], parce qu’il ne s’occupait nullement de ces saintes choses. D’autre part, la foule des insurgés préférait ouvertement la mollesse des chefs les plus zélés, auprès desquels l’enthousiasme pour la cause du Covenant tenait lieu d’ordre et de soumission militaire, aux rigueurs qu’employait Morton pour discipliner ses troupes. En un mot, tandis qu’il portait à lui seul tout le poids du commandement (car ses collègues lui en abandonnaient volontiers tous les embarras et toutes les difficultés), Morton se trouva n’avoir plus l’autorité nécessaire pour mettre les réformes à exécution[72].

Cependant, malgré ces obstacles, il fit durant plusieurs jours de tels efforts qu’il parvint à rétablir quelque discipline dans l’armée. Il crut alors pouvoir tenter une seconde attaque contre Glasgow.

On ne peut douter que le vif désir qu’avait Morton de se mesurer en personne avec Graham de Claverhouse, dont il avait reçu une si cruelle injure, n’ait pas peu contribué à augmenter l’activité extraordinaire qu’il venait de déployer. Mais Claverhouse trompa ses espérances ; car, satisfait d’avoir repoussé avec avantage la première attaque, il résolut de ne pas soutenir avec une poignée de soldats le second assaut, auquel les insurgés se préparaient avec des troupes plus nombreuses et mieux disciplinées que la première fois ; il évacua la place, et se retira sur Édimbourg. Les insurgés entrèrent donc sans résistance dans Glasgow. Mais, quoiqu’il ne fût pas donné à Morton de réparer l’affront qu’avait reçu la première division de l’armée covenantaire, la retraite de Claverhouse et la prise de Glasgow enflammèrent l’ardeur de ses soldats et lui amenèrent de nombreuses recrues. Le soin de former de nouveaux officiers, d’organiser de nouveaux régiments et de nouveaux escadrons, de leur apprendre au moins la partie indispensable de la discipline militaire, semblait dévolu de plein droit à Henri Morton, et il s’en chargea d’autant plus volontiers que son père lui avait montré la théorie de l’art militaire, et il voyait d’ailleurs que s’il ne s’acquittait pas de cette tâche désagréable, mais absolument nécessaire, il ne pouvait espérer qu’un autre s’en chargeât.

Cependant la fortune semblait favoriser l’entreprise des insurgés au-delà de l’attente des plus ardents. Le conseil privé d’Écosse, étonné de la fougueuse résistance que ces mesures arbitraires avaient provoquée, paraissait frappé de terreur, et incapable de prendre aucune mesure pour étouffer la révolte. Il n’y avait que peu de troupes en Écosse ; on en forma une armée destinée, pour ainsi dire, à protéger Édimbourg. Les vassaux de la couronne, dans tous les comtés, reçurent l’ordre de prendre les armes et de s’acquitter envers le roi du service militaire qu’ils lui devaient à cause de leurs fiefs ; mais on n’obéit qu’avec lenteur à cette sommation. La guerre n’était pas, en général, populaire parmi la noblesse, et ceux mêmes qui étaient disposés à se mettre en campagne en étaient empêchés par leurs femmes, leurs mères, ou leurs sœurs.

Cependant la maladresse du gouvernement écossais pour assurer sa propre défense ou pour étouffer une rébellion qui, à son début, paraissait si peu inquiétante, excita des doutes à la cour d’Angleterre sur la capacité des membres du conseil, et sur l’opportunité des rigueurs qu’ils avaient déployées contre les presbytériens opprimés. On résolut donc de nommer au commandement de l’armée d’Écosse le malheureux duc de Montmouth, qui par son mariage avait acquis une grande fortune, un vaste domaine et de nombreux partisans dans le sud de ce royaume. L’habileté militaire dont il avait souvent fait preuve en différents pays fut jugée plus que suffisante pour réduire les rebelles sur le champ de bataille ; et, d’autre part, la douceur de son caractère et les dispositions favorables qu’il montrait généralement à l’égard des presbytériens, donnaient l’espoir qu’il parviendrait à calmer les esprits et à les amener à une réconciliation avec le gouvernement. Le duc fut donc investi d’une commission qui lui donnait plein pouvoir de pacifier l’Écosse, et partit de Londres avec des forces considérables pour prendre le commandement en chef de l’armée dans ce royaume.






CHAPITRE XXVII.

trève.


J’irai à Bothwell Hill ; c’est là que je dois vaincre ou mourir.
Vieille ballade.


Il y eut des deux côtés suspension des opérations militaires. Le gouvernement semblait vouloir seulement empêcher les rebelles de marcher sur la capitale, tandis que les insurgés cherchaient à augmenter et à fortifier leur armée. Dans cette vue, ils avaient établi une espèce de camp dans le parc du château ducal d’Hamilton, situation centrale où ils pouvaient recevoir des renforts et où ils étaient protégés contre une attaque soudaine par la Clyde, rivière profonde et rapide qui coulait devant eux, et qu’on ne pouvait traverser que sur un pont long et étroit, près du château et du village de Bothwell.

Morton resta en ce lieu pendant quinze jours environ après l’attaque de Glasgow. Il avait plus d’une fois communiqué avec Burley, mais il en avait seulement appris, sans plus amples détails, que le château de Tillietudlem tenait toujours. Impatient d’être mieux informé sur cet intéressant sujet, il avait enfin annoncé à ses collègues que son désir, ou plutôt son intention, car il ne voyait pas pourquoi il se refuserait une liberté que prenaient tous les autres dans cette armée sans discipline, était d’aller à Milnwood, passer un jour ou deux, pour y régler des affaires privées de grande importance. Cette proposition fut unanimement désapprouvée ; car le conseil de guerre des insurgés sentait assez toute l’importance de ses services pour craindre de le perdre, et chacun se reconnaissait peu capable de le suppléer. Ils ne purent cependant lui imposer des lois plus sévères que celles qu’ils suivaient eux-mêmes ; et il se mit en route sans qu’on lui adressât aucune objection directe. Le révérend M. Poundtext profita de l’occasion pour visiter son presbytère dans les environs de Tillietudlem, et fit à Morton l’honneur de l’accompagner. Comme presque tout le pays était de leur parti et occupé par des détachements de leurs troupes, à l’exception des manoirs de plusieurs vieux barons du parti des cavaliers, ils partirent sans aucune autre suite que le fidèle Cuddie.

Le soleil allait se coucher quand ils arrivèrent à Milnwood, où Poundtext dit adieu à ses compagnons, et se dirigea seul vers sa demeure située à un demi-mille plus loin que Tillietudlem. Que de réflexions se présentèrent à l’esprit de Morton à la vue de ces bois, de ces ruisseaux, de ces plaines qu’il connaissait si bien ! Son caractère, aussi bien que ses habitudes, ses pensées et ses occupations, avaient entièrement changé en moins d’une quinzaine, et vingt jours semblaient avoir produit sur lui l’effet d’autant d’années. Un jeune homme doux, sensible et romanesque, élevé dans la dépendance, se pliant patiemment aux fantaisies d’un parent avare et tyrannique, avait été tout à coup poussé par l’excès de l’oppression et des outrages à se mettre à la tête d’hommes armés ; il avait pris une part très-active aux affaires publiques, avait des amis à encourager et des ennemis à combattre ; enfin il sentait sa destinée personnelle liée à l’issue d’une insurrection et d’une révolution nationale. Il semblait avoir soudainement passé des rêves romanesques de la jeunesse aux travaux et aux soins actifs de l’âge mûr. Tout ce qui l’avait intéressé jadis était effacé de sa mémoire, excepté son attachement pour Édith ; son amour même paraissait avoir un caractère plus mâle et plus élevé, par le mélange et le contraste d’autres devoirs et d’autres sentiments. Tandis qu’il réfléchissait aux particularités de ce changement soudain, aux circonstances qui l’avaient occasionné, et aux conséquences probables de sa carrière présente, un mouvement d’inquiétude bien naturelle céda promptement à un élan de généreuse et noble confiance.

« Je mourrai jeune, dit-il ; et s’il doit en être ainsi, mes motifs seront mal compris, et mes actions condamnées par ceux dont l’approbation est si chère à mon cœur. Mais le glaive de la liberté et du patriotisme est dans ma main, et je ne périrai pas lâchement ni sans vengeance. On peut exposer mon corps au gibet et torturer mes membres ; mais un temps viendra où la sentence d’infamie retombera sur ceux qui peuvent aujourd’hui la prononcer. Et ce ciel, dont le nom est si souvent profané durant cette guerre impie, témoignera de la pureté des intentions qui ont dirigé ma conduite. »

En arrivant à Milnwood, le coup que Henri frappa à la porte n’annonçait plus la timidité d’un jeune homme qui, libre hier, se croit encore dépendant, mais la confiance d’un homme fait, en pleine possession de ses droits et maître de ses actions, hardi, fier et décidé. La porte lui fut ouverte avec précaution par sa vieille connaissance mistress Alison Wilson, qui recula en voyant le casque de fer et le plumet du jeune guerrier.

« Où est mon oncle, Alison ? » lui dit-il en souriant de sa frayeur.

— « Pour l’amour de Dieu ! monsieur Henri ! est-ce bien vous ? reprit la vieille servante. En vérité, vous me faites tressaillir de peur. Mais ce n’est pas vous que je vois, car vous avez l’air plus homme et vous paraissez plus grand depuis que je ne vous ai vu.

— C’est cependant moi-même, » reprit Henri en soupirant et en riant tout à la fois ; « je crois que cet habillement me grandit, et le temps où nous vivons, Ailie, change promptement les enfants en hommes. — Oh ! c’est un bien mauvais temps ! répliqua la vieille gouvernante ; et pourquoi faut-il que vous en ayez souffert ! mais qui pouvait l’empêcher ? Vous étiez assez mal traité, et, comme je le disais à votre oncle : Marchez sur un ver, il se redressera. — Vous m’avez toujours défendu, Ailie, » dit le jeune homme, et le femme de charge ne fit pas attention à ce nom familier ; « vous n’avez jamais voulu, je le sais, qu’un autre me grondât, excepté vous. Où est mon oncle ? — À Édimbourg, répondit Alison ; le brave homme a pensé qu’il valait mieux déloger, et se tenir près de la cheminée quand elle fume. Il était d’une inquiétude, d’une frayeur ! Mais vous connaissez le laird aussi bien que moi. — J’espère que sa santé n’a point souffert, dit Henri. — Pas plus que ses biens, répondit la ménagère. Nous nous sommes défendus de notre mieux ; et quoique les soldats de Tillietudlem nous aient pris la vache rouge et la vieille Kakie (vous vous les rappelez bien), ils nous ont fait bon marché de quatre autres qu’ils conduisaient au château. — Ils vous ont fait bon marché ? reprit Morton : que voulez-vous dire ? — Oui, répondit la femme de charge, les dragons parcouraient le pays pour approvisionner la garnison ; mais ils furent bientôt entraînés à reprendre leur ancien commerce, et battaient la campagne achetant et vendant tout ce qu’ils trouvaient, comme des bergers de l’ouest[73]. En vérité, le major Bellenden n’avait que la plus petite part de tout ce qu’on prenait en son nom. — Alors, dit vivement Morton, la garnison doit avoir bien peu de vivres. — Ma foi ! oui, répliqua Ailie ; on n’en peut douter. »

Un trait de lumière brilla dans l’esprit de Morton.

« Burley m’a trompé, » pensa-t-il en lui-même, « ses saints principes lui permettent la ruse aussi bien que la cruauté… Mistress Wilson, dit-il, je ne puis m’arrêter ; il faut que je reparte sur-le-champ. — Oh ! prenez au moins le temps de manger, » répliqua d’une voix suppliante la bonne ménagère ; « je vais vous préparer quelque chose, comme je le faisais avant ces mauvais jours. — C’est impossible, dit Morton. Cuddie, apprêtez nos chevaux. — Ils mangent encore leur avoine, répondit l’écuyer. — Cuddie ! s’écria Alison ; qu’avez-vous besoin de mener avec vous ce porte-malheur, ce misérable drôle ? C’est lui et sa mendiante de mère qui ont causé tous les maux qui sont arrivés dans cette maison. — Paix ! paix ! reprit Cuddie ; il faut oublier et pardonner, madame. Ma mère est à Glasgow avec sa sœur, et ne pourra plus vous faire de mal. Pour moi, je suis le domestique du capitaine, et je le tiens plus propre, habits et personne, que vous ne l’avez jamais fait : l’avez-vous jamais vu mieux équipé ? — Non, en vérité ! » dit la vieille ménagère en regardant avec complaisance son jeune maître, qui semblait avoir encore meilleure mine sous son uniforme ; « vous n’avez jamais eu, j’en suis sûre, une cravate brodée comme celle-là, tant que vous êtes resté à Milnwood. Je ne vous la connaissais pas. — Non, non, madame, répliqua Cuddie ; elle est de ma façon. C’est une pièce de la garde-robe de lord Evandale. — De lord Evandale ! s’écria la vieille femme de charge ; de celui que les whigs doivent pendre demain matin, à ce que j’ai entendu dire ? — Les whigs pendre lord Evandale ! » s’écria Morton avec la plus grande surprise. — Oui, c’est chose certaine, dit la ménagère ; hier il fit une sortie, comme disent les soldats, pour recueillir quelques provisions, ses dragons furent mis en fuite et lui a été fait prisonnier. Le capitaine whig Balfour a commandé qu’on élevât une potence, et a juré (ou promis sur sa conscience, car un whig ne jure pas) que si demain au point du jour la garnison ne s’était pas rendue, il ferait pendre le jeune lord… aussi haut qu’Aman… C’est un temps malheureux… mais on n’y peut rien faire… Asseyez-vous donc, et mangez une croûte de pain avec du fromage, tandis que je vais apporter quelque chose de meilleur. Je ne vous en aurais pas dit un seul mot si j’avais pensé que cela pût vous empêcher de dîner. — Qu’ils aient fini ou non leur avoine, s’écria Morton, Cuddie, sellez les chevaux à l’instant ; nous ne devons nous arrêter que devant le château ! »

Et malgré toutes les prières d’Ailie, ils se remirent aussitôt en route.

Morton ne manqua pas de frapper au presbytère de Poundtext, et l’engagea à le suivre au camp. L’honnête ministre venait de reprendre pour un instant ses habitudes pacifiques, et relisait un vieux traité de théologie, une pipe à la bouche et un petit pot de bière devant lui pour mieux digérer sa lecture. Ce fut avec le plus vif déplaisir qu’il s’arracha à ce délassement, qu’il appelait ses études, pour recommencer une course fatigante sur un cheval dont le pas était assez rude ; mais quand il fut plus longuement informé, il renonça avec un soupir profond au plaisir de passer une soirée tranquille dans son petit cabinet ; car il reconnut avec Morton que, quel que fût l’intérêt de Burley en rendant impossible par la mort de ce jeune seigneur une réconciliation entre les presbytériens et le gouvernement, les hommes modérés ne devaient, sous aucun prétexte, permettre un tel acte de cruauté. D’ailleurs, pour rendre justice à M. Poundtext, il faut dire qu’il avait, comme presque tous ceux du parti modéré, la plus vive horreur pour les actes de violence que la nécessité ne justifiait pas. Il était donc favorablement disposé pour prêter l’oreille aux raisonnements par lesquels Morton s’efforçait de lui prouver que lord Evandale pouvait servir de médiateur pour le rétablissement de la paix, à des conditions sages et honorables. Ainsi d’accord, ils achevèrent leur route, et arrivèrent enfin à onze heures du soir dans un petit village, près du château de Tillietudlem, où Burley avait établi son quartier-général.

Une sentinelle placée à l’entrée du village leur cria : « Qui vive ? » et les laissa passer quand ils eurent déclaré leurs noms et leurs grades. Ils en virent une autre devant une maison où, selon toute apparence, lord Evandale était emprisonné, car en face s’élevait une potence assez haute pour qu’on pût l’apercevoir des tours du château ; et cet instrument de supplice ne confirmait que trop bien le récit de mistress Wilson[74]. Morton demanda sur-le-champ à parler à Burley, et on lui indiqua sa demeure. Ils le trouvèrent lisant les Écritures, ses armes près de lui de crainte d’être surpris. Il tressaillit et se leva à l’arrivée de ses collègues.

« Qui vous amène ici ? leur demanda-t-il aussitôt ; apportez-vous de mauvaises nouvelles de l’armée ? — Non, répondit Morton, mais nous savons qu’on a ici adopté des mesures qui compromettent fortement la sûreté de l’armée… Lord Evandale est votre prisonnier ! — Le Seigneur l’a livré entre nos mains, répliqua Burley. — Et vous allez profiter de cet avantage que le ciel vous accorde, pour déshonorer notre cause aux yeux du monde entier en faisant souffrir à un prisonnier une mort ignominieuse ? — Si le château de Tillietudlem ne m’est pas livré au point du jour, répliqua Burley, que Dieu m’envoie pareil malheur, et plus encore, s’il ne meurt du supplice que son chef et son patron, John Graham de Claverhouse, a infligé à tant de saints du Seigneur. — Nous avons pris les armes, répondit Morton, pour mettre fin à de telles cruautés et non pour les imiter, moins encore pour punir l’innocent des crimes du coupable. Par quelle loi pouvez-vous justifier l’atrocité que vous allez commettre ? — Tu ne la connais pas ? répliqua Burley : ton compagnon te dira que c’est celle qui livra les habitants de Jéricho au glaive de Josué, fils de Num. — Mais nous, répondit le ministre, nous vivons sous une loi meilleure, qui nous instruit à rendre le bien pour le mal, et à prier pour nos bourreaux et nos persécuteurs. — C’est-à-dire, ajouta Burley, que tu associeras la prudence de ta vieillesse à l’inexpérience de ce jeune homme, pour combattre ma résolution ? — Tous deux, poursuivit Poundtext, nous avons autant d’autorité que toi-même dans l’armée, et nous ne te laisserons pas arracher un cheveu de la tête du prisonnier ; peut-être Dieu l’a-t-il destiné à devenir un instrument pour guérir les plaies d’Israël. — J’ai pensé qu’il en serait ainsi, s’écria Burley, quand j’ai vu appeler au conseil des anciens des gens tels que toi… — Tels que moi ? répéta Poundtext, et qui suis-je pour que vous m’apostrophiez avec tant de mépris ? N’ai-je pas défendu pendant trente ans mon troupeau contre les loups ? et cela pendant que toi, John Balfour, tu combattais dans les rangs des incirconcis, comme un Philistin au front farouche et à la main sanglante… Qui suis-je, as-tu demandé ? — Je vais te le dire, répliqua Burley, puisque tu as si grande envie de le savoir : tu es un de ceux qui veulent recueillir sans avoir semé, et partager le butin sans avoir pris part au combat… Tu es un de ceux qui suivent l’Évangile pour avoir leur part des pains et des poissons… qui aiment mieux leur presbytère que l’Église de Dieu, et qui recevraient le salaire d’un évêque ou d’un païen, plutôt que d’imiter le généreux exemple de ceux qui ont renoncé à tout pour servir la cause du Covenant.

— Et moi, je te dirai, John Balfour, » répliqua Poundtext justement irrité, « je te dirai qui tu es : tu es de ceux dont les fureurs sanguinaires et impitoyables font la honte de l’Église souffrante de ce royaume un de ceux qui par leurs violences et leurs atrocités peuvent faire craindre que la Providence ne couronne jamais du succès désiré la noble entreprise formée par nous pour reconquérir nos droits civils et religieux. — Messieurs, dit Morton, cessez ces récriminations qui ne peuvent que vous irriter de plus en plus ; et vous, monsieur Balfour, dites-nous si votre intention est de vous opposer à la mise en liberté de lord Evandale, quand cette mesure nous paraît utile dans l’état présent des affaires ? — Vous êtes ici deux contre un, répondit Burley ; mais vous consentirez, j’espère, à attendre la décision de tout le conseil à ce sujet. — Oui sans doute, répliqua Morton, pourvu que nous puissions nous fier à celui qui tient entre ses mains le prisonnier. Mais vous savez, » ajouta-t-il en jetant un regard sévère sur Burley, « que vous m’avez déjà trompé dans cette affaire. — Va, dit Burley avec dédain, « tu n’es qu’un jeune et pauvre écervelé qui, pour les noirs sourcils d’une sotte fille, trahirais ta foi, ton honneur, la cause de ton Dieu et celle de ton pays. — Monsieur Balfour, » dit Morton en mettant la main à son épée, « ces paroles demandent satisfaction. — Et tu l’auras, jeune homme, quand et où tu voudras, répondit Burley ; je m’y engage par serment. »

Poundtext intervint à son tour, leur montra les conséquences fâcheuses d’une querelle, et obtint à grand’peine une espèce de réconciliation forcée.

« Quant au prisonnier, dit Burley, disposez de lui comme bon vous semble. Je me lave les mains de tout ce qui peut en arriver. Je l’ai fait prisonnier à la pointe de mon épée et de ma lance, pendant que vous, M. Morton, vous passiez votre temps à surveiller des revues et des parades ; et vous, monsieur Poundtext à torturer les Écritures pour les convertir en érastianisme. Néanmoins chargez-vous du prisonnier ; faites-en ce que vous voudrez… Dingwall, » continua-t-il en appelant un officier qui lui servait d’aide-de-camp et qui couchait dans une chambre voisine, « ordonnez à la garde qui veille sur ce coquin d’Evandale de céder son poste à celle que le capitaine Morton choisira pour la remplacer… Le prisonnier, » dit-il en s’adressant de nouveau à Poundtext et à Morton, « est maintenant à votre disposition, messieurs ; mais rappelez-vous qu’on vous demandera un jour un compte sévère de toutes ces choses. »

En parlant ainsi, il entra brusquement dans un second appartement sans leur souhaiter le bonsoir. Ses deux collègues, après un instant de réflexion, reconnurent qu’il était prudent de veiller à la sûreté personnelle du prisonnier, en plaçant près de lui une garde choisie parmi les paroissiens de M. Poundtext. Heureusement il s’en trouvait dans le village un certain nombre qu’on avait momentanément réunis à la division de Burley afin qu’ils eussent l’avantage de rester aussi long-temps que possible près de leurs familles ; c’étaient en général des jeunes gens actifs, que leurs camarades appelaient communément les tireurs de Milnwood. Sur la demande de Morton, quatre d’entre eux se chargèrent volontiers de monter la garde auprès du prisonnier ; et avec eux le capitaine laissa Headrigg, sur la fidélité duquel il pouvait compter, le chargeant de l’avertir s’il survenait quelque chose d’extraordinaire.

Ces dispositions prises, Morton et son collègue prirent possession pour une nuit du meilleur abri qu’ils purent rencontrer dans ce misérable village à demi ruiné. Toutefois ils ne songèrent point à se livrer au repos, avant d’avoir rédigé un mémoire où ils exposaient les réclamations des presbytériens modérés. Ils le terminèrent en demandant pour l’avenir le libre exercice de leur religion et la permission de suivre l’Évangile selon que leurs ministres le leur prescriraient, sans avoir à craindre ni l’oppression ni la tyrannie. Ils demandaient ensuite l’organisation d’un parlement libre qui fixât les droits de l’Église et ceux de l’État, et qui pût protéger le peuple contre toute espèce d’injustice. Enfin, ils réclamaient une amnistie générale en faveur de tous ceux qui avaient porté ou qui portaient encore les armes pour arriver à ce but. Morton devait naturellement espérer que ces conditions, qui stipulaient tous les besoins et tous les désirs des insurgés les plus modérés, trouveraient des avocats, même parmi les plus chauds royalistes, puisqu’elles étaient exemptes de violence et de fanatisme, et ne consacraient que les droits reconnus des sujets d’Écosse. Il se flattait que ces propositions recevraient un accueil d’autant plus favorable que le duc de Montmouth, chargé par le roi d’étouffer cette rébellion, était un homme doux, modéré, accessible, bien connu pour favoriser les presbytériens, et investi d’un plein pouvoir pour prendre toutes les mesures propres à rétablie la tranquillité en Écosse. Morton pensait encore qu’il ne fallait plus, pour intéresser le duc en leur faveur, que trouver un homme assez habile et assez recommandable pour servir de médiateur, et lord Evandale lui semblait devoir parfaitement s’acquitter de cette mission. Il résolut donc de le voir le lendemain matin, pour sonder ses dispositions et l’engager à se charger du rôle de médiateur. Mais un événement imprévu lui fit accélérer l’exécution de son projet.






CHAPITRE XXVIII.

la capitulation.


Rendez votre château, madame, dit-il, rendez-moi votre château.
Édom de Gordon.


Morton venait de relire et de mettre au net l’écrit dans lequel Poundtext et lui étaient convenus d’exposer les vœux de leur parti et les conditions auxquelles la plupart des insurgés consentiraient à déposer les armes ; il allait se livrer au repos quand il entendit frapper à la porte de son appartement. « Entrez, » dit Morton ; et Cuddie Headrigg avança sa grosse tête en entr’ouvrant la porte.

« Entrez, répéta Morton, et dites-moi ce que vous voulez. Qu’y a-t-il à craindre ? — Rien, monsieur ; mais j’amène quelqu’un qui désire vous parler. — Qui est-ce, Cuddie ? — Une de vos anciennes connaissances, » répondit-il ; et, ouvrant tout à fait la porte, il conduisit, ou plutôt poussa dans la chambre une femme dont le visage était enveloppé de son plaid. « Allons, ne soyez pas si honteuse devant une vieille connaissance, Jenny, » s’écria Cuddie, et en même temps, lui enlevant son plaid, il laissa voir à Henri Morton les traits bien connus de Jenny Dennison. « Parlez maintenant à Son Honneur ; contez-lui, comme une brave fille, ce que vous vouliez dire à lord Evandale. — Qu’est-ce que je voulais dire à son Honneur même l’autre matin, quand j’allais le visiter dans sa prison ? répondit Jenny. Pensez-vous qu’on ne puisse désirer de voir ses amis dans l’affliction sans avoir rien de particulier à leur dire, gros mangeur de soupe ? »

Jenny fit cette réponse avec sa volubilité ordinaire ; mais sa voix et sa main tremblaient, ses joues étaient pâles et décolorées, ses yeux pleins de larmes, et toute sa personne portait les traces de souffrances et de privations récentes ainsi que d’une agitation extraordinaire.

« Qu’y a-t-il, Jenny ? » dit Morton affectueusement. « Vous savez que je vous ai de grandes obligations, et vous ne pouvez rien me demander que je ne vous l’accorde si cela dépend de moi. — Grand merci, Milnwood, » dit la jeune fille en pleurant. « Vous avez toujours été un bon jeune homme, quoiqu’on dise que vous êtes bien changé maintenant. — Que dit-on de moi, Jenny ? — On dit, répliqua Jenny, que vous et les whigs avez fait vœu de jeter le roi Charles à bas de son trône, et que ni lui ni ses descendants, de génération en génération, n’y remonteront jamais ; de plus, John Gudyill affirme que vous donnerez les orgues des églises aux joueurs de flûtes, et que vous ferez brûler le livre des prières par la main du bourreau, en représailles de ce que le Covenant a été brûlé quand le roi est revenu. — Mes amis de Tillietudlem me jugent trop sévèrement, répondit Morton. Je désire le libre exercice de ma religion sans entraver celle des autres ; et quant à la famille Bellenden, je souhaite seulement une occasion de lui montrer que j’ai conservé pour elle la même amitié et le même dévouement. — Le ciel vous récompense de parler ainsi ! » dit Jenny en versant un torrent de larmes : « jamais ils n’ont eu plus grand besoin d’amitié et de dévouement, car, dépourvus de tout, ils périssent de faim. — Bon Dieu ! s’écria Morton. J’avais entendu dire que les provisions étaient rares au château, mais non pas qu’elles y manquaient entièrement. Est-il possible !… Les dames et le major ont-ils ?… — Ils ont souffert comme nous autres, car ils partageaient chaque morceau avec les habitants du château. Mes pauvres yeux voient cinquante couleurs confuses, et ma tête est si troublée par les vertiges que je ne puis me soutenir. »

La pâleur de la pauvre fille et la maigreur de ses joues attestaient la vérité de ce qu’elle disait. Morton fut profondément ému.

« Asseyez-vous ! lui dit-il, pour l’amour de Dieu ! » Et il la força de prendre la seule chaise qu’il y eût dans l’appartement, pendant qu’il se promenait de long en large, livré à l’horreur et à l’impatience. Je ne savais rien de cela… je ne pouvais le savoir… Cœur froid ! fanatique au cœur de fer !… lâche menteur !… Cuddie, va chercher des rafraîchissements, du pain, du vin, s’il est possible… tout ce que tu trouveras. — Du whisky est assez bon pour elle, murmura Cuddie. On n’aurait pas cru que les bons mets fussent si rares parmi eux, à voir cette princesse me jeter sur le corps une marmite de bonne soupe bouillante. »

Jenny, toute faible et affligée qu’elle paraissait être, ne put entendre cette allusion à son exploit pendant l’assaut du château, sans laisser échapper un éclat de rire que son extrême faiblesse fit bientôt dégénérer en un ricanement convulsif. Effrayé de son état, et pensant avec horreur à la détresse des habitants du château, Morton réitéra ses ordres à Cuddie d’un ton plus impératif. Quand il fut parti, il s’efforça de ranimer le courage de la jeune fille.

« Vous venez, je suppose, par les ordres de votre maîtresse, lui dit-il, pour tâcher de voir lord Evandale… Dites-moi ce qu’elle souhaite… Ses désirs seront des ordres pour moi. »

Jenny parut réfléchir un instant.

« Votre Honneur, répondit-elle enfin, est un si ancien ami, que je puis me confier à vous et vous avouer la vérité. — Soyez assurée, Jenny, » dit Morton voyant qu’elle hésitait encore, « que vous ne pouvez mieux servir votre maîtresse qu’en me parlant avec sincérité. — Eh bien ! vous saurez donc que nous mourons de faim, comme je vous l’ai déjà dit, et il y a déjà plusieurs jours. Le major jure qu’il attend du secours d’un instant à l’autre, et qu’il ne rendra pas la place avant d’avoir mangé ses vieilles bottes, et vous devez vous souvenir que les semelles en sont épaisses. Les dragons voient qu’il faudra bientôt capituler, et ils ne peuvent se résigner à souffrir la faim, après avoir vécu à discrétion dans ces derniers temps. Depuis que lord Evandale a été pris, ils n’écoulent plus personne ; Inglis dit qu’il livrera la garnison aux whigs, avec le major et ces dames par-dessus le marché, s’ils veulent le laisser sortir librement lui et ses compagnons, — Les scélérats ! dit Morton ; pourquoi ne comprennent-ils pas dans la capitulation tous les habitants du château ? — Ils craignent qu’on ne leur refuse quartier à eux-mêmes, à cause de tout le mal qu’ils ont fait au pays. Burley a déjà pendu un ou deux de leurs compagnons : ils songent donc à échapper au supplice, aux dépens de la vie des honnêtes gens. — Et vous venez, dit Morton, apporter à lord Evandale cette affligeante nouvelle ? — Justement, répliqua Jenny. Tom Holliday m’a tout conté ; c’est lui qui m’a fait sortir du château pour que je vinsse parler à lord Evandale si je pouvais arriver jusqu’à lui. — Mais en quoi peut-il vous secourir ? demanda Morton ; il est prisonnier. — C’est vrai, répondit Jenny ; mais il peut obtenir une capitulation avantageuse pour nous… il peut nous donner quelques bons avis ; il peut envoyer à ses dragons l’ordre d’être plus dociles… ou… — Ou peut-être, dit Morton, que vous essaierez de le mettre en liberté, s’il est possible. — Si cela était, » répondit résolument Jenny, « ce ne serait pas la première fois que j’aurais cherché à tirer un ami de prison. — En vérité, répliqua Morton, j’étais bien ingrat de l’oublier. Mais voici Cuddie avec des rafraîchissements. Pendant que vous prendrez quelque nourriture, je m’acquitterai de votre message auprès de lord Evandale. — Il faut que vous sachiez, » dit Cuddie à son maître, « que madame Jenny, que voici, tâchait de gagner Tom Rand, le garçon meunier, pour qu’il la laissât entrer dans la chambre de lord Evandale sans que personne le sût. Elle ne savait pas, la petite bohémienne ! que j’étais sur ses talons. — Et vous m’avez fait une terrible peur quand vous êtes venu sur moi et que vous m’avez saisie, » dit Jenny en le pinçant légèrement avec l’index et le pouce. « Si vous n’aviez pas été une ancienne connaissance, mauvais sujet… »

Cuddie, un peu apaisé, regarda en ricanant sa rusée maîtresse, pendant que Morton, s’enveloppant de son manteau et mettant son épée sous son bras, se dirigea vers la chaumière où était enfermé lord Evandale. Il demanda aux sentinelles s’il n’était rien arrivé d’extraordinaire.

« Rien de remarquable, dirent-ils, si ce n’est la jeune fille que Cuddie a arrêtée, et deux courriers que Burley a dépêchés, l’un au révérend Éphraïm Macbriar, l’autre à Kettledrummle, qui, dit-on, battent le tambour ecclésiastique depuis le camp jusqu’à Hamilton. — C’était, je suppose, pour les mander ici ? » dit Morton avec une indifférence affectée. — C’est ce que j’ai compris, » répondit la sentinelle, qui avait causé avec les messagers. — « Burley, » se dit en lui-même Morton, « veut s’assurer une majorité toute puissante dans le conseil, afin de faire sanctionner par elle tous les actes de cruauté qu’il lui plaira de commettre, et étouffer toute opposition par l’autorité du nombre. Il n’y a donc pas de temps à perdre, ou je ne retrouverai plus l’occasion. »

En entrant dans le misérable réduit, Morton trouva lord Evandale chargé de fers, couché sur un lit de bourre : il était endormi, ou plutôt plongé dans de profondes méditations. Evandale, entendant le bruit de ses pas, se leva et se tourna vers lui ; son visage était tellement abattu par la perte de son sang, le défaut de sommeil, le manque de nourriture, que personne n’aurait reconnu en lui le brillant militaire qui s’était si vaillamment conduit à l’affaire de Loudon-Hill. Il parut surpris de cette visite inattendue.

« Je suis désolé de vous voir ainsi, milord, lui dit Henri. — J’ai entendu dire, monsieur Morton, répliqua le prisonnier, que vous êtes un admirateur de la poésie ; en ce cas, vous vous rappelez peut-être ces vers :


Des murs sont-ils une prison ;
De pesants barreaux une cage ?
Aux yeux d’une mâle raison
Ce n’est souvent qu’un ermitage.


Mais quand ma captivité serait moins supportable, je dois m’attendre à en être pour toujours délivré demain. — Par la mort ! demanda Morton. — Sans doute, répliqua lord Evandale ; je n’ai pas d’autre perspective. Votre camarade Burley a déjà trempé ses mains dans le sang d’hommes que la bassesse de leur rang et l’obscurité de leur extraction auraient pu sauver. Moi qui n’ai pas la même protection contre sa vengeance, j’en dois attendre les plus terribles effets. — Mais, dit Morton, le major Bellenden peut rendre le château pour vous sauver la vie. — Jamais, tant qu’il aura un homme pour défendre les murs, et que cet homme aura un morceau de pain à manger. Je connais sa généreuse résolution, et je serais fâché qu’il en changeât à cause de moi. »

Morton se hâta de l’informer de l’insubordination des dragons, de leur projet de livrer le château, les dames et le major. Lord Evandale parut d’abord pouvoir à peine croire cette nouvelle ; revenu de sa surprise, il témoigna une vive affliction.

« Que faire ? dit-il, comment prévenir ce malheur ? — Écoutez-moi, milord, répondit Morton : je crois que vous ne refuseriez pas de porter le rameau d’olivier entre le roi votre maître et cette partie de ses sujets qui est maintenant sous les armes, non par sa propre volonté, mais parce qu’on l’y a contrainte ? — Vous jugez bien de mes sentiments, répondit lord Evandale ; mais où voulez-vous en venir ? — Permettez-moi de continuer, milord… Je vais vous mettre en liberté ; vous retournerez au château, avec un sauf-conduit pour le major, pour les dames, et pour tous ceux qu’il renferme, à condition qu’il sera immédiatement livré. Vous ne ferez en cela qu’obéir à la force des circonstances : car, avec une garnison prête à se révolter, et nulles provisions, il serait impossible de défendre le château vingt-quatre heures de plus. Ceux donc qui refuseront d’accompagner Votre Seigneurie n’auront à accuser qu’eux-mêmes de ce qui pourra leur arriver. Avec le sauf-conduit que je vous offre, vous vous rendrez tous à Édimbourg, ou en tout autre lieu où sera le duc de Montmouth. Nous espérons qu’en reconnaissance vous voudrez bien recommander à l’attention de Sa Grâce, en sa qualité de lieutenant-général d’Écosse, cette humble pétition qui expose nos griefs. Si l’on y fait droit, je réponds sur ma tête que la presque totalité des insurgés déposera les armes. »

Lord Evandale lut attentivement ce papier.

« Monsieur Morton, lui dit-il ensuite, je vois fort peu d’objections à faire à vos demandes ; bien plus, je ne doute pas que sur bien des points elles ne soient conformes aux sentiments personnels du duc de Montmouth ; et cependant, à vous parler avec franchise, je n’espère pas qu’elles vous soient accordées, à moins que, préalablement, vous ne déposiez les armes. — Les déposer, répondit Morton, ce serait reconnaître virtuellement que nous n’avons pas le droit de les prendre, et c’est ce que, pour ma part, je ne reconnaîtrai jamais. — Peut-être, reprit lord Evandale, ne peut-on pas espérer que vous consentiez à cette condition ; cependant je suis sûr que son refus fera manquer la négociation. Je n’en suis pas moins disposé à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour ménager une réconciliation. — C’est tout ce que nous pouvons désirer. Le succès est dans les mains de Dieu, qui dispose du cœur des princes… Vous acceptez donc le sauf-conduit ? — Certainement, répondit lord Evandale ; et si je n’insiste pas sur l’obligation que je contracte envers vous, en recevant une seconde fois la vie de votre générosité, croyez que je n’en suis pas moins pénétré de gratitude. — Et la garnison de Tillietudlem ? dit Morton. — Elle abandonnera le château. Je suis convaincu que le major ne pourra ramener les mutins à la raison, et je tremble en pensant au sort de ces dames et de ce brave vieillard s’ils étaient livrés entre les mains de Burley, de cet homme sanguinaire. — Vous êtes donc libre, dit Morton : préparez-vous à monter à cheval. Quelques hommes dont je suis sûr vous accompagneront jusqu’à une distance telle que vous n’ayez plus rien à craindre des gens de notre parti. »

Lord Evandale, si inopinément délivré, ne pouvait revenir de son étonnement et de sa joie. Morton le quitta pour ordonner à quelques hommes de s’armer et de monter à cheval. Chacun d’eux devait tenir en laisse un cheval de réserve. Jenny qui, tout en prenant quelque nourriture, avait trouvé moyen de faire la paix avec Cuddie, se plaça en croupe derrière ce vaillant cavalier. Les pas de leurs chevaux retentirent bientôt sous les fenêtres de lord Evandale. Deux hommes qu’il ne connaissait pas entrèrent dans sa chambre, le débarrassèrent de ses fers, l’aidèrent à descendre les escaliers, le firent monter à cheval, et le placèrent au centre de la petite troupe, qui prit au grand trot le chemin de Tillietudlem.

La clarté de la lune pâlissante faisait place à celle de l’aurore quand ils arrivèrent devant cette ancienne forteresse, dont la tour noire et massive était déjà colorée par les premiers rayons du jour. La troupe s’arrêta à la première barrière, afin de ne pas s’exposer au feu de la place, et lord Evandale s’avança seul, suivi d’un peu loin par Jenny. En approchant de la porte, ils entendirent dans la cour un tumulte qui s’accordait mal avec la paisible sérénité d’une matinée de printemps. On criait, on jurait ; un ou deux coups de pistolet partirent, et tout annonçait que les soldats étaient en pleine révolte. Dans ce moment critique, lord Evandale arriva au guichet où Tom Holliday montait la garde.

Tom conservait le souvenir des soins qu’il avait reçus dans ce château à l’époque où il y fut retenu pendant un mois par une blessure, et nous avons vu tout à l’heure que ses conseils avaient déterminé Jenny à aller trouver lord Evandale, et qu’il avait favorisé sa sortie du château. Reconnaissant la voix de son capitaine, il lui ouvrit avec autant de joie que d’empressement ; et le jeune lord parut au milieu des soldats mutinés comme un homme qui tombe des nues. Ils exécutaient en ce moment leur dessein de se saisir de la place, et s’efforçaient de désarmer le major Bellenden, Harrison et les autres défenseurs du château, qui se préparaient à faire la meilleure résistance possible.

La présence inattendue de lord Evandale changea la scène. Il saisit Inglis par le collet, lui reprocha durement son indigne conduite, ordonna à deux de ses camarades de l’arrêter, assurant à ces derniers qu’ils n’avaient d’autre espérance de pardon que dans une prompte soumission. Il leur ordonna ensuite de prendre leurs rangs, ils obéirent ; puis de déposer les armes, ils hésitèrent : mais l’habitude de la discipline, et la persuasion que leur capitaine, pour leur parler avec tant d’assurance, devait avoir laissé à la porte un détachement prêt à le soutenir, les décidèrent à se soumettre.

« Emportez ces armes, » dit lord Evandale aux gens du château ; « on ne les leur rendra pas qu’ils ne connaissent mieux pour quel usage elles leur ont été confiées. Et maintenant, » continua-t-il en s’adressant aux mutins, « partez ; ne perdez pas de temps, profitez d’une trêve de trois heures que l’ennemi vous accorde ; prenez le chemin d’Édimbourg, et attendez-moi à House-of-Muir. Je n’ai pas besoin de vous recommander de ne commettre en route aucune violence : vous êtes sans armes, et vous devez craindre de provoquer le ressentiment des habitants du pays. Allez, et que votre bonne conduite expie votre faute. »

Les soldats désarmés se retirèrent en silence et, quittant le château, se dirigèrent vers le lieu que le capitaine venait de leur assigner pour rendez-vous. Ils pressèrent la marche, car ils craignaient de rencontrer quelques détachements des insurgés qui, les voyant sans nul moyen de résistance, et se souvenant de leurs anciennes violences, auraient pu aisément se venger. Inglis, que lord Evandale réservait à un châtiment exemplaire, resta en prison. Holliday reçut des éloges pour sa conduite, et on lui donna l’assurance qu’il remplacerait son caporal. Ces mesures prises, lord Evandale aborda le major auquel cette scène semblait un rêve.

« Eh bien, mon cher major, il faut rendre la place. — Est-il vrai, milord ? j’avais conçu l’espoir que vous nous ameniez des renforts et des provisions. — Pas un homme, pas une bouchée de pain. — Je n’en suis pas moins charmé de vous voir. Instruit hier que ces enragés chanteurs de psaumes avaient le projet d’attenter à votre vie, j’ai harangué vos coquins pendant dix minutes pour les décider à faire une sortie, afin de vous délivrer ; mais ce chien d’Inglis, au lieu de m’obéir, s’est ouvertement révolté contre moi. Mais que faire maintenant ? — Je n’ai pas la liberté du choix, major ; j’ai été remis en liberté sur parole, et j’ai promis de me rendre à Édimbourg. Vous et ces dames, vous prendrez la même route. J’ai, par la protection d’un ami, obtenu un sauf-conduit et des chevaux pour vous et vos gens. Pour l’amour de Dieu, hâtons-nous. Vous ne pouvez vouloir défendre ce château avec huit ou dix hommes et sans provisions. Vous avez satisfait à l’honneur et servi les intérêts du gouvernement, par la défense prolongée de cette place. Le reste serait inutile et insensé. Les troupes anglaises sont arrivées à Édimbourg, et vont se diriger sur Hamilton ; abandonnons pour quelques jours aux rebelles la possession de Tillietudlem. — Je sais, » dit le vieux militaire avec un soupir de regret, « je sais que vous ne conseillerez jamais rien qui soit contre l’honneur ; si donc vous jugez notre position absolument désespérée, je rendrai cette place, que d’ailleurs la mutinerie de vos dragons ne nous permet plus de défendre… Gudyill, dites à nos dames d’appeler leurs servantes, et de faire tout préparer pour le départ. Mais si je pouvais croire qu’en restant dans ces vieux murs, dussé-je être réduit par la faim à l’état d’un squelette, je rendrais le moindre service au roi, le vieux Miles Bellenden n’en sortirait que lorsqu’il n’aurait plus une goutte de sang dans les veines. »

Les dames, qui avaient été épouvantées par la révolte des dragons, s’empressèrent d’acquiescer à la détermination du major. Lady Marguerite Bellenden ne put cependant retenir des soupirs et des gémissements en pensant au déjeuner que Sa très-sacrée Majesté avait fait dans un château qu’elle allait abandonner aux rebelles. On fit à la hâte les préparatifs du départ ; et long-temps avant que le jour permît de distinguer nettement les objets, les dames, avec le major Bellenden, Harrison, Gudyill et les autres domestiques, montèrent sur les chevaux qu’avaient amenés les soldats de Morton, ainsi que sur plusieurs autres qu’on se procura dans le voisinage, et se dirigèrent vers le nord, sous l’escorte de quatre cavaliers whigs. Le reste de la troupe qui avait accompagné lord Evandale prit possession du château sans y commettre aucun acte de violence et de pillage ; et le soleil levant vit flotter sur la tour de Tillietudlem le drapeau rouge et bleu des covenantaires écossais.



CHAPITRE XXIX.

la reconnaissance.


Un coup d’épingle donné par elle me serait plus cruel que mille coups de poignards.
Marlow.


La cavalcade qui venait de quitter le château de Tillietudlem, après avoir passé les derniers postes des insurgés, fit halte pour quelques minutes dans la petite ville de Bothwell, afin de prendre quelques légers rafraîchissements, si nécessaires à des personnes qui venaient de supporter une si dure privation, après quoi on se remit en route pour Édimbourg. On pourrait croire que, pendant le voyage, lord Evandale se rapprocha de miss Édith aussi souvent qu’il lui fut possible ; mais, après avoir salué et pris toutes les précautions imaginables pour que rien ne lui manquât, il se tint à l’arrière-garde avec le major Bellenden, paraissant confier le soin d’accompagner cette aimable personne à un des cavaliers whigs, dont un grand manteau, et un large chapeau surmonté d’une plume qui lui pendait jusque sur la figure, cachaient la tournure et les traits. Ce cavalier marcha en silence, pendant plus de deux milles, à côté de miss Bellenden ; enfin il lui dit d’une voix basse et tremblante.

« Miss Bellenden doit avoir des amis partout où elle est connue, même parmi ceux dont elle désapprouve maintenant la conduite. Est-il quelque chose qu’ils puissent faire pour lui montrer leur respect, et le regret qu’ils ont des souffrances qu’elle éprouve ? — Qu’ils apprennent, répliqua Édith, à respecter les lois, à épargner le sang innocent ; qu’ils rentrent dans le devoir envers leur souverain, et je leur pardonne tout ce que j’ai souffert, et dix fois plus encore. — Vous supposez donc impossible qu’il existe dans nos rangs, des hommes qui aient sincèrement à cœur le bien du pays, et qui soient persuadés qu’ils remplissent un devoir envers leur patrie ? — Il pourrait être imprudent, livrée comme je le suis à votre discrétion, de répondre à cette question. — Non, non, je vous le jure sur l’honneur d’un soldat ! — J’ai été habituée à la franchise dès ma naissance, répondit Édith, et si je dois parler, je ne vous cacherai pas mes véritables sentiments. Dieu seul peut juger les cœurs ; les hommes sont réduits à apprécier les intentions par les actes. La trahison, le meurtre par l’épée ou le gibet, l’oppression d’une famille comme la nôtre, qui n’avait pris les armes que pour défendre le gouvernement établi et ses propriétés, ce sont là des actes qui doivent déshonorer tous ceux qui y ont pris part, de quelques spécieux prétextes qu’ils les couvrent. — L’horreur de la guerre civile, reprit le cavalier, les misères qu’elle entraîne après elle, pèsent sur la tête de ceux qui, par une oppression illégale, ont réduit des hommes à prendre les armes pour assurer les droits qu’ils tiennent de la nature. — C’est affirmer ce qu’il faudrait prouver, répliqua Édith. Chaque parti prétend avoir raison au fond, et le crime retombe sur ceux qui ont tiré l’épée les premiers. C’est ainsi que, dans une rixe, la loi condamne ceux qui les premiers ont eu recours à la violence. — Hélas ! répondit le cavalier, si notre justification reposait sur ce principe, il nous serait facile de montrer que nous avons souffert avec une patience presque au-dessus des forces de l’humanité, avant d’opposer à l’oppression une résistance ouverte ! Mais je m’aperçois, » continua-t-il avec un profond soupir, « qu’il est inutile de plaider devant miss Bellenden une cause qu’elle a déjà condamnée, autant peut-être par aversion contre la personne que contre les principes de ceux qui y sont attachés. — Pardonnez-moi, répondit Édith : j’ai exprimé fièrement mon opinion sur les principes des insurgés ; quant à leurs personnes, je ne les connais point à une seule exception près. — Et cette exception, reprit le cavalier, a influé sur votre opinion relativement à tout leur parti. — Loin de là, répliqua Édith ; il est… au moins jadis je le croyais… un de ces hommes avec lesquels bien peu sauraient soutenir la comparaison… il a, il paraissait au moins avoir des talents naturels, une fidélité inviolable, une loyauté à toute épreuve, une ardente sensibilité… Puis-je approuver une rébellion qui a fait qu’un homme né pour orner, illustrer et défendre sa patrie, soit devenu le compagnon d’obscurs et ignorants fanatiques, de bavards hypocrites, le chef de paysans grossiers, le frère d’armes de bandits, d’assassins de grande route ? Si jamais vous rencontrez dans votre camp un homme tel que celui que je dépeins, dites-lui qu’Édith Bellenden a versé plus de larmes sur la tache imprimée à son caractère, sur ses espérances détruites, sur le déshonneur qu’il a imprimé à son nom, que sur les malheurs de sa propre maison ; qu’elle a moins souffert de la famine qui a creusé ses joues, terni ses yeux, que du serrement de cœur qu’elle ressentait en songeant à qui elle devait, tous ces maux. »

En parlant ainsi, elle tourna vers son compagnon un visage dont les joues amaigries attestaient la réalité de ses souffrances, bien qu’il fût animé en cet instant par la chaleur avec laquelle elle parlait. Le cavalier porta soudainement la main à son front, comme un homme frappé d’une douleur subite ; il la passa rapidement sur son visage, et enfonça davantage sur ses yeux le chapeau qui ombrageait sa figure. Ce mouvement et les sentiments qui l’avaient causé n’échappèrent point à Édith, et elle ne les remarqua pas sans émotion.

« Et pourtant, dit-elle, si celui dont je parle paraissait trop affligé de l’opinion peut-être sévère de… d’une ancienne amie, dites-lui qu’un repentir sincère peut tenir lieu de l’innocence ; que, bien qu’il soit tombé d’une hauteur à laquelle il ne lui sera pas facile de remonter, qu’il ait causé de grands maux par l’autorité de son exemple, il pourra toujours, jusqu’à un certain point, réparer le mal dont il est l’auteur. — Et de quelle manière ? » demanda le cavalier, toujours d’une voix basse et étouffée. — « En employant tous ses efforts pour rendre les bienfaits de la paix à ses infortunés compatriotes, et engager les rebelles abusés à déposer les armes : en épargnant le sang, il pourra expier celui qui a déjà été répandu. Celui qui travaillera avec le plus de zèle à accomplir ce grand dessein méritera le mieux la reconnaissance de ce siècle, et un nom glorieux dans les siècles à venir. — Dans une telle paix, « dit son compagnon d’une voix ferme, « miss Bellenden ne voudrait pas, je pense, que les intérêts du peuple fussent sacrifiés sans réserve à ceux de la couronne ? — Je ne suis qu’une jeune fille, répliqua la jeune lady, il me conviendrait mal de traiter un tel sujet ; mais puisque je suis allée si loin, j’ajouterai, sans hésiter, que je voudrais une paix qui assurât le repos à tous les partis, qui mît les sujets à l’abri du brigandage militaire, que je déteste autant que les moyens maintenant employés pour y résister. — Miss Bellenden, » répondit Henri Morton en levant la tête et reprenant son ton de voix naturel, « celui qui a perdu la place qu’il occupait dans votre estime a cependant trop de fierté pour plaider sa cause comme un criminel, et, persuadé qu’il ne peut plus espérer de vous l’intérêt qu’on accorde à un ami, il garderait le silence sur vos sévères reproches, s’il ne pouvait en appeler à l’honorable témoignage de lord Evandale. Lord Evandale vous dira que ses plus ardents désirs, que tous ses efforts tendent, en ce moment même, à obtenir une paix telle que le plus loyal sujet du roi pourrait la souhaiter. »

En parlant ainsi, il la salua avec dignité. Bien que le langage d’Édith fît voir qu’elle savait à qui elle parlait, elle ne s’était probablement pas attendue à ce qu’il se justifiât avec tant de chaleur. Elle lui rendit son salut d’un air embarrassé et en gardant le silence. Morton tourna bride et alla se placer à la tête de sa petite troupe, qui marchait à peu de distance du major et de lord Evandale.

« Henri Morton ! » s’écria le major en l’apercevant. — « Lui-même, répondit-il ; Henri Morton désespéré d’avoir encouru la disgrâce du major Bellenden et de sa famille. Il s’en remet à lord Evandale, » continua-t-il en se tournant vers le jeune seigneur et en lui faisant un salut, « du soin de détromper ses amis sur sa conduite et sur la pureté de ses intentions. Adieu, major : je vous quitte, mon escorte ne vous est plus nécessaire. Que le bonheur vous accompagne, vous et les vôtres ! Puissions-nous nous rencontrer dans des temps plus tranquilles et plus heureux ! — Croyez-moi, monsieur Morton, dit lord Evandale, votre confiance n’est pas mal placée. Je m’efforcerai de m’acquitter des éminents services que j’ai reçus de vous, en présentant votre caractère sous son véritable jour devant les yeux du major Bellenden et de tous ceux dont l’estime vous est chère. — Je n’attendais pas moins de votre générosité, milord, » répondit Morton.

Il appela alors les gens de sa suite, et se dirigea le long de la bruyère dans la direction d’Hamilton. On voyait leurs plumets ondoyer et leurs casques d’acier reluire aux rayons du soleil levant. Cuddie Headrigg, seul, resta un instant en arrière pour dire un tendre adieu à Jenny Dennison, qui, pendant son double voyage, avait su reprendre son empire sur le cœur sensible de son ancien amant. Un ou deux arbres voilèrent plutôt qu’ils ne cachèrent leur tête-à-tête pendant qu’ils avaient arrêté leurs chevaux pour se dire adieu.

« Adieu donc, Jenny, » dit Cuddie en poussant bruyamment son haleine, pour essayer peut-être de produire un soupir qui ne fut qu’une espèce de gémissement. Pensez quelquefois au pauvre Cuddie, un honnête garçon qui vous aime. Jenny, y penserez-vous de temps en temps ? — Sans doute ; chaque fois que je mangerai de la soupe, » répondit la malicieuse suivante, incapable de retenir sa repartie et le sourire qui l’accompagnait.

Cuddie se vengea comme ont coutume de faire les amants villageois et comme Jenny s’y attendait probablement. Il passa le bras autour du cou de sa maîtresse, lui donna un tendre baiser. Puis, détournant son cheval, il se hâta de rejoindre son maître.

« Ce drôle a le diable au corps, » dit Jenny Dennison en rajustant son bonnet ; « il a deux fois autant de malice que Tom Holliday, après tout. Me voilà, milady, me voilà !… Ciel ! ayez pitié de nous ! j’espère que la vieille lady ne nous a pas vus ! — Jenny, » dit lady Marguerite, « le jeune homme qui commandait l’escorte n’est-il pas le même que celui qui a été capitaine du Perroquet et qui ensuite fut prisonnier à Tillietudlem le matin de l’arrivée de Claverhouse ? »

Charmée que l’enquête ne se dirigeât point sur ce qui la concernait, Jenny jeta un regard sur sa maîtresse pour tâcher de découvrir si elle devait dire ou non la vérité. Mais n’apercevant aucun signe qui pût la guider, elle suivit l’instinct naturel à la suivante d’une dame, et mentit.

« Je ne crois pas que ce soit lui, milady, » répondit-elle avec autant d’assurance que si elle eût répété son catéchisme. « C’était un petit homme brun. — Il faut que vous soyez aveugle, Jenny, dit le major ; Henri Morton est grand et bien fait ; il a le teint blanc ; et c’est lui-même qui vient de nous quitter. — J’avais autre chose à faire que de passer mon temps à le regarder, » répondit Jenny en secouant la tête ; « blond ou brun, que m’importe ? — N’est-ce pas un grand bonheur, dit lady Marguerite, que nous soyons hors des mains de ce furieux et sanguinaire fanatique ? — Vous vous trompez, madame, reprit lord Evandale ; monsieur Morton ne doit être qualifié ainsi par personne, et par nous moins que par qui que ce soit. Si je vis en ce moment, si vous êtes en sûreté sous la protection de vos amis, au lieu d’être prisonnière d’un véritable fanatique et d’un homme sanguinaire, c’est uniquement au zèle, à l’activité, à l’humanité de ce jeune homme que vous le devez. »

Il fit alors un récit détaillé des événements déjà connus du lecteur, faisant valoir les services que leur avait rendus Morton, s’arrêtant avec complaisance sur le danger auquel il s’exposait dans cette circonstance, comme s’il avait été son frère, et non son rival.

« Je serais plus qu’ingrat, dit-il, si je ne rendais pas toute la justice qu’il mérite à un homme qui m’a deux fois sauvé la vie. — Je suis très disposé à bien penser d’Henri Morton, milord, répliqua le major Bellenden. J’avoue qu’il s’est noblement conduit envers vous et envers nous. Mais je ne puis juger avec autant d’indulgence que vous la conduite qu’il tient en ce moment. — Considérez, reprit lord Evandale, qu’il a été poussé par la nécessité ; et je dois ajouter que ses principes, s’ils ne sont pas entièrement conformes aux miens, sont pourtant de nature à commander le respect. Claverhouse, dont le tact pour se connaître en hommes ne sera contesté par personne, a découvert en lui le germe de grands talents ; mais il a jugé avec prévention et trop de sévérité ses principes et ses intentions. — Vous avez appris bien vite à apprécier ces grandes qualités, milord, reprit le major Bellenden. Moi qui le connais depuis son enfance, j’aurais, avant cette affaire, vanté ses bons principes et son bon caractère ; mais quant à ses talents… — Probablement, major, qu’ils étaient cachés, répondit le généreux lord Evandale, et à M. Morton lui-même, jusqu’à l’heure où les circonstances les ont mis au grand jour. Si je les ai reconnus, c’est que nos entretiens ont roulé sur des sujets importants et élevés, Il travaille maintenant à mettre fin à la rébellion, et les conditions qu’il a proposées sont tellement modérées, que je ne manquerai pas de les appuyer avec chaleur. — Et avez-vous l’espérance, dit lady Marguerite, de réussir dans une entreprise si difficile ? — Je l’aurais, madame, si tous les presbytériens étaient aussi modérés que M. Morton, et tous les royalistes aussi désintéressés que le major Bellenden. Mais tels sont le fanatisme et la violente irritation des deux partis, que cette guerre civile ne pourra se terminer que par le secours du glaive. »

On croira aisément qu’Édith écoutait cette conversation avec le plus vif intérêt. Elle regrettait d’avoir parlé à son amant avec tant d’injustice et de légèreté ; mais au fond du cœur, elle était joyeuse et fière de ce que son caractère, au jugement même de son généreux rival, était tel que son propre cœur le lui avait représenté.

« Les guerres civiles et les préjugés domestiques, se dit-elle, m’obligeront peut-être d’arracher son souvenir de mon cœur ; mais c’est une véritable consolation pour moi de savoir qu’il est encore digne de la place qu’il y a si long-temps occupée. »

Pendant qu’Édith revenait ainsi de ses injustes préventions, son amant arrivait au camp des insurgés près d’Hamilton : il y trouva tout en confusion. Des avis certains avaient annoncé que l’armée royale, ayant reçu d’Angleterre de nombreux renforts, allait entrer en campagne. La renommée exagérait le nombre, le bon équipement et la discipline de ces troupes, et répandait de tous côtés des détails bien capables d’abattre le courage des insurgés. L’espèce de protection qu’ils pouvaient attendre de Montmouth devait vraisemblablement être contre-balancée par ceux avec qui il partageait le commandement. Son lieutenant-général, le célèbre Thomas Dalzell, avait servi en Russie, pays alors plongé dans la barbarie ; et il était aussi redouté par sa cruauté et par le peu de cas qu’il faisait de la vie des hommes, que par son attachement au roi et sa valeur indomptable. Il était en second sous Montmouth, et la cavalerie était commandée par Claverhouse, qui brûlait de venger la mort de son neveu et sa défaite à Drumclog. À tous ces rapports on ajoutait la plus formidable description des forces de l’artillerie et de la cavalerie qui appuyaient l’armée royale prête à entrer en campagne[75].

Des corps considérables, composés de clans des Highlands, qui, pour le langage, la religion et les mœurs, n’avaient aucun rapport avec les insurgés, avaient été sommés de joindre l’armée royale, sous leurs différents chefs, et ces Amorites ou Philistins, comme les appelaient les insurgés, accouraient au carnage comme des aigles. Tout homme en état de marcher ou de monter à cheval avait reçu l’ordre de prendre les armes ; ce qui peut faire penser que l’intention de la cour était d’imposer de fortes amendes ou de confisquer les biens de ceux que leurs principes empêcheraient de se ranger sous l’étendard royal, bien que la prudence les tînt éloignés de celui des presbytériens insurgés. En un mot, tous ces bruits tendaient à augmenter la crainte de ces derniers en leur faisant croire que la vengeance du roi n’avait été différée que pour les atteindre avec plus de violence et de certitude.

Morton s’efforça de rassurer les esprits de la multitude, en leur représentant que ces rapports étaient probablement exagérés, et en leur faisant remarquer la force de leur position, défendue par une rivière qu’on ne pouvait passer que sur un pont long et étroit. Il rappela à leur souvenir la victoire qu’ils venaient de remporter sur Claverhouse, quoiqu’ils fussent peu nombreux, moins bien disciplinés, et moins bien armés. Il leur montra que le terrain qu’ils occupaient, par les ondulations et les bouquets de bois dont il était parsemé, offrait, s’il était courageusement défendu, une excellente protection contre l’artillerie et même contre la cavalerie, et qu’au fond leur salut dépendait de leur valeur et de leur intrépidité.

Mais pendant que Morton s’efforçait ainsi de ranimer le courage des simples soldats, il se prévalait auprès des chefs de ces bruits décourageants pour leur faire sentir la nécessité de proposer un arrangement sous des conditions modérées, tandis qu’ils étaient à la tête d’une armée encore formidable et qui n’avait essuyé aucun échec. Il leur représenta que, dans la position où se trouvaient leurs partisans, on ne pouvait guère espérer qu’ils combattissent avec avantage contre les forces régulières et bien disciplinées du duc de Montmouth ; et que s’il leur arrivait, comme on devait le craindre, d’essuyer une défaite, l’insurrection, bien loin d’avoir été utile au pays, serait un prétexte pour l’opprimer plus durement encore.

Pressés par ces arguments, et sentant qu’il était aussi dangereux de rester assemblés que de congédier leurs troupes, la plupart des chefs avouèrent que si les conditions transmises par lord Evandale au duc de Montmouth étaient obtenues, le but pour lequel ils avaient pris les armes serait en grande partie atteint. Ils donnèrent donc leur adhésion à ces propositions, et convinrent d’appuyer les remontrances présentées par Henri Morton. D’un autre côté, quelques chefs, et certains hommes dont l’influence sur le peuple était beaucoup plus grande que celle de personnages en apparence plus considérables, regardaient tout traité de paix qui n’avait pas pour base la ligue solennelle et le Covenant de 1640, comme entièrement illusoire et sans force, comme impie et hérétique. Ils faisaient partager leurs sentiments à la multitude imprévoyante et qui n’avait rien à perdre, en persuadant à beaucoup de gens que ces timides conseillers qui parlaient de paix, sans y mettre pour condition l’expulsion de la famille royale, et la déclaration que l’Église serait affranchie de toute autorité temporelle, devaient être regardés comme des traîtres qui ne cherchaient qu’un spécieux prétexte pour abandonner leurs frères d’armes. Ces opinions contradictoires étaient soutenues avec chaleur dans chaque tente de l’armée insurgée, ou plutôt dans les luttes violentes, et la division qui régnait dans cette armée était un présage trop sûr du sort qui l’attendait.






CHAPITRE XXX.

négociations.


Des factions et des discordes maudites agitent toujours vos conseils.
Othway, Venise sauvée.


Henri Morton s’efforçait ainsi de calmer la fureur des partis opposés, lorsque, deux jours après son arrivée à Hamilton, il y fut rejoint par son collègue, le révérend Poundtext. Ce dernier fuyait la colère de John Balfour Burley, violemment irrité contre lui à cause de la part qu’il avait prise à la délivrance de lord Evandale. Quand le digne théologien se fut un peu remis de la fatigue d’un voyage si rapide, il rendit compte à Morton de ce qui s’était passé dans le voisinage de Tillietudlem après son départ.

La marche nocturne se Morton avait été opérée avec tant d’habileté, et les soldats avaient si fidèlement gardé le secret, que Burley ne fut instruit de cet événement que fort avant dans la matinée. Sa première demande fut si Macbriar et Kettledrummle étaient arrivés, conformément à l’ordre qu’il leur avait expédié à minuit. Macbriar était dans le camp, et Kettledrummle devait, à ce qu’on lui dit, arriver très-prochainement. Burley envoya donc un messager au quartier de Morton, pour l’inviter à se rendre immédiatement au conseil ; mais on lui rapporta la nouvelle que Morton était parti. Poundtext fut mandé aussitôt ; mais pensant, comme il le dit lui-même, qu’il n’y avait rien de bon à attendre de cet intrépide disputeur, Poundtext était retourné à son presbytère, préférant chevaucher la nuit entière, quoiqu’il eût passé à cheval tout le jour précédent, que de recommencer le lendemain matin ses controverses avec Burley, dont l’emportement l’embarrassait lorsqu’il n’était pas soutenu par la présence de Morton. Burley s’informa ensuite de lord Evandale, et son irritation fut extrême quand il apprit qu’il avait été conduit hors du camp pendant la nuit par une escorte que Morton lui-même commandait.

« Le scélérat ! » s’écria Burley s’adressant à Macbriar, « le traître ! c’est pour gagner la faveur du gouvernement, qu’il a mis en liberté mon prisonnier, je n’en doute pas, quand cette place forte qui nous a donné tant de mal nous aurait été remise en échange de sa vie. — Mais n’est-elle pas en notre pouvoir ? » dit Macbriar en regardant le donjon du château ; « ne sont-ce pas les couleurs du Covenant qui flottent sur ces murailles ? — C’est un stratagème, dit Burley, une ruse de guerre, une insulte par laquelle ils essaient de rendre notre désappointement plus amer et plus cruel. »

Il fut interrompu par l’arrivée d’un des hommes qui avaient suivi Morton, lequel venait lui annoncer l’évacuation de la place et son occupation par les insurgés. La nouvelle de ce succès, au lieu d’apaiser Burley, le rendit furieux.

« J’ai veillé, dit-il, j’ai combattu, j’ai employé la ruse ; j’ai travaillé tant que j’ai pu à réduire cette place ; j’ai négligé des entreprises plus utiles et plus glorieuses ; j’ai serré étroitement ce château, j’ai détourné les sources, j’ai fait régner dans ses murs les horreurs de la famine ; et quand les hommes étaient sur le point de se livrer à ma merci, que leurs enfants allaient devenir mes captifs, leurs filles un sujet de risée pour tout le camp, survient ce jeune homme sans barbe au menton, et il ose mettre la faucille dans ma moisson, et il arrache leur proie à ceux qui allaient la saisir ! Le salaire n’appartient-il donc plus à l’ouvrier ? la ville avec ses habitants à ceux qui l’ont prise ? — Allons, » dit Macbriar, étonné de l’extrême agitation que montrait Burley, « ne t’échauffe pas contre un enfant qui n’est pas digne de ta colère. Le ciel emploie les instruments qu’il lui plaît ; et qui sait si cet enfant… — Paix ! paix ! dit Burley, tu fais tort à ton propre jugement. C’est toi qui le premier m’as dit de me défier de ce sépulcre blanchi, de cette pièce de cuivre que j’ai prise pour de l’or. Malheur même aux élus, qui négligent les avis de vieux pasteurs tels que toi. Mais nos attachements charnels ne manquent jamais de nous égarer. Le père de cet enfant était mon ancien ami. Il faut lutter avec autant de courage que toi, Éphraïm Macbriar, quand on veut se dégager des liens et des entraves de l’humanité. »

Ce sentiment toucha sensiblement le prédicateur, d’où Burley conclut qu’il lui serait aisé de faire servir ses opinions à ses propres vues, d’autant plus qu’ils étaient tous deux parfaitement d’accord en ce qui touchait le gouvernement de l’Église.

« Rendons-nous sur-le-champ à la tour, dit-il : nous y trouverons des papiers qui, par le bon emploi que je saurai en faire, vaudront autant pour nous qu’un vaillant général et cent cavaliers. — De tels secours conviennent-ils aux enfants du Covenant ? reprit le prédicateur ; nous n’avons déjà parmi nous que trop de ces gens plus affamés de terres, d’or et d’argent, que de la parole. Ce n’est pas par de tels défenseurs que sera accomplie l’œuvre de notre délivrance. — Tu te trompes, dit Burley ; ces hommes mondains ne seront pour nous que des instruments. À tout événement, la femme moabite sera dépouillée de son héritage, et, ni le mécréant Evandale, ni l’érastien Morton, ne possédera ce château et ces domaines, quand bien même il obtiendrait ensuite la main de sa fille. »

En parlant ainsi, il prit le chemin de Tillietudlem, où il se saisit de l’argenterie et de tout ce qui pouvait être utile à l’armée ; il pilla le chartier et les autres endroits où étaient déposés les papiers de famille, et repoussa avec mépris les remontrances de ceux qui lui rappelaient que la capitulation garantissait le respect des propriétés privées.

Burley et Macbriar, s’étant établis dans leur nouvelle conquête, furent rejoints, dans le coure de la journée, par Kettledrummle et par le laird de Langeale, que cet infatigable théologien était parvenu à détourner par ses séductions, comme disait Poundtext, de la pure lumière dans laquelle il avait été élevé. Ainsi réunis, ils envoyèrent l’invitation, ou plutôt l’ordre, audit Poundtext, de se rendre au conseil qui allait être tenu à Tillietudlem. Mais il se souvint qu’il y avait une prison dont la porte était garnie de barreaux de fer, et il résolut de ne pas confier sa liberté à ses collègues irrités. Il se retira donc, ou plutôt il s’enfuit à Hamilton, où il apporta la nouvelle que Burley, Macbriar et Kettledrummle arriveraient, sitôt qu’ils auraient réuni un corps de caméroniens suffisant pour imposer au reste de l’armée.

« Vous voyez, dit Poundtext, qu’ils auront la majorité dans le conseil ; car Langeale, quoiqu’il ait toujours passé pour un des plus honnêtes et des plus raisonnables du parti, n’a point d’opinion à lui : il est toujours du parti le plus fort. »

En terminant son récit, Poundtext poussa un profond soupir ; car il se voyait entouré d’ennemis de tous côtés ; l’armée royale, d’une part ; de l’autre, les exagérés de l’armée covenantaire.

Morton l’exhorta à la patience et au courage ; il l’informa des espérances fondées qu’il avait de négocier la paix avec de bonnes garanties par l’entremise de lord Evandale ; il le flatta du consolant espoir qu’il retrouverait un jour son Calvin relié en parchemin, sa pipe du soir, son gobelet de bière inspiratrice, pourvu toutefois qu’il travaillât de tout son pouvoir à seconder les mesures que lui, Morton, avait prises pour une pacification générale[76]. Ainsi soutenu et encouragé, Poundtext se détermina à attendre l’arrivée des caméroniens au rendez-vous général.

Burley et ses confédérés avaient réuni un corps considérable de leurs partisans, qui ne se montait pas à moins de cent cavaliers et quinze cents fantassins, tous vêtus d’habits d’une couleur sombre ; acerbes et querelleurs dans la conversation, pleins de résolution et de confiance, comme des gens convaincus que la porte du salut était ouverte pour eux seuls, tandis qu’à leurs yeux le reste des chrétiens, quelque légère que fût la différence entre leur croyance et celle des caméroniens, n’étaient, ou peu s’en fallait, que des damnés et des réprouvés. Ces hommes entrèrent dans le camp des presbytériens plutôt comme des alliés douteux et soupçonneux ou des ennemis non encore déclarés, que comme des hommes entièrement attachés à la même cause et exposés aux mêmes dangers que leurs frères d’armes plus modérés. Burley n’alla point voir ses collègues ; il n’eut aucune communication avec eux ; ils reçurent seulement de lui une invitation de se rendre le soir à une séance du conseil général.

Morton et Poundtext, en arrivant au lieu indiqué pour la réunion, trouvèrent leurs collègues déjà assis. Ils échangèrent de froides salutations, et l’on pouvait prédire que ceux qui avaient convoqué le conseil ne s’attendaient pas à une conférence amicale. Macbriar, que l’emportement de son zèle entraînait toujours en avant, rompit le premier le silence. Il désirait connaître par quelle autorité ce mécréant, ce lord Evandale, avait été soustrait à la sentence de mort justement prononcée contre lui.

« Par mon autorité et par celle de Morton, » répondit Poundtext, qui, outre qu’il était jaloux de donner à son compagnon une preuve de son courage, se confiait beaucoup en son appui, et qui d’ailleurs craignait moins de se mesurer avec un homme de sa profession, qui n’employait que les armes de la controverse théologique, plutôt qu’avec le farouche et sanguinaire Balfour. — « Et qui donc, mon frère, répondit Kettledrummle, vous a donné le pouvoir de vous interposer dans une matière si importante ? — Les termes mêmes de notre commission, dit Poundtext, qui nous donnent le pouvoir de lier et de délier : si lord Evandale a été légalement condamné à mort par la voix de l’un de nous, il a été aussi légalement délivré de la mort par la volonté de deux autres. — Allez, allez, dit Burley, nous connaissons vos motifs ; c’était pour envoyer ce ver à soie, ce colifichet doré, cette poupée brodée, porter des propositions de paix au tyran. — Il est vrai, » répliqua Morton, qui s’aperçut que son compagnon commençait à fléchir sous le regard terrible de Burley ; « Il est vrai : et qu’y trouvez-vous à redire ? Devons-nous plonger la nation dans une guerre éternelle, pour des projets aussi vains, aussi injustes qu’impraticables ? — Écoutez-le, dit Burley, il blasphème ! — C’est faux ! répondit Morton ; les blasphémateurs sont ceux qui attendent du ciel des miracles et qui négligent de se servir des moyens que la divine sagesse a mis à la disposition des hommes pour accomplir leurs entreprises. Je vous le répète : notre but, et nous l’avouons hautement, notre but est d’obtenir le rétablissement de la paix à de bonnes et honorables conditions qui nous assurent le libre exercice de notre religion et notre liberté. Nous n’avons nullement la prétention de tyranniser la conscience et la liberté des autres. »

La querelle eût été plus animée que jamais s’ils n’eussent reçu la nouvelle imprévue que de Montmouth avait commencé sa marche vers l’est, et qu’il était déjà à moitié chemin d’Hamilton. Toute division cessa aussitôt ; et il fut convenu que le lendemain serait un jour de jeûne solennel en expiation des péchés du pays ; que le révérend M. Poundtext prêcherait devant l’armée le matin, et M. Kettledrummle l’après-midi ; que l’un et l’autre éviteraient les sujets qui pourraient exciter le schisme et la division, et qu’ils engageraient les soldats à résister à l’ennemi comme des frères unis pour la défense d’une bonne cause. Ces propositions conciliatoires ayant été adoptées, les deux chefs modérés en hasardèrent une autre, espérant qu’elle serait appuyée par Langeale, dont le visage était devenu extrêmement pâle en entendant les dernières nouvelles, et qu’on pouvait croire converti au parti de la modération. Il était présumable, dirent-ils, que le roi n’ayant pas confié le commandement de ses forces à un de leurs oppresseurs, mais, au contraire, ayant fait choix d’un seigneur distingué par la douceur de son caractère et bien disposé pour leur cause, on avait à leur égard de meilleures intentions que par le passé. Ils ajoutèrent qu’il était non seulement prudent, mais nécessaire, en ouvrant des communications avec le duc de Montmouth, de s’assurer s’il était ou non chargé d’instructions secrètes en leur faveur. Le seul moyen de le savoir, c’était de lui envoyer un député.

« Et qui voudra se charger de cette commission ? » dit Burley, éludant une proposition trop raisonnable pour qu’il pût s’y opposer ouvertement. « Qui voudra aller à leur camp, sachant que John Graham de Claverhouse a juré de pendre le premier parlementaire que nous leur enverrions, pour venger la mort de son jeune neveu ? — Que ce ne soit pas là un obstacle, dit Morton. Je m’exposerai volontiers à tous les risques que peut faire courir une telle mission. — Laissons-le partir, » dit Balfour bas à Macbriar, « nous en serons débarrassés. »

Cette proposition ne fut donc pas contredite par ceux qui semblaient devoir la combattre avec le plus d’opiniâtreté, et il fut convenu que Henri Morton irait au camp du duc de Montmouth, pour s’informer à quelles conditions il consentirait à traiter avec les insurgés. Aussitôt que cette résolution fut connue, plusieurs presbytériens du parti modéré vinrent trouver Morton, l’engageant à ouvrir une négociation dans le sens de la pétition remise à lord Evandale ; car l’approche de l’armée du roi répandait un effroi général que l’assurance des caméroniens, soutenue seulement de leur propre exaltation, ne pouvait calmer. Muni de ces instructions et accompagné de Cuddie, Morton partit pour le camp de l’armée royale, s’exposant à tous les dangers réservés à ceux qui se chargent du rôle de médiateurs dans les guerres civiles.

Morton n’avait pas fait cinq ou six milles, quand il s’aperçut qu’il ne tarderait pas à rencontrer l’avant-garde de l’armée royale. Étant monté sur une hauteur, il vit tous les chemins dans le voisinage couverts de troupes qui marchaient en bon ordre vers Bothwell-Muir, plaine où l’armée devait camper la nuit suivante, et située à environ deux milles au-delà de la Clyde, sur l’autre bord de laquelle était campée l’armée des insurgés. Il s’avança vers le premier détachement de cavalerie qu’il rencontra, portant un mouchoir blanc en guise de drapeau, et demanda à être conduit au duc de Montmouth. Le sous-officier qui commandait fit son rapport à son capitaine, celui-ci en référa à un officier d’un grade plus élevé, et tous deux se dirigèrent immédiatement vers l’endroit où était Henri Morton.

« Vous perdez votre temps, mon ami, et vous risquez votre vie, » lui dit l’un d’eux. « Le duc de Montmouth n’écoutera aucune proposition de la part de rebelles qui ont les armes à la main, et les cruautés qu’a commises votre parti semblent autoriser toute espèce de représailles. Le mieux pour vous est de vous en retourner, et de ménager aujourd’hui l’ardeur de votre monture, afin que demain elle vous puisse sauver la vie. — Quand bien même le duc de Montmouth nous considérerait comme coupables, répliqua Henri Morton, je ne puis croire qu’il veuille condamner un si grand nombre de ses concitoyens, sans écouter ce qu’ils ont à alléguer pour leur défense. Pour ma part, je ne crains rien. Je n’ai été le complice ou l’approbateur d’aucun crime ; et la crainte d’être l’innocente victime des crimes des autres ne m’empêchera pas de remplir ma mission. »

Les deux officiers se regardèrent.

« J’ai dans l’idée, dit le plus jeune, que c’est là le jeune homme dont nous a parlé lord Evandale. — Lord Evandale est-il à l’armée ? demanda Morton. — Non, répondit l’officier ; nous l’avons laissé à Édimbourg, trop malade pour pouvoir faire la campagne… Votre nom, monsieur, est, je présume, Henri Morton ? — Oui, monsieur, répondit-il. — Nous ne nous opposerons pas, monsieur, à ce que vous voyiez le duc, » lui dit l’officier avec plus de politesse ; « mais nous pouvons vous assurer que ce sera inutilement. Quand le duc serait disposé à favoriser votre parti, il partage l’autorité avec des gens qui ne lui permettraient pas de le faire. — Je serais affligé qu’il en fût ainsi, reprit Morton ; mais je n’en dois pas moins persévérer à vous demander à voir le duc. — Lumley, » dit l’officier du grade le plus élevé, « annoncez au duc l’arrivée de M. Morton, et rappelez-lui que c’est l’officier dont lord Evandale a parlé avec tant d’éloges. »

L’officier revint annoncer que le général ne pouvait voir M. Morton ce soir-là, mais qu’il le recevrait le lendemain dans la matinée ; et on le conduisit dans une chaumière voisine, où il fut surveillé toute la nuit ; mais on le traita avec civilité, et on pourvut à ce qu’il ne manquât de rien. Le lendemain, de bonne heure, le capitaine Lumley vint le prendre pour le conduire devant le duc de Montmouth.

L’armée se formait déjà en colonnes pour se mettre en marche ou pour prendre son ordre de bataille. Le duc se tenait au centre à un demi-mille environ de l’endroit où Morton avait passé la nuit. En s’avançant à cheval vers le général, Henri put évaluer la force de cette armée. Il s’y trouvait trois ou quatre régiments anglais, l’élite des troupes de Charles II ; le régiment des gardes écossais, brûlant du désir de venger leur défaite ; plusieurs autres régiments écossais, avec un nombreux corps de cavalerie, composé en partie de gentilshommes qui servaient comme volontaires, en partie des vassaux de la couronne que leurs fiefs soumettaient au service militaire. Morton remarqua aussi plusieurs compagnies de montagnards, levées sur les points les plus voisins de la frontière des basses terres. Ces hommes étaient l’effroi des presbytériens de l’ouest, pour lesquels ils montraient autant de haine que de mépris. Ils étaient commandés chacun par son chef. Un train nombreux d’artillerie de campagne accompagnait cette armée, qui avait l’air si imposant qu’en la voyant Morton fut convaincu qu’une faveur spéciale du ciel pouvait seule sauver d’une complète destruction les presbytériens, aussi mal équipés que mal disciplinés. L’officier qui accompagnait Morton cherchait à lire dans ses yeux les sentiments qu’excitait en lui le brillant spectacle de ces forces militaires. Mais fidèle à la cause qu’il avait embrassée, Henri parvint à cacher l’inquiétude qu’il éprouvait ; il regarda sans étonnement et avec indifférence ces formidables préparatifs.

« Vous voyez la fête qu’on vous prépare, dit l’officier. — Si je n’avais du goût pour ces sortes de spectacles, répliqua Morton, je ne serais pas avec vous en ce moment. Cependant je me réjouirais davantage, dans l’intérêt de tous les partis, d’une fête plus pacifique. »

En parlant ainsi ils arrivèrent auprès du commandant en chef, qui, ayant plusieurs officiers autour de lui, était sur une colline d’où l’on découvrait au loin le pays environnant et les détours de la Clyde, et même le camp des insurgés. Ces officiers paraissaient étudier le terrain, pour dresser un plan d’attaque. Le capitaine Humley, s’approchant de Montmouth, lui présenta Morton, et le duc fit signe à tous ceux qui l’entouraient de se retirer, retenant seulement près de lui deux officiers supérieurs. Pendant qu’ils s’entretenaient quelques minutes à voix basse, avant que Morton eût reçu la permission de s’avancer, celui-ci eut le temps d’examiner les personnages avec lesquels il allait traiter.

Il était impossible de voir le duc de Montmouth sans être captivé par l’agrément et les grâces de sa personne, si élégamment décrite depuis par Dryden, le grand-prêtre des muses anglaises. Cependant, aux yeux d’un observateur attentif, quelque chose nuisait à la noble beauté des traits de Montmouth : c’était un air d’irrésolution qui faisait croire qu’il hésitait et doutait dans les moments où il était le plus nécessaire d’agir avec résolution.

À côté de lui était Claverhouse, que nous avons déjà fait connaître au lecteur, avec un autre officier-général dont l’extérieur était singulièrement frappant. Il portait un habit à l’ancienne mode, du temps de Charles Ier en peau de chamois, bizarrement tailladé, et couvert de galons et de broderies antiques. Ses bottes et ses éperons étaient de la même époque. On voyait sur sa poitrine une plaque de métal, sur laquelle descendait une longue et vénérable barbe grise, signe de deuil en l’honneur de Charles Ier, car il ne l’avait pas coupée depuis le jour où ce prince était monté sur l’échafaud. Sa tête était découverte et totalement chauve. Son front haut et ridé, ses yeux gris et perçants, ses traits fortement prononcés, annonçaient une vieillesse que les infirmités n’avaient point affaiblie, et une sombre intrépidité que n’adoucissait aucun sentiment d’humanité. Tel est le portrait, faiblement esquissé, du célèbre général Thomas Dalzell[77], homme plus redouté et plus haï des presbytériens que Claverhouse lui-même ; car, sans aversion contre leurs personnes, mais par cruauté naturelle, il se livrait contre eux aux violences que Claverhouse n’employait que par des raisons politiques, comme les moyens les plus efficaces d’intimider les partisans de la religion presbytérienne et d’anéantir entièrement cette secte.

La présence de ces deux généraux, dont il connaissait personnellement le premier, et dont il reconnut le second au portrait qu’on lui en avait fait, parut à Morton d’un fâcheux augure pour le succès de son ambassade. Cependant, malgré sa jeunesse et son inexpérience, et le mauvais accueil qu’on allait probablement faire à ses propositions, lorsqu’on lui fit signe de s’approcher, il s’avança avec assurance, déterminé à défendre de son mieux la cause de son pays et de ses compagnons d’armes. Montmouth le reçut avec cette grâce et cette courtoisie qui accompagnaient ses moindres actions ; Dalzell le regarda d’un air sombre et impatient ; Claverhouse lui adressa un sourire ironique et une légère inclination de tête, et parut le traiter comme une ancienne connaissance.

« Vous venez, monsieur, de la part de ces malheureux, maintenant réunis en armes, dit le duc de Montmouth, et vous vous nommez, je crois, Morton. Faites-nous le plaisir de nous exposer le sujet de votre message. — Milord, répondit Morton, il est contenu dans un écrit intitulé Remontrances et Supplication, que lord Evandale a dû remettre entre les mains de Votre Grâce. — Oui, monsieur, répondit le duc ; et j’ai appris de lord Evandale que M. Morton s’était conduit dans ces malheureuses affaires avec autant de modération que de générosité : je le prie d’en vouloir bien recevoir mes remercîments. »

Ici Morton vit Dalzell secouer la tête avec indignation, et dire quelques mots à l’oreille de Claverhouse ; celui-ci sourit en faisant un mouvement des sourcils presque imperceptible. Le duc tira la pétition de sa poche : il semblait combattu, d’un côté, entre la douceur naturelle de son caractère et peut-être aussi par la conviction que les pétitionnaires ne demandaient rien que de juste, d’un autre, par le désir d’affermir l’autorité du roi et de se conformer aux opinions plus violentes de ses collègues, que l’on avait placés auprès de lui autant comme ses surveillants que comme ses conseils.

« Monsieur Morton, dit-il, il va dans cet écrit des propositions sur lesquelles je m’abstiendrai de m’expliquer en ce moment. Quelques-unes me paraissent raisonnables et justes ; et quoique je n’aie pas reçu du roi d’instructions expresses sur ce sujet, je vous promets sur mon honneur, d’intercéder en votre faveur, d’employer tout mon crédit auprès de Sa Majesté pour vous faire obtenir ce que vous demandez. Mais vous devez convenir que je ne puis traiter qu’avec des suppliants, et non avec des rebelles ; et préalablement à toute démarche de ma part en votre faveur, je dois insister pour que vos partisans déposent les armes et se séparent. — Agir ainsi, » répondit fièrement Morton, « ce serait reconnaître que nous sommes des rebelles, comme nos ennemis nous en accusent. Nos épées ont été tirées pour recouvrer des droits légitimes et naturels dont on nous a dépouillés. La modération et le bon sens de Votre Grâce lui ont fait reconnaître la justice de nos réclamations, qui n’eussent jamais été écoutées si elles n’eussent été accompagnées du bruit de la trompette. Nous ne pouvons donc déposer les armes, même sur la promesse de Votre Grâce que nous obtiendrons satisfaction, sans avoir des motifs certains d’espérer le redressement des griefs dont nous nous plaignons. — Monsieur Morton, répliqua le duc, vous êtes jeune, mais vous devez avoir assez vu le monde pour vous apercevoir que des demandes justes et innocentes en elles-mêmes peuvent devenir dangereuses et déraisonnables par la manière dont elles sont appuyées. — Nous pouvons répondre, reprit Morton, que nous n’avons employé cette manière offensante de réclamer nos droits qu’après avoir inutilement essayé de tous les autres. — Monsieur Morton, dit le duc, je ne prolongerai pas davantage cette conférence. Nous sommes prêts à commencer l’attaque ; cependant je la suspendrai pendant une heure, pour que vous ayez le temps de communiquer ma réponse aux insurgés. S’ils veulent disperser leurs troupes, déposer les armes, et m’envoyer une députation pour demander la paix, je me croirai engagé d’honneur à faire mon possible afin d’obtenir le redressement de leurs griefs ; s’ils refusent de prendre ce parti, qu’ils se tiennent sur leurs gardes, et qu’ils s’accusent eux-mêmes des conséquences. Je pense, messieurs, » ajouta-t-il en se tournant vers ses deux collègues, « que je ne puis faire davantage en faveur de ces hommes égarés. — Sur mon honneur, » répondit brusquement Dalzell, « je n’aurais jamais osé, dans mon faible jugement, aller jusque là, car j’en serais responsable envers le roi et ma conscience. Mais sans doute Votre Grâce connaît mieux les intentions particulières de Sa Majesté, que nous, qui devons nous en tenir à la lettre de nos instructions. »

Une vive rougeur couvrit le visage de Montmouth. « Vous entendez, » dit-il à Morton, « que le général Dalzell blâme l’extension qu’en votre faveur je suis disposé à donner à mes instructions. — Les sentiments du général Dalzell, milord, répliqua Morton, sont tels que nous les attendions de sa part, et ceux de Votre Grâce, tels que nous espérons que vous voudrez bien les conserver toujours. Mais je ne puis m’empêcher d’ajouter que, dans le cas de l’absolue soumission sur laquelle vous insistez, il resterait toujours fort douteux, avec de tels conseillers autour du trône, que même l’intercession de Votre Grâce pût nous procurer un soulagement réel. Cependant je communiquerai à nos chefs la réponse de Votre Grâce ; et, puisque nous ne pouvons obtenir la paix, nous courrons les chances de la guerre. — Bonjour, monsieur, dit le duc ; je suspens l’attaque pour une heure, pour une heure seulement. Si dans cet espace de temps vous avez une réponse à me rapporter, je la recevrai ici ; je désire sincèrement qu’elle soit de nature à prévenir l’effusion du sang. »

À ce moment, un sourire très-expressif fut échangé entre Dalzell et Claverhouse. Le duc le remarqua, et répéta ces paroles avec beaucoup de dignité.

« Oui, messieurs, continua-t-il, je désire que la réponse soit de nature à prévenir l’effusion du sang. J’espère que ce sentiment n’excite de votre part ni blâme ni mépris. »

Dalzell lança au duc un regard sombre, mais ne répondit rien. Claverhouse, la bouche contractée par un sourire ironique, salua en disant : « qu’il ne lui appartenait pas de juger des sentiments de Sa Grâce. »

Le duc fit signe à Morton de se retirer. Il obéit, et, accompagné de l’officier qui lui avait déjà servi d’escorte, il traversa lentement l’armée pour retourner au camp des non-conformistes. Quand il passa devant le beau régiment des gardes-du-corps, il trouva Claverhouse déjà à leur tête. Le colonel n’eut pas plus tôt vu Morton qu’il s’avança vers lui, et lui adressa la parole avec une extrême politesse.

« Je pense que ce n’est pas la première fois que je vois monsieur Morton de Milnwood. — Ce n’est pas la faute du colonel Graham, dit Morton, si ma présence est maintenant importune à lui ou à quelque autre. — Permettez-moi au moins de dire, répliqua Claverhouse, que la situation actuelle de monsieur Morton justifie l’opinion que j’avais conçue de lui, et que ma conduite, la dernière fois que nous nous sommes rencontrés, n’était que conforme à mon devoir. — Conformer vos actions à votre devoir, et votre devoir à votre conscience, c’est votre affaire et non la mienne, » dit Morton justement offensé de ce qu’on voulait en quelque façon l’obliger à approuver la sentence si récemment prononcée contre lui. — Encore un instant, dit Claverhouse. Evandale prétend que j’ai des torts à réparer envers vous. Je vous assure que je ne confondrai jamais un homme, un gentilhomme d’un esprit élevé, qui, même dans ses erreurs, agit par des principes honorables, avec ces imbéciles et grossiers fanatiques qui marchent sous les ordres de chefs altérés de sang et souillés de meurtre. Si donc ils ne consentent pas à se séparer sur-le-champ, je vous prie avec instance de revenir à l’armée royale et de faire votre paix particulière, car soyez bien assuré qu’ils ne tiendront pas contre nous une demi-heure. Si vous suivez ce conseil, demandez-moi à votre arrivée. Montmouth, quoique cela paraisse étrange, Montmouth ne peut vous protéger ; Dalzell ne le veut pas. Quant à moi, je le veux et le puis, et j’ai promis à Evandale de le faire si l’occasion s’en présentait. — Je devrais des remercîments à lord Evandale, » répliqua Morton froidement, « s’il ne paraissait me croire capable d’abandonner ceux dont j’ai embrassé la cause. Quant à vous, colonel Graham, si vous voulez m’accorder l’honneur d’une autre espèce de satisfaction, il est probable que, dans une heure, vous me trouverez au bout du pont de Bothwell, du côté du couchant, l’épée à la main. »

Ils se saluèrent et se séparèrent.

« C’est un estimable garçon, Lumley, » dit Claverhouse en s’adressant à l’officier qui avait escorté Morton ; « mais c’en est fait de lui… Que son sang retombe sur sa tête ! »

En parlant ainsi il fit ses préparatifs pour le combat.



CHAPITRE XXXI.

les dissensions.


Mais écoutez ! la tente a changé de voix : le repos et la paix s’éloignent d’ici.
Burns.
Le Lowdien Mallisha vint avec ses habits bleus ; cinq cents hommes vinrent de Londres, habillés de rouge.
Vers de Bothwell.


Quand Morton, après avoir quitté les avant-postes de l’armée royale où il régnait tant d’ordre, fut arrivé à ceux de son parti, il ne put s’empêcher de remarquer la différence de discipline et d’en concevoir de tristes pressentiments sur l’avenir. La discorde qui divisait leur conseil s’était répandue dans les derniers rangs des insurgés ; les postes, les patrouilles, étaient plus occupés à disputer sur le sujet et les causes véritables de la colère divine, et à définir les limites de l’hérésie des érastiens, qu’à surveiller les mouvements de leurs ennemis, quoique l’on entendît leurs tambours et leurs trompettes.

Cependant une grand’garde avait été placée sur le long et étroit pont de Bothwell, par où l’ennemi devait nécessairement passer pour attaquer ; mais les soldats chargés de garder ce poste étaient, comme les autres, divisés et découragés : persuadés que cette position ne pouvait être défendue, ils pensaient déjà à se replier sur le corps principal de l’armée. Une telle faute eût entraîné la ruine complète des presbytériens, car vraisemblablement, de la perte ou de la conservation de ce passage devait dépendre la fortune de la journée. Au bout du pont était une plaine unie, et coupée seulement par quelques petits bouquets d’arbres. Sur un tel champ de bataille il était probable que les troupes indisciplinées des insurgés, manquant de cavalerie, et tout à fait dépourvues d’artillerie, ne pourraient par soutenir le choc de troupes régulières.

Morton examina donc ce poste avec attention, et il lui parut qu’en occupant deux ou trois maisons sur la rive gauche de la rivière, et quelques bouquets d’aunes et de noisetiers qui en ombrageaient le bord, puis en fermant les portes d’une voûte construite, selon l’ancien usage, sur le milieu du pont, cette position pourrait être aisément défendue. Il donna donc des ordres en conséquence, fit détruire les parapets de cette partie du pont, afin qu’ils ne protégeassent pas l’ennemi s’il tentait de forcer ce passage. Morton conjura les soldats préposés à la garde de ce poste important d’être attentifs et sur leurs gardes, et leur promit un prompt et nombreux renfort. Il fit encore placer des vedettes de l’autre côté de la rivière pour surveiller les mouvements de l’ennemi, avec ordre de se replier sur la rive gauche aussitôt qu’il approcherait. Enfin, il les chargea d’avertir le conseil de tout ce qu’ils découvriraient. Les soldats, dans le moment du danger, sont toujours disposés à reconnaître la supériorité de leurs officiers : l’activité de Morton et son habileté lui gagnèrent la confiance de ses gens. Avec un renouvellement d’activité et d’espoir, ils se mirent à fortifier leur position conformément à ses instructions, et le saluèrent à son départ de trois bruyantes acclamations.

Morton s’avança alors au grand galop vers le gros de l’armée. Il fut surpris autant que consterné de la scène de tumulte et de confusion qu’elle offrait, dans un temps où le bon ordre et la concorde étaient si nécessaires. Au lieu d’être rangés en ordre de bataille et d’écouter les ordres de leurs officiers, les soldats, mêlés ensemble, formaient une masse confuse qui roulait et s’agitait comme les vagues de la mer. Mille bouches parlaient, ou plutôt vociféraient, et pas une oreille n’écoutait. Consterné de cette scène extraordinaire, Morton s’efforça de s’ouvrir un passage à travers la foule, afin d’apprendre et de faire cesser, s’il était possible, la cause d’un désordre si intempestif. Pendant qu’il est ainsi occupé, nous ferons connaître au lecteur ce que Henri ne découvrit qu’avec difficulté.

Les insurgés s’étaient disposés à tenir leur jour d’humiliation : cet usage, selon la coutume des puritains dans les premières guerres civiles, leur paraissait le meilleur moyen de surmonter les obstacles et de terminer toutes les discussions. On choisissait ordinairement pour cette solennité un jour ouvrable ; mais cette fois, pressé par le temps et par la proximité de l’ennemi, on fit choix du jour du sabbat. Une chaire provisoire, ou plutôt une espèce de tente, fut élevée au milieu du camp, et l’on convint qu’elle serait occupée d’abord par le révérend Pierre Poundtext, préférence qui lui était accordée comme étant le plus âgé des ecclésiastiques présents. Mais au moment où le digne théologien, d’un pas lent et mesuré, s’avançait vers la tribune préparée pour lui, il fut prévenu par l’apparition soudaine de Habakkuk Mucklewrath, ce prédicateur fougueux qui avait si fort étonné Morton au premier conseil tenu par les chefs des insurgés après leur victoire de Loudon-Hill. On ne sait s’il agit par les instigations des caméroniens, ou si ce fut seulement l’agitation de son esprit, la vue d’une chaire vacante, qui le portèrent à saisir l’occasion de haranguer un aussi respectable auditoire. Quoi qu’il en puisse être, il saisit ardemment l’occasion, s’élança dans la chaire, promena autour de lui ses yeux égarés, et sans s’émouvoir des murmures d’un grand nombre de ses auditeurs, ouvrit la Bible, et prit pour texte de son discours ces mots du trentième chapitre du Deutéronome : « Certains hommes, enfants de Bélial, sont sortis du milieu de vous, et ont emmené les habitants de leur ville, disant : Allons servir d’autres dieux qui vous sont inconnus ; » et il commença une harangue aussi fanatique, aussi extravagante qu’inopportune. Il s’étendit sur les sujets de discorde qui régnaient dans l’armée, et dont on était convenu d’ajourner la discussion à un temps plus convenable, n’omettant aucune question propre à soulever les passions. Enfin, après avoir accusé les modérés d’hérésie, de viser à la tyrannie, de chercher la paix avec les ennemis de Dieu, il reprocha à Morton, qu’il désigna par son nom, d’avoir été un de ces hommes qui, comme le disait le texte sacré, étaient sortis du milieu d’eux pour emmener les habitants de la ville et s’égarer à la poursuite de faux dieux. Lui, ceux qui le suivaient, ceux qui approuvaient sa conduite, Mucklewrath les menaça tous de la colère et de la vengeance divine, et exhorta ceux qui voulaient rester purs et sans tâche à se séparer d’eux.

« Ne tremblez point, dit-il, devant le hennissement des chevaux et l’éclat des cuirasses. Ne demandez point de secours aux Égyptiens contre les ennemis. Quoiqu’ils puissent être nombreux comme les sauterelles, fiers comme les dragons, leur confiance n’est pas notre confiance, leur rocher n’est pas notre rocher ; autrement, comment mille fuiraient-ils devant un seul, et deux en mettraient-ils dix mille en fuite ? J’ai rêvé dans les visions de la nuit, et la voix m’a dit : Habakkuk, prends ton van, sépare le froment de la paille, afin qu’ils ne soient pas consumés ensemble par les feux de l’indignation et les éclairs de la colère. En conséquence, je vous dis : Prenez ce Henri Morton,… ce criminel Achab, qui a apporté la malédiction parmi vous, et s’est fait des frères dans le camp de l’ennemi… Prenez-le, lapidez-le avec des pierres, ensuite brûlez-le avec le feu, pour que la colère puisse s’éloigner des enfants du Covenant. Il n’a pas pris un vêtement babylonien ; mais il a vendu le vêtement de la justice à la femme babylonienne ; il n’a pas pris cent pièces d’argent, mais il a trafiqué de la vérité, qui est plus précieuse que l’or et l’argent. »

À cette attaque furieuse, dirigée inopinément contre un de leurs principaux chefs, le tumulte se répandit dans l’assemblée des presbytériens. Quelques-uns demandaient qu’on procédât sur-le-champ à l’élection de nouveaux officiers, et qu’on ne nommât aucun de ceux qui par leurs discours ou par leurs actions auraient montré plus ou moins de faiblesse pour les hérésies et la corruption des temps. Telles étaient les demandes des caméroniens. Ils s’écriaient que quiconque n’était pas avec eux était contre eux ; que ce n’était pas le moment de renoncer à la partie essentielle du Covenant, quand ils avaient un si grand besoin que le ciel bénît leurs armes et leur cause ; qu’à leurs yeux un presbytérien tiède ne valait guère mieux qu’un papiste, un ennemi du Covenant, un homme sans foi.

Les modérés repoussaient avec indignation et mépris le reproche qu’on leur faisait d’avoir, par une criminelle condescendance, déserté la cause de la vérité. Ils reprochaient à leurs accusateurs d’avoir brisé l’unité de croyance ; d’avoir, par les emportements d’un zèle extravagant, introduit la division dans l’armée, quand, au jugement des plus hardis, ses forces réunies suffisaient à peine pour résister à leurs ennemis. Poundtext et un ou deux autres faisaient d’inutiles efforts pour calmer la fureur croissante des deux partis en leur répétant ces paroles du patriarche : « Qu’il n’y ait point de querelle entre vous et moi, ni entre vos bergers et les miens, car nous sommes frères ; » ces paroles pacifiques ne pouvaient être entendues. Ce fut en vain que Burley lui-même, quand il vit la dissension portée à un si haut point, éleva sa voix sombre et forte pour recommander le silence et le respect de la discipline : l’esprit d’insubordination n’avait plus de bornes, et on eût dit que l’exhortation d’Habakkuk Mucklewrath avait communiqué une partie de son fanatisme à tous ceux qui l’avaient entendu. Les plus sages ou les plus timides étaient prêts à se retirer, et à abandonner une cause qu’ils regardaient comme perdue. Les autres inclinaient pour un appel harmonieux, comme ils l’appelaient assez improprement, c’est-à-dire pour la nomination de nouveaux officiers et le renvoi de ceux qui avaient été récemment élus, et cela avec un tumulte et des cris vraiment dignes de la folie et du désordre qui régnaient dans ce camp. Ce fut en ce moment que Morton arriva : l’armée était en proie à la plus affreuse confusion, et sur le point de se dissoudre. Son retour excita de bruyants applaudissements d’un côté, et de l’autre des imprécations non moins bruyantes.

« Que signifie un tel désordre dans un pareil moment ? » cria-t-il à Burley, qui, épuisé de ses vains efforts pour rétablir la subordination, se tenait appuyé sur son épée, et regardait avec désespoir cette scène de confusion.

« Il signifie, répliqua-t-il, que Dieu nous a livrés aux mains de nos ennemis. — Non, non, » répondit Morton d’une voix et d’un geste qui forcèrent ceux qui l’entouraient à l’écouter, « ce n’est pas Dieu qui nous abandonne, c’est nous qui l’abandonnons, et qui nous déshonorons nous-mêmes en souillant et en trahissant la cause de la liberté et de la religion. Écoutez-moi ! » s’écria-t-il en s’élançant sur la chaire que Mucklewrath épuisé de fatigue avait été forcé d’abandonner : « je vous apporte des propositions de paix ; mais l’ennemi y met pour condition que vous mettiez bas les armes. Si vous consentez à suivre mes avis, vous pouvez faire encore une honorable résistance. Mais le temps presse ; décidez-vous sur-le-champ. Qu’il ne soit pas dit que six mille Écossais n’ont eu ni le courage d’attendre l’ennemi de pied ferme et de le combattre, ni le bon esprit de faire la paix, ni même la prudence du lâche, qui sait à propos battre en retraite. Que signifient des querelles sur des points minutieux de discipline ecclésiastique, lorsque l’édifice entier est menacé d’une complète destruction ? Rappelez-vous, mes frères, que le dernier et le pire de tous les maux que Dieu envoya au peuple qu’il avait choisi, le dernier et le plus terrible châtiment de l’aveuglement et de la dureté du cœur de ce peuple, furent les dissensions sanglantes qui déchiraient la cité dans le temps même que l’ennemi se présentait à ses portes. »

Quelques-uns manifestèrent par des applaudissements, d’autres par des huées, l’impression que ce discours avait produite sur eux. Plusieurs s’écrièrent même : « À vos tentes, Israël ! »

Morton, qui voyait déjà les colonnes de l’ennemi apparaître sur la rive droite et se diriger vers le pont, éleva la voix autant qu’il lui fut possible ; et faisant un geste de la main : « Retenez vos clameurs insensées, s’écria-t-il ; voici l’ennemi. C’est de la défense du pont que dépend votre vie et l’espérance de faire triompher nos lois et nos libertés… Il y aura au moins un Écossais qui mourra en combattant pour elles… Que ceux qui aiment leur pays me suivent ! »

La multitude avait tourné la tête du côté que lui avait indiqué Morton. À la vue des lignes étincelantes des gardes à pied anglais, soutenues par plusieurs escadrons de cavalerie, des canons que les artilleurs braquaient déjà contre le pont, des clans avec leurs plaids bigarrés qui semblaient chercher un gué, à la vue des troupes nombreuses destinées à soutenir l’attaque, les cris de tumulte cessèrent tout à coup, et les insurgés restèrent frappés de consternation, comme si c’eût été une apparition soudaine et non un événement auquel on devait s’attendre. Ils regardaient leurs camarades, puis leurs chefs, avec cet air abattu qu’on remarque chez un malade épuisé par un accès de frénésie. Cependant lorsque Morton, s’élançant de la chaire, se dirigea vers le pont, une centaine de jeunes gens qui lui étaient particulièrement attachés le suivirent.

Burley se tournant vers Macbriar : « Éphraïm, dit-il, c’est la Providence qui nous montre le vrai chemin par la sagesse mondaine de ce jeune homme… Que celui qui aime la lumière suive Burley. — Arrête ; répliqua Macbriar ; ce n’est pas par Henri Morton ni par ses pareils que nous devons être conduits. Reste avec nous. Je crains pour l’armée la trahison de cet Achab sans foi… tu n’iras pas avec lui. Tu es nos chariots et nos cavaliers. — Ne me retiens pas, répondit Burley ; il a dit avec raison que tout est perdu si l’ennemi enlève le pont… ne me retiens pas. Les enfants de cette génération seront-ils plus sages et plus braves que les enfants du sanctuaire ?… Allons, à vos rangs ! suivez vos chefs ! Ne nous laissez pas manquer d’hommes ni de munitions, et maudit soit celui qui abandonnerait l’œuvre en ce grand jour ! »

Ayant ainsi parlé, il marcha à grands pas vers le pont, accompagné d’environ deux cents des plus braves et des plus zélés de ses partisans. Un silence profond, le silence du découragement, suivit le départ de Morton et de Burley. Les officiers profitèrent de ce moment pour rétablir un peu d’ordre dans leurs rangs, recommandant à ceux qui étaient le plus à découvert de se jeter la face contre terre aussitôt que la canonnade commencerait. On exécuta leurs ordres sans résister, sans s’occuper davantage de faire des remontrances ; mais la peur avait succédé à l’enthousiasme, et ces forcenés prirent leurs rangs avec la docilité d’un troupeau ; le cœur leur manquait à l’approche soudaine d’un danger contre lequel ils avaient négligé de se prémunir lorsqu’il était encore éloigné. On parvint cependant à mettre ces troupes en ligne avec quelque régularité, et elles présentèrent encore l’apparence d’une armée. Leurs chefs purent donc espérer que quelque circonstance favorable ranimerait leur courage.

Kettledrummle, Poundtext, Macbriar, et d’autres prédicateurs, se donnaient beaucoup de mouvement pour faire entonner un psaume ; mais les superstitieux remarquèrent, comme un mauvais présage, que leur chant de jubilation et de triomphe se changea en un chant de consternation, et ressemblait plutôt aux psaumes de la pénitence récités sur l’échafaud d’un criminel, qu’au cantique d’allégresse qui avait retenti sur la bruyère sauvage de Loudon-Hill en anticipation de la victoire de cette mémorable journée. Cette mélodie mélancolique reçut bientôt un accompagnement plus triste encore : les troupes royales poussèrent des cris de joie, les montagnards des hurlements, et le canon commença à gronder sur l’une des rives de la Clyde, tandis que le feu de la mousqueterie retentissait sur l’une et sur l’autre. En peu d’instants, le pont et la rivière furent enveloppés d’épais tourbillons de fumée.






CHAPITRE XXXII.

la déroute.


De même que vous avez vu la pluie se précipiter du ciel, ou les flèches lancées par les arcs, ainsi vous auriez vu les Écossais tomber à terre : ils étaient étendus morts dans la plaine.
Vieille Ballade.


Avant que Morton et Burley eussent atteint le poste qu’il s’agissait de défendre, l’ennemi en avait commencé l’attaque avec vigueur. Les deux régiments des gardes à pied, formés en colonne serrée, marchèrent vers la Clyde ; l’un, se déployant sur la rive droite, commença un feu meurtrier contre ceux qui défendaient le pont, pendant que l’autre s’avançait pour l’enlever. Les insurgés soutinrent l’attaque avec beaucoup de sang-froid et d’intrépidité ; et pendant qu’une partie d’entre eux répondait à la mousqueterie des royalistes, le reste dirigeait un feu bien nourri sur le pont même et sur toutes les avenues par lesquelles l’ennemi tentait d’en approcher. Celui-ci, quoique perdant beaucoup de monde, ne laissait pas que de gagner du terrain, et la tête de sa colonne était déjà sur le pont, quand l’arrivée de Morton changea la scène. Ses compagnons forcèrent les assaillants à se retirer avec perte. Les troupes royales revinrent une seconde fois à la charge, et une seconde fois elles furent repoussées avec une plus grande perte encore, car Burley survint au moment même. Le feu continua donc avec beaucoup de vivacité de part et d’autre, et l’issue de l’action paraissait fort douteuse.

Montmouth, monté sur un superbe cheval blanc, se faisait remarquer sur la rive droite de la rivière, excitant ses soldats par ses exhortations et par ses prières. Par son ordre, le canon, qui avait été jusque là dirigé contre un corps éloigné de presbytériens, fut tourné contre les défenseurs du pont ; mais ces terribles machines, qu’on manœuvrait alors avec moins de précision qu’aujourd’hui, ne causèrent à l’ennemi ni autant de mal ni autant d’effroi que le duc l’avait espéré. Les insurgés, établis dans des bouquets d’arbres sur le bord du fleuve, ou postés dans les maisons dont on a parlé, combattaient à couvert, tandis que les royalistes, grâce aux précautions de Morton, étaient exposés de toutes parts. La défense du pont, si longue et si opiniâtre, fit craindre enfin aux généraux royalistes qu’elle ne fût couronnée de succès. Montmouth met pied à terre, rallie les gardes à pied, les conduit à une nouvelle attaque, plus violente et plus acharnée que les précédentes, pendant que Dalzell, à la tête des Highlanders du comté de Lennox, se précipite en avant, à leur terrible cri de guerre de Loch-Sloy[78], Dans ce moment critique, les munitions commencèrent à manquer aux défenseurs du pont. Ils envoyèrent inutilement messages sur messages au corps principal de l’armée pour demander, pour implorer des renforts et des munitions ; ce corps restait en arrière, immobile dans la plaine. La crainte, la consternation, le désordre s’y étaient mis, et au moment où le poste duquel dépendait le salut commun avait besoin d’un prompt et puissant renfort, il ne se trouva dans cette armée personne ni pour commander ni pour obéir.

À mesure que le feu des défenseurs du pont se ralentissait, celui des assaillants devenait plus vif et plus meurtrier. Animés par l’exemple et les exhortations de leurs généraux, ils commencèrent à s’établir sur le pont et à écarter tous les objets qui servaient à défendre le passage. La porte de l’arche fut brisée ; les poutres, les troncs d’arbres, et les autres matériaux qui formaient la barricade, furent enlevés et jetés dans la rivière, non toutefois sans résistance. Morton et Burley combattaient à la tête de leurs partisans, et les encourageaient à opposer leurs piques, leurs pertuisanes et leurs hallebardes aux bayonnettes des gardes à pied et aux larges épées des Highlanders. Mais à la vue d’un combat si inégal, ceux qui étaient aux derniers rangs commencèrent à plier et à s’enfuir un à un, ou par troupes de deux ou trois, vers le gros de l’armée ; et bientôt les autres furent forcés d’abandonner le pont, autant par le poids des colonnes ennemies que par le choc de leurs armes. Le passage étant ouvert, l’ennemi commença à le traverser ; mais comme il était long et étroit, ce mouvement fut lent et périlleux : ceux qui passèrent les premiers durent encore enlever les maisons par les fenêtres desquelles les presbytériens continuaient à faire feu. Burley et Morton étaient près l’un de l’autre dans ce moment critique.

« Il est encore temps, dit le premier, de les attaquer avec la cavalerie, avant qu’ils aient formé leurs lignes : nous pourrons ainsi, avec l’aide de Dieu, reprendre le pont. Hâtez-vous d’aller la chercher, pendant que je ferai à nos amis un rempart de mon corps, tout vieux et tout épuisé qu’il est. »

Morton comprit l’importance de cet avis, et s’élançant sur un cheval que Cuddie tenait tout prêt pour son maître, derrière un bouquet d’arbres, il courut au galop vers un corps de cavalerie qui était peu éloigné ; mais par malheur ce corps était entièrement composé de caméroniens, et avant que Morton eût pu leur expliquer son message, ou leur donner ses ordres, il fut salué par des imprécations générales.

« Il fuit ! s’écrièrent-ils ; le lâche, le traître, il fuit comme un lièvre devant les chasseurs ! Il a abandonné le brave Burley au milieu du carnage. — Je ne fuis pas, répondit Morton ; je viens pour vous conduire à l’attaque. Marchez avec courage ; et nous pourrons encore rétablir nos affaires. — Ne le suivez pas, ne le suivez pas : il vous a vendus au glaive de l’ennemi ! telles furent les exclamations tumultueuses qui retentirent dans les rangs.

Tandis que Morton employait inutilement la persuasion, les ordres, les prières, le moment d’attaquer avec succès était passé : le pont, les maisons qui le protégeaient venaient d’être enlevés par l’ennemi, et Burley, avec ce qui lui restait encore de soldats, se repliait sur le gros de l’armée, à qui le spectacle de leur retraite précipitée, ou plutôt de leur déroute, n’était guère propre à rendre le courage dont elle manquait.

Cependant les troupes royales traversaient le pont librement, et, maîtresses du passage, se formaient en ligne de bataille. Claverhouse, tel qu’un faucon perché sur un roc, et qui épie le moment de fondre sur sa proie, avait attendu sur la rive opposée le moment d’agir : il passe le pont à la tête de la cavalerie, au grand trot, puis la conduit par escadrons dans les intervalles et le long des flancs de l’infanterie, la forme en ligne sur la plaine, et la mène à la charge, dirigeant un corps nombreux sur le front des presbytériens, tandis que deux autres corps menacent leurs flancs. Cette malheureuse armée était alors dans cette situation où la simple démonstration d’une attaque suffit pour inspirer une terreur panique ; leurs esprits troublés par l’épouvante, leur courage abattu, les rendaient incapables de soutenir une charge de cavalerie, accompagnée de tout ce qui peut effrayer les yeux et les oreilles : l’impétuosité des chevaux, le retentissement de la terre sous leurs pas, l’éclat des épées, les ondulations des plumets, les féroces clameurs des cavaliers. Le premier rang fit à peine une décharge de mousqueterie mal dirigée et en désordre ; les derniers rangs étaient rompus et fuyaient déjà au hasard, avant l’arrivée de l’ennemi : en moins de cinq minutes, les cavaliers couraient parmi eux, frappant et tuant sans merci. La voix de Claverhouse se faisait entendre, même au-dessus de cet affreux tumulte : « Tue ! tue ! point de quartier ! criait-il à ses soldats, souvenez-vous de Richard Graham. » Les dragons, qui pour la plupart avaient partagé la défaite de Loudon-Hill, n’avaient pas besoin d’être excités à une vengeance aussi facile que complète. Leurs épées se rassasièrent de carnage, au milieu de fugitifs sans défense : si ces derniers demandaient grâce, ils n’obtenaient pour réponse que les cris de joie dont les vainqueurs accompagnaient leurs coups. Enfin, on ne voyait que des insurgés fuyant de toutes parts, poursuivis ou massacrés.

Un corps d’environ douze cents insurgés, qui s’était tenu un peu à l’écart et hors de la portée de la cavalerie, déposa les armes et se rendit à discrétion à l’approche de Montmouth et de son infanterie. Ce généreux seigneur leur accorda quartier sur-le-champ ; puis, parcourant au galop le champ de bataille, il se donna autant de peine pour arrêter le carnage qu’il s’en était donné pour remporter la victoire. Au milieu de cette tâche honorable, il rencontra le général Dalzell, qui exhortait les féroces Highlanders et les volontaires royalistes à montrer leur dévouement au roi et à la patrie en éteignant le feu de la rébellion dans le sang des rebelles.

« Général, s’écria-t-il, remettez votre épée dans le fourreau, je vous l’ordonne, et faites sonner la retraite. Assez de sang a été répandu : faites quartier aux sujets égarés du roi. — J’obéis à Votre Grâce, » répondit le vieux général en essuyant son épée sanglante et la remettant dans le fourreau. « Mais je vous avertis qu’on n’a pas fait assez pour intimider ces misérables rebelles. Votre Grâce n’a-t-elle pas appris que, dans l’ouest, Basile Olifant a rassemblé une troupe assez considérable de gentilshommes et de grands propriétaires, et qu’il est en marche pour se joindre à ces gens-là ? — Basile Olifant ? dit le duc, quel est cet homme ? — Le dernier héritier mâle du feu comte de Torwood. Il s’est révolté contre le gouvernement parce que ses prétentions au domaine du comte ont été repoussées au profit de lady Marguerite Bellenden. Je crois que l’espoir de reprendre cet héritage à la faveur des troubles est le motif qui lui a fait prendre les armes. — Quels que soient ses motifs, répliqua le duc, il sera bientôt forcé de disperser ses partisans, car cette armée est trop maltraitée pour se rallier. Pour la seconde fois, je vous ordonne donc de suspendre la poursuite. — Votre Grâce, répondit Dalzell, a le droit de commander et est responsable de ses ordres. » Et, avec une répugnance bien visible, il ordonna à ses troupes de cesser le carnage.

Mais le cruel et vindicatif Graham était déjà trop loin pour entendre le signal de la retraite ; à la tête de la cavalerie il continuait sa sanglante et infatigable charge, rompant, dispersant, taillant en pièces tout ce qu’il rencontrait sur son passage.

Morton et Burley, emportés tous deux loin du champ de bataille par le flot impétueux des fuyards, firent quelques efforts pour défendre les rues de la ville d’Hamilton ; mais pendant qu’ils s’efforçaient d’arrêter la fuite et de faire face à l’ennemi, Burley eut le bras droit cassé par une balle.

« Puisse la main qui a tiré ce coup se dessécher ! » s’écria-t-il ; et l’épée qu’il agitait au-dessus de sa tête retomba impuissante à son côté. « Je suis hors de combat[79]. »

À ces mots il tourna bride et sortit de la mêlée. Morton vit alors qu’en continuant ses inutiles efforts pour rallier les fuyards, il ne pourrait que les faire tuer ou se faire prendre ; suivi du fidèle Cuddie, il se tira de la foule ; et, comme il était bien monté, il fit sauter son cheval par-dessus deux ou trois clôtures et gagna la plaine.

De la première colline qu’ils gravirent, ils regardèrent derrière eux et virent leurs malheureux compagnons poursuivis de tous côtés par les dragons. Les vociférations et les cris de joie que poussaient ces derniers en égorgeant leurs ennemis vaincus, se confondaient avec les gémissements et les cris de ces victimes immolées à leur rage.

« Il est impossible, dit Morton, que notre armée puisse jamais tenir tête de nouveau aux royalistes. — La tête lui a été coupée comme je couperais celle d’une ciboule, répliqua Cuddie. Eh ! Seigneur ! voyez comme les larges épées brillent. La guerre est une terrible chose. Bien fin qui m’y rattrapera. Mais, pour l’amour de Dieu ! monsieur, cherchons un endroit où nous puissions un peu reprendre haleine. »

Morton sentit la nécessité de suivre le conseil de son fidèle écuyer. Ils remirent leurs chevaux à un bon pas, et ils le continuèrent sans interruption, dirigeant leur course vers la contrée la plus sauvage et la plus montagneuse, où ils supposaient qu’une partie des fugitifs se rassembleraient pour se défendre ou pour obtenir une capitulation.






CHAPITRE XXXIII.

la délivrance.


Il demande au ciel le cœur du lion, l’âme du tigre et leur férocité.
Fletcher.


Le soir était venu, et depuis deux heures Morton et son fidèle serviteur n’avaient vu aucun de leurs infortunés compagnons, quand ils atteignirent une bruyère et aperçurent une grande ferme isolée, située à l’entrée d’une ravine sauvage et loin de toute autre habitation.

« Nos chevaux, dit Morton, ne peuvent nous mener plus loin, sans avoir pris un peu de repos et quelque nourriture : il faut tâcher d’obtenir l’un et l’autre ici. »

En parlant ainsi, il s’approcha de la maison. Tout annonçait qu’elle était habitée. Une fumée épaisse sortait de la cheminée, et on voyait autour de la porte la trace récente des pas de plusieurs chevaux. Ils entendirent des voix humaines dans la maison ; mais toutes les fenêtres étaient soigneusement fermées, et quand ils frappèrent à la porte on ne leur répondit point. Après avoir vainement demandé, supplié même qu’on leur ouvrît, ils allèrent vers une écurie ou un hangar, dans l’intention d’y mettre leurs chevaux avant d’aviser aux moyens de se faire ouvrir la porte ; ils y trouvèrent dix ou douze chevaux dont l’air de fatigue, les selles et l’équipement militaire fort en désordre, montraient assez que leurs maîtres étaient des insurgés fugitifs aussi bien qu’eux-mêmes.

« Cette rencontre est de bon augure, dit Cuddie ; nous aurons ici un morceau de bœuf à manger, cela est certain, car voici une peau qui était encore sur le dos de l’animal il n’y a pas une demi-heure ; elle est encore chaude. »

Encouragés par ces apparences, ils retournèrent à la maison, en s’annonçant comme des membres du même parti que ceux qui s’y trouvaient, et ils demandèrent à grands cris à être reçus.

Après un long et obstiné silence, une voix lugubre répondit par la fenêtre : « Qui que vous soyez, ne troublez pas ceux qui, pleurant sur la désolation et la captivité du peuple, recherchent les causes de la colère divine et de la trahison, afin que les pierres d’achoppement contre lesquelles nous nous sommes heurtés soient écartées de notre chemin. — Ce sont des whigs enragés de l’ouest, » dit Cuddie à son maître d’une voix basse ; « je les reconnais à leur langage. Je ne saurais me résoudre à entrer dans la compagnie de ces gens-là. »

Morton n’en continua pas moins à s’adresser à ceux qui occupaient la maison et à leur demander asile. Ses prières n’étant point écoutées, il força un des contrevents, poussa brusquement la fenêtre qui n’était pas très-solide, et sauta dans la vaste cuisine d’où la voix était sortie. Cuddie le suivit, murmurant entre ses dents, tout en avançant la tête par la croisée, qu’il espérait bien qu’il n’y avait pas de marmite de soupe bouillante sur le feu. Le maître et le valet se trouvèrent donc alors dans la compagnie de dix ou douze hommes armés, rangés en demi-cercle autour du feu sur lequel cuisait leur souper, et occupés, en apparence du moins, de leurs dévotions.

À la sombre lueur du foyer qui se reflétait sur leurs visages, Morton reconnut plusieurs de ces fanatiques qui s’étaient le plus distingués par leur opposition intempestive à toutes les mesures modérées, et avec eux leurs chefs avoués, le fougueux Éphraïm Macbriar et l’insensé Habakkuk Mucklewrath. Les caméroniens n’adressèrent ni un geste ni une parole de bienvenue à leurs frères d’infortune ; ils continuèrent d’écouter la prière que Macbriar récitait à voix basse pour que le Tout-Puissant levât les mains sur son peuple et qu’il ne l’anéantît pas au jour de la colère. Ils ne paraissaient s’apercevoir qu’ils étaient instruits de la présence de leurs hôtes que par les regards d’indignation qu’ils leur lançaient.

Morton, voyant qu’il s’était introduit dans une société fort mal disposée pour lui, songea à la retraite. Mais, en tournant la tête, il s’aperçut non sans alarme que deux hommes vigoureux se tenaient en silence à côté de la fenêtre par laquelle il était entré. Une de ces sentinelles de mauvais augure dit tout bas à Cuddie : « Fils de la sainte femme Mause Headrigg, ne cause pas ta ruine en restant plus long-temps avec ce fils de la trahison et de la perfidie… Continue ta route, car le vengeur du sang est derrière toi. »

En même temps il lui montra la fenêtre, par laquelle Cuddie sauta sans hésitation : car l’avis qu’il venait de recevoir signifiait clairement qu’en restant il eût couru quelque danger.

« Les fenêtres me portent malheur : » telle fut sa première réflexion quand il se trouva en plein air ; la seconde fut relative au sort qui attendait son maître. « Ils vont le tuer, les féroces assassins, et ils croiront avoir fait une bonne œuvre. Il faut que je retourne à Hamilton : je trouverai sans doute quelques-uns de nos gens, et je les amènerai ici assez à temps pour le secourir. »

En parlant ainsi, Cuddie entra dans l’écurie, sella le meilleur cheval qu’il pût trouver, car le sien était épuisé de fatigue, et prit au galop la route d’Hamilton.

Le bruit des pas de ce cheval troubla un instant les fanatiques dans leur dévotion. Mais bientôt il cessa de se faire entendre ; et Macbriar ayant achevé sa prière, ses auditeurs quittèrent leur posture inclinée, levèrent sur Morton leurs yeux que jusque-là ils avaient tenus baissés, et lui lancèrent de sombres regards.

« Vous me faites un singulier accueil, messieurs, leur dit-il. Je ne sais en quoi je puis l’avoir mérité. — Malédiction sur toi ! malédiction sur toi ! » s’écria Mucklewrath en se levant brusquement. « La parole que tu as méprisée deviendra un roc pour t’écraser et t’anéantir : la lance que tu voudrais avoir brisée te percera le sein : nous avons prié, nous avons gémi, nous avons demandé au ciel de nous envoyer une victime à offrir en holocauste afin d’expier les péchés de la congrégation ; et voilà que la tête même du coupable est remise entre nos mains. Il s’est introduit par la fenêtre comme un voleur ; c’est un bélier trouvé dans le bois, dont le sang sera une offrande agréable pour racheter l’Église de la vengeance, et ce lieu sera à l’avenir appelé Jehovah Jirah, car le sacrifice est résolu. Allons, liez la victime avec des cordes aux coins de l’autel. »

Il se fit un mouvement parmi ces hommes, et Morton, en ce moment, regrettait bien la précipitation imprudente avec laquelle il s’était aventuré dans leur compagnie. Il avait pour toute arme son épée, ses pistolets étant restés à l’arçon de sa selle ; et comme les whigs étaient tous munis d’armes à feu, il ne pouvait guère espérer de pouvoir leur résister avec succès. Cependant l’intercession de Macbriar le sauva pour un moment.

« Attendez encore un moment, mes frères ; ne tirons pas le glaive avec précipitation, de peur que le sang innocent ne retombe sur nos têtes !… Approche, » dit-il en s’adressant à Morton, « nous compterons avec toi avant de venger la cause que tu as trahie. Ne t’es-tu pas, dans toutes les assemblées de l’armée, montré sourd comme la pierre à la parole de vérité ? » — Oui, oui, » murmurèrent d’une voix sombre les assistants. — Il a toujours conseillé la paix avec les mécréants, dit l’un. — Et plaidé pour le noir et abominable crime de l’indulgence, dit un autre. — Et il aurait voulu livrer l’armée aux mains de Montmouth, ajouta un troisième. Il a été l’un des premiers à abandonner l’honnête et brave Burley quand il défendait encore le passage. Je l’ai vu dans la plaine, les flancs de son cheval ensanglantés par l’éperon, long-temps avant que le feu eût cessé près du pont. — Messieurs, dit Morton, si vous avez résolu de m’intimider par vos clameurs et de me condamner sans m’entendre, cela est peut-être en votre pouvoir ; mais vous répondrez de ce meurtre devant Dieu et devant les hommes. »

De nouveaux murmures accueillirent cette réponse.

« Écoutez ce jeune homme, je vous le dis, reprit Macbriar ; car le ciel sait que nos entrailles se sont émues de compassion sur lui : nous voudrions qu’il pût apprendre à connaître la vérité et à employer ses forces pour la défendre. Mais il est aveuglé par ses connaissances mondaines, et il a dédaigné la lumière quand elle brillait devant lui. »

Morton ayant obtenu silence, leur expliqua les motifs qu’il avait eus pour conseiller de traiter avec Montmouth, et ce qui s’était passé dans leur courte entrevue ; enfin il leur fit voir la part active qu’il avait prise au combat.

« Je ne puis, messieurs, » dit-il en terminant cette apologie, « convenir, comme vous le prétendez, que j’aie voulu tyranniser les consciences ; car personne ne tient plus que moi à assurer notre légitime liberté. Je n’ai pas besoin non plus de prouver que si les autres avaient été de mon avis dans le conseil, ou s’étaient tenus à mon côté dans le combat, notre armée, au lieu d’être défaite et dispersée, aurait obtenu aujourd’hui une utile et honorable paix, ou se serait signalée par une victoire décisive. » — Il a dit le mot, s’écria un des assaillants ; il a avoué ses vues personnelles et charnelles et son érastianisme ! Qu’il meure d’une mort exemplaire ! — Paix ! dit Macbriar ; je veux l’interroger encore… N’est-ce pas grâce à toi que le réprouvé Evandale a échappe deux fois à la mort et à la captivité ? N’est-ce pas par toi que Miles Bellenden et sa garnison de coupe-gorges ont échappé au tranchant du glaive ? — Je suis fier de ces actions que vous semblez me reprocher comme des crimes, répondit Morton. — Vous l’entendez ! s’écria Macbriar ; sa bouche l’a dit une seconde fois… Et n’est-ce pas par amour pour une femme madianite, un des enfants du prélatisme, un appât trompeur qui sert d’amorce au piège dressé par l’ennemi, n’est-ce pas pour l’amour d’Édith Bellenden que tu t’es rendu coupable ? — Vous êtes incapable, répondit fièrement Morton, d’apprécier mes sentiments pour cette jeune dame ; mais tout ce que j’ai fait, je l’aurais fait quand même elle n’eût jamais existé. — Tu es un rebelle endurci à la vérité, » dit un autre homme au visage sombre. « Mais en sauvant la vieille Marguerite Bellenden et sa petite-fille, ton but n’était-il pas de faire avorter les sages projets de John Balfour de Burley, qui avait déterminé Basile Olifant à se mettre en campagne en lui assurant la propriété des biens terrestres de ces femmes ? — Je n’ai jamais entendu parler d’un tel projet, par conséquent je ne pouvais vouloir m’y opposer. Mais votre religion vous permet-elle d’employer des moyens aussi peu honnêtes, aussi immoraux, pour vous faire des partisans ? — Paix ! » dit Macbriar un peu déconcerté ; » ce n’est pas à toi d’instruire les directeurs des consciences, ni d’interpréter les obligations du Covenant. Au surplus, tu as avoué assez de péchés et de criminelles trahisons pour attirer la défaite sur une armée, fût-elle aussi nombreuse que les grains de sable qui sont sur le bord de la mer ; et voici notre jugement : Nous ne sommes pas libres de ne pas t’ôter la vie, car la Providence t’a livré dans nos mains quand nous disions avec le pieux Josué : Pourquoi Israël a-t-il tourné le dos devant ses ennemis ? C’est alors que tu es arrivé au milieu de nous, comme envoyé par le Très-Haut, pour subir le châtiment que mérite celui qui a porté le désordre dans Israël. Écoute donc bien mes paroles : c’est aujourd’hui le sabbat, et notre main ne se lèvera pas sur toi pour répandre ton sang dans un tel jour ; mais quand minuit sonnera, ce sera ta dernière heure. Prépare-toi donc au dernier jugement, car le temps passe rapidement. Mes frères, saisissez le prisonnier et ôtez lui ses armes. »

Cet ordre fut donné si inopinément, et si promptement exécuté par ceux qui peu à peu s’étaient approchés de Morton et l’avaient environné, qu’il fut saisi, désarmé, et qu’on lui passa une sangle de cheval autour des bras avant qu’il pût faire aucune résistance. Il se fit alors un morne et profond silence ; les fanatiques se rangèrent autour d’une table de chêne, et placèrent au milieu d’eux Morton chargé de chaînes, en face de l’horloge qui mesurait le temps qui lui restait à vivre. On servit le souper sur la table, et ils en offrirent une part à leur prisonnier ; mais on croira sans peine qu’en ce moment il avait peu d’appétit. Le repas achevé, les puritains se remirent en prières. Macbriar, chez qui son fanatisme féroce n’étouffait peut-être pas tout sentiment d’humanité et de miséricorde, adressa une prière à la Divinité pour lui demander un témoignage visible que le sanglant sacrifice qui se préparait lui était agréable. Les yeux et les oreilles de ses auditeurs épiaient tout ce qui pouvait être interprété comme signe d’approbation, et de temps à autre leurs sombres regards se tournaient sur le cadran pour voir les progrès que faisait l’aiguille vers l’heure fixée pour l’exécution.

L’œil de Morton prenait souvent la même direction, et il réfléchissait tristement que sa vie ne se prolongerait pas au-delà du temps que l’aiguille mettrait à parcourir la petite partie du cadran avant d’arriver à l’heure fatale. Su confiance religieuse, l’inébranlable fermeté de ses principes d’honneur, la conscience de son innocence, lui donnèrent la force de passer cet intervalle terrible avec moins d’agitation qu’il ne s’y serait attendu si cette situation affreuse lui eut été prédite. Cependant il n’était pas soutenu par ce sentiment qui inspire tant de résolution et d’intrépidité, le sentiment de ses droits légitimes et naturels, qui lui avait été d’un si puissant secours lorsqu’il se trouvait au pouvoir de Claverhouse. Alors il savait que, parmi les spectateurs, il en était beaucoup qui plaignaient son sort, et quelques-uns qui approuvaient sa conduite. Mais maintenant, à la merci de ces sombres fanatiques prêts à contempler son exécution non-seulement avec indifférence, mais avec triomphe ; sans un ami pour lui adresser un mot de sympathie ou d’encouragement ; attendant que l’épée destinée à le frapper sortît lentement du fourreau ; condamné à boire goutte à goutte la coupe amère de la mort, il n’est pas étonnant qu’il fût moins calme que dans un danger précédent. Ceux qui dans un moment allaient se constituer ses bourreaux lui apparaissaient comme des spectres, tels qu’en croit voir un homme dans le délire de la fièvre ; leurs figures devenaient plus grandes, leurs physionomies plus affreuses ; et comme son imagination troublée effaçait à ses yeux la réalité des objets, il se croyait entouré plutôt par une bande de démons que par des êtres humains. Il lui semblait que le sang dégouttait des murs, et le léger bruit de l’horloge produisait sur son oreille une impression aussi distincte et aussi pénible que si chacun de ses mouvements eût été un coup de poignard.

Ce fut avec douleur qu’il sentit son esprit chanceler sur les limites de l’autre monde ; il fit un violent effort pour se recueillir et se livrer à des méditations religieuses ; mais incapable, durant cette terrible lutte de la nature, d’exprimer ses propres sentiments avec des paroles convenables, il eut recours, comme à son insu, à une prière pour demander sa délivrance et la résignation : cette prière se trouve dans le rituel de l’Église anglicane. Macbriar, dont la famille appartenait à cette secte, reconnut les paroles que l’infortuné prisonnier prononçait à demi-voix.

« Il ne manquait plus que cela, » dit-il, (et la colère anima son visage naturellement pâle) « pour étouffer toute répugnance à répandre son sang. C’est un prélatiste qui s’est glissé dans le camp, déguisé en érastien ; tout ce qu’on a dit de lui, et plus encore, doit être vrai. Que son sang retombe sur sa tête, l’imposteur ! qu’il aille à Tophet, tenant à la main droite le bouquin hideux qu’il appelle un livre de prières ! — J’élève ma voix contre lui, s’écria le frénétique Habakkuk. Comme le soleil recula de dix degrés sur le cadran pour annoncer la guérison du saint roi Ézéchias, ainsi il avancera aujourd’hui, pour que l’impie soit enlevé du milieu du peuple, et le Covenant établi dans toute sa pureté. »

Et il s’élança sur une chaise, comme un furieux, pour avancer le fatal moment en poussant l’aiguille de l’horloge. Plusieurs des fanatiques préparaient déjà leurs épées, quand la main de Mucklewrath fut arrêtée par un de ses compagnons.

« Silence ! dit-il, j’entends un bruit éloigné. — C’est, répondit un autre, le bruit du ruisseau qui coule sur les cailloux. — C’est le bruit du vent qui souffle à travers les bruyères, répliqua un troisième. — C’est le galop d’un cheval, » se dit à lui-même Morton, à qui le danger où il se trouvait donnait une plus grande finesse d’ouïe. « Plaise à Dieu que ce soient des libérateurs ! »

Le bruit approchait rapidement, et devint de plus en plus distinct.

« Ce sont des chevaux ! cria Macbriar ; regardez dehors et dites-nous qui vient là. — C’est l’ennemi, » dit celui qui, conformément à cet ordre, avait ouvert la fenêtre.

Un moment après, on entendit autour de la maison des pas de chevaux et des voix d’hommes. Les caméroniens se levèrent, quelques-uns pour s’échapper, les autres pour se défendre ; les portes et les fenêtres furent forcées au même instant, et les uniformes rouges des dragons parurent dans l’appartement.

« En avant sur ces rebelles sanguinaires ! rappelez-vous le cornette Graham, » cria-t-on de tous côtés.

Les lumières furent renversées ; mais, à la lueur douteuse du feu, les royalistes continuèrent le combat. Plusieurs coups de pistolet partirent : le whig qui se tenait à côté de Morton fut frappé d’une balle ; il tomba sur le prisonnier, l’entraîna dans sa chute, et resta étendu mourant sur son corps. Cet accident sauva probablement Morton des périls qu’il aurait courus dans une telle mêlée, où, pendant plus de cinq minutes, les coups d’épée et de pistolet se succédèrent sans interruption.

« Le prisonnier est-il sauvé ? » s’écria la voix bien connue de Claverhouse. « Qu’on le cherche, et qu’on me dépêche ce chien de whig qui est là à gémir. »

Ces deux ordres furent exécutés : un coup de sabre imposa silence aux gémissements du blessé ; et Morton, débarrassé du poids de ce cadavre, se trouva bientôt debout et dans les bras de Cuddie, qui ne put contenir sa joie quand il sut que le sang dont son maître était couvert n’avait point coulé de ses veines. Ce dévoué serviteur, tout en délivrant Morton de ses liens, lui expliqua, par quelques mots dits à l’oreille, commuent il se faisait que ce secours inattendu lui était arrivé si à propos.

« En cherchant quelques soldats de notre parti pour vous délivrer des mains de ces whigs, je tombai dans la troupe de Claverhouse : j’étais entre le diable et la mer. Je pensai qu’il valait mieux amener Claverhouse avec moi, parce qu’il devait être fatigué d’avoir tué toute la journée et une partie de la soirée : il sait que lord Evandale vous doit la vie, et d’ailleurs les dragons assurent que Montmouth donne quartier à tous ceux qui le demandent. Reprenez donc courage, nous pouvons encore être heureux[80]. »



CHAPITRE XXXIV.

exécution militaire.


Sonnez, sonnez le clairon, soufflez dans le fifre ; annoncez à tout l’univers qu’une heure d’une vie glorieuse et bien remplie vaut un siècle sans gloire.
Anonyme.


Après cette lutte sanglante, Claverhouse ordonna à ses soldats d’emporter les cadavres, de prendre du repos eux et leurs chevaux, et de se préparer à repartir le lendemain de grand matin. Ensuite il s’occupa de Morton : il y avait de la politesse, de la bonté morne dans le ton avec lequel il lui parla.

« Vous auriez évité les dangers que vous avez courus des deux côtés, monsieur Morton, si hier vous m’aviez fait l’honneur de prêter quelque attention à mes conseils ; mais je respecte vos motifs. Vous êtes prisonnier de guerre, à la disposition du roi et du conseil ; du reste, vous serez traité avec égards : donnez-moi seulement votre parole de ne pas chercher à vous échapper. »

Morton lui donna sa parole ; Claverhouse le salua avec civilité, et, se détournant, il appela son sergent-major : « Combien de prisonniers, Holliday ? combien de tués ? — Trois tués dans la maison, monsieur, deux dans la cour, et un dans le jardin… six en tout : quatre prisonniers. — Armés ou sans armes ? demanda Claverhouse. — Trois étaient armés jusqu’aux dents, répondit Holliday ; l’autre était sans armes, il a l’air d’un prédicateur. — Oui, un trompette de cette troupe ignorante, à ce que je suppose, » répliqua Claverhouse en promenant un regard de mépris sur les restes de ses victimes ; « je lui parlerai demain. Conduisez les trois autres dans la cour, rangez vos hommes sur deux rangs, et commandez le feu. Ah ! écoutez : mentionnez sur le livre d’ordres, trois rebelles pris les armes à la main et fusillés, avec la date du jour et le nom du lieu : c’est Drumshinnel, je crois, qu’on le nomme… Gardez le prédicateur jusqu’à demain ; comme il n’était pas armé, il faudra lui faire subir un petit interrogatoire ; ou, ce qui serait mieux peut-être, je le ferai conduire devant le conseil privé. Il devrait bien me soulager d’une partie de cette besogne dégoûtante… Qu’on traite M. Morton avec respect… Veillez à ce que vos hommes pansent leurs chevaux ; que mon domestique lave le dos de Wildblood avec du vinaigre : la selle l’a un peu blessé. »

Ces différents ordres furent donnés par Claverhouse sur le même ton et avec une tranquillité si parfaite, qu’il n’avait pas l’air de regarder l’un comme plus important que l’autre.

Les caméroniens qui, si peu d’instants auparavant, méditaient une sanglante exécution, étaient maintenant sur le point d’en subir eux-mêmes une semblable ; ils semblaient également préparés pour l’un comme pour l’autre de ces terribles rôles. Aucun d’eux ne laissa paraître le moindre signe d’effroi quand on leur ordonna de sortir de la chambre pour marcher à la mort. Leur sauvage enthousiasme les soutint dans ce moment si redoutable, et ils partirent avec un regard intrépide et en silence : un seul d’entre eux, en quittant la chambre, regarda en face Claverhouse, et lui dit d’une voix sévère et ferme : « La vengeance tombera sur l’homme violent. » Graham ne lui répondit que par un sourire de mépris.

Aussitôt qu’ils furent sortis, Claverhouse prit quelque nourriture qu’un ou deux de ses soldats avaient préparée à la hâte ; il invita Morton à suivre son exemple, remarquant que la journée avait été très fatigante pour eux. Morton ne put manger : la révolution soudainement opérée dans son sort, ce passage inespéré du bord de la tombe à la vie, avait causé en lui une violente secousse, mais il avait une soif dévorante, et il demanda à boire.

« Je vous ferai raison de tout mon cœur, dit Claverhouse, car voici un pot plein d’ale, et elle doit être bonne : les whigs ne manquent jamais de découvrir la meilleure. À votre santé, monsieur Morton, » dit-il en remplissant un verre pour lui tandis qu’il en présentait un autre à son prisonnier.

Morton portait le verre à la bouche quand une décharge de mousqueterie, suivie d’un profond et douloureux gémissement deux ou trois fois répété et plus faible à chaque fois, annonça que les trois hommes qui venaient de sortir recevaient le coup de la mort. Il tressaillit, et remit le verre sur la table sans y goûter.

« Vous êtes encore jeune pour ces sortes de choses, monsieur Morton, » dit Claverhouse après avoir tranquillement vidé le sien ; « et je ne vous en estime pas moins, malgré cet excès de sensibilité. Mais l’habitude, le devoir, la nécessité, nous accoutument à tout. — Rien, je l’espère, dit Morton, ne m’habituera jamais à de pareilles scènes. — Vous aurez peine à croire, répliqua Claverhouse, que quand j’entrai au service, j’éprouvais plus d’horreur que n’en éprouva jamais personne en voyant couler le sang ; il me semblait que ce sang coulât de mes propres veines. Et pourtant, si vous en croyez ces whigs, ils vous diront que, chaque matin, je bois un verre de sang avant mon déjeuner[81]. Mais, en réalité, monsieur Morton, pourquoi nous inquiéterions-nous tant de la mort, qui à tout instant frappe sur nous ou autour de nous ? Des hommes meurent chaque jour : il n’y a pas d’heure qui ne soit la dernière de quelqu’un d’entre nous. Pourquoi donc hésiterions-nous à abréger le nombre de jours des autres, ou prendrions-nous tant de peine à prolonger ici-bas les nôtres ? Ce n’est qu’une loterie… À minuit vous deviez mourir ; minuit a sonné, vous êtes vivant, et ceux qui devaient vous égorger sont morts. La douleur de mourir ne vaut pas la peine qu’on y songe, car elle doit nécessairement arriver un jour ou l’autre ; elle peut arriver à chaque moment… C’est la mémoire que le soldat laisse derrière lui, semblable à la longue traînée de lumière qui brille à l’horizon après le coucher du soleil, c’est là l’unique chose qui vaille la peine qu’on y pense, celle qui distingue le trépas du brave et celui du lâche. Quand je réfléchis à la mort, monsieur Morton, comme à un événement digne qu’on y réfléchisse, c’est dans l’espérance de la rencontrer sur un champ de bataille vaillamment défendu et glorieusement conquis, et de mourir au milieu des champs de victoire… Voilà ce qui vaut la peine de vivre, et plus encore la peine d’avoir vécu. »

Pendant que Graham exprimait ainsi ses sentiments, et que ses yeux brillaient de cet enthousiasme guerrier qui distinguait si éminemment son caractère, une figure sanglante, qui semblait sortir de terre, se plaça droit devant lui, et offrit à ses regards la hideuse personne et les traits sauvages du prédicateur frénétique si souvent nommé dans notre récit. Son visage, couvert de taches de sang, était horriblement pâle, car la main de la mort était sur lui. Il fixa sur Claverhouse ses yeux dans lesquels brillait encore le sombre feu de ce délire fanatique qui bientôt allait s’éteindre pour toujours, et s’écria, avec sa véhémence ordinaire : « Te fieras-tu à ton arc, à ta lance, à ton coursier, à ta bannière, et Dieu ne te visitera-t-il pas à cause du sang innocent ?… Te glorifieras-tu de ta sagesse, de ton courage, de ta puissance, et le Seigneur ne te jugera-t-il pas ?… Regarde les princes pour lesquels tu as vendu ton âme à l’ennemi des hommes, ils seront renversés de leur trône, bannis dans d’autres pays, et leur nom sera un sujet de désolation, d’étonnement, de raillerie, de malédiction. Et toi qui as bu à la coupe de la fureur et t’en es enivré jusqu’au délire, le souhait de ton cœur sera exaucé pour ta perte, et l’espérance de ton orgueil fera ta ruine. Je te somme, John Graham, de comparaître devant le tribunal de Dieu pour répondre de ce sang innocent et de celui que tu as, avant ce jour, fait couler par flots. »

Il passa sa main droite sur son visage sanglant, et la leva au ciel en prononçant ces mots d’une voix très haute ; puis il ajouta plus bas : « Combien de temps encore, Dieu de justice et de vérité, tarderas-tu à juger et à venger le sang de tes saints ? »

En achevant ces derniers mots, il tomba à la renverse sans chercher à se retenir ; et il était mort avant que sa tête eût touché la terre.

Morton fut singulièrement frappé de cette scène extraordinaire et de la prophétie de cet homme mourant, qui s’accordait d’une manière si merveilleuse avec le désir que Claverhouse venait d’exprimer. Il y pensa plus d’une fois dans la suite, lorsque ce désir parut avoir été accompli. Deux des dragons qui étaient dans la chambre, tout endurcis qu’ils étaient par l’habitude des scènes sanglantes, ne purent sans un certain effroi voir cette apparition soudaine, cette fin si prompte, et entendre les paroles qui l’avaient précédée. Claverhouse seul ne laissa paraître aucune émotion : à l’instant où Habakkuk se leva de terre, il mit la main sur ses pistolets, mais lorsqu’il vit que ce malheureux était couvert de blessures, il la retira sur-le-champ et écouta avec un grand sang-froid ses sinistres prophéties.

« Comment cet homme est-il venu ici ? » demanda-t-il du ton le plus calme dès que le mourant fut tombé à terre. « Réponds donc, coquin, » ajouta-t-il en s’adressant au dragon qui se trouvait le plus près de lui, « si tu ne veux que je te prenne pour un poltron à qui les morts font peur. »

Le dragon fit le signe de la croix, et répondit en bégayant qu’ils n’avaient pas vu ce cadavre quand ils avaient emporté les autres, parce qu’il était couvert de deux ou trois manteaux.

« Emporte-le donc maintenant, au lieu de rester là la bouche béante, et prends garde qu’il ne te morde pour donner un démenti au vieux proverbe… Voilà du nouveau, monsieur Morton : les morts se lèvent pour venir nous faire des sermons… Je veillerai à ce que mes coquins affilent mieux leurs sabres ; ils n’ont pas coutume de si mal faire leur besogne… Mais nous avons eu une terrible journée, et leurs lames se sont émoussées dans ce long travail. Je crois, monsieur Morton, que vous avez aussi besoin que moi de quelques heures de repos. »

En parlant ainsi, il prit un flambeau qu’un soldat avait placé auprès de lui, salua Morton avec courtoisie, et se dirigea vers l’appartement qui lui avait été préparé.

Morton eut aussi pour la nuit une chambre à part. Lorsqu’il se trouva seul, son premier soin fut d’adresser des actions de grâces au ciel qui avait fait servir à son salut ceux mêmes qui semblaient ses plus redoutables ennemis. Il demanda aussi, du fond du cœur, à la divine Providence, de le guider à travers ces temps si remplis de périls et d’erreurs. Ayant ainsi, par la prière, élevé son âme vers le grand Être, il se livra au repos dont il avait un si pressant besoin.






CHAPITRE XXXV.

arrivée à édimbourg.


L’accusation est prête, les avocats sont rassemblés, les juges ont pris séance : c’est un terrible spectacle.
Gay. L’opéra du Gueux.


Un sommeil si profond s’était emparé de Henri, après l’agitation et les angoisses du jour précédent, qu’il savait à peine où il se trouvait, quand il fut éveillé par le bruit des pas des chevaux, la voix des soldats et le bruit éclatant de la trompette qui sonnait la diane. Le sergent-major vint quelques instants après l’avertir, de l’air le plus respectueux, que le général (Claverhouse avait été nouvellement promu à ce grade) le verrait avec plaisir l’accompagner pendant la route. Il rejoignit Claverhouse le plus promptement possible ; il trouva un cheval sellé pour lui, et Cuddie prêt à le suivre. Tous deux étaient privés de leurs armes à feu ; mais, du reste, ils semblaient plutôt faire partie de la troupe, que la suivre comme prisonniers. On permit à Morton de conserver son épée, qui était, à cette époque, la marque distinctive d’un gentilhomme. Claverhouse semblait prendre plaisir à se tenir près de lui, afin de converser ensemble et de changer l’opinion que son prisonnier avait pu se former de son véritable caractère. L’élégance et l’urbanité des manières de cet officier général, l’élévation chevaleresque de ses sentiments, son dévouement militaire, sa pénétration, sa connaissance profonde du cœur humain, excitaient l’estime et l’admiration de tous ceux qui s’entretenaient avec lui : d’un autre côté, la froide indifférence qu’il affectait pour les violences et les cruautés inséparables de la guerre, s’accordait mal avec ses autres qualités, qui subjuguaient autant par leur amabilité que par leur noblesse. Morton ne put s’empêcher de le comparer à Balfour de Burley ; et cette idée prit sur lui tant d’empire, qu’il laissa échapper quelques mots qui s’y rapportaient, dans un moment où ils marchaient à quelque distance de la troupe.

« Vous avez raison, dit Claverhouse, vous avez raison, nous sommes deux fanatiques. Mais il y a de la différence entre le fanatisme de l’honneur et celui d’une sombre et farouche superstition. — Cependant tous deux vous versez le sang sans pitié comme sans remords, » reprit Morton qui ne pouvait dissimuler ses sentiments. — « Sans doute, répondit Claverhouse ; mais il y a, je crois, quelque différence entre le sang de vénérables prélats, de savants docteurs, de braves soldats, de nobles gentilshommes, et la liqueur rouge qui coule dans les veines de maniaques chanteurs de psaumes, de démagogues au cerveau fêlé, de paysans grossiers. Il y a quelque différence entre répandre un flacon de vin généreux, et briser un pot d’ale trouble. — Votre distinction est trop subtile pour mon intelligence, répliqua Morton ; la vie est un présent de Dieu, celle du paysan, aussi bien que celle du prince : et ceux qui sans droit ou sans nécessité détruisent l’ouvrage du Créateur, en répondront devant lui. Et, par exemple, ai-je plus de droit aujourd’hui à la protection du général Graham que la première fois que je le rencontrai ? — Et qu’il faillit vous en coûter cher, n’est-ce pas ? répondit Claverhouse. Eh bien ! je vous répondrai franchement : alors je croyais n’avoir affaire qu’au fils d’une vieille tête ronde de rebelle, au neveu d’un vieux laird presbytérien : maintenant je vous connais mieux. J’ai découvert en vous des qualités que je respecte dans un ennemi autant que je les aime dans un ami. J’ai appris à vous apprécier depuis notre première rencontre, et vous voyez, j’espère, que le résultat de mes informations ne vous a pas été défavorable. — Mais cependant… dit Morton. — Mais cependant, » reprit Graham en continuant sa phrase, « vous voulez dire que vous êtes le même aujourd’hui que vous étiez alors. C’est vrai ; mais comment pouvais-je le savoir ? Au surplus, la répugnance que je montrais à suspendre votre exécution doit vous prouver la haute opinion que j’avais de vos talents. — Pensez-vous, général, répliqua Morton, que je vous doive beaucoup de reconnaissance pour une telle marque d’estime ? — Allons, allons ! vous êtes trop pointilleux, répliqua Claverhouse. Je vous dis que je vous croyais tout autre que vous êtes. Avez-vous jamais lu Froissart ? »

Morton répondit négativement.

« J’ai presque envie, reprit Claverhouse, de vous faire mettre six mois en prison, afin de vous procurer ce plaisir. Ce livre m’inspire plus d’enthousiasme que la poésie même. Avec quels sentiments chevaleresques ce noble chanoine réserve ses belles expressions de douleur pour la mort du vaillant et noble chevalier dont le trépas est une perte irréparable, tant il était dévoué à son roi, pur dans sa foi religieuse, hardi contre l’ennemi, fidèle à sa dame ! Comme il déplore la perte de cette perle de chevalerie, quel que soit le parti auquel elle a appartenu. Mais qu’on fasse disparaître de la surface de la terre quelques centaines de ces paysans grossiers, nés pour la labourer, le noble et judicieux historien s’en soucie fort peu… aussi peu et moins encore peut-être que John Graham de Claverhouse. — Vous avez en votre pouvoir, général, répondit Morton, un paysan en faveur duquel, malgré votre mépris pour une profession que certains philosophes ont considérée comme aussi utile que celle de soldat, je prendrai la liberté de solliciter votre protection. — Vous voulez dire, » répliqua Claverhouse en parcourant son mémorandum, un certain Hatérich… Edderich, ou… ou Headrigg ?… oui, Cuthbert ou Cuddie Headrigg, voilà bien son nom… Oh ! ne craignez rien pour lui, s’il veut être raisonnable. Les dames de Tillietudlem m’ont parlé en sa faveur, il y a déjà long-temps ; il doit épouser leur femme de chambre, à ce que je crois. On lui rendra la liberté sans lui faire de mal, à moins que par opiniâtreté il ne refuse cette bonne fortune. — Je ne pense pas qu’il ait l’ambition d’être martyr, dit Morton. — Tant mieux pour lui, répliqua Claverhouse. D’ailleurs, quoi que ce garçon puisse avoir fait, je me déclare son protecteur à cause de la confiance un peu inconsidérée avec laquelle, la nuit dernière, il s’est jeté dans nos rangs lorsqu’il cherchait du secours pour vous, monsieur Morton. Je n’abandonne jamais un homme qui se livre à moi avec une si entière confiance. Mais je vous dirai franchement qu’il y a longtemps que j’ai l’œil sur lui… Holliday, apportez-moi le livre noir. »

Le sergent-major ayant remis à son général ce registre sinistre où les suspects étaient inscrits par ordre alphabétique, Claverhouse se mit à le feuilleter tout en marchant, et à lire les noms comme ils se présentaient.

« Cumblegumption, ministre autorisé, âgé de cinquante ans, homme fin, rusé : ce n’est pas cela… Ah ! ah ! le voici… Heathercat, prédicateur mis hors la loi, zélé caméronien : il tient un conventicule sur les monts Campsie. Ce n’est pas encore cela… Ah ! enfin, voici : Cuthbert Headrigg : sa mère puritaine exaltée ; pour lui, garçon fort simple… capable de se bien conduire dans une action, mais incapable de conduire une intrigue… meilleur pour la main que pour la tête ; on pourrait le ramener à la bonne cause sans son attachement pour… »

Ici Claverhouse regarda Morton, puis ferma le livre, et continua sur un autre ton : « La fidélité et le dévouement, monsieur Morton, ce sont là des mots qui ne manquèrent jamais de produire leur effet sur moi. Vous pouvez vous tenir assuré de la vie de ce jeune homme. — Un esprit aussi élevé que le vôtre, dit Morton, ne se révolte-t-il point de suivre un système qui exige des enquêtes si minutieuses sur des individus si obscurs ? — Tous ne supposez pas que nous ayons jamais pris cette peine, » répliqua le général avec hauteur ; « les curés, par zèle, autant que pour leur propre intérêt, recueillent ces renseignements, chacun dans sa paroisse ; ils en distinguent mieux les brebis noires du reste du troupeau. J’ai ici votre portrait depuis trois ans. — En vérité ! répliqua Morton : voudriez-vous bien me le montrer ? — Volontiers, dit Claverhouse, je n’y vois pas d’inconvénient. Vous ne pourrez vous venger de l’auteur de ce portrait, car probablement vous allez quitter l’Écosse pour quelque temps. »

Ces mots furent prononcés avec un air d’indifférence ; mais Morton, à qui ils annonçaient un exil loin de sa patrie, frémit involontairement. Avant qu’il eût pu répondre, Claverhouse reprit : « Henri Morton, fils de Silas Morton, colonel de cavalerie au service du parlement d’Écosse, neveu et présomptif héritier de Morton de Milnwood… Éducation imparfaite, mais de l’audace au-dessus de son âge… Il excelle dans tous les exercices… Indifférent aux formes religieuses, semble pourtant incliner vers le presbytérianisme… Il a des idées exaltées et fort dangereuses sur la liberté de penser et de parler. Il flotte entre la secte des latitudinariens et celle des enthousiastes… Aimé et recherché par les jeunes gens de son âge. Modeste, tranquille, simple dans ses manières, mais d’un cœur fier et intraitable, il est… Ici, monsieur Morton, se trouvent trois croix rouges, ce qui signifie trois fois dangereux. Vous voyez qu’on vous tenait pour un personnage important… Mais que me veut cet envoyé ? »

Un cavalier s’approcha en ce moment et lui remit une lettre. Claverhouse y jeta les yeux, sourit avec dédain, et lui ordonna de dire à son maître d’envoyer ses prisonniers à Édimbourg ; qu’il n’y avait pas d’autre réponse. Le messager tourna bride, et Claverhouse dit à Morton d’une voix dédaigneuse : « C’est un de vos alliés, ou, pour mieux dire, un allié de votre bon ami Burley qui vous abandonne… Écoutez ce qu’il dit : « Mon cher monsieur, (je ne sais depuis quand nous sommes si intimes) je prie Votre Excellence d’accepter mes humbles félicitations sur la victoire » hem ! hem ! « bienheureuse remportée par l’armée de Sa Majesté. Je vous prie de croire que j’ai fait prendre les armes à mes vassaux pour arrêter les fugitifs : j’ai déjà fait plusieurs prisonniers, et j’espère en faire encore d’autres. Signé Basile Olifant. » Vous le connaissez sans doute de nom ? — N’est-ce pas un parent de lady Marguerite Bellenden ? — Oui, continua Graham, et le dernier héritier mâle de son père, quoique à un degré fort éloigné. C’est, de plus, un prétendant à la main de la belle Édith, quoique déjà il ait été éconduit comme indigne ; mais, par dessus tout, un admirateur passionné du domaine de Tillietudlem et de toutes ses dépendances. — Il prenait un mauvais moyen pour se recommander auprès de la famille de Tillietudlem, » dit Morton qui ne voulait pas exprimer ses véritables sentiments, « en entretenant des liaisons avec notre malheureux parti. — Oh ! cet excellent Basile Olifant s’accommode avec tout le monde. Il était mécontent du gouvernement, qui lui a refusé d’annuler en sa faveur le testament par lequel le feu comte de Torwood léguait tous ses domaines à sa propre fille ; il était mécontent de lady Marguerite, parce qu’elle lui a refusé la main d’Édith ; enfin il en voulait à cette dernière, parce qu’elle ne s’était pas laissé charmer par sa longue et gauche personne. Il entra donc en correspondance secrète avec Burley, et arma ses vassaux dans l’intention de le secourir, si toutefois il n’avait pas besoin de secours, c’est-à-dire si vous nous aviez battus hier. Aujourd’hui le coquin prétend qu’il a toujours travaillé pour le service du roi, et le conseil ajoutera foi à ses protestations, car Olifant a eu l’adresse de s’y faire des amis ; et l’on fusillera, l’on pendra quelques douzaines de ces pauvres fanatiques, tandis que ce maître fourbe cachera sous le manteau de la loyauté sa double hypocrisie. »

Cette conversation variée trompa pour eux l’ennui du chemin. Claverhouse parlait toujours à Morton avec une extrême franchise, et le traitait plutôt comme un ami et un compagnon que comme un prisonnier ; aussi ce dernier, bien qu’incertain sur son sort, fut si frappé de la richesse d’imagination et de la profonde connaissance du cœur humain que déployait le général, que depuis le moment où il était devenu son prisonnier de guerre et avait ainsi échappé aux embarras de sa position parmi les insurgés et aux conséquences de leurs soupçons et de leurs ressentiments ; en un mot, que depuis qu’il avait commencé à jouer un rôle dans les affaires politiques, le temps ne lui avait jamais paru marcher aussi rapidement. Semblable à un cavalier qui laisse flotter les rênes sur le cou de son cheval, il s’abandonnait au cours des événements, et s’épargnait au moins la peine d’essayer de les maîtriser. Il voyagea de cette façon, et le nombre de ses compagnons de route s’augmentait à chaque instant ; car les détachements de cavalerie arrivaient de différents points, ramenant de malheureux insurgés qui étaient tombés en leur pouvoir. Enfin ils approchèrent d’Édimbourg.

« Le conseil privé, dit Claverhouse, sans doute pour donner, par l’excès de sa joie, la juste mesure de sa crainte passée, a décidé que nous ferions une sorte d’entrée triomphale, traînant nos captifs à notre suite. Mais comme j’ai fort peu de goût pour ces sortes de spectacles, je veux m’y dérober, et vous avec moi. »

Alors il remit le commandement à Allan, qui depuis peu avait été nommé lieutenant-colonel, prit un sentier détourné, et entra dans la ville sans aucun appareil, accompagné de Morton et de deux ou trois domestiques. Arrivé au logement qu’il occupait d’ordinaire dans la Canongate, Claverhouse assigna à son prisonnier un petit appartement, en lui disant qu’il l’y laissait sur parole jusqu’à nouvel ordre.

Après un quart d’heure environ, consacré à des réflexions solitaires sur les étranges vicissitudes de son sort, Morton fut attiré à la fenêtre par un grand bruit qui se faisait dans la rue. Les trompettes, les tambours, les timbales, qui se mêlaient aux acclamations d’une foule innombrable, lui apprirent que la cavalerie royale faisait son entrée triomphale.

Les magistrats, accompagnés de leur garde de hallebardiers, avaient été recevoir les vainqueurs aux portes de la ville pour les féliciter ; ils marchaient à la tête du cortège. Derrière eux on portait sur des piques les têtes de deux rebelles, et devant chacune de ces têtes sanglantes les mains mutilées de ces malheureuses victimes, que, par un raffinement odieux de plaisanterie, ceux qui les tenaient rapprochaient de temps en temps l’une de l’autre dans l’attitude de la prédication ou de la prière. Ces trophées sanglants avaient appartenu à deux prédicateurs qui furent tués à Bothwell-Bridge. Venait ensuite une charrette conduite par le valet de l’exécuteur des hautes œuvres, sur laquelle étaient placés Macbriar et deux autres prisonniers qui paraissaient être de la même profession : ils étaient tête nue, et bien attachés ; mais ils n’en portaient pas moins autour d’eux des regards plutôt triomphants que consternés, et ils ne semblaient ni émus par le destin de leurs compagnons dont on portait devant eux les membres sanglants, ni troublés par la crainte de leur exécution prochaine, que tous ces préliminaires annonçaient clairement.

Derrière ces prisonniers, ainsi exposés aux outrages et aux railleries de la populace, venait un corps de cavaliers brandissant leurs sabres, et faisant retentir la rue d’acclamations auxquelles répondait par des cris et des vociférations atroces cette même populace, qui, dans les grandes villes, n’est jamais si heureuse que quand on lui permet de se livrer à de bruyantes clameurs, quel qu’en soit le motif. Derrière cette troupe venaient les principaux d’entre les prisonniers, ayant à leur tête quelques-uns de leurs chefs, et exposés à tous les outrages et à toutes les insultes imaginables. Quelques-uns étaient placés sur leurs chevaux, la tête tournée vers la queue ; d’autres étaient attachés à de longues barres de fer qu’ils étaient obligés de porter dans leurs mains, comme les galériens espagnols qui se rendent au port où ils doivent être embarqués. Les têtes de ceux qui avaient été tués étaient portées en triomphe devant leurs compagnons, les unes au bout de piques et de hallebardes, les autres dans des sacs sur lesquels étaient écrits les noms des victimes. Tels étaient les objets qui précédaient cette funèbre procession, dont tous les membres semblaient aussi irrévocablement dévoués à la mort que s’ils eussent porté le san benito comme les hérétiques condamnés à figurer dans un auto-da-fé[82].

Derrière ceux-ci marchait la foule obscure des prisonniers, au nombre de plusieurs milliers : quelques-uns, malgré leur infortune, étaient encore pleins de confiance dans la cause pour laquelle ils avaient combattu, et pour laquelle ils devaient sous peu donner un plus sanglant témoignage ; les autres paraissaient pâles, découragés, abattus, se reprochant, comme une imprudence, d’avoir épousé une cause maudite par la Providence, et cherchant quelque moyen d’échapper aux conséquences de leur témérité. Il y en avait d’autres qui semblaient incapables de penser, d’espérer ou de craindre. Accablés de soif et de fatigue, ils se traînaient à peine, comme des bœufs harassés qui ne savent si on les conduit à la boucherie ou au pâturage, et restent insensibles à tout, si ce n’est au sentiment de leur souffrance actuelle. Ces infortunés marchaient entre deux files de soldats suivis de la cavalerie, dont la musique militaire, répétée par les hautes maisons qui bordaient la rue, se mêlaient aux chants de joie et de triomphe des soldats et aux cris sauvages de la populace.

Morton sentit son cœur se serrer à la vue de cet affligeant spectacle ; et en reconnaissant sur les têtes sanglantes et sur les traits encore plus misérables et plus défaits des survivants, ces traits qui lui avaient été si familiers pendant la courte durée de l’insurrection, il se laissa tomber sur une chaise dans un état d’angoisse et de stupéfaction dont il fut tiré par la voix de Cuddie.

« Que le Seigneur nous pardonne, monsieur ! » s’écria le pauvre garçon en claquant des dents, les cheveux hérissés, et la figure pâle ; « que le Seigneur nous pardonne, monsieur ! nous allons paraître à l’instant devant le conseil… Hé ! grand Dieu ! que veulent-ils donc qu’un pauvre homme comme moi dise devant une assemblée de lords et de seigneurs ? Et avec cela ma mère, qui est venue de Glasgow pour me voir témoigner, comme elle dit, c’est-à-dire pour me voir rendre témoignage et me voir pendre ! Mais Cuddie ne sera pas assez sot pour ne pas éviter la corde et le témoignage, s’il lui est possible de le faire… Mais voici Claverhouse lui-même… Que le Seigneur nous sauve et nous pardonne ! dirai-je encore une fois. »

« Vous allez paraître immédiatement devant le conseil, » dit Claverhouse qui entrait au moment où Cuddie finissait de parler, « et votre domestique vous accompagnera. Vous n’avez rien à craindre pour vous personnellement ; mais je vous avertis que vous serez témoin d’un spectacle qui vous sera très-pénible, et que je vous aurais épargné si cela eût dépendu de moi. Ma voiture vous conduira… Êtes-vous prêt ? »

Morton n’avait aucun moyen de résister à cette invitation, bien qu’elle ne lui fût nullement agréable. Il se leva, et suivit Claverhouse.

« Je dois vous assurer, » lui dit celui-ci en descendant l’escalier, « que vous vous tirerez aisément d’affaire, et votre domestique aussi, pourvu qu’il retienne sa langue. »

Cuddie entendit ces derniers mots avec une joie extrême.

« J’en réponds ! se dit-il à lui-même, pourvu que ma mère ne vienne pas tremper ses doigts dans la sauce. »

En ce moment il se sentit arrêter par le bras ; c’était la vieille Mause, qui l’attendait au passage. « Mon fils, mon fils ! » dit-elle en se pendant à son cou, « je suis glorieuse et fière, quoique affligée et humiliée en même temps, de ce que la bouche de mon fils est appelée à rendre glorieusement témoignage à la vérité en présence du conseil, comme il l’a déjà fait avec son épée sur le champ de bataille. — Taisez-vous, ma mère, taisez-vous ! » cria Cuddie impatienté. « Est-ce le moment, femme imprudente, de parler de ces choses-là ? Je vous dis que je ne témoignerai rien ni pour un côté ni pour l’autre. J’ai parlé à M. Poundtext, et, d’après son conseil, je déclarerai tout ce qu’ils voudront, c’est le moyen de nous sauver… M. Poundtext s’est ainsi sauvé, lui et son troupeau. Je suivrai l’exemple de ce respectable ministre. Je n’aime pas vos sermons qui finissent par un psaume à Grass-Market[83]. — Ah Cuddie, mon fils ! je serais désolée qu’il vous arrivât mal, » répondit la vieille Clause, partagée entre ses craintes pour le salut de l’âme et la conservation du corps de son fils ; « mais pensez, mon cher enfant, que vous avez combattu pour la foi, et n’allez pas, dans la crainte de perdre les consolations humaines, déserter cette glorieuse cause. — Bon ! bon ! ma mère, répliqua Cuddie. J’ai combattu, et, pour ne vous rien cacher, je suis fatigué de ce métier. J’ai fait assez long-temps le fier au milieu des armes, des mousquets, des pistolets et des bandoulières ; mais j’aime beaucoup mieux labourer la terre. Je ne vois pas pourquoi un homme se battrait quand il peut craindre d’être pendu si on le prend, ou massacré s’il fuit. — Mais mon cher Cuddie, continua l’opiniâtre Mause, « votre robe nuptiale… Oh ! n’allez pas la souiller votre robe nuptiale !!! — Assez, assez, ma mère, répliqua Cuddie ; ne voyez-vous pas qu’on m’attend ?… Ne craignez rien pour moi… Je saurai arranger tout cela mieux que vous-même. Pourquoi venez-vous me parler de mariage, quand j’ai presque la corde au cou ? »

À ces mots il s’arracha des bras de sa mère, et pria les soldats qui devaient l’escorter de le conduire immédiatement au lieu des séances du conseil, où Claverhouse et Morton étaient déjà entrés.






CHAPITRE XXXVI.

le départ.


Adieu, pays natal ; bon soir.
Lord Byron.


Le conseil privé d’Écosse, depuis la réunion de ce royaume à l’Angleterre, exerçait tout à la fois le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif. Il était assemblé dans le bâtiment sombre et gothique, contigu à la salle du parlement à Édimbourg, quand Claverhouse entra, et prit place parmi les juges assis autour de la table.

« Vous nous avez apporté un joli plat de gibier, général ! » dit un seigneur qui occupait une des premières places : « voici un corbeau qui va croasser… un coq prêt à combattre ; et un… comment nommerai-je le troisième, général ? — Sans métaphore, monsieur, je vous prie de le regarder comme un homme auquel je m’intéresse particulièrement, répliqua Claverhouse. — Et un whig, par-dessus le marché, » continua le juge en tirant une langue qui semblait trop longue pour tenir dans sa bouche, et en cherchant à donner à ses traits une expression de malice qui semblait lui être naturelle. — Oui, avec la permission de Votre Grâce, un whig, tel que vous l’étiez en 1681, répliqua Claverhouse avec cette froide politesse qui le caractérisait. — Vous y êtes pris, milord, s’écria un des membres du conseil. — Mais oui, mais oui, répondit le juge en riant ; « depuis l’affaire de Drumclog on ne peut plus lui parler. — Allons, allons, dit le duc de Lauderdale, qui présidait le conseil, « qu’on amène les prisonniers ; et vous, greffier, lisez l’écrit que vous avez préparé. »

Le greffier lut un acte par lequel le général Graham de Claverhouse et lord Evandale se portaient cautions que Henri Morton de Milnwood sortirait du royaume, et resterait en pays étranger jusqu’à ce qu’il plût à Sa Majesté de lui accorder la permission de rentrer, et ce à cause de la part que ledit Morton avait prise à la dernière insurrection. En cas d’inexécution de sa part, la peine de mort était prononcée contre lui, et une amende de dix mille marcs d’argent contre chacune de ses cautions.

« Monsieur Morton, acceptez-vous le pardon que le roi veut bien vous accorder à ces conditions ? » demanda le duc de Lauderdale. — Je n’ai pas d’autre choix à faire, milord, répondit Morton. — Alors, signez cet acte. »

Morton obéit sans répliquer, convaincu que dans sa position il lui était impossible d’être traité plus favorablement. Macbriar, qu’on apportait dans ce même instant auprès de la table, attaché sur une chaise, car il était trop faible pour se tenir debout, Macbriar s’écria en poussant un profond gémissement :

« Il consomme son apostasie en reconnaissant le pouvoir du tyran charnel ! Astre déchu ! astre déchu ! — Silence, monsieur ! » dit le juge qui avait d’abord parlé à Claverhouse, et qui était un peu facétieux ; « gardez votre haleine pour souffler votre propre soupe ; elle se trouvera assez chaude pour votre gosier, je vous le promets. — Amenez l’autre prisonnier, » dit le président après avoir fait signe à Morton d’aller s’asseoir sur un des sièges placés le long des murs de la salle ; « ce garçon ne manque pas tout à fait d’esprit. Je le crois un de ces moutons qui ne sautent pas le fossé avant d’avoir vu sauter les autres. »

Cuddie fut introduit : il n’était point enchaîné, mais il était escorté de deux hallebardiers. On le fit placer devant la table, à côté de Macbriar. Le pauvre garçon promena autour de lui un regard piteux, qui exprimait à la fois le respect pour les grands personnages en présence desquels il se trouvait, la pitié pour ses compagnons de souffrance, et une vive appréhension pour lui-même. Il fit d’un air gauche un salut très respectueux, et attendit le commencement de cette pénible scène.

« Étiez-vous à la bataille de Bothwell-Bridge ? » telle fut la première question qu’on lui adressa, et qui le glaça d’épouvante. Il se préparait à répondre négativement ; mais, en y réfléchissant un peu, il eut assez de bon sens pour sentir qu’il serait accablé par l’évidence. Il fit donc, en véritable Calédonien, une réponse évasive : — Il se pourrait bien que je m’y fusse trouvé. — Répondez catégoriquement, drôle, oui ou non. Vous savez que vous y étiez. — Il ne m’appartient pas de contredire Votre Honneur, Votre Grâce, Votre Seigneurie. — Encore une fois, y étiez-vous, oui ou non ? » s’écria le duc impatienté. — Mon cher monsieur, reprit Cuddie, qui peut savoir précisément où il a été chaque jour de sa vie ? — Parle clairement, imbécile, s’écria le général Dalzell, ou je te fais sauter les dents de la bouche avec le pommeau de mon poignard. Crois-tu que nous puissions rester ici toute une journée à te suivre dans tous tes détours, comme des lévriers courent un lièvre[84] ? — Eh bien donc, puisque rien autre chose ne peut vous satisfaire, écrivez que je ne puis nier que j’y étais. — Bien, monsieur, dit le duc ; et pensez-vous que prendre les armes en cette circonstance était un acte de rébellion ? — Je ne suis pas trop libre de donner mon opinion, » répondit le prudent Cuddie, « sur une question d’où ma tête dépend ; mais je doute que ce soit quelque chose de mieux. — De mieux que quoi ? Qu’un acte de rébellion, comme dit Votre Honneur, répliqua Cuddie. — Bien, monsieur, c’est là parler nettement, dit Sa Grâce. Et consentez-vous, comme condition du pardon que le roi voudra bien vous accorder pour votre compte, à vous soumettre à l’Église établie et à prier pour Sa Majesté ? — Bien volontiers, milord ! » répondit Cuddie, dont la conscience n’était guère scrupuleuse, « et à boire à sa santé, par-dessus le marché, quand l’ale sera bonne. — Ah ! ah ! dit le duc, il est hardi comme un coq. Et qui vous a entraîné dans cette mauvaise affaire, mon honnête ami ? — Le mauvais exemple, répliqua le prisonnier, et une vieille folle de mère, sauf le respect que je dois à Votre Seigneurie. — Remerciez Dieu, mon brave ami, et gardez-vous à l’avenir des mauvais conseils. Je ne vous crois pas capable de concevoir tout seul un complot de haute trahison… Expédiez-lui son pardon pur et simple, et faites avancer ce coquin qui est sur sa chaise. »

On apporta Macbriar près de la barre du tribunal.

« Étiez-vous à la bataille de Bothwell-Bridge ? » lui demanda-t-on comme à Cuddie. — « J’y étais, » répondit le prisonnier d’une voix ferme et résolue. » — « Étiez vous armé ? — Je ne l’étais pas. J’étais là en ma qualité de prédicateur de la parole de Dieu, pour encourager ceux qui tiraient l’épée pour sa cause. — En d’autres termes, pour exciter et enflammer les rebelles, dit le duc. — Vous l’avez dit. — Fort bien, continua l’interrogateur. Dites-nous si vous avez vu John Balfour de Burley parmi les combattants. Je présume que vous le connaissez ? — Je bénis Dieu de connaître Burley ; c’est un zélé et fervent chrétien. — Où et quand avez-vous vu ce pieux personnage pour la dernière fois ? — Je suis ici peur répondre pour moi-même, » répondit Macbriar avec la même intrépidité, « et non pour compromettre la sûreté des autres. — Nous savons, dit Dalzell, comment vous faire retrouver votre langue. — Si vous pouvez lui faire croire qu’il est dans un conventicule, ajouta Lauderdale, il la retrouvera sans votre secours. Allons, mon garçon, parlez pendant qu’il en est temps. Vous êtes trop jeune pour supporter les douleurs qui vous sont réservées si vous vous obstinez à vous taire. — Je vous défie, » répondit Macbriar en promenant sur ses juges un regard ferme et méprisant ; « ce ne sera pas la première fois que j’aurai souffert la captivité et la torture ; et quoique jeune encore, j’ai assez vécu pour avoir appris à mourir quand ma dernière heure sonnera. — Il est facile de mourir ; mais il y a des choses plus douloureuses qui peuvent précéder la mort, » dit Lauderdale ; et il agita une petite sonnette d’argent placée devant lui sur la table.

À ce signal une draperie cramoisie, qui recouvrait une espèce de niche ou d’enfoncement gothique, se leva, et l’on aperçut l’exécuteur des hautes-œuvres, homme d’une grande taille, d’une figure hideuse, placé derrière une table de chêne sur laquelle étaient des serre-pouces et une botte en fer, appelée la botte écossaise, dont on se servait en ces jours de tyrannie pour torturer les accusés. Morton, qui ne s’attendait pas à cet horrible spectacle, tressaillit ; mais Macbriar ne fit aucun mouvement, et considéra ces affreux préparatifs avec un sang-froid impassible. Si, dans le premier moment de la surprise, le sang s’était retiré de ses joues par suite d’un sentiment d’effroi involontaire, sa fermeté d’âme le fit bientôt remonter plus vif encore à son front.

« Connaissez-vous cet homme ? » lui dit Lauderdale d’un ton sombre et grave, et presque à voix basse. — « Je suppose, répliqua Macbriar, que c’est l’exécuteur infâme de vos ordres sanguinaires contre la personne des élus de Dieu. Vous et lui vous êtes également méprisables à mes yeux, et je bénis Dieu de ce que je ne redoute pas les tourments que vous pouvez ordonner, et qu’il peut me faire souffrir. La chair et le sang peuvent fléchir sous les souffrances auxquelles vous me condamnez ; la nature faible et fragile peut verser des larmes, ou laisser échapper des cris ; mais mon âme, j’en ai la confiance, mon âme a jeté l’ancre sur le rocher des siècles. — Faites votre devoir, » dit le duc au bourreau.

Celui-ci s’avança, et demanda d’une voix rauque et discordante à laquelle des deux jambes du prisonnier il devait d’abord appliquer les instruments de torture.

« Qu’il choisisse lui-même, répondit le duc. Je veux l’obliger dans tout ce qui est raisonnable. — Puisque vous me laissez le choix, » dit le prisonnier en avançant sa jambe droite, « prenez la meilleure ! je la sacrifie volontiers à la cause pour laquelle je souffre[85]. »

L’exécuteur, aidé de ses valets, enferma la jambe et le genou dans l’étroite botte de fer, plaça un coin du même métal entre le bord de la machine et le genou, prit un maillet, et demeura immobile, attendant de nouveaux ordres. Un homme bien vêtu (c’était un médecin) se plaça de l’autre côté de la chaise du prisonnier, lui mit le bras à nu, et appliqua son pouce sur l’artère, afin de régler la torture d’après les forces du patient. Quand ces préparatifs furent terminés, le président du conseil répéta la même question ; toujours d’une voix sombre.

« Quand et où avez-vous vu pour la dernière fois John Balfour de Burley ? »

Le prisonnier, au lieu de répondre, leva les yeux au ciel, comme s’il implorait l’assistance divine, et murmura quelques mots, dont les derniers furent les seuls que l’on entendit : « Tu as dit que ton peuple obéirait au joug de ton pouvoir. »

Le duc de Lauderdale promena les yeux autour de lui sur les membres du conseil, comme pour recueillir leurs muets suffrages, puis il fit un signe au bourreau, dont le maillet descendit à l’instant sur le coin, qui, poussé entre le genou et la botte de fer, causa au patient la plus cruelle douleur, comme le fit voir évidemment la rougeur qui se répandit subitement sur ses joues et sur son front. Le bourreau releva son maillet, et se tint prêt à frapper un second coup.

« Voulez-vous dire, répéta le duc, où et quand vous avez laissé Balfour de Burley la dernière fois que vous l’avez vu ? — Je vous ai répondu, » dit le patient avec intrépidité, et le marteau frappa un second coup, puis un troisième, puis un quatrième ; mais au cinquième, quand on eut introduit un coin plus épais, le prisonnier poussa un cri d’angoisse.

Morton sentait son sang bouillonner dans ses veines pendant cette horrible scène ; enfin, ne pouvant supporter plus long-temps ce spectacle, quoiqu’il fût sans armes, et lui-même dans un grand danger, il allait s’élancer de son siège, quand Claverhouse, qui remarquait son émotion, le retint par force en lui mettant une main sur l’épaule et l’autre sur la bouche. « Pour l’amour de Dieu ! » lui dit-il à voix basse, « songez où vous êtes. »

Heureusement pour Morton, ce mouvement ne fut pas aperçu des autres membres du conseil, qui donnaient toute leur attention à ce qui se passait devant eux.

« Il a perdu connaissance, dit le médecin ; il est évanoui, milords ; la nature humaine n’en peut endurer davantage. — Donnez-lui quelque repos, » dit le président ; et se tournant vers Dalzell, il ajouta : « Il confirmera le vieux proverbe, car il n’ira guère à cheval aujourd’hui, quoiqu’il ait mis ses bottes. Je pense qu’il faut en finir avec lui… Oui, que l’on dépêche sa sentence, et que nous en soyons débarrassés. Nous avons encore beaucoup de besogne. »

On employa les eaux spiritueuses et les essences pour rappeler les sens de l’infortuné captif ; et aussitôt qu’à sa faible respiration on jugea qu’il revenait à la vie, le duc prononça sa sentence de mort, comme traître pris en rébellion ouverte, et ordonna qu’il serait conduit de la barre à la place des exécutions, pour y être pendu par le cou, avoir la tête et les mains coupées après le supplice, afin que le conseil en disposât selon son bon plaisir[86] ; qu’enfin tous ses biens meubles et immeubles seraient acquis et confisqués au profit de Sa Majesté… Doomster[87], continua-t-il, lisez au prisonnier sa sentence. »

Alors, et même encore à une époque moins reculée, l’exécuteur des hautes œuvres remplissait l’office de doomster (justicier). Cet office, qu’il ajoutait à ses propres fonctions, consistait à répéter à haute voix aux condamnés la sentence prononcée par le juge : cette sentence acquérait un nouveau degré d’horreur, par la pensée que cet odieux personnage la mettrait aussi à exécution. Macbriar n’avait pas entendu le lord président prononcer sa condamnation ; mais il avait repris assez de connaissance pour l’entendre répéter par la rude et affreuse voix de celui qui devait l’exécuter : à ces derniers et funèbres mots : « Je prononce la peine de mort, » il répliqua avec fermeté :

« Milords, je vous remercie de la seule faveur que j’espérais, et que j’eusse consenti à accepter de vous, celle d’avoir condamné ce corps, mutilé aujourd’hui par votre cruauté, à une promptes destruction. Peu m’importe, en effet, de périr sur le gibet ou dans une prison ? Mais si les tortures que j’ai endurées aujourd’hui avaient triomphé de mon âme aussi bien que de son enveloppe ; mortelle, je n’aurais pu montrer au monde comment un chrétien sait souffrir pour la bonne cause. Du reste, milords, je vous pardonne ce que vous avez ordonné et ce que j’ai souffert…. Et comment ne vous pardonnerais-je pas ?… Vous me procurez un heureux échange, car vous m’envoyez à la société des anges et des justes, en m’arrachant à celle des cendres et de la poussière périssable… vous m’envoyez des ténèbres à la lumière, de la mort à l’immortalité,… en un mot, de la terre au ciel  !… Si donc les remerciements et le pardon d’un mourant peuvent vous faire quelque bien, recevez de moi l’un et l’autre ; et puissent vos derniers moments être aussi heureux que les miens ! »

Après qu’il eut prononcé ces paroles d’un air triomphant, il fut emporté hors de la salle par ceux qui l’y avaient apporté. Une demi-heure après il avait cessé de vivre. Il mourut avec le même courage et le même enthousiasme qu’il avait montré dans tout le cours de sa vie.

Le conseil se sépara, et Morton se retrouva dans la voiture du général Graham.

« Quelle fermeté ! quelle intrépidité admirable ! » dit Morton en réfléchissant à la conduite de Macbriar ; « quel dommage que tant de dévouement et d’héroïsme ait été mêlé au fanatisme de sa secte ! — Vous voulez parler, dit Claverhouse, de la sentence de mort qu’il avait prononcée contre vous. Il l’aurait fort bien justifiée à ses propres yeux avec un texte de l’Écriture ; comme celui-ci, par exemple : Et Phinéas se leva et il exécuta la sentence ; ou quelque autre semblable… Mais vous savez où vous vous rendez maintenant, monsieur Morton ? — Nous sommes, je crois, sur la route de Leith, répondit Morton. Ne puis-je, avant de quitter ma patrie, faire mes adieux à mes amis ? — Votre oncle, répliqua Graham, a été prévenu ; il refuse de vous voir. Le brave gentilhomme tremble, et non sans raison, que le crime de votre rébellion ne retombe sur ses terres et sur ses domaines : il vous envoie seulement sa bénédiction et une petite somme d’argent. La santé de lord Evandale continue d’être fort mauvaise. Le major Bellenden est à Tillietudlem, où il remet tout en ordre. Ces coquins d’insurgés ont fait un grand dégât parmi les vénérables objets si chers à lady Marguerite ; ils ont profané et renversé ce qu’elle appelait le trône de sa très-sacrée Majesté. Y a-t-il encore quelqu’un que vous souhaitiez voir ? »

Morton répondit avec un profond soupir : « Non… d’ailleurs cela ne servirait de rien… mais j’ai quelques préparatifs indispensables à faire avant de me mettre en route. — On a pourvu à tout, répondit le général : lord Evandale a été au-devant de tout ce qui peut vous être utile ou agréable. Voici de sa part un paquet de lettres de recommandation pour la cour du stathouder, prince d’Orange : j’y en ai moi-même ajouté deux ou trois. J’ai fait sous lui ma première campagne ; j’ai vu le feu pour la première fois à la bataille de Senef[88]. Vous trouverez aussi quelques lettres de change pour vos premiers besoins, et l’on vous en enverra d’autres à votre première demande. Morton regardait Graham d’un air étonné et confus ; il ne s’était pas attendu que sa sentence de bannissement recevrait une si brusque exécution.

« Et mon domestique ? demanda-t-il. — On en prendra soin, et, s’il est possible, on le replacera au service de lady Marguerite Bellenden. Je ne crois pas qu’à l’avenir il s’avise jamais de manquer à une revue ; et il n’ira plus, j’en suis certain, combattre avec les whigs… Nous voici sur le quai, et le bateau vous attend. »

En effet un bateau attendait Morton, chargé de malles et d’un bagage convenable à son rang. Claverhouse, lui serrant la main, lui souhaita un bon voyage et un heureux retour en Écosse dans des temps plus tranquilles.

« Je n’oublierai jamais, lui dit-il, votre généreuse conduite envers mon ami lord Evandale, dans des circonstances où bien des gens ne se seraient fait aucun scrupule de se débarrasser d’un homme qui était un obstacle à l’accomplissement de leurs vœux. »

Ils se donnèrent encore une poignée de main affectueuse, et se séparèrent. Comme Morton descendait sur la jetée pour entrer dans le bateau, il sentit qu’on lui glissait dans la main une lettre, pliée de manière à occuper le moins de place possible. Il se retourna sur-le-champ. La personne qui la lui avait remise était enveloppée dans son manteau, de telle sorte qu’il ne put voir son visage ; elle appuya un doigt sur sa bouche, et disparut dans la foule. Cet incident éveilla la curiosité de Morton. Lorsqu’il se trouva à bord d’un vaisseau faisant voile pour Rotterdam, et qu’il vit tous ses compagnons de voyage occupés de faire chacun ses arrangements, l’occasion lui parut favorable pour ouvrir le billet mystérieux : il était ainsi conçu :

« Le courage que tu as déployé le jour fatal où Israël a fui devant ses ennemis a jusqu’à un certain point expié ton attachement aux erreurs de l’érastianisme : ce n’est pas le temps de faire combattre Éphraïm contre Israël. Je sais que ton cœur est avec la fille de l’étranger ; mais renonce à cette folie ; car dans l’exil, dans la fuite, jusqu’à la mort même, ma main pèsera sur cette maison sanguinaire et réprouvée, et la Providence m’a donné les moyens de venger sur elle les brigandages et la confiscation dont elle s’est rendue coupable. La résistance qu’a faite leur château a été la principale cause de notre défaite à Bothwell-Bridge, et j’ai juré dans mon cœur de leur en demander compte. Ne pense donc plus à cette fille ; mais réunis-toi à nos frères exilés, dont les cœurs sont toujours tournés vers ce misérable pays pour le sauver et le relever de sa ruine : il y en a un grand nombre en Hollande qui attendent l’instant de notre délivrance. Réunis-toi à eux comme le digne fils du brave Silas Morton, et ils t’accueilleront par respect pour sa mémoire et par égard pour tes propres services. Si tu es trouvé digne de travailler encore dans la vigne du Seigneur, tu auras en tout temps de mes nouvelles, en t’informant de Quentin Mackel d’Iron-Gray, chez cette excellente chrétienne Bessie Maclure, dont la demeure est voisine de l’auberge de Niel Blane. Tels sont les avis que te donne un homme qui espère entendre parler de toi comme d’un frère fidèle, luttant dans le sang contre le péché. En attendant, sois patient ; garde ton glaive à ta ceinture, et ta lampe allumée, comme celui qui veille pendant la nuit ; car celui qui jugera le mont d’Esaü, et qui dispersera les faux prophètes comme la paille, et les réprouvés comme le chaume, celui-là viendra à la quatrième veille avec des vêtements teints de sang, et la maison de Jacob sera pour le pillage, et la maison de Joseph pour le feu. L’homme qui écrit cette lettre est celui dont la main s’est levée contre les puissants du siècle sur le champ de carnage. »

Cette lettre extraordinaire était signée J. B. de B. ; mais ces initiales n’étaient pas nécessaires pour faire deviner à Morton qu’elle ne pouvait venir que de Burley. Il ne put s’empêcher d’admirer de nouveau l’esprit indomptable de cet homme qui, avec autant d’adresse que de courage et de persévérance, travaillait en ce moment même à renouer les fils d’une conspiration qui avait eu si récemment un funeste succès. Quant aux menaces de Burley contre la famille de Bellenden, il ne les attribuait qu’à son ressentiment de la belle défense qu’avait faite le château de Tillietudlem : il lui semblait d’ailleurs bien peu probable qu’au moment où le parti royaliste était victorieux, un ennemi fugitif et sans ressource pût exercer la moindre influence sur le sort de cette famille.

Cependant Morton hésita un instant s’il ne donnerait point avis au major ou à lord Evandale des menaces de Burley. En y réfléchissant, il pensa que ce serait commettre un abus de confiance, car il eût été inutile de les prévenir de ces menaces sans leur indiquer en même temps le moyen de les prévenir en s’emparant de la personne de Burley, mais en agissant ainsi, il se serait rendu coupable d’une action répréhensible, dans la vue seulement de remédier à un mal qu’il regardait comme imaginaire. Ainsi donc, après une mûre réflexion, il prit note de l’endroit et du nom que lui avait indiqués son correspondant, puis il déchira la lettre, et en jeta les morceaux dans la mer.

Cependant on avait levé l’ancre, et un vent favorable de nord-est enflait les voiles blanches du navire. Il présentait le flanc à la bise et fendait l’onde en mugissant, laissant derrière lui un long sillon. La ville et le port se perdirent bientôt dans l’éloignement, les montagnes de la côte finirent par se confondre avec le ciel, et Morton se vit séparé pour plusieurs années de son pays natal.






CHAPITRE XXXVII.

le retour.


Qui fait fuir le temps au galop ?
Shakspeare. Comme il vous plaira.


C’est un bonheur pour les romanciers de n’être pas, comme les auteurs dramatiques, astreints aux unités de temps et de lieu : et de pouvoir conduire, comme il leur plaît, leurs personnages à Thèbes et à Athènes, puis de les en ramener quand il leur convient. Le temps, pour nous servir de la comparaison de Rosalinde[89], a jusqu’ici marché au pas avec notre héros ; car depuis le moment où nous avons vu pour la première fois Morton paraître au tir du perroquet, jusqu’à son départ pour la Hollande, deux mois à peine se sont écoulés ; mais les années ont glissé rapidement avant que nous puissions reprendre le fil de notre récit. Usant donc du privilège qui nous appartient à nous autres romanciers, j’implore l’attention du lecteur pour la continuation de cette histoire : elle va recommencer avec une ère nouvelle, c’est-à-dire avec l’année qui suivit celle de la révolution anglaise[90].

À cette époque l’Écosse se reposait enfin des crises violentes occasionnées par un changement de dynastie, et, grâce à la prudente tolérance du roi Guillaume, elle échappait enfin aux horreurs d’une longue guerre civile. L’agriculture renaissait ; les habitants, dont la sécurité avait été troublée par la violence des commotions politiques et par la double révolution opérée dans l’Église et dans l’État, reprenaient leur tranquillité ordinaire et reportaient leur attention sur leurs affaires privées, au lieu de s’occuper des affaires publiques. Les Highlanders seuls ne s’étaient pas soumis au nouvel ordre de choses. Un corps considérable de ces montagnards était en armes sous le vicomte de Dundee, que nos lecteurs ont connu jusqu’à présent sous le nom de Graham de Claverhouse ; mais l’état habituel d’agitation dans lequel ils vivaient n’affectait guère la paix générale du pays, tant que ces troubles ne dépassaient pas les limites de leur territoire. Dans les basses terres, les jacobites, vaincus à leur tour, n’attendaient plus aucun avantage de la résistance ouverte ; à leur tour, ils étaient réduits à tenir des conciliabules secrets, à former pour leur défense mutuelle des associations dont le gouvernement regardait les membres comme des conspirateurs, tandis qu’eux-mêmes criaient à la persécution.

Les whigs triomphants avaient fait du presbytérianisme la religion de l’État, et avaient rendu aux assemblées générales de l’Église toute leur influence ; mais leurs exigences n’avaient pas été poussées aussi loin que celles des caméroniens, qui étaient les plus extravagants des non-conformistes sous Charles Ier et Jacques IL Ils ne voulurent en aucune façon entendre parler de rétablir la ligue solennelle et le Covenant ; et ceux qui avaient espéré trouver dans le roi Guillaume un monarque covenantaire zélé furent grandement désappointés quand il signifia, avec le flegme qui caractérise sa nation, l’intention de tolérer toutes les formes de religion compatibles avec la sûreté de l’État. Ces principes de tolérance adoptés par le gouvernement, et dont il se faisait gloire, blessèrent au vif les exagérés du parti, qui les regardaient comme tout à fait opposés à l’Écriture. À l’appui de cette doctrine étroite, ils citaient différents textes, tous isolés, comme on l’imagine aisément, et empruntés la plupart aux livres de l’Ancien Testament où il est ordonné aux Juifs d’extirper l’idolâtrie de la terre promise. Ils se plaignaient aussi de l’influence qu’usurpaient des séculiers dans l’exercice des droits de patronage ecclésiastique ; ce qu’ils appelaient un attentat à l’honneur de l’Église. Ils censuraient et condamnaient comme entachées d’érastianisme beaucoup de mesures par lesquelles le gouvernement, depuis la révolution, montrait l’intention de s’immiscer dans les affaires ecclésiastiques ; enfin ils refusaient positivement de prêter serment de fidélité au roi Guillaume et à la reine Marie avant qu’ils eussent eux-mêmes juré la ligue solennelle et le Covenant, la grande charte de l’Église presbytérienne, comme ils l’appelaient.

Ce parti, toujours mécontent, faisait sans cesse des protestations contre l’apostasie et les sujets de la colère divine ; et si on l’eût persécuté comme sous les règnes précédents, il aurait aussi été conduit à une rébellion ouverte. Mais comme on laissait à ces fanatiques toute liberté de tenir leurs conciliabules, de témoigner à leur gré contre l’érastianisme, le socinianisme et toutes les défections du temps, leur zèle, qui n’était pas excité par la persécution, s’éteignit graduellement ; leur nombre diminua ; il ne resta plus qu’un petit troupeau d’enthousiastes scrupuleux, austères, inoffensifs, dont le caractère est assez bien représenté par le Vieillard des Tombeaux, dont les légendes m’ont fourni la première idée de ce roman. Mais pendant les premières années de la révolution, les caméroniens continuèrent à former une secte nombreuse, exaltée dans ses opinions politiques, que le gouvernement désirait éteindre tout en n’employant contre elle, par prudence, que des moyens dilatoires. Ces hommes constituaient dans l’État un parti violent ; et les épiscopaux et les jacobites, oubliant leur ancienne animosité nationale, essayèrent à plusieurs reprises de fomenter des intrigues parmi eux, et de faire servir leur mécontentement au rétablissement de la famille des Stuarts. D’un autre côté, le gouvernement établi par la révolution était soutenu par la masse des intérêts des basses terres, où l’on penchait généralement vers un presbytérianisme modéré. Cette doctrine était professée par les mêmes hommes qui, durant la persécution des règnes précédents, s’étaient attiré l’anathème des caméroniens pour avoir accepté la déclaration de tolérance octroyée par Charles II. Tel était l’état des partis en Écosse après la révolution.

Ce fut à cette époque, et par une délicieuse soirée d’été, qu’un étranger bien monté et dont l’extérieur annonçait un militaire d’un grade élevé, descendait, par un sentier qui formait cent détours, une colline d’où la vue dominait les ruines romantiques du château de Bothwell et la Clyde, qui serpente si agréablement entre les rochers et les bois avant de disparaître derrière les tours jadis bâties par Aymer de Valence. On voyait aussi, à quelque distance, le pont de Bothwell. La rive opposée, qui, quelques années auparavant, avait été un théâtre de meurtre et de carnage, était maintenant paisible et unie comme la surface d’un lac pendant l’été. Les feuilles des arbres et des buissons qui, s’élevant çà et là, variaient si heureusement le paysage, s’agitaient à peine au souffle de la brise du soir. La Clyde semblait adoucir le murmure de ses eaux pour se mettre en harmonie avec cette scène calme et tranquille.

Le sentier par lequel descendait le voyageur était de distance en distance ombragé par de grands arbres, des haies, ou par des arbres fruitiers dont les branches étaient chargées de fruits.

Le premier objet qui s’offrit à sa vue était une ferme, peut-être l’habitation d’un petit propriétaire, située sur une colline exposée au soleil et couverte de pommiers et de poiriers. Au bout du sentier qui conduisait à cette modeste habitation était une chaumière qui ressemblait assez à la loge d’un concierge, quoique rien n’indiquât précisément que telle était sa destination. La chaumière, en bon état, paraissait plus proprement arrangée que ne le sont ordinairement les chaumières d’Écosse ; elle avait son petit jardin, où l’on apercevait quelques arbres à fruits, quelques buissons, et des plantes pour les usages culinaires : une vache et six moutons paissaient dans un enclos voisin ; devant la porte, le coq chantait, se pavanait, et appelait autour de lui sa famille. Un amas de broussailles et de tourbes proprement disposées annonçait qu’on avait pensé aux provisions pour le chauffage de l’hiver. Une légère colonne de fumée azurée qui sortait de la cheminée et s’élevait, au-dessus du toit de chaume, à travers les branches verdoyantes des arbres, annonçait que dans l’intérieur on s’occupait des préparatifs du repas du soir. Pour compléter ce tableau de la paix et du bonheur champêtre, une petite fille d’environ cinq ans s’occupait à puiser de l’eau avec une cruche, à une belle fontaine, transparente comme le cristal, qui sortait des racines d’un vieux chêne à vingt pas de la chaumière.

L’étranger arrêta son cheval, et appela la petite nymphe pour lui demander le chemin de Fairy-Knowe. L’enfant mit à terre sa cruche, comprenant à peine ce qu’on lui disait, rangea ses beaux cheveux blonds des deux côtés de son front, et ouvrant ses grands yeux bleus d’un air de surprise : « Que demandez-vous ? » dit-elle : ce qui est ordinairement la première réponse d’un paysan écossais à toute question qu’on lui adresse, si toutefois cela peut s’appeler une réponse.

« Je désire que vous m’indiquiez le chemin de Fairy-Knowe. — Maman, maman ! » s’écria la petite fille en courant vers la porte de la chaumière, « viens parler à ce monsieur ! »

La mère parut : c’était une jeune et belle paysanne, dont les traits, naturellement espiègles et malins, avaient reçu du mariage cet air grave et décent qui distingue particulièrement les villageoises écossaises. Elle portait dans un de ses bras un enfant encore au maillot, et de l’autre elle rabaissait son tablier auquel s’attachait un gros garçon de deux ans ; la fille aînée, que le voyageur avait vue la première, se plaça derrière sa mère aussitôt qu’elle parut, et de temps à autre elle faisait un pas en avant pour jeter sur lui un coup d’œil.

« Que souhaitez-vous, monsieur ? » dit cette femme avec un air de prévenance respectueuse, peu commun chez les personnes de sa condition, mais qui n’avait rien d’un empressement obséquieux.

Le voyageur la regarda un moment avec attention, et répondit : « Je vous prie de m’indiquer le chemin de Fairy-Knowe, et la demeure d’un nommé Cuthbert Headrigg. — C’est mon brave homme de mari, monsieur, » répondit la jeune femme avec un sourire gracieux ; voulez-vous descendre de cheval, monsieur, et entrer dans notre pauvre maison ? Cuddie, Cuddie (un bel enfant de quatre ans, aux cheveux blonds, parut à la porte de la maison), courez, mon petit homme, et dites à votre père qu’un monsieur le demande. Non, restez. Jenny, vous êtes plus raisonnable : allez chercher votre père, il est au parc des Quatre-Arcs. Ne voulez-vous pas descendre, monsieur, et vous reposer un instant dans notre maison ? Je vous prie d’accepter un morceau de pain et de fromage, ou un verre d’ale, en attendant que mon homme revienne ? C’est de bien bonne ale, en vérité, quoiqu’il ne m’appartienne pas de la vanter puisque je la brasse moi-même ; mais le travail des laboureurs est très-fatigant, et il leur faut quelque chose pour leur soutenir le cœur ; aussi j’ajoute toujours une bonne poignée de drèche. »

Pendant que l’étranger la remerciait de ses offres amicales, Cuddie, l’ancienne connaissance du lecteur, arriva en personne. Sa contenance offrait toujours le même mélange de simplicité apparente et de finesse qui caractérise ordinairement nos porteurs de souliers ferrés[91]. Il regarda l’étranger comme une personne qu’il n’avait jamais vue ; et, de même que sa fille et sa femme, il entama la conversation d’usage : « Que me demandez-vous, monsieur ? — Je voudrais vous faire quelques questions sur ce pays, répliqua l’étranger ; et l’on m’a adressé à vous, comme à un homme intelligent et en état de me répondre. — Sans doute, monsieur, » reprit Cuddie après un moment d’hésitation. « Mais, avant tout, je voudrais savoir de quelle espèce de questions il s’agit. On m’a fait tant de questions dans ma vie, et de tant de façons différentes, que, si vous les connaissiez, vous ne seriez pas surpris de ma méfiance. Ma mère me fit d’abord apprendre le simple catéchisme, ce qui était un terrible ennui ; ensuite j’eus l’avantage d’étudier sous mes parrain et marraine, pour faire plaisir à la vieille dame notre maîtresse ; et cependant je ne sus plaire à aucun d’eux. Quand je fus devenu homme, vint un autre mode de questions que j’aimais moins encore que l’appel efficace, et le « Je promets et fais vœu… » toutes questions quelquefois suivies de coups. Vous voyez donc, monsieur, que j’ai quelques raisons d’aimer à entendre une question avant d’y répondre. — Vous n’avez rien à redouter des miennes, mon bon ami ; elles sont seulement relatives à l’état de ce pays. — Le pays ? le pays va assez bien : si ce n’est que ce diable de Claverhouse (ils l’appellent maintenant Dundee) se remue encore dans les hautes terres, avec tous les Donald, les Duncan et les Dugal qui aient jamais porté les culottes sans fonds ; il veut les emmener avec lui pour bouleverser encore les affaires, après que nous les avons raisonnablement bien arrangées. Mais Mackay nous en délivrera, comptez-y bien. Il lui donnera son compte ; je vous en réponds. — Qui vous le garantit, mon ami ? — J’ai entendu faire cette prédiction, de mes propres oreilles, par un homme qui était mort depuis trois heures, et qui ressuscita uniquement dans le but de lui dire sa façon de penser. C’était à un endroit qu’on nomme Drumshinnel. — En vérité ? Je puis à peine vous croire. — Vous pourriez le demander à ma mère, si elle était en vie ; c’est elle qui m’expliqua ce prétendu mystère : car pour moi, je pense que cet homme était blessé. Il parla bien clairement de l’expulsion des Stuarts, qu’il désigna par leur nom, et du châtiment réservé à Claverhouse et à ses dragons. Cet homme se nommait Habakkuk Mucklewrath : sa cervelle était un peu en désordre, mais il n’en était pas moins un fameux prédicateur. — Il me semble que vous vivez dans un pays riche et paisible ? — Nous n’avons pas à nous plaindre, monsieur, et nous récoltons d’assez belles moissons. Mais si vous aviez vu le sang couler sur ce pont là-bas, aussi abondamment que l’eau coule maintenant dessous, vous auriez été moins charmé de ce spectacle. — Vous voulez parler de la bataille qui se donna il y a quelques années ? J’étais près de Montmouth, mon bon ami, et je vis quelque chose de cette affaire. — Alors, vous avez vu une fameuse bataille, et qui m’a guéri de l’envie de me battre pour le reste de mes jours. Je me doutais bien que vous aviez servi, à votre habit rouge galonné et votre chapeau retroussé. — Et de quel côté vous battiez-vous ? — Ah, ah ! » reprit Cuddie avec un regard malin, ou du moins qu’il croyait tel, « il n’y a pas d’utilité à dire cela, à moins que je ne sache qui me le demande. — J’approuve votre prudence, mais elle n’est pas nécessaire ; car je sais que vous étiez là comme domestique d’Henri Morton. — Oui, » dit Cuddie frappé de surprise ; « mais comment savez-vous ce secret ? non que j’aie besoin de m’inquiéter de cela maintenant ; car aujourd’hui le soleil est de notre côté de la haie. Plût à Dieu que mon maître fût en vie pour en être témoin ! — Et qu’est-il devenu ? demanda le voyageur. — Il a péri avec le vaisseau qui le portait en Hollande ; ce n’est que trop certain ; pas un homme de l’équipage n’a échappé, et mon maître est mort avec eux. On n’a entendu parler ni d’un mousse ni d’un matelot. »

Et Cuddie laissa échapper un soupir.

« Vous aviez de l’affection pour lui ? — Comment n’en aurais-je pas eu ? Sa vue vous réjouissait comme celle d’une belle personne ; on ne pouvait le regarder sans l’aimer, et c’était un si brave soldat ! Ah ! si vous l’aviez vu, à ce pont là-bas, courir comme un dragon volant pour forcer à se battre des gens qui n’en avaient pas trop d’envie ! Il y avait avec lui ce forcené whig qu’on appelait Burley. Si deux hommes pouvaient à eux seuls gagner une bataille, ce jour-là ne nous eût pas coûté si cher. — Vous parlez de Burley : savez-vous s’il vit encore ? — Je ne sais pas grand’chose sur son compte. On a dit qu’il a passé en pays étranger, mais que les nôtres ne voulurent avoir aucune communication avec lui, parce qu’il avait pris part à l’assassinat de l’archevêque. Il est donc revenu ici, dix fois plus intraitable qu’auparavant ; il a rompu avec presque tous les presbytériens ; enfin, à l’arrivée du prince d’Orange, il n’a pu obtenir ni place ni commandement, à cause de son caractère difficile. Depuis on n’a plus entendu parler de lui. Seulement il y en a qui prétendent que l’orgueil et la colère lui ont tout à fait tourné l’esprit. — Et,… » dit l’étranger après une longue hésitation, « savez-vous quelque chose de lord Evandale ? — Si je sais quelque chose de lord Evandale ? Pourrait-il en être autrement ? N’y a-t-il pas là, dans cette maison, ma jeune maîtresse qui est mariée avec lui, ou peu s’en faut ? — Ils ne sont donc pas encore mariés ? » demanda vivement l’étranger. — Non ; mais ils sont fiancés. Moi et ma femme, nous avons été témoins : il n’y a pas bien long-temps de cela. C’est une affaire qui a beaucoup traîné. Peu de gens savent pourquoi, excepté moi et Jenny. Mais ne voulez-vous pas descendre de cheval ? Je ne puis vous voir ainsi demeurer sur la selle, d’autant plus que voilà les nuages qui s’épaississent vers le couchant, du côté de Glasgow ; et c’est, dit-on, signe de pluie. »

En effet, un gros nuage noir avait caché le soleil couchant ; il tombait quelques larges gouttes de pluie, et le tonnerre grondait dans l’éloignement.

« Cet homme a le diable au corps, » se dit Cuddie en lui-même ; « je voudrais qu’il descendît de cheval, ou qu’il se mît à galoper vers Hamilton ; afin d’y arriver avant que l’orage éclate. »

Mais, après sa dernière question, le cavalier demeura deux ou trois minutes immobile, comme épuisé par un pénible effort ; enfin, revenant à lui tout à coup, il demanda à Cuddie si lady Marguerite Bellenden vivait encore.

« Oui, répliqua ce dernier ; mais elle vit bien tristement. C’est une maison qui a bien changé depuis le commencement des troubles. Ils ont beaucoup souffert alors, et ils souffrent beaucoup encore. Quel malheur d’avoir perdu le vieux château, et la baronnie, et les champs que j’ai labourés tant de fois, et mon petit potager que l’on m’aurait rendu ! et tout cela sans qu’on puisse dire pourquoi, sinon qu’ils n’ont pu retrouver quelques morceaux de parchemin qui furent perdus au milieu de la confusion qui suivit la prise du château de Tillietudlem. — J’ai entendu parler de ces événements, » dit l’étranger baissant la voix et détournant la tête ; « je m’intéresse à cette famille, et je voudrais la servir si cela dépendait de moi. Pourriez-vous me donner un lit pour cette nuit, mon ami ? — Nous n’avons pas beaucoup de place, monsieur, répliqua Cuddie ; mais nous ferons notre possible pour ne pas vous laisser continuer votre route pendant la pluie et l’orage ; car, à vous parler franchement, vous ne me paraissez pas très-bien portant. — Je suis sujet à des étourdissements, répondit l’étranger ; mais cela se dissipera bientôt. — Je puis vous assurer, monsieur, que nous vous donnerons un assez bon souper, ajouta Cuddie ; quant au lit, nous ferons pour le mieux. Nous ne voudrions pas qu’un étranger manquât chez nous de ce qu’il est en notre pouvoir de lui offrir : mais nous sommes à court de lits. Jenny a tant d’enfants (Dieu bénisse elle et eux !) que je compte parler à lord Evandale pour qu’il nous donne… — Je ne serai pas difficile à contenter, » dit l’étranger en entrant dans la maison. — « Et soyez sûr qu’on aura bien soin de votre cheval, ajouta Cuddie ; je m’entends à soigner un cheval, et celui-ci est une belle monture. »

Cuddie conduisit le cheval à la petite étable, et dit à sa femme de tout préparer pour bien recevoir l’étranger. Celui-ci entra et s’assit à quelque distance du feu, tournant le dos à la petite fenêtre garnie d’un treillage qui éclairait la chambre. Jenny, ou mistress Headrigg, s’il plaît mieux au lecteur, l’engagea à quitter son manteau, son ceinturon et son chapeau à bords rabattus ; mais il s’en excusa, sous prétexte qu’il avait froid ; et, pour employer le temps jusqu’au retour de Cuddie, il entra en conversation avec les enfants, évitant avec soin les regards curieux de son hôtesse.






CHAPITRE XXXVIII.

l’apparition.


Que de larmes cruelles obscurcissent nos yeux ! que de morts nous souffrons avant la dernière ! Nous pleurons nos amitiés rompues, et les amours de notre jeunesse, qui ne sont plus.
Logan.


Cuddie ne tarda pas à revenir. Il assura à l’étranger, d’un air de satisfaction, que le cheval souperait bien, et que la ménagère lui ferait à la ferme un lit meilleur et plus convenable que celui que des pauvres gens comme eux auraient à lui donner.

« La famille est-elle à la maison ? » demanda l’étranger d’une voix tremblante et entrecoupée. — Non, monsieur ; ils sont absents avec leurs domestiques ; il n’en ont plus que deux maintenant ; et ma femme a les clefs, afin de prendre soin de tout pendant leur absence, quoiqu’elle ne soit pas précisément à leur service. Elle est née et a été élevée dans la famille, et elle en a la confiance. S’ils étaient ici, nous ne prendrions point une telle liberté sans leur permission ; mais puisqu’ils sont partis, ils ne seront pas fâchés que nous obligions un gentilhomme étranger. Miss Bellenden rendrait service à tout le monde, si elle en avait le pouvoir comme la bonne volonté. Sa grand’mère, lady Marguerite, a beaucoup de respect pour la noblesse, et elle n’en est pas moins bonne pour les pauvres gens. Et maintenant, femme, pourquoi ne servez-vous pas la bouillie et les truites ? — Ne vous inquiétez pas, mon cher ami, répliqua Jenny ; vous serez servi quand il en sera temps. Je sais que vous aimez la soupe bien chaude. »

Cuddie remua la tête, et répondit à cette repartie par un sourire d’intelligence : il s’établit ensuite entre sa femme et lui un dialogue de peu d’intérêt, auquel l’étranger ne prit aucune part. Enfin il les interrompit tout à coup par cette question : « Pouvez-vous me dire quand aura lieu le mariage de lord Evandale ? — Très-prochainement, à ce que nous croyons, » répliqua Jenny avant qu’il fût possible à son mari de répondre ; « il n’a été retardé qu’à cause de la mort du vieux major Bellenden. — Le brave vieillard ! dit l’étranger. J’ai appris sa mort à Édimbourg… A-t-il été long-temps malade ? — On ne peut pas dire qu’il ait eu sa tête à lui depuis le jour où sa belle-sœur et sa nièce ont été chassées du château… Il avait lui-même emprunté pour soutenir le procès ;… mais c’était sur la fin du règne du roi Jacques ; et Basile Olifant, qui prétendait à la possession de l’héritage, s’était fait papiste pour plaire au gouvernement : dès lors on n’avait plus rien à lui refuser. Ainsi, après avoir long-temps plaidé, les dames ont été condamnées : et comme je vous l’ai dit, depuis cette époque, le major n’a plus eu sa tête à lui. Puis est survenue l’expulsion des Stuarts ; et quoiqu’il n’eut guère de motifs de les aimer, il en eut le cœur brisé. Ses créanciers vinrent à Charnwood, et s’emparèrent de tout… Il ne fut jamais riche, le bon vieillard, car il ne pouvait voir personne dans le besoin. — En effet, c’était un bien digne homme : du moins c’est ce que j’ai entendu dire, » reprit l’étranger en balbutiant. « Ainsi, continua-t-il, les dames se trouvèrent en même temps sans fortune et sans protecteur ? — Elles ne manqueront jamais de l’un ni de l’autre tant que lord Evandale vivra, dit Jenny ; il a été pour elles un véritable ami pendant leurs malheurs. La maison où elles demeurent est à Sa Seigneurie ; et, comme ma vieille belle-mère avait coutume de le dire, jamais homme, depuis le temps du patriarche Jacob, n’a fait tant de sacrifices pour obtenir une femme. — Et pourquoi, » dit l’étranger d’une voix émue, « pourquoi n’a-t-il pas été plus tôt récompensé par l’objet de son attachement ? — Il fallait, répondit Jenny, que le procès fût terminé, ainsi que beaucoup d’autres affaires de famille. — Bah ! reprit Cuddie, il y avait une autre raison ; c’est que la jeune lady… — Voulez-vous bien retenir votre langue et manger votre bouillie ? s’écria sa femme. Je vois que monsieur ne se trouve pas bien, et que notre mauvais souper ne lui plaît pas : je vais tuer un poulet pour lui, ce ne sera pas long. — Il n’est pas nécessaire, répliqua l’étranger ; je ne vous demande qu’un verre d’eau, et la permission de me retirer. — Prenez-donc la peine de me suivre, » dit Jenny en allumant une petite lanterne ; je vous montrerai le chemin. »

Cuddie offrit aussi ses services ; mais sa femme lui fit observer que les enfants, si on les laissait seuls, se battraient entre eux, et pourraient tomber dans le feu. Il resta donc pour les surveiller.

Jenny entra la première dans un petit sentier tournant, qui, après avoir traversé quelques touffes d’églantiers et de chèvrefeuilles, aboutissait à la porte de derrière d’un petit jardin. Elle leva le loquet ; puis elle conduisit le voyageur à travers un parterre dessiné à l’ancienne mode, avec ses bordures en ifs bien taillés, ses plates-bandes régulières, jusqu’à une porte vitrée qu’elle ouvrit avec un passe-partout : allumant alors une chandelle qu’elle déposa sur une petite table à ouvrage, elle demanda pardon à son hôte de le laisser seul pour quelques minutes, afin d’aller préparer son appartement. Elle eut fini en peu d’instants ; mais quel fut son étonnement, à son retour, de le trouver la tête appuyée sur la table ! elle le crut évanoui. Néanmoins s’étant approchée, elle reconnut à ses sanglots entrecoupés qu’il était en proie à un violent chagrin. Elle se recula prudemment jusqu’à ce qu’il levât la tête ; et alors, feignant de n’avoir pas remarqué son agitation, elle l’informa que son lit était prêt. L’étranger fixa un moment ses yeux sur elle, comme s’il eût tâché de comprendre le sens de ses paroles. Elle les répéta ; il lui fit signe de la tête qu’il l’avait comprise, et entra dans l’appartement dont elle lui indiquait la porte. C’était une petite chambre à coucher, occupée ordinairement par lord Evandale quand il venait passer quelque temps à Fairy-Knowe, à ce que lui apprit Jenny. Cette chambre était, d’un côté, attenante à un petit cabinet, meublé à la chinoise, qui ouvrait sur le jardin, et de l’autre à un salon dont elle n’était séparée que par une cloison en bois. Jenny souhaita à l’étranger une meilleure santé et une bonne nuit, et descendit chez elle le plus vite qu’elle put.

« Cuddie ! » cria-t-elle à son mari en entrant, » nous sommes des gens perdus ! — Comment cela ? qu’y a-t-il donc ? » répondit l’imperturbable Cuddie ; car il n’était pas homme à s’alarmer aisément. — Qui croyez-vous que soit ce gentilhomme ?… Oh ! plût à Dieu que vous ne lui eussiez jamais dit de s’arrêter ici ! » continua Jenny d’un ton fort élevé. — Qui diable voulez-vous donc qu’il soit ? Il n’y a plus maintenant de loi qui défende de donner asile et de recevoir chez soi qui bon nous semble, répondit Cuddie ; ainsi, whig ou tory, que nous importe ? — Oui ; mais c’est un homme qui fera encore manquer le mariage de lord Evandale, si l’on n’y prend garde. C’est l’ancien amant de miss Édith, c’est votre ancien maître, Cuddie ! — Au diable ! » s’écria Cuddie en se levant brusquement ; « croyez-vous que je sois aveugle ? J’aurais reconnu M. Henri Morton parmi cent personnes. — Oui, mon cher Cuddie ; mais, quoique vous ne soyez pas aveugle, je vois plus clair que vous, répliqua Jenny. — Qu’avez-vous besoin de me venir chanter cela ? et, d’ailleurs, qu’avez-vous vu en cet homme qui le fasse ressembler à mon ancien maître, à M. Henri Morton ? — Je vais vous le dire, répondit Jenny. J’ai observé qu’il détournait le visage, et qu’en parlant il prenait une petite voix douce. Je l’ai éprouvé par des contes de l’ancien temps, et quand j’ai parlé de la soupe chaude, vous savez, il a eu de la peine à ne pas rire, tout sérieux qu’il est aujourd’hui ; mais j’ai vu à un petit mouvement de ses yeux qu’il comprenait bien ce que je disais… Son chagrin vient du mariage de miss Édith, et je n’ai de ma vie vu un homme plus véritablement amoureux… Je pourrais dire aucune femme ni aucun homme… si ce n’était que je me rappelle quelle fut la douleur de miss Édith quand elle entendit dire que vous et lui, méchant sujet, vous marchiez contre Tillietudlem avec les rebelles. Mais que faites-vous donc là ? — Ce que je fais ? » répondit Cuddie qui remettait à la hâte quelques parties de son vêtement qu’il avait déjà ôtées, « je vais à l’instant voir mon maître. — Non, vous n’irez pas, » répondit Jenny d’un air froid et déterminé. — « Cette femme a le diable au corps ! reprit Cuddie : croyez-vous que je serai l’homme de John Tamson, et que je me laisserai jusqu’à mon dernier jour mener par des femmes ? — Et de qui donc êtes-vous le mari ? et par qui donc vous laisserez-vous conduire, si ce n’est par moi, Cuddie ? Écoutez-moi, mon ami ; personne, excepté nous, ne sait que M. Morton est encore vivant ; je juge, au soin qu’il prend de se déguiser, qu’il se propose, s’il trouvait Édith mariée, ou sur le point de l’être, de se retirer sans rien dire, afin de ne point l’affliger ; mais si miss Édith le savait en vie, fût-elle devant le ministre avec lord Evandale quand on viendrait le lui apprendre, je suis sûre qu’elle dirait non quand il faudrait dire oui. — Eh bien ! répliqua Cuddie, que m’importe tout cela ? Si miss Édith aime plus son amant d’autrefois que son amant d’aujourd’hui, pourquoi ne serait-elle pas libre de changer, comme les autres femmes ? Par exemple, Jenny, vous savez bien que vous aviez promis à Tom Holliday de l’épouser : il le dit partout. — Tom Holliday est un menteur, et vous n’êtes qu’un imbécile de l’écouter, Cuddie… Quant au choix de miss Édith… Ah, mon Dieu !… vous pouvez être sûr que tout l’or de M. Morton est dans la broderie de son habit : comment pourrait-il soutenir lady Marguerite et la jeune miss ? — N’y a-t-il pas Milnwood ? dit Cuddie. Le vieux laird, sans aucun doute, l’a laissé à sa gouvernante, sa vie durant, parce qu’il n’entendait plus parler de son neveu. Mais il n’y a qu’à dire un mot à la vieille femme, et ils vivront tous ensemble à leur aise avec lady Marguerite. — Bah, bah ! répliqua Jenny, comment pouvez-vous penser que des dames de leur rang voudraient partager la maison de la vieille Ailie Wilson, quand elles sont trop fières pour accepter les bienfaits de lord Evandale lui-même ? Non, non. Il faudra qu’elles suivent M. Morton à l’armée, si miss Édith l’épouse. — Cela conviendrait bien mal à la vieille lady, à coup sûr, répondit Cuddie ; elle pourrait à peine voyager une journée avec les bagages. — Et puis, que de disputes sur les whigs et les torys ! continua Jenny. — Il est certain, reprit Cuddie, que la vieille dame n’est pas endurante sur ces points. — Et puis, Cuddie, » continua sa femme qui avait réservé pour la fin son plus fort argument, « si le mariage avec lord Evandale est rompu, que devient notre petite métairie, et le potager, et l’enclos pour la vache ? Je vois que, nous et nos pauvres enfants, il nous faudra chercher notre pain à travers le monde. »

Ici Jenny se mit à pleurer. Cuddie s’agitait plein d’irrésolution. Enfin il rompit le silence : « Eh bien ! femme, dit-il, au lieu de nous étourdir de tout cela, ne pourriez-vous pas nous dire ce que nous devons faire ? — Absolument rien, dit Jenny. Ne dites jamais rien qui concerne ce gentilhomme, et, sur votre vie, ne soufflez jamais mot sur sa venue ici ou à la maison. Si je l’avais connu, je lui aurais cédé mon propre lit, et j’aurais passé la nuit ailleurs, ou bien il aurait poursuivi sa route ; mais maintenant il n’y a plus de remède. Ce que nous avons à faire, c’est de le faire partir demain matin de bonne heure : et je présume qu’il ne se pressera pas de revenir. — Mon pauvre maître ! dit Cuddie, je ne lui parlerai donc pas ? — Non, sur votre vie, répliqua Jenny. Vous n’êtes pas obligé de le reconnaître. Je ne vous aurais pas dit qui il était, si je n’eusse craint que vous ne le devinassiez sans moi demain matin. — Fort bien, » dit Cuddie en soupirant profondément ; « j’irai demain dans les champs labourer, car j’aime autant ne pas le voir, si je ne dois pas lui parler. — Très-bien pensé, mon cher ami, répliqua Jenny. Personne n’a plus de sens que vous quand vous raisonnez de vos affaires. Mais vous ne devriez jamais agir d’après votre tête. — On pourrait penser que cela est vrai, » dit Cuddie tout en continuant de se déshabiller et en se mettant au lit ; « car j’ai toujours eu quelque femme pour me faire faire sa volonté au lieu de la mienne. D’abord, pour commencer, ma mère… puis lady Marguerite, et encore se querellaient-elles sans cesse à mon sujet : celle-ci me poussait d’un côté, celle-là d’un autre ; vous auriez dit le boulanger entre le diable et Polichinelle, qui le tiraillent, l’un à droite, l’autre à gauche… et maintenant que j’ai une femme, » continua-t-il à demi-voix en se roulant dans les couvertures, « il paraît qu’elle doit aussi me mener à sa guise. — Et jamais, de toute votre vie, vous n’avez eu un si bon guide, » dit Jenny en se mettant au lit et en éteignant la chandelle. Là se termina la conversation.

Laissons ces deux époux reposer tranquillement à côté l’un de l’autre.

Le lendemain, de bon matin, deux dames à cheval, accompagnées de leurs domestiques, arrivèrent à Fairy-Knowe. Jenny, à sa grande confusion, reconnut à l’instant miss Bellenden et lady Émilie Hamilton, sœur de lord Evandale.

« Ne serait-il pas à propos que j’allasse mettre tout en ordre à la maison ? » leur dit Jenny toute troublée de leur apparition inattendue. — Nous n’avons besoin que du passe-partout, répondit miss Bellenden ; Gudyill ouvrira les fenêtres du petit parloir. — Le petit parloir est fermé à clef, et la serrure en est dérangée, » dit Jenny qui se rappelait qu’il existait une communication entre cet appartement et la chambre dans laquelle avait couché son hôte. — « Alors, nous irons dans la chambre rouge, » dit miss Bellenden ; et elle se dirigea vers la maison, mais par un chemin différent de celui par lequel Morton y avait été conduit. — Tout va se découvrir, pensa Jenny, à moins que je ne parvienne à le faire sortir secrètement.

En parlant ainsi, elle faisait le tour de la maison, en proie à l’inquiétude et à l’irrésolution la plus pénible.

« J’aurais mieux fait, pensa-t-elle encore, de leur dire qu’il y avait un étranger dans la maison. Mais elles l’auraient peut-être invité à déjeuner ! Que le ciel nous protège ! que faire ? Ne voilà-t-il pas aussi Gudyill qui se promène dans le jardin ? » se dit-elle tout bas en approchant de la porte. « Je n’ose entrer dans le petit sentier qui passe là derrière, avant qu’il en soit sorti… Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’allons-nous devenir ? »

Dans cet état de perplexité, elle s’approcha du ci-devant sommelier, dans l’intention de l’attirer hors du jardin. Mais John Gudyill, en perdant son ancien emploi et en avançant en âge, n’avait pas changé de caractère. Comme beaucoup de gens d’une humeur chagrine, il semblait avoir un don particulier pour deviner ce qui pouvait contrarier ceux avec qui il s’entretenait. Dans cette occasion, tous les efforts de Jenny pour l’éloigner du jardin servirent seulement à lui faire prendre racine parmi les plantes qui l’ornaient. Par malheur encore, depuis sa résidence à Fairy-Knowe, il était devenu amateur du jardinage ; et laissant tous les autres soins domestiques aux gens de lady Hamilton, sa seule occupation était de cultiver les fleurs qu’il avait prises sous sa protection spéciale. En ce moment il arrosait, bêchait, mettait des tuteurs, faisant des dissertations sur le mérite de chacune d’elles, tandis que la pauvre Jenny se tenait à côté de lui, tremblante et mourant d’inquiétude, de peur et d’impatience.

Le destin, dans cette fatale matinée, avait résolu de la persécuter. Les dames, à peine entrées dans la maison, remarquèrent que la porte du petit parloir, que Jenny aurait voulu leur interdire parce qu’il était contigu à la chambre où se trouvait Morton, non seulement n’était pas fermée à clef, mais même qu’elle était à demi ouverte. Miss Bellenden était trop occupée de ses réflexions personnelles pour remarquer cette circonstance ; mais ayant donné l’ordre au domestique d’ouvrir les volets, elle entra dans cette pièce avec son amie.

« Il n’est pas encore arrivé, dit-elle. Quelle peut être l’intention de votre frère ?… pourquoi a-t-il désiré si vivement que nous vinssions jusqu’ici à sa rencontre, au lieu de venir nous trouver à Castle-Dinnan, comme il se le proposait ? J’avoue, ma chère Émilie, que malgré nos engagements mutuels, malgré votre présence, je ne suis pas très-disposée à lui pardonner tout cela. — Evandale n’a jamais été capricieux, répondit la sœur du jeune lord. Je suis certaine qu’il nous donnera de bonnes raisons ; sinon, je me joindrai à vous pour le gronder. — Ma principale crainte, dit Édith, c’est qu’il ne se soit engagé dans quelques-uns des complots si fréquents en ces malheureux temps de troubles. Je sais qu’au fond du cœur il est pour Claverhouse et son armée ; je crois qu’il se serait déjà réuni à eux, si la mort de mon oncle ne lui eût inspiré de vives sollicitudes sur notre sort. Chose singulière ! qu’un homme si sensé, et qui connaît si bien les fautes de la famille exilée, soit prêt à tout risquer pour la rétablir sur le trône ! — Que vous dirai-je ? répliqua lady Émilie. C’est un point d’honneur chez Evandale. Notre famille a toujours été attachée à celle des Stuarts… Il a servi long-temps dans les gardes… le comte Dundee a été son colonel et son ami fort long-temps… Plusieurs de ses parents voient de mauvais œil son inaction, qu’ils attribuent à un défaut d’énergie. Vous ne devez pas ignorer, ma chère Édith, que nos relations de famille, nos attachements d’enfance, ont plus d’influence sur nos actions que des raisonnements abstraits. Néanmoins, je compte qu’Evandale demeurera tranquille : mais, à vous dire vrai, vous êtes la seule personne qui puisse le décider à se tenir en repos. — Et comment cela dépend-il de moi ? — Vous pouvez lui donner, pour ne pas se joindre à l’ennemi, ce prétexte tiré de l’Écriture sainte : Il a pris une femme, et par conséquent il ne peut venir. — J’ai promis, » dit Édith d’une voix faible ; « mais j’espère qu’on ne me pressera pas trop vivement d’accomplir ma promesse. — Non, reprit lady Émilie. Mais je laisse lord Evandale plaider lui-même sa cause, car le voilà. — Restez, pour l’amour de Dieu, restez, » s’écria miss Édith en s’efforçant de la retenir — « Non, non, » dit la jeune dame en s’échappant ; « un tiers est toujours déplacé en de telles occasions. Quand le déjeuner sera prêt, on viendra m’avertir dans l’allée des saules, au bord de la rivière. »

Comme elle sortait de la chambre, lord Evandale entra. « Bonjour, mon frère, et adieu jusqu’à l’heure du déjeuner, » lui dit la légère lady Émilie ; « j’espère que vous donnerez de bonnes raisons à miss Bellenden pour l’avoir obligée de se lever de si grand matin. » Et en parlant ainsi, elle les laissa ensemble, sans attendre sa réponse.

« Maintenant, milord, dit Édith, puis-je connaître le motif, extraordinaire sans doute, qui vous porte à me demander un rendez-vous en cet endroit et de si bonne heure ? »

Elle allait ajouter qu’elle se trouvait à peine excusable d’être venue à ce rendez-vous ; mais, en levant les yeux sur celui à qui elle parlait, elle remarqua sur son visage une expression si singulière et une telle agitation, qu’elle s’interrompit tout à coup, et s’écria : « Mon Dieu ! milord, qu’avez-vous donc ? — Les fidèles sujets de Sa Majesté[92] ont remporté une grande victoire, une victoire décisive près de Blair-d’Athole ; mais hélas ! mon noble ami, le lord Dundee… — Est mort… » dit Édith achevant elle-même la phrase.

« Il est vrai… il n’est que trop vrai !… il est mort dans les bras de la victoire ; et pas un homme de talent et de crédit ne reste pour le remplacer au service du roi Jacques. Ce n’est pas en ce moment, Édith, qu’il faut composer avec son devoir : j’ai donné ordre de mettre mes vassaux sous les armes, et je dois prendre congé de vous ce soir. — Ne pensez point à cela, milord, répondit Édith : votre vie est nécessaire à vos amis, ne la risquez pas dans une entreprise si hasardeuse. Que peut votre seul bras, aidé d’un petit nombre de vassaux, contre toutes les forces de l’Écosse, les clans des Highlanders exceptés ? — Écoutez-moi, Édith, reprit lord Evandale : je ne suis pas aussi téméraire que vous le supposez, et dans une démarche si importante, je ne suis pas uniquement dirigé par les opinions ou par les vœux de ma famille. Le régiment des gardes, dans lequel j’ai si long-temps servi, quoique réorganisé et commandé par de nouveaux officiers depuis l’usurpation du prince d’Orange, conserve une secrète prédilection pour la cause de notre souverain légitime, et… (ici il baissa la voix, comme s’il eût craint que les murs de l’appartement ne pussent l’entendre) quand on apprendra que j’ai mis le pied dans l’étrier, deux régiments de cavalerie ont juré de quitter le service de l’usurpateur et de se ranger sous mes ordres. Ils n’attendaient que l’arrivée de Dundee dans les basses terres ; mais, puisqu’il n’existe plus, quel officier, parmi ceux qui lui ont survécu, osera faire ce pas décisif, s’il n’y est encouragé par le soulèvement des troupes ? Si je retarde, le zèle des soldats se refroidira. Je dois les presser de se déclarer sur-le-champ, maintenant que leur cœur est échauffé par la récente victoire de leur ancien chef, et qu’ils brûlent de venger sa mort prématurée. — Et vous voulez, sur la foi d’hommes dont vous avez vous-même éprouvé l’inconstance, dit Édith, vous engager dans une affaire si dangereuse ? — Je le veux, répondit lord Evandale, et je le dois : mon honneur et ma loyauté y sont engagés. — Et tout cela, continua miss Bellenden, pour un prince dont la conduite, tant qu’il fut sur le trône, n’eut pas de plus sévère censeur que lord Evandale ! — Il est vrai, répondit lord Evandale : lorsqu’il était tout-puissant, je blâmais, en citoyen libre, ses innovations dans l’Église et dans l’État ; maintenant qu’il est dans l’adversité, sujet loyal, je combattrai pour ses droits légitimes. Que les courtisans et les hypocrites flattent la puissance et délaissent l’infortune ; moi, je ne ferai ni l’un ni l’autre. — Et si vous êtes déterminé à une démarche que mon faible jugement condamne comme téméraire, pourquoi, dans un moment si peu opportun, avez-vous pris la peine de me demander ce rendez-vous ? — J’ai souhaité, dit lord Evandale, avant de m’aventurer dans les combats, dire adieu à ma fiancée. Assurément, me demander les motifs d’une action si naturelle, c’est me supposer une grande indifférence et en montrer non moins de votre côté. — Mais pourquoi avoir choisi cet endroit, milord ? dit Édith, et pourquoi tant de mystère ? — Parce que, » répliqua-t-il en lui présentant une lettre, « j’ai encore à vous adresser une autre demande que je n’ose expliquer, même lorsqu’elle aura été appuyée près de vous par cette recommandation. »

Édith, saisie d’effroi, se hâta de jeter les yeux sur ce papier ; elle reconnut la main de son aïeule, et y lut ce qui suit :

« Ma chère enfant, je n’ai jamais été plus contrariée du rhumatisme qui m’empêche de monter à cheval, qu’au moment où je vous écris ; car j’éprouve le plus vif désir d’être où sera bientôt cette lettre, c’est-à-dire à Fairy-Knowe, auprès de l’unique enfant de mon pauvre et cher Willie. Mais c’est la volonté de Dieu que je sois retenue loin de vous : je n’en puis douter, à la douleur que me cause mon rhumatisme, qui n’a cédé ni aux cataplasmes de camomille ni aux décoctions de moutarde à l’aide desquels j’ai tant de fois guéri les rhumatismes des autres. Je suis donc réduite à vous dire par écrit, et non de vive voix, que le jeune lord Evandale étant appelé par honneur et loyauté à faire la campagne qui va s’ouvrir, m’a vivement pressée de consentir, avant son départ, à vous unir tous deux par les liens du mariage, comme vous en avez formé récemment l’engagement mutuel. Ne voyant à cette demande aucune objection raisonnable, j’ai la confiance que vous, qui avez toujours été une fille obéissante et respectueuse, vous n’élèverez point de difficultés qui ne le soient pas. Il est vrai que jusqu’à présent, dans notre famille, les mariages ont été célébrés d’une façon plus convenable à notre rang, c’est-à-dire avec solennité et non devant peu de témoins, et comme un acte qu’on doive tenir secret. Mais telle est la volonté du ciel, comme celle des hommes qui gouvernent ce pays a été de nous enlever notre fortune, et au roi sa couronne. Cependant j’espère que Dieu rétablira l’héritier légitime sur le trône, et convertira son cœur à la véritable religion protestante et épiscopale ; et cela, j’espère d’autant plus le voir de mes yeux, que déjà une fois j’ai vu la famille royale triompher de rebelles et d’usurpateurs aussi puissants que ceux d’aujourd’hui, à l’époque où Sa très-sacrée Majesté Charles II, d’heureuse mémoire, honora notre pauvre maison de Tillietudlem en y prenant son déjeuner… »

Nous ne voulons pas abuser de la patience du lecteur en prolongeant cette citation de la très-longue épître de lady Marguerite. Qu’il suffise de dire que la bonne dame terminait en ordonnant à sa petite-fille de consentir sans délai à la célébration de son mariage avec lord Evandale.

« Je n’aurais jamais cru jusqu’à ce jour, » dit Édith en laissant tomber la lettre de sa main, « que lord Evandale eût été capable d’un procédé peu généreux. — Peu généreux, Édith ! répliqua son amant ; pouvez-vous qualifier ainsi le désir auquel je cède, le désir de vous appeler mon épouse avant de vous quitter peut-être pour toujours ? — Lord Evandale aurait dû se rappeler, dit Édith, que lorsque sa persévérance, et je dois ajouter mon estime pour son mérite et ma reconnaissance pour les services qu’il nous a rendus, me forcèrent à dire que je me rendrais un jour à ses vœux, j’y mis pour condition que je ne serais pas pressée d’accomplir ma promesse ; et maintenant il se prévaut de son influence sur la seule parente qui me reste, pour me poursuivre par de pressantes et peu délicates importunités. Il y a, milord, plus d’égoïsme que de générosité dans une telle conduite. »

Lord Evandale, évidemment fort piqué, fit deux ou trois tours dans l’appartement avant de répondre à cette accusation ; enfin il prit la parole : « J’aurais évité ces pénibles reproches, si j’avais expliqué à miss Bellenden le principal motif qui m’a porté à lui faire cette demande. Ce motif aura sans doute peu de poids sur son esprit en ce qui la concerne personnellement ; mais elle en tiendra compte en ce qui touche lady Marguerite. Il est possible que je sois tué dans une bataille, et alors ma fortune passera à mes héritiers par voie de substitution ; ou bien encore je puis être déclaré coupable de haute trahison par le gouvernement de l’usurpateur, et elle passerait au prince d’Orange, ou à quelque favori hollandais. Dans l’un comme dans l’autre cas, ma vénérable amie et ma jeune fiancée resteraient sans protecteur et dans la pauvreté. Au contraire, investie des droits et du douaire de lady Evandale, Édith, en soutenant la vieillesse de son aïeule, pourra se consoler d’avoir consenti à partager les titres et la fortune d’un homme qui n’ose se croire digne d’elle. »

À cet argument inattendu, Édith resta interdite et sans réponse. Elle fut forcée de reconnaître que la conduite de lord Evandale était aussi délicate que respectueuse.

« Et cependant, dit-elle, telle est la bizarrerie de mon cœur toujours entraîné malgré lui vers le passé, que je ne puis, sans un sinistre pressentiment, penser à remplir ma promesse dans un si court délai ; » et en parlant ainsi elle fondait en larmes. — Nous nous sommes beaucoup occupés de ce pénible sujet, reprit lord Evandale, et vos recherches, ma chère Édith, aussi bien que les miennes, vous ont, j’espère, entièrement convaincue que ces regrets sont inutiles. — Inutiles en effet, dit Édith avec un profond soupir.

Elle entendit ce soupir se répéter dans l’appartement voisin. À ce bruit elle tressaillit, et ne se remit qu’à peine lorsque Evandale lui eut plusieurs fois répété que le bruit qu’elle avait entendu n’était que l’écho de sa propre voix.

Lord Evandale s’efforça de calmer ses alarmes, et de lui faire prendre une résolution, précipitée sans doute, mais la seule qui pût lui assurer une existence convenable à son rang. Il se prévalait de la promesse qu’elle lui avait faite, du désir que lui avait manifesté son aïeule, désir qui était presque un ordre pour elle, de la nécessité d’assurer sa fortune et son indépendance ; et il glissa légèrement sur le si long et si constant attachement qu’il lui avait prouvé partant de services de toute espèce. Ce dernier argument était d’autant plus puissant sur Édith, que lord Evandale le faisait moins valoir : enfin, comme elle n’avait à opposer à ses ardentes sollicitations qu’une répugnance sans motifs, et dont elle était honteuse elle-même après cette nouvelle preuve de la noblesse et de la générosité des sentiments du jeune lord, elle fut réduite à se rejeter sur l’impossibilité d’accomplir la cérémonie dans un tel lieu et dans un si court délai. Mais lord Evandale avait tout prévu ; il s’empressa de lui répondre que l’ancien chapelain de son régiment attendait à la loge, avec un domestique fidèle, autrefois sous-officier dans le même corps ; que sa sœur était aussi dans le secret, et que Headrigg et sa femme pourraient être ajoutés à la liste des témoins, s’il plaisait à miss Bellenden. Quant au lieu, ce n’était pas sans intention qu’il avait choisi Fairy-Knowe : ce mariage devait demeurer secret, et lord Evandale était résolu à partir incognito immédiatement après la célébration. Or, s’il en était autrement, ce départ soudain attirerait sur lui l’attention du gouvernement ; car comment supposer que lord Evandale quittât si précipitamment sa nouvelle épouse s’il ne se trouvait engagé dans quelque dangereuse entreprise ? Ayant ainsi expliqué à la hâte ses motifs et les mesures qu’il avait prises, il courut, sans attendre de réponse, chercher sa sœur pour qu’elle tînt compagnie à sa fiancée pendant que lui-même allait réunir les personnes dont la présence était nécessaire.

Quand lady Émilie arriva, elle trouva son amie fondant en larmes, sans en deviner d’abord la cause. Semblable à beaucoup de ses jeunes compagnes, elle ne trouvait rien de bien effrayant ni de bien extraordinaire dans le mariage, et de plus elle pensait qu’il y avait encore moins sujet de s’alarmer, quand le futur époux était lord Evandale. Dominée par ces sentiments, elle employa, pour rappeler le courage d’Édith, tous les arguments obligés ; elle n’omit aucune des protestations de sympathie et de commisération d’usage en pareilles circonstances. Mais quand lady Émilie vit sa future belle-sœur insensible à toutes ses consolations… quand elle vit ses pleurs couler avec abondance et sans interruption… quand elle sentit que la main qu’elle pressait, pour donner plus de force à ses raisonnements, demeurait froide dans la sienne, insensible comme celle d’un cadavre et ne répondant à aucune caresse, le tendre intérêt que lady Émilie s’efforçait de peindre fit place au dépit et à un amer mécontentement.

« Je dois avouer, dit-elle, que j’ai quelque peine, miss Bellenden, à comprendre votre conduite. Il y a plusieurs mois que vous avez promis d’épouser mon frère, et vous différez toujours d’accomplir votre promesse, comme si vous vouliez vous soustraire à une union déshonorante, ou du moins fort désagréable. Je crois pouvoir répondre pour mon frère Evandale qu’il ne voudra jamais obtenir la main d’une femme contre sa volonté ; et, quoique je sois sa sœur, je puis dire aussi, et avec assurance, qu’il ne saurait se voir dans la nécessité de faire violence à l’inclination d’aucune personne de notre sexe. Vous me pardonnerez, miss Bellenden, mais votre affliction présente est d’un fâcheux augure pour le bonheur futur de mon frère ; je dois ajouter qu’il ne mérite pas ces expressions de répugnance et de douleur, et que c’est là une étrange récompense de l’attachement qu’il vous a montré depuis si long-temps et de tant de manières. — Vous avez raison, lady Émilie, » répondit Édith en essuyant ses yeux, et en s’efforçant de reprendre sa tranquillité habituelle : mais le tremblement de sa voix et la pâleur de son visage trahissaient son émotion intérieure. « Vous avez raison… lord Evandale ne mérite d’être ainsi traité par personne, encore moins par celle qu’il a honorée de ses attentions. Et si, tout à l’heure, je me suis laissée entraîner à l’irrésistible et soudaine impétuosité de mes sentiments, ma consolation, lady Émilie, c’est que votre frère en connaît la cause, que je ne lui ai rien caché, et que, malgré cela, il ne craint pas de trouver dans Édith Bellenden une femme indigne de son affection. Mais je n’en mérite pas moins vos reproches, pour m’être un moment abandonnée à des regrets inutiles, à des souvenirs affligeants. C’en est donc fait, mon sort est d’être unie à lord Evandale ; c’est avec lui que je passerai ma vie. Rien à l’avenir ne pourra l’affliger ou mécontenter les personnes dé sa famille. Je chasserai de ma mémoire les vaines illusions qui me rappellent des temps qui ne sont plus, afin de me livrer sans distraction à l’accomplissement de mes devoirs. »

En parlant ainsi, elle leva doucement les yeux, qu’elle avait jusque là tenus cachés avec sa main, vers la fenêtre de l’appartement, qui était à demi ouverte, et, poussant un grand cri, elle s’évanouit. Lady Émilie jeta les yeux dans la même direction, mais elle ne vit que l’ombre d’un homme qui semblait s’éloigner de la fenêtre. Plus effrayée de l’état d’Édith que de cette apparition, elle appela du secours à grands cris. Son frère ne tarda pas à arriver avec le chapelain et Jenny Dennison ; mais il fallut employer les moyens les plus actifs pour faire revenir Édith à elle-même : les premières paroles qu’elle prononça étaient entrecoupées et sans suite.

« Ne me pressez pas davantage, dit-elle à lord Evandale, cela est impossible… Le ciel et la terre… les vivants et les morts se sont ligués contre cette fatale union… Acceptez tout ce que je puis vous accorder… l’affection d’une sœur… la plus vive amitié… mais ne me parlez jamais plus de mariage. »

L’étonnement de lord Evandale est plus facile à concevoir qu’à décrire.

« Émilie, dit-il à sa sœur, c’est à vous que je dois ce subit changement. Malédiction sur moi de vous avoir appelée auprès d’elle ! Vous lui aurez tourné la tête par quelqu’une de vos extravagances. — Sur ma parole, mon frère, vous êtes bien capable de rendre folles toutes les femmes d’Écosse ! répondit lady Émilie. Parce que votre maîtresse paraît disposée à s’amuser à vos dépens, vous querellez votre sœur, au moment où elle plaide votre cause, et qu’elle était parvenue à se faire écouter, lorsque tout à coup parut à la fenêtre un homme que sa sensibilité exaltée a pris pour vous ou pour quelque autre : telle est la cause de l’excellente scène tragique qu’elle vient de nous donner. — Quel homme ? quelle fenêtre ? » demanda lord Evandale avec impatience. « Miss Bellenden est incapable de vouloir me jouer, et cependant qui peut avoir causé ?… — Paix ! paix ! » dit Jenny particulièrement intéressée à empêcher toute enquête ultérieure. « Pour l’amour du ciel ! milord, parlez bas ; milady commence à reprendre connaissance. »

Édith ne fut pas plus tôt revenue à elle que, d’une voix faible, elle demanda qu’on la laissât seule avec lord Evandale. Tout le monde se retira, Jenny avec son air de simplicité officieuse, Émilie et le chapelain animés par une vive curiosité. Alors Édith pria lord Evandale de s’asseoir sur le canapé à côté d’elle ; et son premier mouvement fut de saisir sa main et de la porter à ses lèvres, malgré l’étonnement et la résistance du jeune lord ; puis elle se leva brusquement et tomba à ses genoux.

« Pardonnez-moi, milord, s’écria-t-elle. Je suis forcée de vous manquer de parole et de rompre un engagement solennel. Vous avez mon amitié, mon estime la plus sincère, ma reconnaissance la plus vive ; vous avez plus encore, vous avez ma parole et ma foi… Mais, oh ! pardonnez moi, car je ne suis pas coupable… vous n’avez pas mon amour, et je ne puis vous épouser sans manquer à mon devoir. — Vous êtes abusée par un rêve, ma chère Édith, » répondit lord Evandale en proie à la plus violente inquiétude… « Vous vous laissez tromper par votre imagination : ce n’est que l’illusion d’un cœur trop sensible ; celui que vous me préférez est depuis long-temps dans un monde meilleur où vos inutiles regrets ne peuvent le suivre, et où ils ne pourraient d’ailleurs que diminuer sa félicité. — Vous vous trompez, lord Evandale, » répondit Édith d’un ton solennel. « Je ne suis ni somnambule ni folle. Non… je n’aurais jamais cru ce que j’ai vu, si quelqu’un me l’avait dit… Mais, comme je l’ai vu, lui, j’en dois croire mes yeux. — Vu lui ! qui donc ? » demanda lord Evandale dans une grande anxiété. — Henri Morton ! » répliqua Édith ; et elle articula ces deux mots comme s’ils eussent été les derniers qu’elle dût prononcer ; puis peu s’en fallut qu’elle ne s’évanouît. — Miss Bellenden, dit lord Evandale, vous me traitez comme un enfant ou comme un insensé. Si vous vous repentez de votre engagement envers moi, » continua-t-il d’un ton piqué, « je ne suis pas homme à faire violence à votre inclination ; mais parlez-moi comme à un homme raisonnable, et laissez là ces plaisanteries. »

Il allait sortir ; mais à l’égarement des yeux d’Édith, à la pâleur de son visage, il vit bien qu’elle ne pensait à rien moins qu’à lui en imposer, et que son imagination, de quelque manière qu’elle eût été frappée, était troublée par la frayeur et la crainte. Changeant de ton aussitôt, il employa toute son éloquence pour la calmer, et lui faire avouer la cause de son effroi.

« J’ai vu ! répéta-t-elle, j’ai vu Henri Morton debout à cette fenêtre, regardant dans l’appartement au moment où j’allais renoncer à lui pour toujours. Sa figure était plus triste, plus sombre et plus pâle qu’à l’ordinaire ; il portait un grand manteau, et un chapeau galonné retombait sur ses yeux ; son visage avait la même expression que dans cette matinée fatale où il fut interrogé par Claverhouse à Tillietudlem. Demandez à votre sœur, demandez à lady Émilie si elle ne l’a pas vu aussi bien que je l’ai vu moi-même… Je sais ce qui l’a fait revenir en ce monde… Il venait me reprocher, quand mon cœur est uni au sien par un lien indissoluble, de me disposer à donner ma main à un autre. Milord, tout est fini entre vous et moi… en arrivera ce qu’il pourra : elle ne peut se marier, celle dont le mariage trouble le repos des morts[93] ! — Grand Dieu ! » dit lord Evandale en se promenant à grands pas dans la chambre, troublé lui-même par la surprise et le chagrin, « cet esprit si supérieur est à jamais égaré, et cela par l’effort qu’elle a fait pour consentir à ma proposition, bien intentionnée sans doute, mais trop prématurée ! Sa raison est perdue à jamais, si des soins et du repos ne suffisent pour la lui rendre. »

À cet instant la porte s’ouvrit, et Holliday, devenu le principal domestique de lord Evandale depuis qu’ils avaient quitté le régiment des gardes, à l’époque de la révolution, se précipita dans la chambre : jamais homme saisi d’épouvante n’eut un visage plus pâle et plus défait.

« Qu’y a-t-il, Holliday ? » lui cria son maître. « A-t-on découvert la… ? »

Il eut assez de présence d’esprit pour ne pas achever cette question délicate.

« Non, monsieur, ce n’est pas cela… ce n’est rien de pareil ; mais j’ai vu un esprit. — Un esprit ! idiot incorrigible, » s’écria lord Evandale, perdant toute patience. « Tout le monde s’est-il donné le mot pour me faire perdre la tête ?… Et quel esprit avez-vous vu, imbécile que vous êtes ! — L’esprit de Henri Morton, répliqua Holliday, le capitaine whig du pont de Bothwell ; il a passé près de moi comme un feu follet pendant que j’étais dans le jardin. — C’est une fièvre au cerveau occasionnée par la grande chaleur, dit lord Evandale, où il y a là-dessous quelque complot. Jenny, accompagnez votre maîtresse dans sa chambre pendant que je tâcherai de découvrir ce mystère. »

Mais les recherches de lord Evandale furent vaines. Jenny qui, si elle l’eût voulu, aurait donné l’explication la plus satisfaisante, avait intérêt à ne pas dissiper l’obscurité qui enveloppait cette affaire ; et l’intérêt était le sentiment le plus fort chez elle, depuis que, possédant un mari actif et affectionné, elle avait renoncé à la coquetterie. Elle avait profité de son mieux des premiers moments de confusion pour faire disparaître tout ce qui eût pu indiquer qu’un homme avait couché dans la chambre contiguë au parloir, sans oublier même d’effacer l’empreinte des pas dessous la fenêtre par laquelle elle conjecturait que Morton avait été aperçu au moment où, avant de quitter le jardin, il avait voulu jeter un regard sur celle qu’il avait aimée si long-temps, et qu’il allait perdre pour toujours. Il était clair qu’il avait passé à côté d’Holliday dans le jardin ; et elle sut de son fils aîné, par qui elle avait fait seller le cheval de l’étranger, qu’il s’était élancé brusquement dans l’étable, avait jeté à l’enfant une pièce d’or, s’était mis en selle, et était parti avec une effrayante rapidité du côté de la Clyde. Le secret était donc renfermé dans sa propre famille, et Jenny avait résolu qu’il n’en sortirait pas.

« À coup sûr, se dit-elle, parce que ma maîtresse et Tom Holliday ont reconnu M. Morton en plein jour, ce n’est pas une raison pour que, moi, je l’aie reconnu le soir à la chandelle, d’autant mieux qu’il se cachait de Cuddie et de moi. »

Elle se tint donc résolument sur la négative quand lord Evandale l’interrogea. Pour Holliday, il ne put dire rien autre chose, sinon qu’au moment où il entrait par la porte du jardin il avait rencontré l’esprit, marchant d’un pas rapide, et portant sur sa figure les traces de la colère et du chagrin.

« Je l’ai fort bien reconnu, ajouta-t-il, ayant été à plusieurs reprises chargé de le garder, et ayant, en cas qu’il vînt à s’échapper, dressé son signalement. D’ailleurs il y a fort peu d’hommes aussi bien faits que M. Morton. Mais pourquoi revient-il dans un pays où il n’a été ni pendu, ni fusillé ? C’est ce que moi Tom Holliday, je n’ai pas la prétention de comprendre. »

Lady Émilie avoua qu’elle avait vu la figure d’un homme à la fenêtre ; mais c’était tout ce qu’elle pouvait dire. John Gudyill déclara que nil novit in causa[94], car il venait de quitter le jardin au moment même où le fantôme avait apparu ; Cuddie était aux champs ; le domestique de lady Émilie attendait dans la cuisine les ordres de sa maîtresse, et, eux exceptés, il n’y avait pas un seul être vivant à un quart de mille à la ronde.

Lord Evandale était extrêmement inquiet et affligé… Il voyait subitement renversé, sans motif raisonnable, plausible même, au moment où il allait l’accomplir, un plan qui lui avait paru également propre à assurer le sort d’Édith, en des circonstances pénibles, et à faire son propre bonheur. Le caractère d’Édith lui était trop bien connu pour qu’il pût la soupçonner d’attribuer à une apparition son changement de résolution. Sans le témoignage d’Holliday, il l’aurait attribué à son imagination, troublée en ce moment par une soudaine agitation ; mais Holliday n’avait aucune raison de penser à Henri Morton plutôt qu’à toute autre personne, et quand il était venu dire ce qu’il avait vu, il ne connaissait pas la vision qu’avait eue miss Bellenden. D’un autre côté, il lui paraissait absolument invraisemblable que Henri Morton, qu’on avait si long-temps et si inutilement fait chercher, et qu’on supposait avec tant de raison avoir péri quand le Vryheid de Rotterdam s’était perdu corps et biens, fût encore vivant, et qu’il errât dans le pays, où il pouvait, sans aucune crainte, se montrer ouvertement, puisque le gouvernement actuel favorisait le parti pour lequel il avait autrefois combattu. Quand lord Evandale se détermina, non sans répugnance, à communiquer ses doutes au chapelain afin d’avoir son opinion, il n’en put tirer qu’une longue dissertation sur la démonologie. Après avoir cité Delrio, Burthoog et De l’Ancre sur les apparitions, et plusieurs jurisconsultes et praticiens sur la nature des preuves, le savant docteur conclut que, tout bien considéré, son opinion définitive était ou qu’il y avait eu une véritable apparition de l’esprit de feu Henri Morton, sur la possibilité de laquelle, comme théologien et comme philosophe, il n’était disposé à dire ni oui, ni non ; ou que ledit Henri Morton, étant encore in rerum naturâ, était apparu ce matin en personne ; enfin que quelque étrange deceptio visûs, ou ressemblance frappante de visage, avait trompé les yeux de miss Bellenden et de Thomas Holliday. Le docteur ne voulut se prononcer sur aucune de ces trois hypothèses ; mais il affirmait sur sa vie que l’une de ces trois causes était la véritable.

Lord Evandale eut bientôt un nouveau sujet d’inquiétude. On vint lui dire que miss Bellenden était dangereusement malade.

« Je ne partirai point d’ici, s’écria-t-il, avant d’être certain qu’elle est hors de danger. Je ne le puis, ni ne le dois ; car quelle qu’ait été la cause immédiate de sa maladie, c’est moi qui l’ai fait naître par mes malheureuses sollicitations. »

Il resta donc en qualité d’hôte dans la famille. La présence de sa sœur et de lady Marguerite Bellenden, qui, quoique atteinte de la goutte, avait voulu qu’on la transportât à Fairy-Knowe aussitôt qu’elle avait su la maladie de sa petite-fille, rendait le séjour de lord Evandale aussi naturel que convenable. Ainsi il attendait avec inquiétude qu’Édith pût, sans danger pour sa santé, avoir avec lui une dernière explication avant son départ.

« Elle ne doit pas craindre, » dit ce malheureux jeune homme, « que j’abuse de son engagement envers moi pour l’obliger à conclure un mariage dont l’idée seule paraît porter le désordre dans son esprit. »






CHAPITRE XXXIX.

le vieux manoir.


Ah ! heureuses collines ! ombrages délicieux ! campagnes chéries en vain, où s’écoula mon enfance sans connaître le chagrin !
Gray, Ode sur une vue du collège d’Eton.


Ce ne sont pas seulement les besoins corporels et les infirmités qui placent, en cette vie, les hommes de l’esprit le plus élevé au niveau des autres mortels : il y a des moments d’agitation intellectuelle où l’homme le plus ferme ne diffère en rien du plus faible d’entre ses semblables ; et quand il paie ainsi tribut à l’humanité, sa souffrance s’aigrit encore par le sentiment qu’en s’abandonnant à son chagrin il transgresse, les lois, de la religion et de la philosophie, qui devraient être les guides ordinaires de sa conduite.

C’était dans un de ces moments de crise que le malheureux Morton avait quitté Fairy-Knowe. Voir, cette Édith, depuis, si longtemps aimée, et encore si tendrement, chérie ; dont l’image avait rempli son cœur durant tant d’années, la voir sur le point d’épouser un ancien rival, qui s’était acquis par ses services tant de droits sur le cœur de celle qu’il ne pouvait oublier, c’était un coup bien cruel, mais auquel pourtant Morton devait être préparé.

Pendant son séjour en pays étranger, il avait une fois écrit à miss Édith : c’était pour lui dire un éternel adieu, et la conjurer de ne plus penser à lui. Il l’avait priée de ne point répondre à sa lettre ; mais pendant long-temps il avait espéré qu’elle ne tiendrait pas compte de sa prière. Cette lettre n’était jamais parvenue à son adresse, et Morton, ignorant cette circonstance, devait croire qu’il avait été oublié, conformément à sa demande trop désintéressée. Depuis son retour en Écosse, tout ce qu’il apprit de leurs amis communs le prépara à ne plus considérer miss Édith que comme la fiancée de lord Evandale. Quand même il n’eût pas été attaché à ce dernier par les liens de la reconnaissance, il n’en eût pas moins répugné à la générosité naturelle de Morton de troubler leur union en faisant revivre des prétentions que l’absence avait pour ainsi dire frappées de prescription, qui n’avaient jamais été sanctionnées par le consentement des familles, et au succès desquelles s’opposaient mille difficultés. Pourquoi donc vint-il visiter la demeure que lady Marguerite et sa petite-fille, dans leurs revers, avaient choisie pour retraite ? Il céda, nous sommes bien forcé de l’avouer, à l’impulsion d’un désir inconséquent, que beaucoup d’autres à sa place auraient ressenti comme lui.

Pendant qu’il voyageait dans le canton où il était né, il apprit par hasard que les dames, auprès de la maison desquelles il devait nécessairement passer, étaient absentes ; et sachant d’un autre côté que Cuddie et sa femme étaient leurs principaux domestiques, il ne put s’empêcher de s’arrêter chez eux, afin d’apprendre, s’il était possible, quels progrès lord Evandale avait faits dans l’affection de miss Bellenden, qu’il ne pouvait plus nommer son Édith. On a vu quelles furent les suites de cette démarche imprudente. Morton partit de Fairy-Knowe, convaincu qu’Édith l’aimait toujours, mais que le devoir et l’honneur l’obligeaient à renoncer à elle pour toujours. Comment exprimer ce qu’il ressentit en entendant sa conversation avec lord Evandale, dont la plus grande partie parvint bien malgré lui à ses oreilles ? Mille fois il fut tenté de se précipiter dans le salon où ils étaient, et de s’écrier : « Édith, je vis encore ! » mais le souvenir de la parole qu’elle avait donnée à lord Evandale, et de la reconnaissance qu’elle lui devait ; la pensée qu’il n’avait lui-même échappé à la torture et à la mort que par l’intercession de lord Evandale auprès de Claverhouse : tous ces motifs l’empêchèrent de commettre une imprudence qui les aurait plongés dans de plus grands malheurs, sans lui rendre le bonheur à lui-même.

« Non, Édith, jura-t-il en lui-même ; non jamais je ne troublerai ta sécurité. Que la volonté du ciel s’accomplisse ; mais je ne pourrai jamais me résoudre à augmenter tes peines en te révélant les miennes. J’étais mort pour toi quand ta promesse fut donnée ; et jamais tu ne sauras que Henri Morton respire encore. »

Au moment où il formait cette résolution, se défiant de ses forces pour l’accomplir, il songea à suppléer par la fuite à la fermeté que le son de la voix d’Édith affaiblissait en lui de plus en plus ; il se précipita donc hors du petit cabinet par la fenêtre qui donnait sur le jardin.

Mais quelque irrévocable que lui semblât sa détermination, il ne put cependant quitter le lieu où les derniers accents d’une voix si chère retentissaient encore à son oreille, sans jeter, par la fenêtre du salon, un dernier regard sur l’aimable fille. Au moment où il céda à cette tentation, Édith tenait ses yeux fixés sur la terre ; mais elle les leva tout à coup, et ce fut alors qu’elle aperçut Morton, et quand le cri d’étonnement qu’elle poussa eut fait comprendre à son fidèle et malheureux amant qu’elle l’avait vu, il s’enfuit comme s’il eût été poursuivi par les furies, passa près d’Holliday sans le reconnaître, sans même le voir, s’élança sur son cheval, et par une sorte d’instinct plutôt que par réflexion, se jeta dans le premier chemin de traverse, au lieu de prendre la grande route d’Hamilton.

Selon toutes les probabilités, ce fut ce qui empêcha lord Evandale de savoir que Morton existait encore ; car, à la nouvelle de l’importante victoire remportée par les Highlanders à Killiecrankie, le gouvernement, craignant quelques mouvements parmi les jacobites des basses terres, avait donné l’ordre qu’on gardât soigneusement tous les passages : on n’avait pas oublié d’établir un poste sur le pont de Bothwell, mais les sentinelles n’avaient vu passer aucun voyageur allant vers l’est ; et leurs camarades stationnés dans le village affirmèrent non moins formellement que personne n’y était passé allant vers l’ouest. L’apparition de Morton aux yeux d’Édith et de Tom Holliday devint donc plus incompréhensible que jamais pour lord Evandale. Il se détermina enfin à croire que l’imagination troublée et exaltée d’Édith avait créé le fantôme qu’elle pensait avoir vu, et que Tom Holliday, par une coïncidence inexplicable, avait été frappé de la même idée superstitieuse.

Cependant le sentier que Morton suivait avec toute la vitesse dont son cheval était capable le conduisit en quelques secondes sur les bords de la Clyde, à un endroit qu’aux traces des pas imprimées sur le sable on reconnaissait pour un abreuvoir. Le cheval de Morton, lancé au grand galop, ne s’arrêta pas un instant, et s’élança dans la rivière, où il se trouva bientôt à la nage. Jusque là tous les mouvements de Morton avaient été purement mécaniques ; mais la sensation de froid que lui fit éprouver l’eau lorsque son cheval, perdant pied, l’y plongea jusqu’à la ceinture, le rappelèrent à lui ; et il s’occupa des moyens de se sauver lui-même et le noble animal qui le portait. Habile dans tous les exercices du corps, il savait tout aussi bien conduire un cheval dans l’eau que sur le gazon : il lui fit suivre le courant pendant quelques instants, et le dirigea vers un endroit où le bord, n’étant pas escarpé, lui permettait de sortir aisément de la rivière. Mais ce terrain était peu solide, et aux deux premières tentatives qu’il fit pour s’élancer hors de l’eau, peu s’en fallut que le cheval ne s’abattît sur son cavalier. Le sentiment de la conservation personnelle ne manque jamais de donner à l’esprit toute son activité, à moins qu’il ne soit paralysé par la terreur : aussi Morton, grâce au danger où il se trouvait, reprit-il le complet usage de ses facultés. Une troisième tentative, sur un endroit de la rive plus judicieusement choisi, réussit mieux que les deux précédentes, et il se trouva en sûreté sur la rive gauche de la Clyde.

« Où dirigerai-je mes pas ? » se dit Morton dans l’amertume de son cœur ; » eh ! qu’importe sur quel point de l’espace s’agite une créature si misérable et si désespérée ? Je souhaiterais, si un pareil souhait n’était un crime, que ces eaux profondes m’eussent englouti, et qu’elles eussent enseveli avec moi le souvenir du passé et le sentiment du présent. »

Ce mouvement de désespoir, né du désordre de son cœur, s’était à peine traduit en ces expressions chagrines, qu’il eut honte de s’y être abandonné. Il se rappela par quelle protection signalée du ciel, sa vie, dont il faisait si peu de cas dans l’excès de sa douleur, avait été sauvée des plus imminents périls, depuis le commencement de sa carrière politique.

« Je suis fou, dit-il, plus que fou de mépriser ainsi une existence que le ciel a conservée si souvent d’une si merveilleuse manière. Quelque chose me reste encore à faire en ce monde, supporter mes peines en homme de cœur, et aider ceux qui ont besoin de mon assistance. Qu’ai-je vu ? qu’ai-je entendu ? en définitive, ce que je devais prévoir, Ils… (le courage lui manqua pour prononcer, même dans son état d’isolement, les noms de ceux qui occupaient sa pensée), ils sont entourés d’embarras et de dangers. Elle est dépouillée de sa fortune ; il paraît sur le point de s’engager dans une périlleuse entreprise, quoiqu’il ait tellement baissé la voix que je n’ai pu bien comprendre ce dont il s’agit. N’ai-je pas quelque moyen de leur être utile, de veiller à leur sûreté ? »

Pendant qu’il réfléchissait ainsi, en s’efforçant de détourner son attention de ses propres chagrins, et de la fixer tout entière sur les intérêts d’Édith et de son futur époux, la lettre de Burley, long-temps oubliée, se représenta subitement à sa mémoire, comme un trait de lumière au milieu de l’obscurité.

« Leur ruine est sans doute son ouvrage, » se dit-il en lui-même. Si elle peut être réparée, ce doit être par son moyen ou à l’aide d’informations obtenues de lui ; je le chercherai. Sombre, rusé et fanatique comme il est, plus d’une fois la franchise de mon caractère et la pureté de mes intentions ont exercé de l’influence sur lui. Oui, je le chercherai. Peut-être me communiquera-t-il d’utiles renseignements relatifs à la fortune de ceux que je ne dois plus voir, et qui probablement n’apprendront jamais qu’en ce moment j’oublie mes propres chagrins pour travailler à leur bonheur. »

Animé par ces espérances, dont le fondement était pourtant bien fragile, il prit le plus court chemin pour gagner la grande route. Tous les détours de cette vallée lui étaient connus, car il y avait chassé mille fois dans sa jeunesse ; aussi n’eut-il d’autre obstacle à surmonter que deux ou trois clôtures, et il se trouva sur le chemin qui conduisait au petit bourg où avait eu lieu la fête du perroquet. Il marchait triste et abattu ; mais il n’éprouvait plus le désespoir et la profonde affliction à laquelle il était en proie naguère ; car les résolutions vertueuses et le courageux sacrifice de nos propres intérêts, s’ils ne nous procurent pas le bonheur, manquent rarement de nous rendre la tranquillité. Il ne s’occupa plus que des moyens de trouver Burley et d’obtenir de lui des renseignements profitables à ceux auxquels il s’intéressait. Après y avoir long-temps réfléchi, il résolut de se conduire d’après les circonstances s’il parvenait à le découvrir. Il avait la confiance que la scission qui, au rapport de Cuddie, existait entre Burley et ses frères de la secte presbytérienne, le rendrait peut-être moins défavorable à la famille Bellenden, et le porterait à faire un meilleur usage du pouvoir qu’il disait avoir sur leur destinée.

Il était plus de midi quand notre voyageur se trouva près de Milnwood, résidence de feu son oncle. Milnwood s’élevait au milieu de mille touffes d’arbres, de mille bosquets dont chacun rappelait à Morton un souvenir agréable ou pénible. À cette vue, il ne put se défendre de cette impression mélancolique, et cependant pleine de charmes, qu’une âme sensible éprouve lorsqu’après avoir essuyé les vicissitudes et les tempêtes de la vie politique, elle se retrouve aux lieux où s’écoulèrent son enfance et sa jeunesse. Il sentit un vif désir d’entrer dans le château.

« Mistress Alison, » se dit-il en lui-même, « ne me reconnaîtra pas plus que l’honnête couple que j’ai vu hier. Je pourrai satisfaire ma curiosité, puis continuer mon voyage sans qu’elle se doute que je suis devant elle. On m’a dit que mon oncle lui a légué son domaine… n’importe : j’ai assez de chagrins pour ne pas m’attrister encore à ce sujet. Il a, ce me semble, donné, dans la personne de cette vieille grondeuse, un singulier successeur à une suite d’aïeux, sinon fort célèbres, au moins fort respectables ; mais qu’il en soit selon qu’il a voulu, je visiterai une fois encore le vieux château. »

Le manoir de Milnwood, dans ses plus beaux jours, n’avait jamais eu un aspect bien gai : mais il semblait devenu plus sombre encore entre les mains de la vieille gouvernante. Tout, à la vérité, y était parfaitement en ordre : pas une ardoise ne manquait sur le toit presque perpendiculaire, pas un carreau aux étroites fenêtres ; mais on aurait dit, à l’herbe qui croissait dans la cour, que le pied de l’homme n’avait pas passé par là depuis bien des années. Les portes étaient soigneusement fermées, et celle qui donnait entrée dans le vestibule ne paraissait pas avoir été ouverte depuis long-temps, puisque les araignées avaient à loisir suspendu leurs toiles aux linteaux et aux gonds. Morton, après avoir frappé à plusieurs reprises, entendit enfin ouvrir avec beaucoup de précaution la petite lucarne à travers laquelle on avait coutume de reconnaître les visiteurs ; la figure d’Alison, ornée de quelques rides de plus que quand il avait quitté l’Écosse, se présenta enveloppée dans un toy[95] qui laissait s’échapper plusieurs tresses de cheveux gris dont l’aspect était tant soit peu pittoresque. Elle demanda, d’une voix aigre et tremblotante plutôt que gracieuse, pourquoi l’on frappait ainsi.

« Je désire parler un instant à Alison Wilson qui demeure ici, répliqua Henri. — Elle n’est pas aujourd’hui à la maison, » répondit mistress Wilson à qui l’état un peu négligé de sa coiffure inspirait peut-être le désir de se renier ainsi elle-même. « Mais vous n’êtes qu’un mal appris de parler d’elle de la sorte. Vous auriez bien pu dire mistress Wilson de Milnwood. — Je vous demande pardon, » répondit Morton, souriant en lui-même de retrouver la vieille Ailie aussi prompte qu’autrefois à se fâcher quand on oubliait les égards auxquels elle croyait avoir droit. « Je vous demande pardon ; je suis étranger en ce pays ; j’ai été si long-temps sur le continent, que j’ai presque oublié ma propre langue. — Vous venez des pays étrangers ? reprit la vieille Ailie. Auriez-vous, par hasard, entendu parler d’un jeune homme de ce pays, nommé Henri Morton ? — J’ai entendu prononcer ce nom en Allemagne. — Alors attendez-moi un moment, là où vous êtes. Ou plutôt, faites le tour de la maison ; vous trouverez une porte de derrière qui n’est fermée qu’au loquet, car on ne met les verrous qu’après le soleil couché ; vous l’ouvrirez ; vous prendrez garde de tomber dans le baquet d’eau qui est auprès, car l’entrée est obscure ; vous tournerez à droite, et, après avoir fait quelques pas en avant, vous tournerez de nouveau à droite, en ayant soin de faire attention à l’escalier de la cave. Là vous trouverez la porte de la petite cuisine… c’est-à-dire de la seule cuisine qu’il y ait maintenant à Milnwood… J’irai vous y rejoindre, et vous pourrez me dire en toute sûreté ce que vous aviez à dire à mistress Wilson. »

Malgré les instructions minutieuses d’Ailie, un étranger aurait eu quelque peine à se diriger à travers l’obscur labyrinthe de passages qui conduisaient de la porte de derrière à la petite cuisine ; mais Henri les avait trop souvent parcourus pour ne pas éviter le double écueil qui le menaçait : d’un côté, Scylla sous la forme d’une cuve à lessive ; et de l’autre Charybde, qui ouvrait ses gouffres dans les obscurs détours d’un escalier de cave. Il ne rencontra d’autre obstacle que les cris et les aboiements furieux d’un petit épagneul, jadis le sien, mais qui, bien différent du fidèle Argus[96], vit son maître revenir de ses longs voyages sans témoigner en aucune façon qu’il le reconnaissait.

« Il en est de lui comme de tous les autres, » se dit en lui-même Morton en se voyant si mal accueilli par son ancien favori. « Je suis tellement changé qu’aucune créature vivante que j’ai connue et aimée ne me reconnaîtra ! »

En se parlant ainsi, il entra dans la cuisine, et, quelques instants après, le bruit des hauts talons de mistress Ailie et de la canne à bec de corbin qui servait à la fois à guider et à hâter ses pas, retentit dans l’escalier. Bientôt la personne dont ils annonçaient l’arrivée entra dans la cuisine.

Morton avait eu le loisir de remarquer combien était modeste le ménage maintenu dans la maison de ses ancêtres. Quoique le charbon ne manquât pas dans le voisinage, le feu avait été disposé pour la plus rigoureuse économie du combustible, et la légère vapeur qui s’échappait de la petite marmite dans laquelle cuisait le dîner de la vieille femme et d’une petite fille de douze ans, sa seule domestique, annonçait du reste qu’Ailie dans l’opulence conservait son ancienne frugalité.

Sitôt qu’elle parut, cette tête qui se remuait avec un air d’importance ; ces traits où l’irritabilité et la mauvaise humeur, résultat de l’habitude et de l’indulgence d’un vieux maître, se mêlaient à l’expression de la bonté qui faisait le fond de son caractère ; le bonnet, le tablier, la robe bleue à grands ramages : tout lui rappela la vieille Ailie. Mais une fontange brodée qu’elle avait mise à la hâte pour recevoir l’étranger, et quelques autres petits ornements, marquaient la différence qui existait entre mistress Alison, propriétaire actuelle de Milnwood, et la gouvernante de feu sire David.

« Que désirez-vous de moi, monsieur ? lui dit-elle ; je suis mistress Wilson. » Les soins qu’elle venait de donner à sa toilette étaient suffisants pour qu’Ailie se crût en droit de se présenter sous son nom, et d’obtenir de l’étranger le respect qui lui était dû. Cette question embarrassa Henri : il était décidé à ne pas se faire reconnaître, et cependant il ne lui était pas venu à la pensée de chercher un prétexte pour motiver sa visite. Mais Alison lui ouvrit bientôt la voie ; car, sans attendre sa réponse, elle reprit avec vivacité : « Ne disiez-vous pas que vous avez vu M. Henri Morton ? — Pardonnez-moi, madame, répondit Henri ; c’est du colonel Silas Morton que je parlais. »

La vieille femme changea de visage.

« C’est donc le père de M. Henri que vous avez connu, le frère du feu laird de Milnwood ? Mais vous ne pouvez l’avoir vu en pays étranger. Il était de retour en Écosse avant que vous fussiez né. Je croyais que vous m’alliez donner des nouvelles de ce pauvre M, Henri. — C’est par mon père, dit Henri, que j’ai entendu parler du colonel Morton ; quant au fils, j’en sais fort peu de chose : le bruit a couru qu’il avait péri en passant en Hollande. — Hélas ! cela n’est que trop vraisemblable, et cette nouvelle m’a fait verser bien des larmes. Son oncle, le pauvre cher homme, est mort en prononçant son nom. Il venait de me donner des instructions sur la quantité de pain, de vin et de bière qu’il faudrait pour le repas donné à ceux qui assisteraient à ses funérailles, car, mort ou vivant, c’était un homme prudent, économe, et veillant à tout ; et puis il me dit : Ailie (il m’appelait Ailie tout court, nous étions de si vieilles connaissances !), Ailie, prenez bien soin de la maison, car le nom de Morton de Milnwood est oublié comme le dernier refrain d’une vieille chanson. Il ne dit plus une parole, si ce n’est qu’un moment avant de rendre l’âme il me dit qu’une chandelle à la baguette était bien assez bonne pour éclairer un agonisant ; il ne pouvait souffrir qu’on usât de la chandelle moulée, et, par malheur, il y en avait une qui brûlait sur la table. »

Pendant que mistress Wilson faisait une relation détaillée des derniers moments du vieil avare, Morton était tout occupé du soin d’échapper à l’inquiète curiosité de son épagneul, qui, revenu de sa première surprise, et rappelant ses anciens souvenirs, après avoir bien flairé et bien examiné, s’était mis à japer et à gambader autour de l’étranger, de manière à lui prouver qu’il le reconnaissait. Morton ne put s’empêcher de s’écrier avec impatience : « À bas, Elphin ! à bas, monsieur. — Vous savez le nom de notre chien ! » dit mistress Alison toute surprise. « Vous savez le nom de notre chien ! il n’est pourtant pas commun. Mais la petite bête vous connaît aussi, » continua-t-elle d’une voix plus agitée et plus perçante… « grand Dieu ! c’est mon cher enfant ! »

À ces mots, la bonne vieille se jeta au cou de Morton, le serra dans ses bras, le couvrit de baisers, comme s’il eût été son fils, et se mit à pleurer de joie. Henri ne se sentit plus le courage ni l’intention de garder l’incognito ; il lui rendit ses embrassements avec la plus vive reconnaissance, et lui répondit :

« Oui, ma chère Ailie, je vis encore pour vous remercier de votre fidèle attachement et pour me réjouir de rencontrer dans mon pays natal au moins une amie qui m’y accueille avec affection. — Des amis ! s’écria Ailie, vous aurez beaucoup d’amis… oui, vous en aurez beaucoup ; car vous serez riche, mon enfant… vous serez riche. Plaise au ciel que vous fassiez un bon usage de votre richesse ! Mais, Seigneur ! » continua-t-elle en le poussant en arrière de sa main tremblante et ridée, comme pour le placer à une distance d’où elle pût le considérer plus à l’aise : « Que vous êtes changé, mon enfant ! Votre figure est pâle, vos yeux sont enfoncés, vos joues, autrefois roses et blanches, sont brûlées par le soleil. Oh ! ces maudites guerres !… combien elles font de ravages !… Et depuis quand êtes-vous arrivé, mon enfant ?… où avez-vous été ?… qu’avez-vous fait ?… pourquoi ne nous avez-vous pas écrit ?… comment se fait-il qu’on vous ait cru mort ?… pourquoi vous êtes-vous introduit furtivement dans votre propre maison, comme un inconnu, pour causer à la pauvre vieille Ailie une telle surprise ? » Et elle riait, pleurait et parlait tout ensemble.

Morton fut quelque temps avant d’être assez maître de son émotion pour donner à la bonne vieille les informations que le lecteur trouvera dans le chapitre suivant.






CHAPITRE XL.

le départ.


… Il se nommait Aumerle ; mais il a perdu ce nom pour avoir été l’ami de Richard ; et il faut à présent, madame, l’appeler Rutland.
Shakspeare, Richard II.


Mistress Wilson, pour entendre le récit qu’Henri allait lui faire, le fit passer au plus vite de la petite cuisine dans sa propre chambre, la même qu’elle occupait lorsqu’elle était femme de charge, en lui disant : « Il y vient beaucoup moins de vent que dans la salle du bas, qui est mauvaise pour mes rhumatismes, et j’y suis plus à mon aise que dans l’appartement de mon vieux maître, le pauvre homme ! qui me donne des idées tristes. Quant au grand salon à boiseries de chêne, qui, suivant l’usage invariable de la famille, ne servait que dans les grandes solennités, on ne l’ouvre que pour lui donner de l’air, le laver et l’épousseter. » Ils s’assirent donc dans la chambre tapissée de la ci-devant femme de charge, au milieu des fruits secs et des confitures de tout genre, que par habitude elle continuait de faire, car ni elle, ni personne ne touchait jamais à ces provisions.

Morton, adaptant son récit à l’intelligence de son auditeur, lui conta en peu de mots le naufrage du vaisseau qu’il montait. Tout l’équipage avait été englouti, à l’exception de trois matelots qui avaient mis à temps la chaloupe en mer, et qui s’éloignaient déjà lorsque lui-même s’y élança de dessus le pont. Ils gagnèrent Flessingue, où il eut le bonheur de rencontrer un vieil officier qui avait servi avec son père. D’après son avis, il ne se rendit pas immédiatement à La Haye, mais il se borna à envoyer ses lettres de recommandation au stathouder.

« Notre prince, disait ce vieux soldat, doit conserver la paix avec son beau-père et votre roi Charles ; vous présenter à lui comme un Écossais mécontent, ce serait l’exposer à commettre une imprudence s’il vous accordait quelque faveur. Attendez ses ordres, sans le forcer à s’occuper de vous. De la circonspection ! point d’éclat ! Changez de nom pour le moment ; évitez la compagnie des Écossais exilés, et, croyez-moi, vous n’aurez pas à vous repentir d’avoir été prudent. »

L’ancien ami de Silas Morton raisonnait juste. Long-temps après, le prince d’Orange, traversa les Provinces-Unies, s’arrêta dans la ville où Morton, bien qu’ennuyé de son inaction et de l’incognito qu’il lui fallait garder, se résignait cependant à attendre. Dans une audience particulière qu’il lui accorda, le prince témoigna à Morton qu’il était fort satisfait de son intelligence, de sa prudence, et de la manière libérale dont il semblait envisager les plaintes et les projets des factions de son pays.

« Ce serait avec plaisir, dit Guillaume, que je vous attacherais à ma personne, mais cela pourrait déplaire à la cour d’Angleterre. Toutefois, je ferai pour vous tout ce que méritent et les nobles sentiments qui vous animent, et les recommandations que vous m’avez envoyées. Voici une lettre de service dans un régiment suisse qui est maintenant en garnison dans une province éloignée, où vous ne rencontrerez que peu ou point de vos compatriotes. Soyez toujours le capitaine Melville, et laissez de côté le nom de Morton jusqu’à un moment plus favorable. »

« Ainsi commença ma fortune, continua Morton, et mes services ont plus d’une fois fixé l’attention de Son Altesse Royale, jusqu’au jour où ce prince est devenu le libérateur et le souverain de l’Angleterre. Ses ordres doivent excuser mon silence auprès du petit nombre d’amis qui me restent en Écosse. Quant au bruit de ma mort, le naufrage du vaisseau sur lequel je m’étais embarqué l’explique assez ; et comme je n’ai jamais eu l’occasion de faire usage ni des lettres de change ni des lettres de recommandation dont ils m’avaient muni, tout devait contribuer à faire croire que j’avais péri. — Mais, cher enfant, demanda mistress Wilson, n’avez-vous donc trouvé au service du prince d’Orange aucun Écossais de votre connaissance ? J’avais toujours pensé que Morton de Milnwood était connu dans tout le pays. — J’étais confiné dans une province éloignée, répondit Morton ; et au bout de ce temps il eût été bien difficile à des personnes qui n’ont pas pour moi le même attachement que vous, Ailie, de reconnaître le petit Morton dans le major-général Melville. — Melville ! c’était le nom de votre mère ; mais Morton sonne bien mieux à mes oreilles. En reprenant vos domaines, il faudra reprendre aussi le vieux nom de la famille. — Je ne veux faire ni l’un ni l’autre de sitôt, Ailie ; car j’ai des raisons pour cacher en ce moment à toute autre personne qu’à vous que je suis encore vivant. Quant aux domaines de Milnwood, ils sont en aussi bonnes mains… — En aussi bonnes mains, mon enfant ! répéta Ailie ; j’espère que vous ne voulez pas parler des miennes. C’est un fardeau pour moi que les rentes et les terres. Je suis trop vieille pour prendre un aide, bien que Wylie Mactriket, l’écrivain, ait fait l’empressé et me parle fort civilement, mais j’ai fait la sourde oreille à tous ses beaux discours : on ne m’en conte plus aujourd’hui ; à d’autres ! Et puis, j’ai toujours pensé que je vous reverrais, que j’aurais encore mon plat de salé et ma soupe au lait, enfin que je dirigerais la maison comme du temps de votre pauvre oncle ; et puis quel plaisir pour moi de vous voir faire bon usage de votre argent… vous avez sans doute appris cela en Hollande, car on est économe dans ce pays-là, à ce que j’ai entendu dire… Pourtant il faudra tenir meilleure maison que le pauvre défunt ; et, par exemple, je vous conseillerai de manger de la viande de boucherie trois fois par semaine… cela chasse les vents de l’estomac. — Nous parlerons de cela un autre jour, » dit Morton étonné d’une munificence si contraire au caractère d’Ailie, non moins que du singulier contraste qu’offraient son désintéressement et sa manie d’épargner. « Vous saurez, ajouta-t-il, que je ne suis venu passer que quelques jours dans ce pays pour une affaire importante dont m’a chargé le gouvernement : ainsi donc, Ailie, pas un mot de ma visite. Plus tard je vous ferai connaître mes motifs et mes projets. — Ne craignez rien, mon enfant, répliqua Ailie ; je sais garder un secret tout comme mes voisins ; et le vieux Milnwood le savait bien, car il m’a dit où il cachait son argent, et c’est ce que chacun garde pour soi autant que possible. Mais venez avec moi, mon enfant, que je vous montre comme le salon boisé en chêne est bien tenu ! c’est tout comme si on vous eût attendu d’un jour à l’autre… Personne, excepté moi, n’y mettait la main, c’était pour moi une espèce d’amusement ; et cependant bien des fois je me suis dit, les larmes aux yeux : Qu’ai-je besoin de nettoyer encore les chenets, les tapis, les coussins et les chandeliers de cuivre massif ? celui qui devrait posséder tout cela ne reviendra jamais. »

Tout en parlant ainsi, elle l’entraîna vers ce sanctum sanctorum, dont le soin et la propreté faisaient son occupation journalière, dont l’entretien et le bon ordre étaient l’orgueil de son cœur. Morton, en la suivant dans la salle, fut grondé pour ne pas s’être essuyé les pieds, car Ailie n’avait pas perdu son habitude d’autorité. Il ne put s’empêcher, en entrant, de se rappeler la crainte et le respect qu’il éprouvait quand, tout jeune encore, mais seulement dans les grandes occasions, on lui permettait de venir dans cet appartement, qu’il supposait alors n’avoir son égal que dans les palais des princes. On croira aisément que les chaises en tapisseries, avec leurs pieds très-bas et leurs dossiers très-élevés, firent beaucoup moins d’impression sur son esprit que les grands chenets de cuivre lui parurent moins brillants ; que la tapisserie de haute lice ne lui sembla plus un chef-d’œuvre, et qu’enfin il trouva le salon noir et triste. Cependant deux objets qu’il revit, les portraits de deux frères, aussi différents que ceux que décrit Hamlet, excitèrent dans son esprit une foule d’émotions diverses. L’un, en pied, représentait son père, armé de toutes pièces ; ses traits indiquaient son caractère mâle et résolu : l’autre était celui de son oncle, en habit de velours brodé, et paraissant comme honteux de son élégance, quoiqu’il n’en fût redevable qu’à la libéralité du peintre.

« C’est une idée bizarre, dit Alison, que d’avoir été mettre à ce pauvre cher homme un riche accoutrement comme il n’en a jamais porté de sa vie, au lieu de sa camisole de raploch gris et de sa ceinture à courte frange. »

Morton fut intérieurement de son avis ; car un costume élégant convenait aussi peu à la tournure gauche du défunt, qu’un air de franchise et de générosité eût été mal assorti avec ses traits dénués de noblesse et de grâce. Il se débarrassa un moment d’Ailie pour aller visiter quelques objets de sa connaissance dans le bois voisin, tandis que la femme de charge fit une addition au dîner qu’elle préparait : incident peu remarquable s’il n’eût coûté la vie à une poule qui, sans un événement d’aussi grande importance que le retour de Henri Morton, aurait chanté jusqu’à la vieillesse la plus reculée. Le repas fut assaisonné des souvenirs du vieux temps et des projets qu’Ailie avait déjà formés pour l’avenir : son jeune maître prenait toutes les bonnes habitudes de son vieil oncle, tandis qu’elle remplissait, toujours avec le même zèle et la même adresse, ses fonctions de femme de charge. Morton laissa la bonne vieille s’abandonner à son imagination, et remit à un autre moment pour lui annoncer sa résolution de retourner sur le continent et d’y terminer ses jours.

Son premier soin fut de quitter son uniforme, pensant qu’il lui serait plus difficile, sous ce costume, de rencontrer Burley ; il l’échangea contre un pourpoint et un manteau gris qu’il portait d’ordinaire à Milnwood, et que mistress Wilson tira d’un coffre en noyer où elle avait eu soin de les serrer, sans oublier toutefois de les mettre à l’air et de les brosser de temps en temps. Morton garda son épée et ses pistolets, précaution sans laquelle on se mettait rarement en route dans ces temps de trouble. Quand il reparut sous son nouveau costume devant mistress Wilson, elle s’écria avec ravissement qu’il lui allait encore fort bien, et que, quoiqu’il n’eût pas engraissé, il avait l’air plus mâle que lorsqu’il avait quitté Milnwood. Puis elle s’étendit sur les avantages qu’on trouvait à garder les vieux habits pour en faire des neufs ; elle était fort avancée dans l’histoire d’un manteau de velours appartenant au dernier Milnwood, qui était d’abord devenu un pourpoint, puis une paire de culottes, paraissant à chaque fois aussi bon que si c’eût été du neuf, quand Morton l’interrompit dans le récit de ces métamorphoses, pour la prier de lui souhaiter un bon voyage.

Ce fut pour mistress Wilson un coup affreux.

« Et où allez-vous ?… et qu’avez-vous à faire ?… et pourquoi ne pas vous tenir tranquillement dans votre propre maison, après en avoir été absent pendant tant d’années ? — Je voudrais ne point vous quitter. Ailie, mais j’y suis forcé. C’est pour cette raison que je voulais ne pas me faire reconnaître de vous : je me doutais bien que vous ne me laisseriez pas aller si facilement. — Mais, encore une fois, où allez-vous ? dit Ailie ; cela ne s’est jamais vu ! arriver, et repartir à l’instant avec la rapidité de l’éclair ! — Il faut que j’aille à l’auberge de Niel Blane, le joueur de cornemuse ; il me donnera un lit, je pense ? — Un lit ?… oui certainement, et il saura aussi vous en demander le prix. Il faut, mon enfant, que vous ayez perdu votre bon sens en pays étranger, pour aller ainsi payer un souper et un lit, quand vous pouvez avoir l’un et l’autre pour rien, et encore nous faire grand plaisir. — Je vous assure, Ailie, que c’est une affaire très-importante, dans laquelle j’ai beaucoup à gagner ou beaucoup à perdre. — Je ne vois pas trop bien cela, si vous commencez par dépenser peut-être deux shillings d’Écosse pour votre souper. Mais les jeunes gens n’ont pas de prévoyance, ils ne songent qu’à dépenser leur argent. Mon pauvre vieux maître en agissait bien mieux : avec lui, l’argent une fois entré ne sortait jamais. »

Persistant dans sa première résolution, Morton prit congé d’Ailie après lui avoir fait promettre solennellement qu’elle ne parlerait pas de son retour avant qu’elle l’eût revu, ou du moins qu’elle eût reçu de ses nouvelles. Après quoi il monta à cheval et se dirigea vers la petite ville où il voulait se rendre.

« Certainement je ne suis point prodigue, » pensait-il en s’éloignant au petit trot ; « mais s’il fallait qu’Ailie et moi nous fissions ménage ensemble, comme elle le désire, je crois que ma prodigalité aurait bientôt fendu le cœur à cette bonne femme. »





CHAPITRE XLI.

l’aubergiste.


Où est l’hôte joyeux dont vous m’avez parlé ? J’ai toujours eu l’habitude, moi, de causer avec mon hôte.
Le Voyage d’un amant.


Morton arriva sans accident à la petite ville, et descendit à la modeste auberge de Niel. Il avait plus d’une fois pensé en route que si l’habit qu’il avait porté dans sa jeunesse, et qu’il venait de reprendre, pouvait lui servir dans l’accomplissement de ses projets, il lui rendrait peut-être l’incognito plus difficile à garder. Mais quelques années de campagne et d’absence l’avaient beaucoup changé, et il espérait que dans l’homme fait, annonçant un esprit ferme et réfléchi, personne ne reconnaîtrait le jeune homme indécis et timide qui avait remporté le prix à l’exercice du perroquet. Seulement, de temps à autre, quelqu’un des whigs qu’il avait menés au combat pouvait se rappeler le capitaine des tireurs de Milnwood ; mais en ce cas il n’y avait aucune précaution à prendre.

L’auberge était fréquentée comme à l’époque de son antique célébrité. Le ventre plus rebondi de Niel, ses manières moins civiles que par le passé, montraient que sa fortune avait suivi l’accroissement de son embonpoint ; car, en Écosse, la complaisance d’un aubergiste pour ses hôtes est en raison inverse de sa prospérité. Sa fille avait acquis l’air d’une fille de comptoir avisée, ne s’inquiétant ni d’amour, ni de guerre, ni d’aucune chose au monde, et se renfermant dans les fonctions qu’elle avait à remplir. Tous deux ne donnèrent à Morton que le degré d’attention que pouvait mériter un étranger qui voyageait sans suite, à une époque où une suite nombreuse était une marque particulière de distinction. Il se renferma donc dans le rôle modeste que son extérieur annonçait, alla à l’écurie, vit panser son cheval, puis rentra dans la maison, et s’assit dans la salle commune ; car demander une chambre particulière, c’eût été donner à penser qu’il désirait n’être vu de personne. C’était là que, quelques années auparavant, il avait célébré son triomphe éphémère qui avait eu de si sérieuses conséquences.

Il se trouvait lui-même, comme on le peut croire, bien changé depuis cette fête ; et cependant les groupes qu’il voyait dans la salle ne lui semblaient pas différents de ceux qu’il y avait vus autrefois. Deux ou trois bourgeois buvaient à petites gorgées leur mesure d’eau-de-vie ; quelques dragons se régalaient d’un pot d’ale trouble, maudissant la paix qui ne leur permettait pas de faire meilleure chère. Leur cornette, il est vrai, ne jouait pas au trictrac avec le curé en soutane, mais il buvait une petite mesure d’eau admirable avec le ministre presbytérien en manteau gris. C’étaient la même scène, les mêmes rôles, mais non les mêmes acteurs.

« Les générations s’élèvent et tombent tour à tour, pensa Morton, mais on trouvera toujours assez de gens pour remplir les places que le hasard rend vacantes ; et les hommes se succèdent dans les occupations et les amusements de la vie, comme les feuilles sur un même arbre, avec leurs différences individuelles et une ressemblance générale. »

Au bout de quelques minutes, Morton, qui connaissait par expérience le meilleur moyen de fixer l’attention de son hôte, demanda une pinte de claret, et lorsque Niel arriva en souriant avec la mesure d’étain remplie d’une liqueur qui moussait encore, car elle sortait du poinçon (on ne mettait pas alors le vin en bouteille), il l’invita à s’asseoir et à boire avec lui. Cette invitation fut reçue avec un grand plaisir ; car Niel Blane, bien qu’il ne s’attendît pas positivement à une telle offre de la part d’un hôte qui n’arrivait pas en meilleur équipage, était toujours disposé à l’accepter sans cérémonie. Il prit place en face de Morton, dans un coin près de la cheminée ; et tout en buvant plus de la moitié du vin qu’il avait servi, car celui-ci ne le ménageait pas, il se mit, comme pour remplir une autre partie de ses fonctions ordinaires, à raconter les nouvelles du pays, les naissances, les morts, les mariages, les mutations de propriétés, la ruine des anciennes familles et l’élévation des nouvelles ; mais la politique, source inépuisable de conversation à cette époque, lui était tout à fait étrangère, et ce ne fut que pour répondre à une question que lui faisait Morton, qu’il dit avec un air d’indifférence : « Ma foi, oui ! nous avons toujours des soldats ici, plus ou moins : il y a en ce moment à Glasgow, une troupe de cavalerie allemande dont le commandant s’appelle Wittybody, ou quelque nom semblable ; et c’est bien le Hollandais le plus grave et le plus sérieux que j’aie jamais vu. — Wittenbold, peut-être ? dit Morton : un vieillard à cheveux gris, portant de courtes moustaches noires, parlant peu ?… — Et fumant toujours, ajouta Niel Blane. Je vois que Votre Honneur le connaît. Ce peut être un excellent homme pour un soldat et un Hollandais ; mais fut-il dix fois général et dix fois Wittybody, il n’entend rien à la cornemuse. Croiriez-vous qu’un jour il m’a fait interrompre au milieu de l’air de Torpichan, le plus beau morceau qu’on ait jamais joué sur la cornemuse ? — Mais ces gaillards-là, » dit Morton en montrant les soldats qui étaient dans la salle, « ne sont-ils pas de son régiment ! — Eux ? non, non ; ce sont des dragons écossais, de vieilles chenilles du pays : ils ont servi sous Claverhouse, et ils y serviraient encore s’il remettait l’épée à la main. — Mais on dit qu’il a été tué ? — En effet, Votre Honneur a raison, le bruit en court ; mais, pour dire humblement mon avis, le diable n’est pas facile à tuer, et je voudrais que tout le monde fût sur ses gardes ; qu’il se montre, et tous les montagnards seront autour de lui en moins de temps qu’il ne m’en faut pour boire ce verre de vin, et, au premier signal, tous ces coquins de dragons l’auront rejoint. Au fait, ils sont aujourd’hui les soldats de Guillaume comme ils étaient hier ceux de Jacques… et la raison en est toute simple… ils se battent pour être payés ; sans cela, pour qui se battraient-ils ? ils n’ont ni terres, ni maisons, je pense. Au surplus, il y a toujours à gagner à un changement ou à une révolution, comme on dit… on peut maintenant jaser devant ces messieurs sans craindre d’aller en prison ou d’avoir la tête séparée du cou aussi lestement que j’enlève le bouchon d’une bouteille. »

Il y eut ici un moment de silence, et Morton, sentant qu’il avait fait quelques progrès dans la confiance de son hôte, lui demanda avec l’hésitation d’un homme qui attache de l’importance à la réponse qu’amène sa question, s’il connaissait dans le voisinage une femme nommée Élisabeth Maclure.

« Si je connais Bessie Maclure ? répéta l’aubergiste ; et comment ne connaîtrais-je pas la sœur du premier mari de ma défunte femme… puisse-t-elle reposer en paix !… Bessie Maclure est une brave femme ; mais elle a eu bien des malheurs ; elle a perdu deux fils, deux beaux garçons vraiment, dans le temps de la persécution, comme on dit à présent ; et elle a supporté ce chagrin avec force et courage, ne blâmant personne, n’accusant personne. S’il y a une honnête femme au monde, c’est bien Bessie Maclure. Perdre ses deux fils, comme je vous le disais, avoir des dragons à loger pendant plus d’un mois… car whig ou tory, un aubergiste a toujours de ces coquins à héberger… Perdre, comme je disais… — Elle tient donc une auberge ? — Un cabaret dans un pauvre endroit, » répondit Blane en jetant un regard autour de lui avec un air de contentement ; « un misérable cabaret où elle vend de la petite ale aux gens qui n’ont pas peur de se crotter en voyageant ; du reste, rien qui puisse attirer le chaland. — Pourriez-vous m’y faire conduire ? — Votre Honneur ne veut donc point passer la nuit ici ?… Vous ne serez pas trop bien chez Bessie, » dit Niel dont l’intérêt qu’il portait à la parente de feu sa femme n’allait pas jusqu’à lui envoyer ses pratiques. — J’ai donné rendez-vous chez elle à un ami, et je ne me suis arrêté ici que pour boire le coup de l’étrier et demander le chemin — Votre Honneur ferait bien mieux, » répliqua l’aubergiste avec la persévérance ordinaire aux gens de sa profession, « d’envoyer dire à votre ami de venir vous trouver ici. — Mon hôte, » répondit Morton avec impatience, « je vous dis que cela ne fait pas mon affaire ; il faut que j’aille chez cette femme, et je vous prie de me trouver un guide. — Ah ! certainement, monsieur, comme il vous plaira, « dit Niel Blane un peu déconcerté ; « mais vous pouvez bien vous passer de guide : suivez la rivière pendant deux milles environ, comme si vous alliez à Milnwood, puis prenez la première mauvaise route qui conduit vers les montagnes (vous la reconnaîtrez à un vieux tronc de frêne couché près d’un rocher, à l’endroit où les chemins se joignent) ; et, en allant toujours droit devant vous, vous arriverez au cabaret de la veuve Maclure ; car du diable si vous voyez une autre maison, dans un espace de dix milles d’Écosse, qui en valent au moins vingt d’Angleterre. Je suis fâché que Votre Honneur ne veuille pas coucher cette nuit chez moi ; mais la belle-sœur de feu mon épouse est une digne femme, et le bien qu’un ami fait à son ami n’est pas perdu pour lui. »

Morton paya son écot et partit. On était en été ; à la fin du jour il se trouva près du vieux tronc de frêne, et il entra dans le sentier qui conduisait aux montagnes.

« C’est ici, pensa-t-il, qu’ont commencé mes infortunes ; c’est ici que Burley allait me quitter, la première fois que je le vis, quand une vieille femme, qui était assise derrière ce même frêne, vint l’avertir que tous les passages étaient gardés par des soldats. Il est bien étrange que, pour avoir rempli envers cet homme un simple devoir d’humanité, ma destinée se soit trouvée invariablement enchaînée à la sienne ! Plaise au ciel que je retrouve le calme et la tranquillité à l’endroit où je les ai perdus ! »

Tout en faisant ces réflexions, tantôt à haute voix, tantôt en lui-même, il s’engageait rapidement dans le sentier.

La nuit était peu obscure lorsqu’il entra dans une étroite vallée, jadis couverte de bois, mais qui n’était plus alors qu’une ravine dépouillée d’arbres : ceux qui restaient encore, situés sur le bord des précipices, ou poussant dans les fentes des rochers, semblaient défier l’approche des hommes et des animaux, comme les habitants d’un pays conquis vont chercher un asile sur le haut de leurs stériles montagnes. Quoique dégradés et presque morts, ces arbres attestaient encore l’antique beauté du paysage ; mais un ruisseau qui serpentait parmi leurs vieux troncs avec toute sa fraîcheur et sa rapidité, répandait sur ce désert la vie qu’un filet d’eau qui s’échappe des montagnes suffit pour donner au site le plus désolé et le plus sauvage, et cet attrait était plus puissant sur les habitants de ces contrées que la vue d’un fleuve majestueux qui s’avance lentement à travers une campagne fertile ou les riches jardins d’un palais. Le sentier suivait le cours de ce ruisseau, qui tantôt était visible et tantôt ne se faisait plus distinguer que par son bruyant murmure sur les cailloux ou dans les fentes des rochers qui çà et là formaient obstacle à son passage.

« Toi qui murmures sans cesse, » dit Morton dans l’enthousiasme de sa rêverie, « pourquoi t’irriter ainsi contre les rochers qui pour un moment interrompent ton cours ? la mer te recevra, de même que l’homme qui a fini son court et pénible voyage à travers la vallée des temps est reçu dans l’éternité. Ta faible colère est aux grandes et affreuses tempêtes d’un océan sans bornes, ce que sont nos soins, nos espérances, nos craintes, nos joies et nos chagrins, lorsqu’on les compare aux objets qui doivent nous occuper pendant la suite solennelle et non interrompue des siècles. »

Tout en moralisant ainsi, notre voyageur s’avançait dans la vallée, qui bientôt s’élargit devant lui ; et il vit le ruisseau, moins encaissé, couler entre deux rives couvertes d’un épais gazon, sur l’une desquelles étaient un petit champ de blé et une chaumière dont les murs n’avaient pas plus de cinq pieds de haut. Le chaume qui la couvrait, vert de joubarbe et de différentes herbes qu’y avaient fait pousser le temps et l’humidité, se ressentait en plusieurs endroits de l’usurpation de deux vaches que cette apparence de verdure avait détournées d’un pâturage plus légitime. Une inscription mal orthographiée et plus mal écrite annonçait au voyageur qu’il y trouverait bon logis, à pied et à cheval ; invitation qui n’était pas à dédaigner, malgré la chétive apparence du cabaret, quand on avait, comme Morton, parcouru la mauvaise route qui y conduisait, et quand on jetait les yeux sur les hautes et stériles montagnes qui s’élevaient avec une tristesse majestueuse au-delà de cet humble asile.

« Ce n’est que dans un endroit comme celui-ci, pensa Morton, que Burley a pu trouver une digne confidente. »

En approchant il vit la maîtresse de la maison assise à la porte ; un grand buisson de sureau l’avait jusqu’alors dérobée à ses regards.

« Bonsoir, la mère, lui dit-il ; ne vous nommez-vous pas mistress Maclure ? — Élisabeth Maclure, monsieur ; une pauvre veuve. — Pouvez-vous recevoir un étranger pour une nuit ? — Oui, monsieur, s’il veut bien se contenter du pain et du vin de la veuve. — J’ai été soldat, ma bonne femme, et je ne suis pas difficile. — Soldat ! s’écria la vieille ; Dieu vous donne un autre métier ! — C’est une profession honorable, à ce qu’il me semble : j’espère que vous ne m’en croirez pas moins honnête pour l’avoir exercée. — Je ne juge personne, monsieur ; et le son de votre voix annonce un honnête homme. Mais j’ai vu des soldats faire tant de mal à ce pauvre pays, que la satisfaction de ne plus en voir me console de la perte de ma vue. »

Comme elle parlait ainsi, Morton remarqua qu’elle était aveugle.

« Ne vais-je pas vous incommoder, ma bonne femme ? » lui dit-il avec compassion, « votre infirmité doit bien vous gêner pour exercer votre état. — Non, monsieur, répondit la vieille ; je vais partout dans la maison avec autant de facilité que si j’avais mes yeux, et d’ailleurs j’ai une jeune fille pour m’aider. Les dragons panseront votre cheval pour une bagatelle quand ils seront revenus de leur patrouille : ils sont à présent plus honnêtes qu’autrefois. »

D’après cette assurance, Morton mit pied à terre.

« Peggy, ma belle enfant, » continua l’hôtesse en s’adressant à une jeune fille de douze ans qui venait d’arriver, « menez le cheval de monsieur à l’écurie ; ôtez-lui sa selle et sa bride, et jetez une botte de foin devant lui, en attendant le retour des dragons. Entrez, monsieur ; toute chétive qu’elle est, ma maison n’en est pas moins propre. »

Morton la suivit dans la chaumière.






CHAPITRE XLII.

les renseignements.


Alors la vieille mère se mit à parler, et ses larmes coulèrent en abondance… « Vous étiez averti, mon fils Johny : il ne fallait pas suivre la chasse. »
Ancienne ballade.


En entrant dans la chaumière, Morton reconnut que son hôtesse avait dit la vérité. L’intérieur de la maison ne ressemblait nullement à ce qu’annonçait son extérieur ; elle était propre et même commode, surtout l’appartement réservé dans lequel la veuve le conduisit, et où il devait souper et coucher. On lui servit ce qu’il y avait de meilleur dans cette humble auberge, et quoiqu’il fût peu pressé de manger, il se mit pourtant à table, afin de causer plus long-temps avec la maîtresse du logis. Bien qu’aveugle, elle semblait veiller à tout, et elle trouvait comme par instinct ce dont elle avait besoin.

« N’avez-vous que cette jeune et jolie fille pour vous aider à servir vos hôtes ? » fut naturellement la première question que lui adressa Morton. — Oui, monsieur. Je vis seule comme la veuve de Zarephta ; et je reçois trop peu de monde pour payer des domestiques. J’avais jadis deux beaux garçons qui faisaient tout l’ouvrage. Mais Dieu donne et peut reprendre : que son nom soit béni ! Même après avoir perdu mes fils, j’ai été moins pauvre des biens du monde qu’à présent ; mais c’était avant la révolution[97]. — Vraiment ? Vous êtes pourtant presbytérienne, ma bonne mère ? — Oui, monsieur ; et bénie soit la lumière qui m’a montré le droit chemin ! — Alors, la révolution n’aurait dû vous faire que du bien. — Si elle a rendu ce pays plus heureux, et assuré la liberté de conscience, peu importe le mal qu’elle a fait à une pauvre aveugle, à un ver de terre tel que moi. — Mais encore, je ne vois pas comment vous avez pu en souffrir. — C’est une longue histoire, monsieur. Une nuit, six semaines environ avant la bataille de Bothwell-Bridge, un jeune gentilhomme s’arrêta dans cette misérable chaumière : il était blessé et couvert de sang, pâle et épuisé de fatigue ; et son cheval était si las qu’il pouvait à peine mettre un pied devant l’autre. Ses ennemis le suivaient de près, et lui-même était un de nos ennemis. Que pouvais-je faire, monsieur ? Vous qui êtes soldat, vous allez dire que je ne suis qu’une vieille sotte ! hé bien, je l’ai nourri, soigné, caché, jusqu’à ce qu’il pût repartir sans danger. — Qui donc oserait blâmer une telle conduite ? — Pourtant quelques gens de notre parti m’en ont voulu. Ils disaient que j’aurais dû agir comme Jaël envers Sisara. Mais répondis-je, Dieu ne m’avait pas ordonné de faire couler le sang ; comme femme et comme chrétienne, j’ai cru au contraire que je devais l’arrêter. Alors ils m’accusèrent de ne pas aimer mes enfants, puisque j’avais secouru un des soldats du régiment qui avait assassiné mes deux fils. — Assassiné vos deux fils ! — Oui, monsieur, quoique vous puissiez donner à leur mort un autre nom. L’un a péri l’épée à la main en combattant pour la cause du Covenant national ; l’autre… Ah ! quand ils l’ont fusillé devant moi, mes pauvres yeux se sont remplis de larmes, et il me semble que ma vue s’est toujours de plus en plus affaiblie depuis ce triste jour : mes douleurs, mes angoisses, mes pleurs que je ne pouvais sécher, rien ne put le sauver. Mais, hélas ! en livrant le jeune lord Evandale à ses ennemis, aurais-je rendu la vie à mon Ninian et à mon Johny. — Lord Evandale ! » dit Morton avec surprise. « Est-ce à lord Evandale que vous avez sauvé la vie ? — À lui-même, répondit-elle ; et il en a été reconnaissant : il m’a donné une vache et un veau, de la drèche, de la farine et de l’argent ; tant qu’il a eu de l’autorité, personne n’a osé m’insulter. Mais nous demeurons sur les domaines de Tillietudlem : lady Marguerite Bellenden et le laird actuel, Basile Olifant, ont long-temps plaidé pour le château ; et lord Evandale soutenait la vieille lady par amour pour la jeune miss Édith, une des meilleures et des plus jolies filles d’Écosse, à ce qu’on dit dans le pays. Mais ils furent obligés de partir, et Basile eut le château et les terres ; puis vint la révolution. Alors le laird changea encore d’opinion : car, disait-il, il avait été jadis whig au fond du cœur, et ne s’était fait papiste que pour être à la mode. Il fut donc en faveur, et lord Evandale perdit toute influence, car il était trop fier et trop courageux pour tourner à tous les vents, quoique beaucoup de nos gens sachent aussi bien que moi que, quels que fussent ses principes, il était encore assez bon pour nous protéger, et valait bien mieux que ce Basile Olifant. Mais lord Evandale était en défaveur et presque sans crédit auprès du gouvernement. Alors Basile, qui est un homme vindicatif, s’est mis à le tourmenter de toutes les manières, et surtout en opprimant et en dépouillant la pauvre vieille femme aveugle, Bessie Maclure, parce qu’elle avait sauvé la vie à lord Evandale, et que ce lord lui voulait du bien. Mais il s’est trompé, si c’était son but, car il se passera du temps avant que lord Evandale entende dire que j’ai vendu ma vache pour payer ma redevance ou d’autres dettes, que j’ai eu des dragons à loger quand le pays est tranquille, ou toute autre chose qui pourrait lui faire de la peine. Je saurai me résigner à mon sort, et la perte de mes biens est le moindre de mes chagrins. »

Touché d’une patience si courageuse, qu’inspirait à cette femme un sentiment si noble de reconnaissance, Morton ne put s’empêcher de maudire l’infâme qui avait exercé une si lâche vengeance.

« Ne le maudissez pas, monsieur ! lui dit-elle. J’ai entendu dire par un honnête prédicateur qu’une malédiction était comme une pierre qu’on jette vers le ciel et qui peut retomber sur la tête de celui qui l’a lancée. Mais si vous connaissez lord Evandale, dites-lui de se tenir sur ses gardes, car j’entends les soldats qui logent ici parler d’étranges choses, et on prononce souvent son nom. Leur chef s’est rendu deux fois à Tillietudlem ; il est comme le favori du laird, bien qu’il ait été autrefois un des plus cruels persécuteurs qui aient désolé ce pays… j’en excepte le sergent Bothwell… On l’appelle Inglis[98]. — Je prends le plus vif intérêt à la sûreté de lord Evandale, dit Morton ; et je trouverai certainement un moyen de l’avertir de ces coupables menées. Mais en retour, ma bonne femme, il faut me répondre à une autre question : ne savez-vous rien de Quentin Mackell d’Iron-Gray ? — De qui ? » s’écria l’aveugle d’un ton de surprise et d’effroi. — « De Quentin Mackell d’Iron-Gray, répéta Morton. Ce nom a-t-il quelque chose d’effrayant ? — Non ; non, » répondit-elle en hésitant ; « mais l’entendre prononcer par un étranger, par un soldat !… Dieu nous soit en aide ! Quel nouveau malheur nous menace ? — Celui dont je vous parle, dit Morton, n’a rien à craindre de moi, si, comme je le suppose, ce Quentin Mackell est le même que John Bal… — Ne prononcez pas ce nom ! » dit la vieille en posant un doigt sur ses lèvres. « Je vois que vous avez son secret, et je ne vous cacherai rien. Mais, pour l’amour de Dieu, parlez bas. Au nom du ciel, dites-moi que vous ne lui voulez pas de mal !… Mais vous êtes soldat, m’avez-vous dit ? — Oui, et je le répète ; mais il n’a rien à redouter de ma part. Je commandais une division à Bothwell-Bridge. — En vérité ! mais, en effet, il y a dans votre voix quelque chose qui m’inspire de la confiance : vous parlez avec aisance et abandon, comme un homme honnête. — Et j’ose dire que je le suis. — Mais, soit dit sans vous offenser, monsieur, dans ces malheureux temps la main du frère est levée contre le frère ; et l’homme dont vous parlez a tout autant à craindre du gouvernement actuel que de ses anciens persécuteurs. — Vraiment ? je l’ignorais. Il faut dire aussi que j’arrive des pays étrangers. — Je vais tout vous dire, » poursuivit la vieille aveugle en prenant une attitude qui montrait à quel point, chez elle, l’ouïe pouvait suppléer à la vue : se tenant immobile, elle tourna lentement la tête pour s’assurer qu’il ne se trouvait personne à portée de l’entendre ; puis elle reprit : « Vous savez combien il a travaillé pour le Covenant, aujourd’hui délaissé, violé, trahi par l’endurcissement et par l’égoïsme de cette ignoble engeance. Puis, quand il passa en Hollande, au lieu de l’appui et des remercîments des compagnons de sa noble infortune, au lieu des secours et de l’amitié des gens pieux, qu’il était en droit d’espérer, le prince d’Orange lui refusa sa faveur, les ministres lui refusèrent la sainte communion : tout cela était bien dur à supporter pour celui qui avait tant souffert et tant fait… trop fait peut-être… mais m’appartient-il de le juger ? Il revint donc près de moi, et rentra dans son ancien lieu de refuge qui l’avait si souvent protégé, et surtout deux jours avant la brillante victoire de Drumclog ; car je n’oublierai jamais qu’il se disposait à y venir encore le soir du jour où le jeune Milnwood fut reconnu capitaine du perroquet ; mais je l’avertis de n’y pas aller en ce moment. — Quoi ! s’écria Morton ; était-ce vous qui, couverte d’un manteau rouge, étiez assise au bord du chemin, et qui lui dites qu’un lion était dans le sentier de la montagne ? — Au nom du ciel ! qui êtes-vous ? » demanda la vielle femme étonnée et interrompant le fil de son récit. « Mais qui que vous soyez, » continua-t-elle en reprenant son calme, « vous ne pouvez me faire un crime d’avoir voulu sauver la vie d’un ami comme celle d’un ennemi. — Vous faire un crime de cette action, mistress Maclure ! je n’y pense même pas… J’ai seulement voulu vous montrer que je connais assez bien les affaires du personnage dont il s’agit, pour que vous puissiez sans crainte m’apprendre ce que je désire savoir. Je vous prie de continuer. — Il y a dans votre voix un certain ton d’autorité, et pourtant elle a une douceur irrésistible. Je n’ai presque plus rien à vous dire. Les Stuarts ont été détrônés : Guillaume et Marie règnent à leur place ; mais pas un mot du Covenant, non plus que s’il n’eût jamais existé. Ils ont accueilli à bras ouverts et la joie dans le cœur une assemblée érastienne, composée de déserteurs de la sainte cause, aujourd’hui perdue, de l’Église d’Écosse. Nos fidèles champions, qui ont porté témoignage, sont encore plus malheureux qu’aux jours de persécution, de tyrannie et d’apostasie déclarées ; car les âmes sont endurcies ; la multitude affamée de la parole divine n’est plus nourrie que de vains discours ; et plus d’un de nos malheureux frères, accablé de faim et de soif, après avoir attendu toute l’après-midi quelque nourriture solide qui l’excite à la grande œuvre, reçoit à peine un mot de sèche morale qu’on lui jette à la tête et… — Enfin, « dit Morton, pour mettre fin à une dissertation que la bonne vieille, entraînée par son enthousiasme religieux, aurait sans doute continuée longtemps encore… « enfin, vous n’aimez pas le nouveau gouvernement : Burley partage-t-il vos opinions ? — Plusieurs de nos frères, monsieur, croient que nous avons combattu, jeune, prié et souffert pour la grande ligue nationale du Covenant, et que désormais on oubliera nos souffrances, nos combats, nos jeûnes et nos prières. Ils ont pensé qu’il y aurait quelque avantage à ramener l’ancienne famille sur le trône, en faisant de nouvelles conditions ; car, après tout, quand Jacques fut chassé, j’ai entendu dire que la grande fureur des Anglais contre lui avait été excitée dans l’intérêt de sept prélats sacrilèges. Ainsi donc, bien que la plupart dos nôtres se soient rattachés à l’ordre de choses actuel, et qu’ils aient formé un régiment qui se tient prêt à marcher sous les ordres du comte d’Angus ; malgré cela, dis-je, notre digne ami, et d’autres chefs encore qui veulent la pureté de doctrines et la liberté de conscience, ont préféré s’entendre avec les jacobites plutôt que de se déclarer contre eux, craignant de tomber à terre comme un mur construit avec un mauvais ciment, ou comme celui qui s’assoit entre deux tabourets. — Ils ont pris un singulier moyen pour obtenir la liberté de conscience et arriver à la pureté de doctrines. — Mon cher monsieur, le soleil qui éclaire nos yeux se lève à l’orient ; mais le soleil qui éclaire l’esprit peut se lever au nord… pauvres mortels aveugles, nous ne devons pas l’ignorer. — Et Burley a été dans le nord chercher la lumière ? — Oui, monsieur, et il a vu Claverhouse lui-même, qu’on nomme aujourd’hui Dundee. — Comment ! » s’écria Morton : « j’aurais juré qu’une pareille rencontre coûterait nécessairement la vie à l’un des deux. — Non, non, monsieur ; dans les temps de troubles il se fait des changements soudains… Montgomery, Ferguson, et beaucoup d’autres qui étaient les plus grands ennemis du roi Jacques, sont aujourd’hui de son côté… Claverhouse a fait bon accueil à notre ami, et l’a envoyé se consulter avec lord Evandale ; mais alors la désunion a recommencé ; car lord Evandale n’a voulu ni le voir, ni l’entendre, ni lui parler. Depuis lors il est furieux, et sa fureur augmente chaque jour ; il rugit en jurant qu’il se vengera de lord Evandale, et ne parle que de brûler et de tuer. Oh ! les horribles accès de colère ! ils troublent son esprit, et donnent à l’ennemi de funestes avantages. — L’ennemi ! demanda Morton ; quel ennemi ? — Quel ennemi ? Pouvez-vous connaître particulièrement John Balfour de Burley, et ignorer qu’il a de cruels et fréquents combats à soutenir contre l’esprit malin ? L’avez-vous jamais vu seul, une Bible à la main et son épée nue sur ses genoux ? Couché dans la même chambre que lui, ne l’avez-vous jamais entendu se débattre dans ses songes contre les illusions de Satan ? Oh ! vous le connaissez bien mal si vous ne l’avez vu qu’en plein jour ; car il dérobe soigneusement à tous les yeux le spectacle de ses funestes visions et de ses luttes cruelles. Mais je l’ai vu, moi, trembler si fort après un de ces accès de délire, qu’un enfant l’aurait terrassé, tandis que des gouttes de sueur ruisselaient sur son front comme jamais pluie d’orage n’est tombée sur mon pauvre toit de chaume. »

Pendant qu’elle parlait, Morton commença à se rappeler l’agitation de Burley pendant son sommeil dans le grenier de Milnwood ; l’incohérence de ses discours, dont lui avait parlé Cuddie ; ses extases, ses combats contre le mauvais esprit, objet fréquent des entretiens des caméroniens. Il en conclut que cet homme lui-même était victime de ses propres illusions, qu’il avait la force de dissimuler aux yeux de ceux dont il recherchait la considération, tandis qu’il ne s’abandonnait aux accès de cette espèce d’épilepsie que devant les personnes auxquelles il pouvait donner de lui une idée plus élevée. Il était naturel de supposer qu’une ambition trompée, des espérances déçues, et la ruine d’un parti qu’il avait défendu avec une fidélité inébranlable, avaient, en l’exagérant, changé son enthousiasme en une sorte de folie temporaire. En effet, il arriva plus d’une fois, dans ces temps d’effervescence, que des hommes tels que sir Henry Vane, Harrison, Overton, et d’autres, dominés eux-mêmes par un fanatisme extravagant, pussent en public se conduire non-seulement avec bon sens dans des situations difficiles, et avec courage dans le péril, mais encore avec l’adresse la plus rare et la valeur la plus déterminée. La suite des renseignements que lui donnait mistress Maclure confirma Morton dans cette opinion.

« Au point du jour, dit-elle, ma petite Peggy vous servira de guide, avant que les soldats soient sur pied ; mais il faudra laisser passer son heure de danger, comme il dit, avant de pénétrer dans son lieu de refuge. Peggy vous dira quand vous pourrez entrer : elle est au fait de tout cela, car c’est elle qui lui porte le peu de provisions dort il a besoin pour soutenir sa vie. — Et dans quel endroit ce malheureux s’est-il donc réfugié ? dit Morton. — Dans le plus effroyable lieu où se réfugia jamais créature vivante, répondit l’aveugle : on l’appelle la Caverne noire de Linklater… C’est un bien triste séjour ; mais il s’y plaît plus que partout ailleurs, parce qu’il y a toujours trouvé un asile sûr. Il le préfère, j’en suis certaine, à une chambre tapissée et à un lit de duvet. Mais vous verrez cette caverne : moi aussi je l’ai vue, il y a bien long-temps. Je n’étais alors qu’une jeune folle, et je ne prévoyais guère ce qui devait arriver. N’avez-vous plus besoin de rien, monsieur, avant d’aller vous mettre au lit, car il faudra demain vous lever à la pointe du jour ? — Non, ma bonne mère, dit Morton, et ils se séparèrent.

Morton se recommanda au ciel, se jeta sur son lit, entendit, lorsqu’il n’était encore qu’assoupi, les dragons revenir de patrouille, puis enfin s’endormit profondément, malgré l’extrême agitation de son esprit.






CHAPITRE XLIII.

dangereuse entrevue.


Ils entrent dans la caverne ténébreuse, et trouvent l’homme maudit, couché par terre, sombre, et tout entier à ses tristes réflexions.
Spencer.


Dès que l’aurore brilla sur les montagnes, un faible coup fut frappé à la porte de la modeste chambre qu’occupait Morton, et une jeune fille lui demanda à voix basse s’il voulait se rendre à la caverne avant que les gens s’éveillassent.

Il se leva donc, et, s’habillant à la hâte, alla rejoindre sa petite conductrice. La jeune montagnarde marchait lestement devant lui, à travers les vallons et les montagnes couvertes de gelée blanche. La route sauvage dont ils suivaient les détours n’étaient ni un chemin régulier ni un sentier battu : elle côtoyait seulement, en le remontant, les bords d’un ruisseau. Plus ils avançaient, plus le paysage devenait triste et aride ; enfin, ils se trouvèrent au milieu de rochers et de bruyères. — Sommes-nous encore bien loin de la caverne ? demanda Morton. — À un mille environ, répondit la jeune fille ; nous y serons bientôt. — Et faites-vous souvent ce pénible voyage, ma belle enfant ? — Chaque fois que ma grand’mère m’envoie porter du lait et des provisions. — Et n’êtes-vous pas effrayée en vous trouvant seule sur de pareils chemins ? — Aucunement, reprit l’enfant ; nulle créature vivante ne voudrait faire du mal à un être aussi faible que moi ; et ma grand’mère dit qu’on n’a rien à craindre quand on fait une bonne action. — L’innocence lui donne autant de force que si elle était couverte d’une triple armure ! » dit Morton en lui-même ; et il la suivit en silence.

Ils arrivèrent bientôt à un endroit couvert d’épines et de broussailles, et qui paraissait autrefois planté de chênes et de bouleaux. Là, la jeune fille quitta tout-à-coup la bruyère, et conduisit Morton vers un ruisseau. Un mugissement sourd l’avait en partie préparé au spectacle qui s’offrait à lui, et qu’on ne pouvait contempler sans surprise et terreur. En sortant de l’étroit sentier qui l’avait conduit au travers de cette espèce de bois, il se trouva sur la plate-forme d’un rocher qui s’avançait sur un ravin de plus de cent pieds de profondeur, dans lequel le ruisseau qui descendait d’une montagne, tombait avec fracas. L’œil cherchait en vain à plonger au fond de cet abîme ; il n’apercevait qu’une épaisse écume et une étroite issue, jusqu’à ce qu’il fût arrêté par les pointes de rochers sur lesquelles les eaux tombaient en bouillonnant, et qui empêchaient de voir le sombre réservoir qui les recevait. Plus loin, environ à un quart de mille, on voyait de nouveau le cours sinueux du ruisseau, dont le lit commençait à s’élargir ; mais jusque-là il était aussi impossible de le suivre que s’il eût passé sous les voûtes d’une caverne ; car les rochers saillants à travers lesquels il coulait d’abord semblaient se rapprocher et le couvrir complètement.

Pendant que Morton admirait le bruit de ces eaux qui semblaient vouloir se dérober aux regards sous les buissons et les rochers au travers desquels elles coulaient, son jeune guide, qui se tenait près de lui, le tira par la manche, et lui dit, d’une voix qu’il ne pouvait entendre sans approcher de fort près son oreille : « Écoutez-le ! écoutez-le ! »

Morton écouta plus attentivement ; et, du fond même de l’abîme dans lequel se précipitait le ruisseau, au milieu du bruit causé par sa chute, il crut distinguer des sons, des cris, et même des mots articulés, comme si le démon de l’onde mêlait ses plaintes au mugissement de ses flots irrités.

« Voilà le chemin, dit la jeune fille, suivez-moi, s’il vous plaît, monsieur, mais prenez bien garde à vos pieds : » puis, avec une agilité et un courage que l’habitude lui rendait faciles, elle quitta la plate-forme, et, à l’aide des fragments et des angles de rochers, elle descendit vers le précipice qui s’ouvrait au-dessous d’eux. Aussi adroit qu’intrépide, Morton n’hésita pas à la suivre, mais l’attention dont il avait besoin pour assurer ses mains et ses pieds l’empêchait de regarder autour de lui. Après avoir descendu environ vingt pieds, la jeune fille s’arrêta, et il se trouva bientôt à côté d’elle, dans une situation à la fois romantique et alarmante. Ils étaient de niveau avec le rocher d’où l’eau s’élançait dans le profond et noir abîme, et à soixante ou soixante-dix pieds au-dessus de ce gouffre : ils voyaient en plein les deux étages de la cascade et le précipice qui la recevait. La cataracte tombait si près d’eux, qu’ils étaient mouillés par les vapeurs, et presque assourdis par le bruit continuel qu’elle produisait. Mais bientôt s’en étant approchés davantage, ils aperçurent un vieux chêne, renversé comme par hasard en travers du ruisseau, et qui formait un pont effrayant et dangereux. Le sommet de l’arbre s’appuyait sur la plate-forme où se trouvaient les deux voyageurs ; les racines touchaient à la rive gauche, dans un endroit caché par un rocher saillant que l’œil de Morton pouvait distinguer à peine. Derrière ce rocher brillait une lumière rouge qui, se réfléchissant dans l’eau de la cataracte, produisait un effet surnaturel et sinistre, et contrastait d’une manière frappante avec les rayons du soleil levant qui dorait le ruisseau vers son point de départ, quoique, même dans sa plus grande hauteur, il ne pût atteindre au tiers de la profondeur de l’abîme. Morton contemplait ce spectacle quand sa compagne le tira de nouveau par la manche, et, lui montrant le chêne et le rocher contre lequel il s’appuyait (car le bruit ne permettait plus de faire entendre aucune parole), elle lui indiqua qu’il fallait y passer.

Morton regarda la jeune fille d’un air de surprise ; car bien qu’il sût que les presbytériens persécutés cherchaient, sous les règnes précédents, un asile au milieu des bois et des montagnes, des cavernes et des cataractes, dans les lieux les plus sauvages et les plus retirés ; bien qu’il eût entendu dire que des covenantaires avaient long-temps demeuré au-delà de Dobs-Linn, sur les hauteurs désertes de Polmoodie, que d’autres s’étaient cachés dans l’effrayante caverne appelée Creehope-Linn, dans la paroisse de Closeburn[99], cependant son imagination ne s’était jamais représenté une demeure aussi horrible, et il s’étonna que l’étrange et romantique spectacle qu’il avait sous les yeux lui eût échappé jusque là, lui qui recherchait avec ardeur ces grandes merveilles de la nature. Mais il réfléchit que ce lieu étant très-écarté et très-sauvage, et destiné à servir d’asile contre la persécution aux prédicateurs non conformistes, le secret de son existence était soigneusement gardé par le petit nombre de bergers qui pouvaient le connaître.

Faisant trêve à ses réflexions, il se demandait comment il pourrait franchir ce pont périlleux et effrayant, toujours mouillé et rendu glissant par les vapeurs, et suspendu à plus de soixante pieds au-dessus de la cataracte ; mais son guide, comme pour lui donner du courage, passa sur l’arbre, puis revint vers lui sans la moindre hésitation. Morton envia un instant les petits pieds nus de la jeune fille qui saisissaient bien mieux les aspérités de l’écorce de l’arbre qu’il ne pouvait le faire avec ses bottes. Cependant, fixant ses yeux sur la rive opposée, sans regarder l’eau écumeuse, sans prêter l’oreille au fracas de la cataracte, il s’avança d’un pas ferme et assuré, et atteignit l’entrée d’une petite caverne située à l’autre bord du torrent. Là il s’arrêta, car la lueur rougeâtre d’un feu de charbon lui permit d’en voir l’intérieur ; et, caché lui-même dans l’ombre d’un rocher, il put considérer l’être qui l’habitait, sans en être aperçu lui-même. Ce qu’il observa n’aurait pas encouragé un homme moins déterminé que Morton à poursuivre son entreprise.

Burley, qui n’était changé que par une barbe grise qu’il avait laissé croître, était debout au milieu de la caverne, tenant d’une main sa bible, et de l’autre son épée nue. Ses traits, à demi éclairés par la lueur rougeâtre du charbon, semblaient ceux d’un démon dans la sombre atmosphère du Pandemonium ; ses mouvements et ce qu’on pouvait saisir de ses paroles paraissaient également violents et irréguliers. Seul et dans un lieu presque inaccessible, il avait l’air d’un homme qui défend sa vie contre un ennemi mortel. « Ah ! ah !… ici… ici !… » s’écriait-il en accompagnant chaque mot d’un coup frappé de toute sa force dans le vide de l’air. « Ne te l’avais-je pas dit ?… j’ai résisté, et tu as fui !… lâche que tu es… Déploie toutes tes terreurs… viens avec mes propres fautes, qui te rendent encore plus terrible… j’ai dans ce livre tout ce qu’il faut pour me défendre… Que parles-tu de cheveux gris ?… C’était un devoir de le tuer… plus l’épi est mûr, plus il appelle la faucille… Es-tu parti ?… Es-tu parti ?… Je t’ai toujours trouvé lâche… Ah ! ah ! ah ! »

Après ces sombres exclamations, il baissa la pointe de son épée, et resta debout et immobile, comme un maniaque dont l’accès a cessé.

« Le moment dangereux est passé, » dit la jeune fille, qui avait suivi Morton ; « il dure rarement après que le soleil est sur la colline ; vous pouvez vous avancer et lui parler. Je vous attendrai de l’autre côté de l’eau : il ne consent jamais à voir deux personnes à la fois. »

Morton, d’un pas lent, et se tenant sur ses gardes, se présenta à son ancien collègue.

« Quoi ! tu viens quand ton heure est passée ! » telle fut la première exclamation de Burley, qui se mit à brandir son épée : ses traits exprimaient une terreur mêlée de rage. — Je viens, monsieur Balfour, » dit Morton d’une voix ferme et calme, « renouveler une connaissance qui a été interrompue depuis la bataille du pont de Bothwell. »

Burley, sitôt qu’il eut reconnu Morton, comprima son imagination ardente et exaltée par cette force de volonté extraordinaire qui le caractérisait. Il baissa son épée, et, après l’avoir remise tranquillement dans le fourreau, il murmura quelques mots sur l’humidité et le froid qui forçaient un vieux soldat à cultiver l’art de l’escrime pour empêcher son sang de se glacer. Après quoi il prit ce ton froid et solennel qu’il ne quittait jamais dans sa conversation habituelle.

« Tu as tardé bien long-temps, Henri Morton, et tu n’es venu dans la vigne que quand la douzième heure a sonné. Es-tu prêt à mettre la main à l’œuvre et à t’associer à ceux pour qui les trônes et les dynasties ne sont rien, et pour qui l’Écriture est la règle de leur conduite ? — Je m’étonne, » dit Morton, qui voulait éviter de répondre directement à sa question, « que vous me reconnaissiez après tant d’années. — Les traits de ceux qui ont eu le courage de travailler avec moi sont gravés dans mon cœur : et quel autre que le fils de Silas Morton oserait venir me chercher dans cet asile ? Vois-tu ce pont jeté là par la nature elle-même ? » ajouta-t-il en montrant le chêne : « d’un léger coup de pied, je puis le renverser dans l’abîme, et braver ensuite mes ennemis restés sur l’autre bord, tandis que ceux qui seraient venus jusqu’ici resteraient à la merci d’un homme qui n’a pas encore trouvé son égal en combat singulier. — J’aurais cru que maintenant vous n’aviez guère besoin de tels moyens de défense. — Tu le crois ? et cependant les démons incarnés sont ligués contre moi sur la terre ; Satan lui-même… Mais laissons cela ; c’est assez que j’aime ma retraite, ma caverne d’Adullam : je ne changerais pas ses grossières murailles de roc pour les beaux appartements du château des comtes de Torwood avec leurs vastes domaines et leur baronnie. Tu dois penser différemment, à moins que ta folle passion ne soit éteinte. — C’est de ces mêmes domaines que je viens vous parler, et je ne doute pas de trouver en monsieur Balfour autant de raison et de réflexion que je lui en ai vu quelquefois lorsque la même cause nous réunissait sous les mêmes drapeaux. — Oui ! En vérité, c’est là ton espérance ? Voudrais-tu t’expliquer plus clairement ? — J’y consens. Vous avez exercé, par des moyens que je devine, une secrète mais funeste influence sur la fortune de lady Marguerite Bellenden et de sa petite-fille, en faveur de ce vil et tyrannique apostat Basile Olifant, que la justice, trompée par vos manœuvres, a mis en possession de leurs propriétés légitimes. — Tu crois cela ? — J’en suis sûr ; et vous ne renierez point ce que vous avez écrit vous-même. — Et en supposant que je ne le nie pas, en supposant même que ton éloquence puisse me persuader de défaire ce que j’ai fait après de mûres réflexions, quelle sera ta récompense ? Espères-tu posséder la jeune fille à la belle chevelure, avec son vaste et riche héritage ? — Je n’ai pas cette espérance. — Et pourquoi, alors, as-tu entrepris d’enlever sa proie au fort, d’arracher sa nourriture de la gueule du lion, d’émouvoir les entrailles de celui que la haine dévore ? Crois-moi, tu as entrepris d’accomplir une tâche plus périlleuse que celle de Samson. Qui en recueillera le fruit ? — Lord Evandale et son épouse. Ayez meilleure opinion de l’humanité, monsieur Balfour, et croyez qu’il est des hommes capables de sacrifier leur bonheur à celui d’autrui. — Alors, sur mon ame, de tous les êtres qui portent de la barbe, qui montent à cheval et manient l’épée, tu es le plus doux et le plus capable de supporter une injure sans se venger. Quoi ! tu veux mettre ce maudit Evandale dans les bras de la femme que tu aimes ? tu voudrais leur faire restituer des richesses et des biens dont il a fallu les dépouiller ? Tu crois qu’il existe sur la terre un autre homme, offensé plus cruellement que toi, et cependant assez insensible, assez bas, assez rampant pour commettre une telle lâcheté ; et tu as osé supposer que cet homme sera John Balfour ? — Je ne dois compte qu’à Dieu de mes propres sentiments. Je suppose, monsieur Balfour, qu’il vous importe peu que ces biens soient possédés par Basile Olifant ou par lord Evandale. — Tu te trompes. Tous deux sont, il est vrai, plongés dans les ténèbres et privés de la lumière, comme celui dont les yeux ne se sont jamais ouverts à la clarté du jour. Mais ce Basile Olifant est un Nabal, un misérable, dont les richesses et le pouvoir sont à la disposition de celui qui peut le menacer de l’en dépouiller. Il a embrassé notre parti parce qu’il n’avait pu obtenir les domaines de Tillietudlem ; il s’est fait papiste pour les posséder ; il est devenu érastien pour les conserver ; et il sera tout ce que je voudrai, tant que j’aurai en mon pouvoir ce papier qui peut l’en priver. Ces terres sont comme un mors dans sa bouche et un crampon dans ses narines ; la bride et la corde sont entre mes mains pour le diriger à mon gré. Il les gardera donc, à moins que je ne sois certain de les donner à un ami fidèle et sûr. Mais lord Evandale est un réprouvé dont le cœur est de pierre, et le front de diamant ; les biens de ce monde ne sont pour lui que les feuilles desséchées qui tombent sur la terre gelée, et il les verra sans émotion emporter par le premier coup de vent. Les vertus mondaines d’un tel homme sont plus dangereuses pour nous que la sordide cupidité de ceux qui, guidés par leur propre intérêt, lui obéissent toujours ; car ces esclaves de l’avarice peuvent être forcés de travailler à la vigne, ne fût-ce que pour gagner le salaire de l’iniquité. — Tout cela eût été bien il y a quelques années ; alors j’aurais pu me rendre à vos raisons, quoique je ne les reconnaisse pas comme justes et équitables ; mais, dans l’état actuel des affaires, il me semble sans utilité pour vous de vouloir conserver sur Olifant une influence qui ne peut mener à aucun résultat profitable. Le pays jouit de la paix et de la liberté de conscience… Que voulez-vous de plus ? — Ce que je veux de plus ? » s’écria Burley en tirant de nouveau son épée avec une vivacité qui fit presque tressaillir Morton. « Regarde les brèches de cette arme ; elles sont au nombre de trois ; les vois-tu ? — Je les vois ; mais que voulez-vous dire ? — Le fragment d’acier qui a été enlevé à cette première brèche est resté dans le crâne du traître qui le premier introduisit l’épiscopat en Écosse ; cette seconde entaille a été faite sur la poitrine d’un impie, le meilleur et le plus hardi soldat qui soutînt la cause des prélats à Drumclog ; cette troisième s’est faite sur le casque d’un capitaine qui défendait la chapelle d’Holy-Rood quand le peuple s’insurgea : je lui fendis la tête jusqu’aux dents, malgré l’acier qui couvrait son crâne. Cette épée a fait de grands exploits, et chacun de ses coups a été une délivrance pour l’Église. Oui, » continua-t-il en la remettant dans le fourreau ; « mais elle a encore plus à faire : il lui faut déraciner cette vile et pestilentielle hérésie de l’érastianisme, assurer la vraie liberté de l’Église dans sa pureté, rétablir le Covenant dans sa gloire !… qu’ensuite elle se rouille et se consume auprès des ossements de son maître[100]. — Vous n’avez ni troupes ni moyens, monsieur Balfour, pour renverser le gouvernement, solidement établi comme il l’est ; tout le monde est content, excepté quelques gentilshommes jacobites ; et sûrement vous ne vous joindrez point à des hommes qui ne se serviraient de vous que dans leur intérêt particulier ? — Ce sont eux qui serviront les nôtres. J’ai été dans le camp de ce réprouvé Claverhouse, comme le futur roi d’Israël dans le pays des Philistins ; nous avions organisé ensemble un soulèvement, et sans ce réprouvé d’Evandale, les érastiens seraient maintenant chassés de tout l’ouest. Je le massacrerais, » ajouta Burley avec une expression de rage, « tînt-il embrassées les cornes de l’autel. » Il continua ensuite d’un ton plus calme : « Si tu voulais, toi le fils de mon ancien ami, rechercher pour toi-même cette Édith Bellenden, et mettre la main au grand œuvre avec un zèle égal à ton courage, crois bien que je ne préférerais pas l’amitié de Basile Olifant à la tienne. Au moyen de cette pièce (il lui montra un parchemin) tu pourrais la remettre en possession des domaines de ses pères. J’ai conçu ce désir depuis que je t’ai vu combattre si vaillamment au fatal pont de Bothwell. Édith t’aimait, et tu l’aimais toi-même. — Je ne dissimulerai pas avec vous, monsieur Balfour, même pour atteindre le but que je me suis proposé. J’étais venu dans l’espérance de vous porter à faire un acte de justice, et non dans aucune vue d’intérêt personnel. Je n’ai pas réussi ; j’en suis fâché pour vous, plus encore que pour ceux qu’aura dépouillés votre iniquité. — Vous refusez donc mon offre ? » dit Burley avec des yeux étincelants. — Oui. Si vous étiez réellement ce que vous voulez qu’on vous croie, un homme d’honneur et de conscience, laissant de côté toute autre considération, vous rendriez ce parchemin à lord Evandale pour l’utilité des héritiers légitimes. — Qu’il soit plutôt anéanti ! » dit Burley ; et jetant le testament du comte de Torwood dans le brasier qui était près de lui, il l’y poussa du pied, afin qu’il fût consumé.

Morton s’élança pour l’en retirer ; Burley saisit Morton fortement, et une lutte s’ensuivit. Tous deux étaient robustes ; mais si Morton était plus agile et plus jeune, Burley était plus fort, et il parvint à arrêter son adversaire jusqu’à ce que cette pièce si précieuse fût réduite en cendres. Alors ils se dégagèrent des bras l’un de l’autre ; et le fanatique Balfour lança sur Morton un regard qui exprimait la joie féroce d’une vengeance satisfaite.

« Tu as mon secret, s’écria-t-il : il faut l’associer à moi ou mourir ! — Je méprise vos menaces, répondit froidement Morton ; j’ai pitié de vous, et je vous quitte. »

Il s’apprêtait à sortir ; mais Burley s’élance à l’entrée de la caverne, pousse du pied le chêne, qui roule dans l’abîme avec un bruit semblable à celui du tonnerre ; puis, tirant son épée, il s’écria d’une voix qui rivalisait avec le mugissement de la cataracte et le bruit de la chute du chêne : « Te voilà en mon pouvoir ! Allons, combats, rends-toi ou meurs ! » Et, se tenant à l’entrée de la caverne, il agitait son épée nue.

« Je ne me battrai pas avec l’homme qui sauva les jours de mon père, dit Morton ; je n’ai jamais baissé mon épée devant qui que ce soit ; et je sauverai ma vie comme je le pourrai. »

À ces mots, et avant que Burley pût s’y opposer, il gagna l’entrée de la caverne, d’où, avec l’agilité de la jeunesse, il franchit d’un saut l’abîme effrayant qui le séparait du bord, et il se trouva à l’abri de la fureur de cet énergumène. En s’éloignant, il se retourna, et vit Burley rester un instant immobile comme un homme frappé d’une extrême surprise, puis, avec un air de rage trompée, rentrer dans la caverne.

« L’esprit de cet homme, » pensa Henri en s’éloignant, « a long-temps nourri un projet dont toutes les tentatives d’exécution ont échoué : il n’est donc pas surprenant qu’il soit dans un état d’exaltation presque continuel qui lui cause des accès de frénésie non moins violents que la vigueur et l’opiniâtreté avec lesquelles il poursuit l’accomplissement de ses desseins farouches. »

Morton rejoignit bientôt la jeune fille, que la chute de l’arbre avait effrayée. Il lui dit que c’était l’effet d’un accident ; celle-ci lui apprit que l’habitant de la caverne n’en éprouverait aucun inconvénient, parce qu’il avait une provision d’arbres pour construire un autre pont.

Les aventures de la matinée n’étaient point terminées. Comme ils approchaient de la cabane, la petite fille poussa un cri de surprise en voyant sa grand’mère venir au devant d’eux à une plus grande distance de sa demeure qu’elle ne la croyait capable de le faire.

« Oh ! monsieur, monsieur ! » dit la vieille femme quand elle les entendit s’approcher, « si vous avez jamais aimé lord Evandale, voici le moment de le secourir, ou jamais… Que Dieu soit loué de m’avoir laissé l’ouïe quand il m’a enlevé la vue. Venez par ici… par ici… et marchez légèrement… Peggy, cours, selle le cheval de monsieur, et conduis-le derrière le buisson d’épines, où tu l’attendras. »

Elle conduisit alors Morton près d’une étroite fenêtre par laquelle il pouvait, sans être aperçu, voir deux dragons assis devant un pot d’ale, buvant leur coup du matin, et s’entretenant fort sérieusement.

« Plus j’y pense, disait l’un d’eux, moins cela me plaît, Inglis : Evandale était un bon officier et l’ami du soldat ; et s’il nous a punis pour notre mutinerie de Tillietudlem, ma foi, vous conviendrez que nous l’avions mérité. — Le diable m’emporte si jamais je le lui pardonne ! répondit Inglis ; maintenant je vais le tenir à mon tour… — Vous devriez oublier cela… Nous ferions mieux de l’aller trouver, et de nous réunir aux montagnards révoltés. Nous avons mangé le pain du roi Jacques. — Tu n’es qu’un sot ; pourquoi irions-nous le trouver ? Il a laissé passer le moment parce que Holliday a vu un esprit, et que miss Bellenden a des vapeurs, ou quelque autre mal imaginaire… Le secret ne sera pas gardé encore deux jours, et la récompense revient à celui qui chantera le premier. — Tu as raison. Mais ce Basile Olifant paiera-t-il bien ? — Comme un prince. Evandale est l’homme qu’il hait le plus, et il craint aussi d’avoir quelque procès avec lui ; il pense que s’il en était une fois débarrassé, tout irait bien pour lui. — Mais aurons-nous un mandat d’arrêt, et serons-nous en force ? Peu de gens seront disposés à agir contre lui, et il a sous ses ordres quelques-uns de nos camarades. — Tu es un poltron ou un fou, Dick ; il vit tranquillement à Fairy-Knowe, pour ne pas donner de soupçon. Et qui a-t-il avec lui ? Holliday et le vieux Gudyill, qui n’est plus bon à rien ! Olifant est magistrat, et il nous donnera quelques-uns de ses gens. Le laird m’a dit de plus qu’il nous fera accompagner par un whig déterminé, appelé Quintin Mackell, qui garde une vieille dent contre Evandale. — Bien, bien ! Vous êtes mon supérieur, vous le savez ; et si les choses sont mal… — Je me charge du blâme. Allons, un autre pot d’ale, et marchons vers Tillietudlem. Holà ! Bessie !… Où diable est donc la vieille sorcière ? — Retenez-les aussi long-temps que vous le pourrez, » dit à demi-voix Morton à son hôtesse, en lui mettant sa bourse dans la main ; « il s’agit d’abord de gagner du temps. »

Courant ensuite à l’endroit où la jeune fille avait conduit son cheval : « Irai-je à Fairy-Knowe ? se dit-il en lui-même ; non ; seul, je ne pourrais les défendre efficacement. Il vaut mieux courir à Glasgow : Wittenbold, qui y commande, me donnera un détachement, et me procurera aussi le secours de l’autorité civile : ce sera une garantie de plus. Allons, Moorkopf, » dit-il à son cheval en sautant en selle, « c’est aujourd’hui qu’il faut déployer toute ta vitesse. »





CHAPITRE XLIV et dernier.

la mort.


Il ne pouvait détourner ses yeux, qui déjà se fermaient, quoiqu’il vît de moins en moins Émilie ; ainsi il resta un moment sans proférer une parole ; puis il serra la main qu’il tenait dans les siennes, et rendit l’âme.
Palémon et Arcité.


L’indisposition d’Édith la retint au lit le jour où elle avait éprouvé une émotion si violente et si inattendue par suite de l’apparition soudaine de Morton ; mais le lendemain, sa santé était tellement améliorée, que lord Evandale reprit son projet de quitter Fairy-Knowe. À une heure après-midi, lady Émilie entra dans l’appartement d’Édith, avec un air grave qui ne lui était pas ordinaire : les compliments d’usage échangés, elle remarqua que ce jour serait pour elle fort triste, quoiqu’il dût délivrer miss Bellenden d’un grand embarras : « Mon frère nous quitte aujourd’hui, miss Bellenden, dit-elle enfin. — Nous quitte ! s’écria Édith ; c’est pour retourner chez lui, je pense ? — J’ai lieu de croire qu’il se prépare à faire un plus long voyage, répondit lady Émilie ; il n’a plus rien qui le retienne dans ce pays. — Bon Dieu ! s’écria Édith, suis-je donc née pour la ruine de tout ce qu’il y a de généreux et de plus noble au monde ! Que peut-on faire pour l’empêcher de courir à sa perte ? Je vais descendre à l’instant… Dites-lui que je le conjure de ne pas partir avant que je lui aie parlé ! — Ce sera inutile, miss Bellenden ; néanmoins je ferai votre commission. » Elle sortit de la chambre avec la même gravité qu’elle avait montrée en y entrant, et alla informer son frère que miss Bellenden se trouvait si bien qu’elle descendrait avant qu’il partît. « Je suppose, ajouta-t-elle d’un ton d’aigreur, que l’espérance d’être bientôt débarrassée de votre compagnie l’a guérie de ses vapeurs. — Ma sœur, dit lord Evandale, vous êtes injuste, sinon envieuse. — Injuste, je puis l’être, Evandale ; mais je n’aurais jamais deviné, » dit-elle en jetant les yeux sur une glace, « qu’on pût me soupçonner d’envie sans en avoir de plus justes motifs… Mais allons trouver la vieille lady ; elle a fait servir dans l’autre pièce un dîner qui aurait suffi pour votre régiment quand vous en aviez un. »

Lord Evandale la suivit en silence ; car il savait qu’il était inutile de combattre ses préventions et son orgueil offensé. Ils trouvèrent la table couverte de mets préparés sous la surveillance attentive de lady Marguerite.

« Ce n’est point un déjeuner, milord Evandale ; mais avant de monter à cheval, vous partagerez avec nous cette petite collation : c’est tout ce qu’a pu faire de mieux dans sa présente situation, une personne qui vous a tant d’obligations. J’aime que les jeunes gens prennent quelque chose avant de monter à cheval pour aller à la chasse ou à leurs affaires ; c’est ce que je dis à Sa très-sacrée Majesté quand elle déjeuna à Tillietudlem, l’an de grâce 1651 ; et elle me fît l’honneur de me répondre, en buvant à ma santé un verre de vin du Rhin : « Lady Marguerite, vous parlez comme un oracle des Highlands. » Ce sont les propres mots de Sa Majesté : ainsi Votre Seigneurie jugera si je n’ai pas une bonne autorité pour vous engager à prendre quelque nourriture avant de vous mettre en route. »

Il est permis de supposer qu’une bonne partie du discours de lady Marguerite échappa aux oreilles d’Evandale, attentives à écouter les pas légers d’Édith. Ce moment de distraction, bien naturel sans doute, lui coûta cher. Pendant que lady Marguerite s’acquittait des devoirs d’une maîtresse de maison empressée, ce qu’elle faisait avec autant de plaisir que de talent, elle fut interrompue par John Gudyill, qui, avec la phrase consacrée pour annoncer les inférieurs à la maîtresse du logis, dit : « Quelqu’un demande à parler à madame. — Quelqu’un ? qui est ce quelqu’un ? a-t-il un nom ? On dirait que je tiens une auberge, et que je dois me déranger pour le premier venu. — Certainement il en a un, répondit John ; mais c’est un nom que Votre Seigneurie n’aime pas à entendre prononcer. — Quel est ce nom, imbécile ? — C’est Gibbie, milady, » répliqua John d’un ton un peu plus élevé que ne l’autorisait un respectueux décorum. Mais il s’oubliait quelquefois, se confiant en ses services, comme ancien domestique de la famille et fidèle compagnon de sa mauvaise fortune. « C’est Gibbie, si madame veut le savoir. C’est Goose Gibbie qui aujourd’hui garde les vaches d’Édie-Enchaw, après avoir jadis gardé les oies à Tillietudlem, et qui, le jour du Wappenshaw, s’en alla… — Taisez-vous, John, » répondit la vieille dame avec un air de dignité ; « vous êtes un insolent de supposer que je voudrais parler à une créature de cette espèce. Qu’il dise, à vous ou à mistress Headrigg, le motif qui l’amène. — Il ne l’entendra pas ainsi, répliqua Gudyill ; il prétend que celui qui l’envoie lui a donné quelque chose à remettre en mains propres à Votre Seigneurie ou à lord Evandale. Mais, en vérité, il n’est pas à jeun ; et il a l’air aussi sot qu’autrefois. — Alors, répondit lady Marguerite, renvoyez-le, et dites-lui de revenir demain matin, quand il ne sera plus ivre. Je suppose qu’il vient demander quelques secours, comme ancien serviteur de la maison. — C’est assez probable, milady, car il est en guenilles, le pauvre garçon. »

Gudyill se retira en prononçant ces paroles, et fit de nouveaux efforts pour apprendre de Gibbie le sujet de son message ; mais Gibbie, voulant exécuter à la lettre les ordres qu’il avait reçus, refusa de dire un mot, et remit dans sa poche un billet qu’il tenait à la main. Ce message était pourtant d’une extrême importance : c’étaient quelques lignes de Morton à lord Evandale, dans lesquelles il lui signalait les menées d’Olifant, et l’exhortait ou à fuir sur-le-champ ou à se réfugier à Glasgow, lui assurant qu’il y trouverait protection. Ayant trouvé près du pont Gibbie qui gardait son troupeau, il lui avait remis ce billet écrit à la hâte, l’accompagnant d’une couple de dollars pour qu’il le portât à l’instant même à celui auquel il était adressé.

Mais il semble que l’intervention de Goose Gibbie, soit comme messager, soit comme homme d’armes, dût toujours être fatale à la famille de Tillietudlem. Pour s’assurer si l’argent de celui qui l’employait était de bon aloi, il fit une si longue pause au cabaret, qu’à son arrivée à Fairy-Knowe le peu de sens qu’il avait reçu de la nature était noyé dans l’ale et l’eau-de-vie, et, au lieu de lord Evandale, il demanda lady Marguerite, dont le nom lui était plus familier. Ne pouvant obtenir de la voir, il se retira sans avoir remis sa missive, trop fidèle exécuteur des ordres que lui avait donnés Morton, dans le seul point où il eût bien fait de s’en écarter.

Quelques minutes après que Gudyill fut sorti de la salle à manger, Édith y entra. Lord Evandale et elle éprouvèrent un égal embarras. Lady Marguerite, qui avait appris vaguement que leur mariage avait été différé à cause de l’indisposition de sa petite-fille, attribua cet embarras à la timidité ordinaire à une jeune fiancée et à son futur époux : pour les mettre à leur aise, elle lia avec lady Émilie un entretien sur des choses indifférentes. En ce moment, Édith, pâle comme la mort, dit, ou plutôt murmura à l’oreille de lord Evandale qu’elle désirait s’entretenir avec lui en particulier. Il lui offrit son bras, la conduisit dans la petite antichambre qui, comme nous l’avons expliqué plus haut précédait le salon, la fit asseoir sur une chaise, et en prenant une lui-même, il attendit qu’elle commençât l’entretien.

« Je suis désolée, milord, » tels furent les premiers mots qu’elle articula, et encore avec bien de la peine ; « je ne sais ce que je veux dire ni comment vous le dire. — Si j’ai eu le malheur de vous causer quelque chagrin, chère Édith, dit lord Evandale, vous serez bientôt consolée. — Vous êtes donc déterminé, milord, à vous jeter dans cette aventureuse entreprise, à vous unir à des hommes qui se perdront, malgré votre propre raison, les prières de vos amis, malgré le précipice inévitable ouvert devant vous ? — Pardon, miss Bellenden ; mais l’intérêt même que vous me montrez en ce moment ne doit pas me retenir quand l’honneur m’appelle. Mes chevaux m’attendent, mes domestiques sont prêts ; le signal du soulèvement sera donné dès que je serai arrivé à Kilsythe. Si telle est ma destinée, je ne chercherai point à la fuir. Je me trouverai heureux, » ajouta-t-il en lui prenant la main, « d’emporter vos regrets, puisque je n’ai pu obtenir votre tendresse. — Restez, milord ! » s’écria Édith d’une voix qui lui alla au cœur ; « le temps expliquera peut-être l’étrange événement qui m’a si fort troublée : mon esprit agité reprendra sa tranquillité. Ne courez pas à la mort, à une mort inévitable. Restez pour être notre secours, notre appui, et espérez tout du temps. — Il est trop tard, Édith, et je manquerais de générosité si je voulais profiter des sentiments que vous me montrez en ce moment. Je sais que vous ne pouvez m’aimer : une agitation d’esprit si violente qu’elle évoque devant vous l’image des morts ou des absents, indique une prédilection trop puissante pour céder jamais à l’amitié et à la reconnaissance. Mais, quand il en serait autrement, le sort en est jeté maintenant. »

Il finissait de parler, lorsque Cuddie se précipita dans l’antichambre, la terreur et l’effroi peints sur son visage. « Milord, s’écria-t-il, cachez-vous ! ils vont entourer la maison. — Ils ! qui ils ? dit lord Evandale. — Une troupe de cavaliers, commandée par Basile Olifant, répondit Cuddie. — Oh ! milord, cachez-vous, répéta Édith, mourante de frayeur. — Non, par le ciel ! répondit lord Evandale. De quel droit ce misérable m’attaquerait-il ou me fermerait-il le passage ? Je partirai, y eût-il là un régiment pour me barrer la route. Mon ami, dites à Holliday et à Hunter de conduire les chevaux dans la cour : et vous, chère Édith, adieu ! » Il la serra dans ses bras, et lui donna un tendre baiser ; puis, s’arrachant aux prières et aux larmes par lesquelles sa sœur et lady Marguerite s’efforçaient de le retenir, il s’élança hors de la maison et monta à cheval.

Tout était confusion dans cette demeure… Les femmes jetaient des cris de désespoir, et se précipitaient vers les fenêtres de la façade, d’où l’on pouvait voir une petite troupe d’hommes à cheval, dont deux seulement paraissaient des militaires, descendre la colline au pied de laquelle était la chaumière de Cuddie, et s’avancer avec précaution, comme ne sachant pas quelles forces on pourrait leur opposer.

« Il peut s’échapper ! il peut s’échapper ! s’écria Édith ; il le peut, s’il prend le sentier détourné ! »

Mais lord Evandale, déterminé à braver un danger dont sa bravoure ne lui permettait pas de mesurer toute l’étendue, ordonna à ses domestiques de le suivre, et s’avança au petit pas dans l’avenue. Gudyill courut prendre ses armes ; Cuddie saisit un fusil que par précaution il tenait toujours chargé, et quoique à pied il suivit lord Evandale. Ce fut en vain que sa femme, qui avait aussi pris l’alarme, s’attacha à ses habits, lui prédisant qu’il mourrait par l’épée ou par la corde pour se mêler sans cesse des affaires des autres.

« Taisez-vous, chienne, répondit-il en la repoussant brusquement ; taisez-vous ! C’est là du bon écossais, ou je ne m’y connais pas. Que voulez-vous dire avec les affaires des autres ? Puis-je tranquillement voir massacrer lord Evandale sous mes yeux ? » et il se dirigea vers l’avenue. Mais considérant en chemin qu’il composait à lui seul toute l’infanterie, attendu que Gudyill n’était pas encore arrivé, il prit position derrière une haie. Là il fit toutes ses dispositions pour se rendre aussi utile que les circonstances le lui permettraient.

Aussitôt que lord Evandale parut, Olifant fit développer sa troupe comme pour l’entourer ; lui-même resta sur le chemin avec trois hommes : deux étaient des dragons, et le troisième un paysan, à en juger par son costume. Mais à son visage dur et farouche, à son air déterminé, ce dernier paraissait le plus redoutable de toute la troupe ; et quiconque l’avait jamais vu, ne pouvait manquer de reconnaître Balfour de Burley.

« Suivez-moi, dit Evandale à ses domestiques, et si on s’oppose à notre passage, imitez-moi. »

Il s’avança au galop vers Olifant, et lui demanda pourquoi il occupait ainsi la route ; mais celui-ci au lieu de lui répondre, s’écria « Feu sur le traître ! » et tous quatre ils firent feu de leurs carabines. Evandale chancela sur sa selle, porta la main en avant, saisit un pistolet ; mais, incapable de le tirer, il tomba de cheval mortellement blessé. Ses domestiques avaient mis en joue : Hunter tira au hasard ; mais Holliday, qui était un intrépide soldat, ajusta Inglis et le fit tomber roide mort. Au même instant un coup de fusil, parti de derrière une haie, vengea mieux encore lord Evandale, car la balle alla frapper Basile Olifant au milieu du front, et le renversa aussi roide mort. Sa troupe, effrayée de ce coup imprévu, semblait disposée à refuser le combat ; mais Burley dont le sang bouillait de fureur, s’écria : « Mort aux Madianites ! » et attaqua Holliday l’épée à la main. Mais au même moment, on vit une troupe de cavaliers qui arrivaient au galop par la route de Glasgow : c’étaient des dragons hollandais ayant à leur tête le colonel Wittenbold ; Morton et un officier civil les accompagnaient.

Sommés, au nom de Dieu et du roi Guillaume, de se rendre à l’instant, les assaillants obéirent tous, à l’exception de Burley, qui tourna bride et essaya de s’échapper. Plusieurs dragons le poursuivirent par l’ordre de leur chef ; mais comme il était bien monté, il n’y en eut que deux qui, devançant les autres, parvinrent à l’atteindre. Burley, se voyant serré de près, s’arrête, fait face à ses deux ennemis, et, tirant à la fois ses deux pistolets, en blesse un mortellement, et abat le cheval de l’autre ; puis il se remet à fuir vers le pont de Bothwell ; mais, s’apercevant que les deux issues en sont fermées et gardées, il côtoie la rivière jusqu’à un endroit où elle paraissait guéable, et s’y précipite. Mais ceux qui le poursuivaient parvinrent bientôt jusqu’au bord de la Clyde, et firent pleuvoir sur lui une nuée de balles, dont deux l’atteignirent et le blessèrent dangereusement. Il était alors au milieu de l’eau. Tournant bride sur-le-champ, Burley éleva une main comme pour faire comprendre qu’il se rendait, et revint vers la rive qu’il venait de quitter. Les dragons cessèrent le feu, même deux d’entre eux s’avancèrent de quelques pas dans la rivière pour le soutenir et le faire prisonnier. Mais on eut bientôt reconnu qu’il ne voulait que venger sa mort, et non sauver sa vie. Dès qu’il fut près des deux soldats, rassemblant ce qui lui restait de forces, il déchargea sur la tête de l’un d’eux un coup de sabre qui le renversa de cheval. L’autre, homme d’une vigueur extraordinaire, se précipite sur lui pour le prendre à bras le corps ; mais Burley le saisit à la gorge, comme un tigre mourant saisit sa proie, et dans la lutte qui s’établit entre eux, ils perdent les étriers et sont emportés par le courant. Le sang que perdait le blessé montant à la surface de l’eau, marquait leur passage ; deux fois on les vit reparaître, le dragon s’efforçant de nager, et Burley luttant afin de l’entraîner et de le faire périr avec lui. Leurs cadavres furent retrouvés un mille au-dessous du pont ; mais, pour les séparer il aurait fallu couper les doigts de Burley, tant il serrait le cou du malheureux soldat : on les déposa donc tous deux dans une tombe creusée à la hâte et sur une pierre grossière que l’on y voit encore, on grava une épitaphe non moins dépourvue d’art[101].

Tandis que ce sombre fanatique périssait ainsi, le brave et généreux lord Evandale quittait aussi ce monde.

Morton, sitôt qu’il l’avait vu renversé à terre, avait sauté à bas de son cheval, pour prodiguer ses secours à son ami mourant : celui-ci le reconnut, et lui serra la main, et, ne pouvant parler, fit entendre par signes qu’il désirait être transporté à Fairy-Knowe, ce qui fut exécuté avec tout le soin possible ; et, bientôt lord Evandale se trouva entouré de tous ses amis plongés dans la douleur. Celle de lady Émilie, quoiqu’elle eût un grand éclat, était loin d’égaler la douleur silencieuse d’Édith, qui, ne s’apercevant pas même de la présence de Morton, se tenait penchée sur le visage du mourant, et oubliait entièrement que si le destin lui enlevait un amant fidèle, il lui en avait rendu un autre arraché pour ainsi dire du tombeau. Mais lord Evandale, se soulevant sur son lit, prit leurs mains dans les siennes, les pressa toutes deux affectueusement, les unit ensemble, leva les yeux au ciel, comme pour implorer en leur faveur ses bénédictions, et un instant après il expira.






CONCLUSION.


J’avais résolu de m’épargner la peine de faire un chapitre de conclusion, m’en rapportant à l’imagination du lecteur pour tous les arrangements qui suivirent nécessairement la mort de lord Evandale, mais, comme je savais que je ne pourrais justifier par aucun exemple une innovation qui pourrait paraître aussi convenable à l’écrivain qu’au lecteur, j’étais, je le confesse, dans une étrange perplexité, lorsque, par bonheur, je reçus une invitation pour prendre le thé, de la part de Marthe Buskbody, qui, depuis environ quarante ans, exerce la profession de marchande de mode à Gandercleugh et ses alentours. J’acceptai avec empressement un tel honneur. Connaissant son goût pour les ouvrages du genre de celui-ci, je la priai de parcourir mon manuscrit le matin du jour où je devais me rendre chez elle, et de m’éclairer de l’expérience qu’elle devait avoir acquise en épuisant les trois cabinets de lecture qui existent à Gandercleugh et les deux villes voisines. Le soir, lorsque j’arrivai chez elle le cœur palpitant, je la trouvai disposée à me faire beaucoup de compliments.

« Je n’ai jamais été si touchée par aucun roman, » me dit-elle en essuyant les verres de ses lunettes, « si j’en excepte l’Histoire de Jimmy et Jemy Jessimy, qui, à vrai dire, est le pathétique même ; mais, croyez-moi, il faut renoncer à votre projet de supprimer la conclusion. Vous pouvez, dans le cours de votre ouvrage, ménager aussi peu qu’il vous plaira la susceptibilité de nos nerfs ; mais, à moins d’avoir le génie de l’auteur de Julie de Boubibné, vous ne pouvez laisser le dénouement dans un nuage. Jetez sur le dernier chapitre un rayon de soleil : cela est absolument indispensable. — Rien ne me serait plus facile que de me conformer à ce que vous me demandez, mademoiselle, car, en vérité, les personnages auxquels vous avez eu la bonté de vous intéresser ont vécu long-temps heureux ; ils ont eu beaucoup d’enfants et… — Il n’est pas nécessaire, monsieur, » reprit-elle avec un petit geste d’impatience, « d’entrer dans tous les détails de leur bonheur conjugal. Mais quel inconvénient trouvez-vous à nous dire en peu de mots qu’ils ont vécu heureux ? — Songez bien, mademoiselle, que plus un roman approche de la conclusion, moins il devient intéressant. On pourrait le comparer à votre thé, excellent hyson pourtant, qui est nécessairement plus faible et plus insipide à la dernière tasse, si bien que le plus gros morceau de sucre ne pourrait suppléer à la saveur qu’il a perdue. Ainsi, une narration qui déjà a cessé d’intéresser, devient tout à fait fastidieuse lorsque l’auteur y ajoute le détail de circonstances prévues d’avance, épuisât-il, pour les raconter, toutes les richesses d’un style fleuri. — Tout cela ne signifie rien, monsieur Pattieson ; vous avez, je puis le dire, brusqué votre dénoûment. Je souffletterais la dernière apprentie qui terminerait un bonnet avec si peu de façons ; et je vous déclare que vous ne serez pas considéré comme ayant rempli votre tâche, si vous ne nous racontez tout ce qui se passa au mariage d’Édith et de Morton, et si vous ne nous dites ce que devinrent tous les autres personnages, depuis lady Marguerite jusqu’à Goose-Gibbie. — Eh bien, mademoiselle, j’ai tous les matériaux propres à satisfaire votre curiosité, à moins qu’elle ne veuille descendre jusqu’aux plus minutieux détails. — Premièrement donc, car c’est là l’essentiel, lady Marguerite rentra-t-elle en possession de sa fortune et de son château ? — Oui, mademoiselle, et de la manière la plus simple, c’est-à-dire en qualité d’héritière de son digne cousin Basile Olifant, qui, étant mort sans avoir fait de testament, non seulement rétablit, mais même augmenta la fortune de ceux que, durant sa vie, il avait poursuivis avec la malice la plus envenimée. John Gudyill, rétabli dans sa charge, se montra plus important que jamais : et Cuddie, avec un transport de joie inexprimable, reprit la culture des champs de Tillietudlem, et rentra dans son ancienne métairie ; mais, avec la prudence un peu timide que vous lui connaissez, jamais il ne se vanta d’avoir tiré l’heureux coup de fusil qui avait rouvert à sa maîtresse et à lui-même les portes de leur première habitation. « Après tout, » dit-il à Jenny qui était son unique confidente, « Basile Olifant était le cousin de milady et un grand seigneur ; et quoique, suivant moi, il ait agi illégalement, car il n’exhiba aucun ordre, et ne fit à lord Evandale aucune sommation de se rendre, quoique je n’aie pas plus de remords de l’avoir tué que s’il n’était qu’un coq de bruyère, le plus sûr est de garder là-dessus un profond silence. » Il ne s’en tint pas là ; car il imagina un conte assez ingénieux par lequel il attribuait ce fait à John Gudyill, ce qui lui valut plus d’un verre d’eau-de-vie de la part du vieux sommelier ; car, bien différent en cela de Cuddie, il avait une forte propension à exagérer ses prouesses militaires. La vieille femme aveugle fut traitée d’une façon très-convenable, aussi bien que la petite fille qui avait servi de guide à Morton. — Mais tout cela n’a aucun rapport avec le mariage du héros et de l’héroïne ? » reprit miss Buskbody en frappant avec impatience sur sa tabatière. — « Le mariage de Morton et de miss Édith Bellenden fut différé de quelques mois, car la mort de lord Evandale les avait plongés dans une profonde affliction ; mais enfin ils se marièrent. — Avec le consentement de lady Marguerite, j’espère, monsieur ? J’aime les ouvrages qui enseignent aux jeunes personnes à témoigner à leurs parents la déférence convenable. Dans un roman, elles peuvent contracter un attachement de cœur sans leur aveu, parce que cela est indispensable pour nouer l’intrigue ; mais il est aussi indispensable qu’elles l’obtiennent au dénoûment. Le vieux Delville lui-même accepte pour bru Cecilia, malgré la bassesse de sa naissance. — Et ainsi fit lady Marguerite, quoiqu’elle eût bien de la peine à oublier que le père de Morton avait été un covenantaire. Mais Édith était sa seule espérance, elle voulait la voir heureuse ; Morton, ou Melville Morton, comme on l’appelait le plus ordinairement, jouissait dans le monde d’une si haute considération, et, sous tous les rapports, était un parti si convenable, qu’elle surmonta son préjugé, et se consola en pensant que le destin règle les mariages, comme le lui avait fait observer Sa très-sacrée Majesté Charles II d’heureuse mémoire, quand elle lui avait montré le portrait de son grand-père Fergus, troisième comte de Torwood, le plus bel homme de son temps, et celui de la comtesse Jeanne, sa deuxième femme, qui était bossue et borgne. « Oui, disait-elle, telle fut l’observation que voulut bien faire Sa Majesté dans la matinée mémorable où elle daigna prendre son déjeuner. — Ah ! »dit miss Buskbody m’interrompant de nouveau ; « si elle invoqua une telle autorité pour consentir à une mésalliance, il n’y a plus rien à dire. Et que devint la vieille mistress… comment la nommez-vous, la gouvernante ?… — Mistress Wilson ? De tous les personnages elle fut peut-être la plus heureuse ; car une fois l’an, et pas davantage, M. et madame Melville Morton dînaient, en cérémonie, dans le salon lambrissé, toutes les tapisseries déroulées, le tapis étendu à terre, et l’énorme chandelier à bras placé sur la table, avec des branches de lauriers tout autour. Les préparatifs pour ce grand jour l’occupaient six mois d’avance, et le soin de tout remettre en place prenait six autres mois : si bien qu’un seul jour de fête suffisait pour la préoccuper toute l’année. — Et Niel Blane ? — Il vécut jusqu’à un âge très-avancé, buvant de l’ale et de l’eau-de-vie avec les voyageurs de toutes les sectes religieuses, jouant des airs whigs ou jacobites, selon qu’il plaisait à ses hôtes, et mourut si riche, que Jenny épousa un cock-laird[102]. J’espère, mademoiselle, que vous n’avez pas d’autres questions à m’adresser ? car réellement… — Et Goose Gibbie, monsieur ? Goose Gibbie dont les services ont été si utiles et si funestes tout ensemble à vos personnages principaux. — Considérez, je vous prie, ma chère miss Buskbody (pardon de la familiarité) que Schéhérazade même, cette reine des conteurs, si elle revenait au monde, ne pourrait toujours conter. Je ne puis rien vous affirmer positivement sur le sort de Goose Gibbie, mais j’ai des raisons de le croire le même qu’un certain Gilbert Dudden, autrement Calf Gibbie, qui fut fouetté dans les rues d’Hamilton pour avoir volé de la volaille.

Miss Buskbody plaça son pied gauche sur la grille de la cheminée, croisa sa jambe droite sur son genou, se renversa sur sa chaise, et fixa ses regards sur le plancher. Cette attitude contemplative me fit craindre qu’elle ne se préparât à me faire subir un nouvel interrogatoire, et, prenant mon chapeau, je lui souhaitai le bon soir avant que le démon de la critique lui eût suggéré de nouvelles questions.

De même, aimable lecteur, vous remerciant de la patience qui vous a porté à me suivre si long-temps, je vous quitte et vous fais mes adieux  ; jusqu’au revoir.




péroraison.


C’était mon plus cher désir, lecteur très-courtois, que les Contes de mon hôte te parvinssent complets ; mais ayant envoyé quelques cahiers de manuscrit contenant la suite de ces contes très-intéressants, mon éditeur m’informa un peu cavalièrement qu’il n’approuvait pas que les romans (comme il appelle injurieusement ces histoires véridiques) s’étendissent au-delà de quatre volumes ; il me menaçait, si je ne consentais pas à ce que l’on publiât séparément les quatre premiers volumes[103], de rompre notre marché.

Un peu ému par ses remontrances, et plus encore par les dommages et intérêts considérables pour impression et papier, auxquels il prétendait me faire condamner, j’ai décidé que ces quatre volumes seraient les hérauts ou les avant-coureurs des Contes qui sont en ma possession, persuadé qu’ils seront lus avec avidité, et que la suite sera demandée avec impatience par la voix unanime d’un public éclairé. Je reste, lecteur estimable, quelque nom qu’il te plaise de me donner,

Ton humble serviteur,
Jedediah Cleisbotham.




FIN DU VIEILLARD DES TOMBEAUX.





IMPRIMERIE DE MOQUET ET Cie, RUE DE LA HARPE, 90.

  1. Ou vieillard de la mort, et mot à mot, la vieille mortalité, par allusion à son âge ou aux tombes qu’il prend à tâche de visiter et de restaurer pendant plus de quarante ans, comme on le verra bientôt. La première traduction de ce roman a paru sous le titre des Puritains d’Écosse. a. m.
  2. Pitch pipe, dit le texte. a. m.
  3. Montagnards d’Écosse. a. m.
  4. Mot à mot, hommes de la colline. a. m.
  5. C’est le nom que l’on donnait aux assemblées religieuses de caméroniens, tenues en plein air. a. m.
  6. Églises du Christ. a. m.
  7. Maison de la colline. a. m.
  8. Ghoules, dit le texte. a. m.
  9. But it is easier to take away a good name than to restore it ; maxime d’une vérité profonde, et que les passions humaines font souvent oublier. a. m.
  10. Le texte dit hours of golden leisure, heures de loisir doré ; ce qui rappelle l’aurea mediocritas d’Horace. a. m.
  11. Mon respectable ami n’est plus ; je me suis acquitté de la promesse que j’avais faite à cet homme si digne de mes regrets. Une pierre tumulaire de belle apparence a été élevée à mes frais sur les lieux mêmes dont il parle ici ; on y a relaté le nom et la profession de Peter Pattieson, la date de sa naissance et de sa mort ; on y voit aussi un témoignage de son mérite, témoignage attesté par moi-même, qui fus son supérieur et son patron. j. c.
  12. Jacques, sixième roi d’Écosse de ce nom, et second suivant la numération des rois d’Angleterre. j. c.
  13. On se rappelle que Hampden fut un des premiers citoyens anglais qui résistèrent ouvertement au despotisme de Charles Ier. Hooper et Latimer sont deux réformateurs célèbres, qui périrent victimes de leur zèle religieux sous le règne de Marie. a. m.
  14. Il est utile, je pense, d’apprendre au lecteur que cette borne ou limite entre les domaines de lord Gandercleugh et ceux de lord Gusedub devait être un agger, ou plutôt un murus d’un granit non cimenté, appelé par le vulgaire digue de pierres sèches, et surmonté ou terminé par un talus en gazon. Mais Leurs Seigneuries se brouillèrent pour un demi-arpent de terre marécageuse, situé près de l’endroit appelé le Bedral’s Beild ; et la contestation, ayant été long-temps pendante devant les juges du lieu où sont situés les domaines, elle fut ensuite portée à l’assemblée des nobles, à Londres même, où elle est en ce moment ; comme on dit, adhuc in pendente. j. c.
  15. Nom par lequel on désignait la ligue ou assemblée des presbytériens. a. m.
  16. Nom que l’on donne au parti libéral en Angleterre, par opposition aux torys, mot qui désigne le parti aristocratique. a. m.
  17. Il paraît, disent les éditeurs de la nouvelle édition d’Édimbourg, que cet entretien avait lieu à l’époque où l’on redoutait une invasion de la part de la France. — Peden est un prédicateur qui se rendit célèbre parmi les caméroniens, ses coreligionnaires. a. m.
  18. Et au riche aussi, aurait-il pu ajouter ; car, grâce à Dieu, les grands de la terre ont aussi reposé dans ma pauvre demeure. Lorsque j’avais pour servante Dorothée, une grosse réjouie à la mine et aux manières avenantes, Son Honneur le laird de Smackava, en allant à la métropole et en revenant, préférait toujours la chambre du prophète aux appartements les plus élégants de l’hôtel de Wallace, et sacrifiait une chopine, comme il le disait gaiement, pour obtenir son droit d’entrée dans la maison ; mais c’était plutôt afin de jouir de ma compagnie pendant la soirée. j. c.
  19. Celle de Douglas, par Home. a. m.
  20. Navires qui font la traite des nègres. a. m.
  21. Mot écossais désignant une revue de troupes. a. m.
  22. Upper ward, partie supérieure, et Chydesdale, le vallon de la Clyde. a. m.
  23. La fête du Popinjay ou du Perroquet est encore, je crois, célébrée à Maybole, dans le comté d’Ayr. Le passage suivant, extrait de l’Histoire de la famille de Somerville, a donné l’idée de la scène qu’on lit dans le texte. L’auteur de ce curieux manuscrit célèbre ainsi la conduite de son père au milieu de l’assemblée qui assistait à cette fête.
    « Ayant passé les années de l’enfance (il en avait dix alors), son grand-père le mit à l’école pour étudier la grammaire. Il y avait dans le village de Delserf un maître fort habile qui l’enseignait, et qui préparait les jeunes garçons se destinant à entrer au collège. Pendant le temps que dura son éducation dans cet endroit, on avait l’habitude de célébrer, chaque année, le premier lundi de mai, par des danses autour d’un mai, par le tir de boîtes d’artifices, et divers autres amusements alors en usage. Comme à cette époque il n’y avait pas dans ce lieu de marchands qui pussent fournir aux élèves ce dont ils avaient besoin pour leurs jeux, notre jeune homme résolut de s’en procurer lui-même autre part, afin de pouvoir figurer au milieu des plus braves de ses condisciples. En conséquence, il se lève à la pointe du jour, et se rend à Hamilton ; là, avec l’argent qu’il avait emprunté à ses amis ou qu’il s’était procuré d’une autre manière, il fait emplette de rubans de diverses couleurs, d’un chapeau neuf et de gants. Mais ce fut surtout pour la poudre à canon qu’il dépensa le plus d’argent ; il en acheta une grande quantité, tant pour son propre usage que pour suppléer aux besoins de ses camarades. Ainsi chargé de provisions, mais la bourse vide, il revint à Delserf vers sept heures, ayant marché ce dimanche matin-là l’espace de huit milles ; il met ses habits et son chapeau neuf, qu’il garnit de rubans de toutes couleurs, et dans cet équipage, son petit fusil sur l’épaule, il marche vers le cimetière, où le mai avait été planté, et où la solennité du jour devait être célébrée. Dans le premier jeu, celui du ballon, il égala tous ses rivaux ; et lorsqu’il s’agit de tirer au blanc, il montra tant d’adresse en maniant son fusil, eu le chargeant, en le déchargeant, et il frappa tellement près du but, qu’il surpassa de beaucoup tous ses condisciples. Aussi, avant d’avoir atteint sa treizième année, le chargea-t-on de leur enseigner l’art dans lequel il s’était montré si expert. Et, en effet, j’ai souvent admiré sa dextérité, tant au milieu des récréations que lorsqu’il exerçait ses soldats. Je l’ai moi-même accompagné au tir lorsque j’étais encore jeune homme ; et quoique ce passe-temps fût mon exercice favori, cependant il m’était toujours impossible d’arriver à sa perfection. Le jour de la fête terminé, il recueillait les applaudissements de tous les spectateurs, la bienveillance de ses condisciples et l’amitié de tous les habitants de ce petit village. » a. m.
  24. Cavaliers anglais. a. m.
  25. Guse, mot écossais qui veut dire oie, et gibbie, imbécile. a. m.
  26. As a frenchman spits frogs, dit Walter Scott ; ce qui rappelle le french dog et autres compliments britanniques de ce genre. a. m.
  27. Lieutenant de cavalerie. a. m.
  28. Sorte de pain rond de farine d’avoine. a. m.
  29. Ce mot est une corruption de holyday, qui veut dire saint jour ou fête. a. m.
  30. Métaphore pour exprimer le cheval de bois. a. m.
  31. Expression usitée dans un sens ironique, par allusion au même terme qui fréquemment se trouve dans le sermon des puritains. a. m.
  32. Archevêque d’Écosse. Le chef de ses meurtriers fut David Hackston de Rathillet, gentilhomme d’une ancienne famille, et possédant de grandes propriétés. Il avait eu une jeunesse déréglée ; mais ayant, par pure curiosité, assisté aux assemblées on conventicules du clergé non conformiste, il adopta leurs principes dans toute leur étendue. Il paraît que Hackston avait eu une querelle personnelle avec l’archevêque Sharpe, ce qui le porta à refuser le commandement du parti quand le meurtre eut été décidé, craignant que son acceptation ne fût attribuée à des motifs d’inimitié personnelle. Cependant il crut pouvoir sans scrupule assister à cette scène sanglante ; et quand l’archevêque, arraché de sa voiture, se traîna vers lui à genoux pour implorer sa protection, il lui répondit froidement : « Monsieur, je ne porterai jamais la main sur vous. » Une chose digne de remarque, c’est que Hackston et un berger qui avait été témoin passif de l’assassinat furent les deux qui, seuls de tous les meurtriers, portèrent leur tête sur l’échafaud.
    Hackston ayant, comme on vient de le dire, refusé le commandement, il fut conféré par les suffrages unanimes à Jean Balfour, de Kinloch, appelé Burley, et beau-frère de Hackston. a. m.
  33. Ce qui ferait environ cinq pieds deux pouces français. a. m.
  34. La personne dont on veut parler ici était Carmichael, député-shériff du comté de Fife, connu pour avoir mis en vigueur les peines portées contre les non-conformistes. Le jour même de cet assassinat il chassait dans les marais ; mais ayant reçu par hasard avis qu’un parti de whigs était à sa recherche, il retourna chez lui, échappant ainsi un sort qui lui était destiné, et que ne put éviter son patron l’archevêque.
  35. Mot qui veut dire demi-texte. a. m.
  36. Resolutioners et protesters, dit le texte. a. m.
  37. Un serviteur de cette espèce s’étant rendu coupable d’une injure grossière envers son maître, reçut ordre de quitter la maison. « Je n’en ferai rien, en vérité, » répondit le manant ; si Votre Honneur ne sait pas quand il a un bon serviteur, je sais, moi, quand j’ai un bon maître ainsi je resterai. » Dans une autre occasion de la même nature, le maître dit : « Jean, vous et moi nous ne pouvons plus à l’avenir reposer sous le même toit. » À quoi Jean répondit avec beaucoup de naïveté : « Où diable Votre Honneur veut-il aller ? »
  38. La musique d’un régiment ne joue jamais la nuit ; mais qui peut nous prouver qu’il n’en était pas autrement sous le règne de Charles II ? Jusqu’à ce que j’aie de plus amples éclaircissements sur ce point, les timbales continueront à s’entre-choquer, comme ajoutant quelque chose à l’effet pittoresque d’une marche nocturne.
  39. Membre du Covenant, ligue dont l’objet était une renonciation au papisme, par laquelle les signataires s’obligeaient à repousser les innovations religieuses, et à se défendre les uns les autres contre toute oppression. Plusieurs modifications, introduites dans le culte public par Charles Ier, donnèrent lieu à cette ligue, où les invectives n’étaient pas épargnées, dans la vue d’enflammer les esprits et d’augmenter le fanatisme. a. m.
  40. Il est probablement ici question, dit l’auteur anglais, des machines employées par les femmes pour vanner le grain, qui cependant ne reçurent la forme qu’elles ont aujourd’hui que vers l’année 1730. L’usage en fut d’abord rejeté par les plus rigides sectaires écossais, d’après le motif que l’honnête Mause développe dans le texte.
  41. Nom des deux fermes dépendantes de Tillietudlem. a. m.
  42. Corruption du mot arrhes, qui vient du grec arrôban (ὰρραβών). a. m.
  43. Place des exécutions à Édimbourg. a. m.
  44. Ce mot qui vient du grec ἐραστὴς, qui veut dire aimant. a. m.
  45. C’était, dit Walter Scott dans une note, un point de haute étiquette. a. m.
  46. John Barleycorn, dont la traduction littérale est Jean de grain d’orge, est une personnification populaire de la bière anglaise. a. m.
  47. Cascade fameuse près de Lanark en Écosse. a. m.
  48. Abréviation d’Olivier Cromwell. a. m.
  49. Forte prison d’Édimbourg, ainsi appelée the Heart of Mid Lothian, nom d’un roman de Walter Scott. a. m.
  50. Expression affectueuse, pour Alison. a. m.
  51. « Un laird highlander, dont l’originalité vit encore dans le souvenir de ses compatriotes, réglait ainsi son séjour à Édimbourg. Chaque jour il se rendait à ce qu’on appelle le Water gate de Canongate, sur lequel existe une arche en bois. Comme les espèces étaient alors la monnaie courante, il jetait sa bourse par dessus la porte. Tant que son poids la faisait passer par dessus, il continuait le cercle de ses plaisirs dans la métropole ; quand elle était trop légère, il jugeait qu’il était temps de se retirer dans les montagnes. Combien de fois, ajoute Walter Scott, aurait-il répété cet essai à Temple-Bar, À Londres ?
  52. Il y a encore des ruines de ce nom, à ce qu’on assure, près de Lamark. a. m.
  53. Monter le cheval de bois était, du temps de Charles et long-temps après, l’un des moyens les plus variés et les plus cruels dont on se servait pour faire exécuter la discipline militaire. Un cheval de cette espèce était placé devant le vieux corps-de-garde de la grande rue d’Édimbourg ; dans les anciens temps, on plaçait quelquefois sur ce cheval, pour expier une légère offense, un vétéran, à chaque pied duquel on attachait une carabine.
    Il existe un singulier ouvrage, intitulé Mémoires du prince William Henri, duc de Gloucester (fils de la reine Anne), depuis sa naissance jusqu’à sa neuvième année. Dans cet ouvrage, Jenkin Lewis, honnête Gallois, attaché à la personne du royal enfant, trouve à propos de rapporter que Son Altesse riait, criait et chantait, disait gig et dy presque comme l’enfant d’un roturier. Il avait aussi un goût précoce pour la discipline et l’appareil militaires, et avait un corps de vingt-deux garçons accoutrés de bonnets de papier et de sabres de bois. Pour maintenir la discipline dans ce jeune corps, on avait établi un cheval de bois dans la chambre de présence, et l’on s’en servait quelquefois pour punir les offenses qui n’étaient pas strictement militaires. Hugues, tailleur du duc, lui ayant fait un habillement qui le serrait trop, fut condamné, par un ordre du jour publié par le jeune prince, à monter sur le cheval de bois. À force de supplications, et grâce à l’entremise de quelques personnes, l’homme à rognures parvint à échapper à la peine qui semblait devoir égaler en inconvénients le voyage équestre de son confrère à Brentfort. Mais un serviteur nommé Weatherly, qui avait osé apporter un jouet au jeune prince (bien qu’il y eût totalement renoncé), fut contraint de monter sur le cheval de bois, sans selle, et le visage tourné vers la queue, tandis que quatre serviteurs de la maison l’arrosaient avec des seringues jusqu’à ce qu’il fût complètement mouillé. « C’était un gaillard badin, dit Lewis, et il ne voulait rien perdre de ce qui tenait d’une plaisanterie, quand il s’agissait de la faire retomber sur les autres ; aussi était-il obligé de se soumettre gaiement à celle qu’on lui infligeait, puisque nous étions libres de lui rendre ce qu’il nous avait prêté, ce que nous ne manquions pas de faire.
    Ce recueil de sottises et d’absurdités, publié par Lewis, nous prouve que ce pauvre enfant, héritier de la monarchie britannique, et qui mourut à l’âge de onze ans, avait en effet beaucoup d’excellentes dispositions. L’ouvrage que nous citons est assez rare. C’est un in-8o publié en 1789 ; l’éditeur était le docteur Philippe Hages, d’Oxford.
  54. Pièce de Shakspeare. a. m.
  55. Le déguisement d’un individu, soit en public, soit dans une société nombreuse, était alors très-ordinaire. En Angleterre, où l’on ne portait pas de manteau, les dames se servaient de masques, et les galants jetaient le pan de leurs manteaux sur leur épaule gauche, de manière à se couvrir une partie de la figure. On cite fréquemment cette mode dans le journal de Pepys.
  56. Cavalier, nom que se donnaient les royalistes. a. m.
  57. Allusion aux fades romans qui parurent en France au XVIIe siècle. a. m.
  58. Sir James Turner, soldat de fortune, élevé dans les guerres civiles, lequel exerça sur les non-conformistes une foule de concussions qui poussèrent le peuple à la révolte en 1506. a. m.
  59. Le château de Tillietudlem est imaginaire, dit Walter Scott : mais, ajoute-t-il, les ruines du château de Craignethan, situé sur le Nethan, à environ trois milles de sa jonction avec la Clyde, ont beaucoup de ressemblance avec la description ci-dessus. a. m.
  60. Ce personnage remarquable unissait les qualités, incompatibles en apparence, du courage et de la cruauté ; une loyauté dévouée et désintéressée pour son prince, et un oubli total des droits de ses concitoyens. Il était l’agent du conseil privé d’Écosse, et en exécutait les rigueurs, sans scrupule et sans miséricorde, sous les règnes, de Charles II et de Jacques II. Mais il releva son caractère par le zèle avec lequel il défendit la cause du dernier monarque après la révolution, par le talent militaire qu’il déploya à la bataille de Killierankie, et enfin par sa mort dans les bras de la victoire.
  61. On sait que les Anglais se complaisent dans ces sortes de personnifications gastronomiques. a. m.
  62. Personnage du roman de Tristram Shandy, de Sterne. a. m.
  63. Mot qui littéralement signifie cymbale ; séparément kettle veut dire chaudière, et drum, tambour. L’interlocuteur joue ici sur un mot. a. m.
  64. Endroit où l’on trait les vaches en Écosse. a. m.
  65. Il y eut effectivement un jeune capitaine des gardes-du-corps, nommé Graham, et probablement parent de Claverhouse, qui fut tué dans l’escarmouche de Drumclog. Dans la vieille ballade sur la bataille du pont de Bothwell, on dit que Claverhouse continua le carnage des fugitifs pour venger la mort de ce gentilhomme.
    « Retenez vos mains, disait Montmouth ; faites quartier à ces hommes pour l’amour de moi. Mais le sanguinaire Claverhouse fit serment qu’il vengerait la mort de son parent. »
    On trouva le corps de ce jeune homme horriblement défiguré, après la bataille ; ses yeux étaient arrachés, et ses traits tellement décomposés, qu’il était impossible de le reconnaître. Les écrivains royalistes prétendent que ce fut l’œuvre des républicains, parce que, trouvant le nom de Graham sur la cravate de ce jeune gentilhomme, ils le prirent pour le corps de Claverhouse lui-même. Les autorités républicaines expliquent autrement le traitement fait au corps du capitaine Graham. « Il avait, disaient-elles, refusé à manger à son propre chien le matin de la bataille, faisant serment qu’il ne déjeunerait que de la chair des républicains. L’animal féroce, dit-on, vola sur son maître dès qu’il le vit tomber, et lui déchira la figure et la gorge. »
    Que le lecteur choisisse, et juge s’il est plus probable qu’un parti d’insurgés fanatiques et persécutés ait déchiré un corps supposé celui de leur principal ennemi, ainsi que plusieurs personnes présentes à Drumclog avaient peu de temps auparavant déchiré celui de l’archevêque Sharpe ; ou qu’un chien domestique ait pu, faute d’un seul déjeuner, devenir assez féroce pour se nourrir de la chair de son propre maître, choisissant son corps parmi des vingtaines d’autres qui l’entouraient et qui pouvaient également le rassasier.
  66. Les covenantaires allaient jusqu’à croire que leurs principaux ennemis, et surtout Claverhouse, avaient obtenu du diable un charme qui les préservait des balles. a. m.
  67. Mause prononce sulphur, soufre, au lieu de surphires, saphir. a. m.
  68. Mot hébraïque pour exprimer le lieu des plus affreux tourments. a. m.
  69. The shadows of coming events, expression de Thomas Campbell dans sa belle ode ayant pour titre Lochiel, devin qui prédit la bataille de Culloden, où fut perdue la cause des Stuart. a. m.
  70. Personnage de l’Henri V de Shakspeare. a. m.
  71. Païen. a. m.
  72. Les querelles qui divisèrent la petite armée des insurgés avaient pour cause ce seul point de contestation : « Doit-on ou ne doit-on pas reconnaître les droits du roi et l’autorité royale ? Les presbytériens qui ont pris les armes doivent-ils se contenter du libre exercice de leur religion, ou exiger l’entier établissement du presbytérianisme, avec plein pouvoir de dominer sur toutes les autres formes de culte ? » Le petit nombre des gentilshommes de campagne qui prirent part à l’insurrection, ainsi que la plus grande partie du clergé, croyaient qu’on ne devait demander que ce qu’il était possible d’obtenir ; mais ceux qui agissaient dans ces vues de modération étaient appelés érastiens, nom que ces fanatiques donnaient à ceux qui voulaient mettre l’Église sous l’influence du gouvernement civil. Aussi disait-on d’eux qu’ils étaient des pièges sur le Mizpha et des filets tendus sur le Thabor. (Voyez la Vie de sir Robert Hamilton, dans les Hommes illustres d’Écosse, et son récit de la bataille de Bothwell-Bridge, passim.)
  73. Voleur de bestiaux. a. m.
  74. Les caméroniens avaient éprouvé la persécution sans apprendre à être miséricordieux. Le capitaine Crichton nous a appris qu’ils avaient élevé dans leur camp un immense gibet avec un grand nombre de poulies, et mis au bas un rouleau de cordes pour l’exécution de tous les royalistes qu’ils pourraient faire prisonniers. Guild, dans son Bellum bothuellianum, décrit cet appareil avec détail.
  75. Une muse caméronienne s’éveilla dans cette funèbre occasion, et raconta la revue des forces royales dans des vers presque aussi mélancoliques que le sujet ; les voici :
    « Ils marchèrent à l’est à travers la ville de Lithgow, pour recruter leur armée, et ils envoyèrent dans tout le nord pour qu’on vînt à pied et à cheval.
    « Montrose vint, et Athole aussi, et beaucoup avec eux, et tous les Amorites des hautes terres, autant qu’on n’en avait jamais vu.
    « Le lowdian mallisha (la milice du Lothian) vint avec ses habits bleus ; cinq cents hommes de Londres vinrent habillés de rouge.
    « Quand ils furent tous bien pourvus d’armes et de munitions, alors ils s’avancèrent avec des intentions plus cruelles. »
    Les royalistes célébrèrent leur victoire dans des stances qui n’ont pas moins de mérite. Un peut voir des modèles de ces chants populaires dans la curieuse Collection des poésies fugitives écossaises, principalement parmi celles du dix-septième siècle, imprimées par MM. Laing, à Édimbourg.
  76. L’auteur ne désire en aucune façon que Poundtext soit considéré comme le portrait fidèle des presbytériens modérés, parmi lesquels il ne manquait pas de ministres également recommandables par leur courage, leur bon sens, et la pureté de leurs principes religieux. S’il refaisait ce roman, l’auteur s’efforcerait probablement de donner à ce caractère plus d’élévation. Quoi qu’il en soit, il est certain que les caméroniens reprochaient à leurs adversaires, au sujet de l’indulgence et sur quelques autres points de leurs violentes et fantastiques doctrines, non-seulement de rechercher leur sûreté, mais même leurs plaisirs. Hamilton parle ainsi de trois ecclésiastiques de cette espèce :
    « Ils affectaient un grand zèle contre l’indulgence ; mais, hélas ! c’est à quoi se bornaient toutes leurs actions, car ils étaient grossièrement insouciants, ainsi que je l’indiquerai en peu de mots. Pendant que le grand Cameron et ses disciples enduraient le vent froid et l’orage dans les champs et parmi les chaumières d’Écosse, ces trois personnages résidaient la plupart du temps à Glasgow, où ils avaient de bons quartiers et une table bien garnie, que quelques dévots leur fournissaient sans doute par affection pour la cause du Seigneur. Quand ils étaient réunis tous trois, leur grande affaire était à qui dirait le meilleur conte, ou qui lancerait le meilleur brocard contre ses compagnons, de raconter les prouesses à venir, et de lutter à qui rirait le plus haut et de meilleur cœur. Quand par aventure ils allaient dans les campagnes, quelque importante affaire qui les occupât, ils n’oubliaient jamais d’emporter chacun un grand flacon d’eau-de-vie, ce dont étaient fort mécontentes certaines personnes, et particulièrement M. Cameron, M. Gargill et Henri Hall. »
  77. Dans les mémoires de Crichton, publiés par Swift, où l’on trouve une description détaillée des habillements et de la parure de ce personnage remarquable, la relation suivante de sa rencontre avec John Paton de Meadowhead montre que dans la bataille au moins il portait des bottes fortes, à moins que le lecteur ne soit porté à croire qu’il avait réellement un charme qui le mettait à l’épreuve des balles. « Dalzell, dit le biographe de Paton, fit avancer toute l’aile gauche de son armée contre l’aile droite de Wallace. En cette circonstance, le capitaine Paton se conduisit avec beaucoup de bravoure et d’intrépidité. Dalzell, qui l’avait connu dans les premières guerres, avança sur lui, pensant le faire prisonnier. À ce mouvement tous deux mirent le pistolet à la main. À la première décharge, le capitaine Paton apercevant la balle de son pistolet rebondir sur la botte de Dalzell, et en sachant bien la cause (Dalzell était à l’épreuve de la balle), porta la main à sa poche pour en tirer quelques petites pièces d’argent qu’il y tenait en réserve à cet effet, et en mit une dans son pistolet ; mais Dalzell, qui avait l’œil sur lui pendant ce temps-là, se retira derrière son propre domestique, lequel fut tué à sa place. »
  78. C’était le slogan ou cri de guerre des Mac-Farlanes ; il était tiré du nom d’un lac, près de la source du Loch-Lomond, au centre de leurs anciennes possessions, sur la rive occidentale de ce beau Loch-Lomond, qu’on pourrait appeler une petite mer intérieure. a. m.
  79. Cet incident et les paroles de Burley sont tirés des mémoires du temps.
  80. L’incident principal du chapitre précédent m’a été suggéré par une anecdote à peu près pareille, qui me fut racontée par un employé des douanes, aujourd’hui décédé. Se trouvant, dans son service d’inspecteur en chef sur la côte de Galloway à l’époque où les immunités de l’île de Man rendaient la contrebande très-fréquente en ce pays, il eut le malheur, par le zèle qu’il déployait dans ses fonctions, de s’attirer la haine des principaux chefs des contrebandiers. Plus d’une fois sa vie fut en danger. Un soir d’été voyageant à cheval après le coucher du soleil, il tomba tout à coup au milieu d’une troupe des plus hardis contrebandiers de la contrée ; ils l’entourèrent sans lui faire violence, mais se montrèrent prêts à on user en cas de résistance : ils lui donnèrent à entendre qu’ayant eu l’avantage de les rencontrer, il devait passer avec eux le reste de la soirée. Le douanier se soumit de bonne grâce, et demanda seulement d’envoyer un enfant du pays à sa femme et à sa famille pour leur annoncer qu’il serait retenu plus long-temps qu’il n’avait compté. Comme il donna ce message à l’enfant en présence des contrebandiers, il ne pouvait espérer qu’il contribuât à sa délivrance, à moins que le jeune garçon n’eût deviné la position embarrassante où il était, ou bien que la tendresse de sa femme ne lui fît concevoir des inquiétudes. Au contraire, si ce message était transmis dans les termes dont il s’était servi, comme les contrebandiers s’y attendaient, il devait probablement suspendre les alarmes de sa famille au sujet de son absence, et faire différer les recherches jusqu’au moment où elles seraient inutiles. Il se résigna donc à donner ses instructions à son messager, qui se mit sur-le-champ en route. Pour lui, avec une bonne volonté apparente, il accompagna les contrebandiers dans un de leurs repaires habituels. Il se mit à table avec eux ; ils commencèrent à boire et à se livrer à une joie grossière, tandis que comme Mirabelle dans l’Inconstant, leur prisonnier était réduit à subir leurs insolences comme des traits d’esprit, à répondre à leurs outrages avec gaieté, et à éviter les querelles dans lesquelles ils voulaient l’engager afin d’avoir un prétexte pour le maltraiter. Il y réussit pendant quelque temps, mais il comprit bientôt qu’ils avaient l’intention de l’assassiner ou de le battre jusqu’à le laisser presque mort. Par respect pour la sainteté du sabbat, qui était religieusement observé par ces hommes féroces, tout habitués qu’ils étaient à violer les lois divines et humaines, ils suspendirent l’exécution de leur crime jusqu’à ce que ce jour fût écoulé. Ils étaient assis auteur de leur prisonnier en proie à la plus vive inquiétude, échangeant entre eux à voix basse des mois dont le sens le glaçait d’effroi, et tournant fréquemment les yeux sur l’aiguille de l’horloge. L’heure à laquelle, dans leurs préjugés, le meurtre devenait légitime allait sonner, quand leur victime entendit dans l’éloignement un bruit semblable à celui du vent à travers les feuilles desséchées. Le bruit approcha, et devint semblable au murmure d’un ruisseau grossi frappant la rive ; il approcha encore davantage, et l’on put distinguer clairement le galop de plusieurs chevaux. Mistress…, effrayée de l’absence de son mari et du rapport du jeune garçon sur l’air suspect des hommes parmi lesquels il l’avait laissé, avait envoyé chercher à la ville voisine une troupe de dragons : ils arrivaient à propos pour sauver l’officier de la douane des plus mauvais traitements ; peut-être même de la mort.
  81. L’auteur n’est pas sûr qu’on ait jamais dit cela de Claverhouse ; mais on disait communément de sir Robert Grierson de Lagg, un autre des persécuteurs, qu’un verre de vin qu’il tenait dans sa main se changea en sang caillé.
  82. David Hackston de Rathillet, qui fut blessé et pris dans l’escarmouche d’Air’s-Moss, où périt le célèbre Cameron, fut, à son entrée à Édimbourg, d’après l’ordre du conseil, reçu par les magistrats à la Water-Gate, et placé à poil sur un cheval la tête du côté de la queue, et trois autres attachés à une barre de fer armée d’aiguillons, et ainsi promenés par les rues. La tête de Cameron était portée devant eux au bout d’une hallebarde.
  83. Place d’Édimbourg où se faisaient les exécutions. a. m.
  84. On raconte que le général frappa un prisonnier whig, pendant son interrogatoire, avec la garde de son épée, et si violemment que le sang jaillit. Le prisonnier avait provoqué cette action inhumaine en appelant ce vieux général « une bête moscovite qui faisait rôtir les hommes. » Dalzell avait été long-temps au service de la Russie, qui n’était pas à cette époque une école d’humanité. a. m.
  85. C’est la réponse qui fut faite par James Mitchell lorsqu’on le soumit à la torture de la botte pour une tentative d’assassinat dirigée contre l’archevêque Sharpe.
  86. Le bon plaisir du conseil, relativement aux corps des victimes, était aussi féroce que le reste de sa conduite ; il faisait souvent exposer les têtes des prédicateurs sur des piques, entre leurs deux mains placées les palmes en avant, dans l’attitude de la prière. Quand la tête du célèbre Cameron fut exposée de cette manière, un spectateur lui rendit témoignage comme à la tête d’un homme qui avait vécu en priant et en prêchant, et qui était mort en priant et en combattant.
  87. Synonyme, l’exécuteur de la sentence ; en anglais doom veut dire sentence. a. m.
  88. En août 1671. Claverhouse se distingua beaucoup dans cette bataille, où il fut nommé capitaine.
  89. Personnage du drame de Shakspeare qui a pour titre : Comme il vous plaira. a. m.
  90. Celle de 1688. a. m.
  91. C’est-à-dire les paysans. a. m.
  92. C’est du roi déchu Jacques II que parle lord Evandale. a. m.
  93. Cet incident est tiré d’une aventure rapportée dans l’Histoire des Apparitions, par Daniel de Foë, sous le nom supposé de Morton, Pour abréger la narration, il nous faut omettre beaucoup de ces détails circonstanciés qui donnent aux fictions de cet ingénieux auteur un air si frappant de vérité.
    « Un gentilhomme épousa une demoiselle riche et bien née ; il en eut un fils. La jeune dame mourut, et il se remaria en secondes noces. Sa nouvelle femme traita si durement l’enfant du premier lit, que, mécontent de son sort, il abandonna la maison paternelle et entreprit de longs voyages. Son père reçut de ses nouvelles de temps à autre ; et le jeune homme, pendant quelques années, fit toucher régulièrement certaines rentes constituées sur sa tête. Enfin, à l’instigation de la belle-mère, une de ses lettres de change ne fut point acquittée, et lui fut renvoyée protestée.
    « Après cet affront, le jeune homme ne tira plus de lettre de change, n’écrivit plus, ne fit point connaître à son père dans quelle partie du monde il était. La belle-mère en profita pour dire que le jeune homme était mort, et presser son mari de faire passer le bien de celui-ci sur la tête de ses propres enfants : il en avait eu plusieurs de cette femme. Longtemps le père refusa de déshériter son fils, convaincu que ce fils vivait toujours.
    « Enfin, cédant aux importunités de sa femme, il promit de faire les arrangements qu’elle souhaitait, si son fils n’était pas de retour dans un an.
    « Durant cet intervalle, il y eut entre la femme et le mari plus d’une violente dispute au sujet des affaires de famille. Au plus fort d’une de ces altercations, la femme fut saisie d’effroi à l’apparition d’une main placée contre l’un des carreaux de la fenêtre. Comme, selon l’ancienne mode, elle était fermée en dedans par des crochets de fer, la main sembla essayer de faire sauter ces crochets ; et, n’y pouvant pas réussir, elle se retira immédiatement. La dame, oubliant son débat avec son mari, s’écria qu’il y avait quelqu’un dans le jardin. Le mari sortit aussitôt, mais il n’aperçut personne, quoique, vu la hauteur des murs du jardin, il était impossible qu’on se fût, échappé. Il prétendit donc que sa femme avait imaginé ce qu’elle croyait avoir vu. Celle-ci soutint qu’elle ne s’était pas trompée : le mari répliqua que c’était peut-être le diable, qui vient quelquefois rendre visite à ceux qui ont une mauvaise conscience. Cette remarque désobligeante ramena la conversation sur le sujet primitif. « Ce n’était pas le diable, dit la femme, mais l’esprit de votre fils, venu pour vous dire qu’il est mort, et que vous pouvez donner votre fortune à vos bâtards, puisque, vous ne voulez point l’assurer à vos enfants légitimes. — C’est mon fils, répliqua le mari ; mon fils revenu pour me dire qu’il est en vie, et vous demander comment vous pouvez être assez méchante pour vouloir le déshériter. » En parlant de la sorte il se leva brusquement, et s’écria : « Alexandre ! Alexandre ! si vous êtes vivant, montrez-vous et ne souffrez pas qu’on m’insulte chaque jour en me soutenant que vous êtes mort ! »
    « À ces mots, la fenêtre où l’on avait vu la main s’ouvrit d’elle-même, et son fils regarda dans la chambre avec un visage bien reconnaissable ; puis, fixant les yeux sur sa belle-mère avec un air irrité, il s’écria : Me voilà ! et il disparut au même instant.
    « La femme, quoique fort épouvantée de cette apparition, eut assez de présence d’esprit pour la faire servir à ses projets ; car, comme le spectre avait paru à la voix de son mari, elle affirma sous serment qu’il avait un esprit familier qui paraissait toutes les fois qu’il l’appelait. Pour échapper à cette accusation flétrissante, le pauvre mari fit une nouvelle disposition de sa fortune, conformément à ce que demandait sa déraisonnable épouse.
    « À cet effet, on réunit les amis de la famille, et le nouvel acte fut dressé. La femme allait annuler le précédent, en en arrachant le sceau, quand tout à coup ils entendirent un grand bruit dans le parloir où ils étaient assis, comme si quelqu’un fût entré par la porte qui donnait dans la salle, et se fût dirigé à travers le parloir, du côté du jardin, dont la porte était ouverte. Ils furent tout surpris, car le bruit était parfaitement distinct, mais ils n’avaient rien vu.
    «  Cet incident suspendit l’affaire dont on était occupé ; mais la femme, qui ne perdait pas de vue ses projets, voulut qu’on achevât. « Je ne suis pas effrayé », dit-elle, non, je ne le suis pas. Venez, » continua-t-elle en s’adressant à son mari d’un ton résolu ; « j’annulerai l’ancien acte quand même quarante diables seraient dans la chambre. » En parlant ainsi, elle s’empara du papier, et allait le mettre en pièces : mais le double Ganger ou Eidolon (image ou représentation) d’Alexandre était aussi opiniâtre à défendre ses droits que sa marâtre à les envahir.
    « Au moment même où elle allait anéantir le papier, la fenêtre s’ouvrit quoiqu’elle fût fermée en dedans, comme elle l’avait été auparavant, et l’on vit dans le jardin l’ombre d’un homme se tenant debout, le visage tourné vers la chambre, et regardant fixement la fenêtre d’un air sombre et irrité. Après cette deuxième interruption le nouvel acte fut scellé, du consentement de toutes les personnes présentes ; et Alexandre, environ trois ou quatre mois après, arriva des Indes orientales, pour lesquelles il s’était embarqué, quatre années auparavant, à Londres, sur un navire portugais. Il ne put donner aucune explication de ce qui était arrivé, sinon qu’il avait rêvé que son père lui avait écrit une lettre très sévère, où il le menaçait de le déshériter. » (Histoire et Réalité des Apparitions, chap. viii).
  94. Il ne savait rien sur l’affaire. a. m.
  95. Ancienne coiffure écossaise. a. m.
  96. Nom du chien d’Ulysse, dans l’Odyssée. a. m.
  97. Celle de 1688. a. m.
  98. Les actions d’un homme, ou plutôt d’un monstre de ce nom, sont rappelées dans l’inscription d’un tombeau que le Vieillard de la Mort prenait plaisir à retracer. Je ne me souviens pas du nom du martyr ; mais les détails du crime parurent si terribles à ma jeune imagination, que l’épitaphe suivante est, j’en suis certain, tout à fait exacte, bien que je l’aie lue il y a quarante ans au moins :
    « Ce martyr a été fusillé par Peter Inglis, qui était un tigre plutôt qu’un Écossais. Cet Inglis, pour se rendre, lui et sa postérité, plus digne de l’enfer, coupa la tête de sa victime, et la roula sur le gazon. Ainsi cette tête qui aurait dû porter une couronne fut poussée comme une balle par le pied d’un dragon profane. »
    Dans les lettres de Dundee, un capitaine Inglish ou Inglis est souvent mentionné comme commandant une compagnie de cavalerie.
  99. Les cruautés exercées par les persécuteurs obligèrent souvent les victimes à se cacher, en effet, dans les grottes ou les cavernes les plus profondes, où elles n’avaient pas seulement à combattre les dangers réels de l’humidité, des ténèbres et de la famine, nais où leur imagination troublée devait lutter encore contre les puissances infernales par lesquelles on supposait que ces lieux se trouvaient habités. La caverne appelée Creehope-Linn passe pour avoir été le refuge de ces infortunés enthousiastes, qui aimèrent mieux, et avec raison, y défier les démons que de s’exposer à la fureur de leurs mortels ennemis.
  100. L’épée du capitaine John Paton de Meadowhead, fameux caméronien, porta en effet témoignage de la fureur de son maître dans la défense du Covenant, et devint le type des barbaries du temps.
  101. Ami lecteur, j’ai prié mon honnête ami Pierre Proudfoot (Pas-léger), marchand ambulant fort connu dans ce pays pour les prix justes et modérés de ses mousselines, batistes et autres objets, de ne procurer, à sa première tournée dans ce canton, une copie de celle épitaphe ; et d’après son rapport, de l’exactitude duquel je ne vois aucune raison de douter, elle est ainsi conçue : « Ci-gît un saint fatal aux prélats, John Balfour, nommé quelque temps de Burley, qui tira l’épée pour soutenir la cause de la ligue solennelle et du Covenant. Près de Magus-Moor, dans le comté de Fife, il ôta la vie à James Sharpe l’apostat ; il fut fusillé et haché par les mains d’un Hollandais, et se noya dans la Clyde, non loin de cet endroit. » Le retour en Écosse de John Balfour de Kinloch, appelé Burley, aussi bien que sa mort violente, telle qu’elle est racontée dans le chapitre précédent, sont des faits entièrement imaginaires. Il fut blessé au pont de Bothwell, et il prononça l’imprécation citée dans le texte, quoiqu’elle soit peu d’accord avec ses prétentions religieuses. Il se sauva ensuite en Hollande, où il trouva un asile comme les autres fugitifs de cette époque de troubles. Son biographe est assez simple pour croire que Barley s’éleva très haut dans la faveur du prince d’Orange, et il remarque « qu’ayant toujours le désir de se venger de ceux qui avaient persécuté la cause du Seigneur et le peuple en Écosse, il obtint du prince la liberté de travailler à le faire ; mais il périt sur mer, avant son arrivée en Écosse. Ainsi ce projet ne fut jamais accompli, et le pays n’a jamais été purifié par le sang de ceux qui avaient répandu le sang innocent, contrairement à l’ordre du Seigneur. Genèse, IX, 6. « Celui qui répandra le sang de l’homme, son sang sera répandu par l’homme. » (Hommes illustres d’Écosse, p. 522.) Il était réservé à cet historien de découvrir que la modération du roi Guillaume, sa prudence attentive à prévenir la continuation des querelles et des factions, ou ce que, dans les temps modernes, on appelle réaction, ne doivent être attribuées qu’à la mort de John Balfour, appelé Burley. Feu M. Wemyss-Hall, du comté de Fife, succéda à Balfour dans sa propriété, et eut en sa possession différents mémoires, papiers, et objets d’habillement qui avaient appartenu à ce fanatique sanguinaire.
    Son nom paraît exister encore aujourd’hui en Hollande on en Flandre ; car, dans les gazettes de Bruxelles du 23 juillet 1828, le lieutenant-colonel Balfour de Burley est nommé commandant des troupes du roi des Pays-Bas dans les Indes occidentales.
  102. Propriétaire de biens de campagne.
  103. Chacun des romans de Walter Scott a été publié primitivement en quatre volumes in-12. a. m.