Le Vieux Canonnier

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Le Vieux Canonnier.

Un canonnier n’est pas un soldat comme un autre : il a une manière d’être à lui qui le distingue plus encore que l’uniforme de rigueur, bleu et rouge, — une tournure, une physionomie qui le feraient reconnaître, même sans les canons qui se croisent sur son front, chiffre de l’artilleur, — sans la crinière écarlate qui pend à son schakot comme aux étendards des pachas.

Vous voyez bien ce long tuyau de bronze, couché sur un essieu, avec des anses pour le soulever, — si vous aviez les mains assez fortes, — avec une crosse qui tombe à terre, et sillonnera la plaine mieux qu’un soc de charrue. — Cela semble lourd et maladroit ; c’est froid, muet, tranquille : — oui ! fiez-vous-y ; — et qu’on dise un mot, la pièce vole sur ses roues, suit le galop de six chevaux vigoureux, se tourne, se baisse, se dresse, plus leste que le fusil d’un voltigeur ; — huit beaux soldats s’empressent à la servir, — elle se laisse faire et manier comme une fille ; — mais qu’on la touche seulement du bout d’une mèche, elle flambe et gueule, la mauvaise ; l’affût recule en sursaut sous le coup, comme l’ennemi.

Eh bien ! le canonnier est ainsi que son canon, calme et posé, bon enfant ; mais quand le feu y prend, c’est le diable.

Tel était Rudon l’artilleur, — un sang-froid, un aplomb incroyables ; — puis, quand la poudre brûlait, Rudon s’allumait aussi vite qu’elle : — une âme, je vous dis, comme celle de sa pièce, ne s’échauffant qu’à propos : — chose rare !

Au reste, notre homme n’avait été au feu que trois fois, et toujours dans Paris, sa ville natale, en vrai badaud : — au 10 août d’abord, — et d’une, — quand les faubouriens montrèrent que

La garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend pas nos rois.

Et dernièrement ils y sont revenus, les obstinés, quoique sans canons cette fois ; — car c’est un peuple avec lequel il ne fait pas bon changer un palais en citadelle.

Depuis ce jour, Rudon chantait à tout propos le couplet de la carmagnole, où il est question des canonniers de Paris, — couplet qui a porté malheur à d’autres, — et que nous chanterons peut-être encore.

Une seconde fois, au 13 vendémiaire, Rudon fit des siennes avec sa pièce ; — elle avait nom la sans-culotte, nom vanté alors, quoique peu décent, et auquel elle fit honneur, la diablesse, en aidant la Convention à dire adieu aux royalistes ; car, quoi qu’on en dise, les jacobins ont aussi leur politesse.

Enfin, Rudon, vieux devenu, sortit un matin de l’Hôtel des Invalides, le cœur gros de chagrin, mais plein de vie encore ; il vint à la barrière de Clichy, non plus saluer nos victoires, mais combattre nos alliés triomphans. Ses yeux affaiblis pointèrent encore juste, sa main cessa de trembler dès que le feu s’ouvrit. — Oh ! pourquoi aussi ne fut-elle point fracassée par un boulet, tranchée par un bourreau, celle du traître fameux qui signa cette capitulation funeste ! Meure quiconque pensera que Paris doit se rendre !

Et le lendemain Rudon vit l’étranger parcourir insolemment ces rues qui portaient tant de noms de ses longues défaites. Et puis il fut chassé de l’Hôtel des Invalides ; — il devint aveugle, impotent ; — il perdit sa femme, seule chose qui lui restât de sa jeunesse, son fils, la veuve de son fils, — tout, hors leur enfant Robert, né en 1817. Le vétéran serait mort de misère s’il n’avait eu, par bonheur, quelques pauvres pour voisins.

Or, je dois dire que Robert était un assez mauvais sujet : il courait les rues, jurait, se battait et embrassait les petites filles ; échevelé, débraillé, l’œil hardi, la voix brusque, alerte et fainéant, vagabond et n’aimant de la grande ville que son quartier, c’était un vrai gamin, un enfant de Paris, — race toute particulière, mélange d’heureux penchans et de mauvaises habitudes, courageuse, hargneuse, généreuse, pétrie d’intelligence, d’audace, de gaîté, malicieuse et serviable, ayant toutes les qualités d’une bonne et vive nature, n’ayant que les vices d’une bien méchante condition, celle du peuple.

Tel qu’il était, Robert aimait son grand-père, et si, quand il guidait l’aveugle par les rues, il lui jouait parfois des tours dont les passans riaient, il était toujours prêt lorsque le vieux canonnier avait besoin de lui.

Ainsi, il ne le quitta point un soir que l’invalide était malade, quoiqu’il eût bien envie de s’échapper, fût-ce par la fenêtre ; il entendait du fond de la mansarde des cris qui le faisaient bondir comme un chat, et le bruit que tiraient des pavés les réverbères traînés par des troupeaux d’enfans. Pourtant il ne sortit point, mais il avait la fièvre plus encore que son grand-père ; et la nuit, ne pouvant dormir, écoutant de ses deux oreilles Paris qui grondait, il pensa à tout ce qu’il allait se donner de bon temps le lendemain. Or, le lendemain, le grand-père souffrait toujours. Il tenait Robert entre ses genoux, sans prendre garde au fracas des rues, et à l’impatience convulsive de l’enfant.

— Qu’est-ce que c’est ? s’écria soudain l’invalide, réveillé par un son bien connu. — Le canon ! Dieu me pardonne, ce n’est pas Vincennes, non, ni l’hôtel. Ah !… il y a des boulets dans ces coups-là. — Et se levant comme un jeune homme, il s’approcha de la fenêtre. — Vive la Nation ! À bas les Bourbons ! La liberté ou la mort !

C’est pour le coup que le vieux cannonier eut la fièvre ; il se retourna vers l’enfant qu’il tenait par la main, et dont les yeux flambaient, fixés sur ceux du grand-père ;… ceux-là étaient voilés, mais leurs paupières closes sentirent un feu caché, depuis long-temps assoupi.

Le vieillard prêta l’oreille, guettant parmi tous ces cris celui de sa jeunesse : Vive la République ! Il l’entendit qui perçait à travers ceux de la foule, et venait chercher dans son vieux cœur un écho resté fidèle. Vive la République ! répondit-il, et une lueur de joie éclaira son visage flétri, et deux larmes coulèrent sur ses joues arides ; se penchant vers son fils, que de bon cœur il l’embrassa !

— Viens, dit-il. — L’enfant bondit ; et au moment où ils passaient le seuil de la rue, les cris de : Vive la Nation ! partaient avec plus de force d’un groupe d’hommes du peuple, comme pour saluer le vétéran du 10 août.

— À la Grève ! à la Grève ! — Oui, dit Rodon, à la Grève ! à la Commune ! — L’enfant, cette fois, n’était pas forcé de traîner son grand-père par la main.

Et le bruit du canon devenait à chaque instant plus fort, et le cœur de l’invalide battait à chaque coup plus vite. Il murmurait, d’une voix cassée, quelques mots inintelligibles, se tournant avec un sourire du côté où il entendait crier : Vive la Nation !

— Le drapeau tricolore ! dit Robert ; là-haut ! sur Notre-Dame ! — L’aveugle leva les yeux ; il aurait bien voulu voir.

— Retirez-vous donc, vieux père ! lui dit un ouvrier qui rechargeait son fusil derrière une borne ; v’là qu’ils vont tirer ;… êtes-vous fou ?

Mais il marcha droit vers les pièces, brandissant son bâton ;… oui, droit sur les pièces,… on n’aurait pas dit qu’il était aveugle, le vieux soldat… L’enfant était toujours à ses côtés, un peu surpris, et disant : — Pas si vite donc, grand-père !

Quelques hommes se jetèrent après eux en jurant, et pour les ramener. Un boulet vint, et ne fit que toucher le front chauve du vieillard… Il tomba raide sur le dos… Et quelques soldats suisses se mirent à rire… Un si beau coup !

À l’aspect du vieil aveugle renversé, ce fut un cri d’horreur ; — puis une décharge sur la troupe, qui ne la fit pas rire, non. — L’enfant restait là, plié, et tenant toujours la main du grand-père, assourdi, pétrifié. Un homme s’élança du coin d’une rue dans la place, et saisissant Robert à bras le corps, il l’emporta, courbé sous la mitraille. — Veux-tu te sauver, lui dit-il, sacré gamin !

Un autre vint, et lui donna un pistolet. L’enfant comprit. Il était pâle, et ses dents blanches se serraient sous ses lèvres béantes.

Et quand un Parisien plus hardi s’avançait dans la place, Robert courait à côté de lui, — tirait, — criant plus haut que les blessés. — Une fois, un grenadier s’approcha de très-près, lâcha son coup, manqua son homme ; — l’enfant rampa, se releva, et l’ajustant, il vit le grand corps s’étaler à quelques pas devant lui, et le sang jaillir de la poitrine comme le jet d’une barrique percée…

Le soir, un grand bateau plein de cadavres descendait la rivière. Un enfant courait sur le quai pour le suivre ; — le bateau n’allait pourtant pas vite, trop chargé qu’il était ; et des bras pendans, des jambes cassées se lavaient dans le fleuve, baignés par l’eau qui touchait au bord de la longue barque, et rejetait sur sa trace une écume mêlée de sang.

Et quand l’enfant avait de l’avance, il s’arrêtait, s’appuyant sur le parapet, impatient de la lenteur du bateau, comme s’il devait, à la descente, tendre la main à son pauvre grand-père pour l’aider à aborder.

Le bateau s’approcha enfin de la rive, auprès du Champ-de-Mars, digne cimetière pour des soldats de la liberté ; — le drapeau noir, pavillon du navire, tombait ployé sur lui-même, car il n’y avait pas le moindre souffle dans l’air, et sur Saint-Cloud les derniers rayons du beau soleil de juillet brillaient dans des nuages sanglans.

On débarqua les cadavres ; quelques-uns se reconnaissaient à leurs moustaches : on les mit à part ; les autres furent silencieusement couchés dans une fosse à quelques pas du glorieux pont d’Iéna.

Et l’enfant reconnut bien celui qu’il cherchait, malgré le coup dans la tête. On l’emmena pleurant. — Où est ta famille, lui demanda un homme du peuple qui marchait près de lui.

— Là, dit-il en se retournant, et montrant la fosse, — je n’avais que mon grand-père, ils me l’ont tué. — Viens avec moi, dit l’autre, ils ont tué mon fils ; je te prends.

Depuis ce temps, Robert ne fait plus de sottises. Ce sera un bon patriote, et quand l’ennemi viendra, l’enfant se battra comme un grenadier ; — il grandira en faisant la guerre, — la guerre le grandira peut-être aussi ; — général, ou premier consul, — que sait-on ?…


Godefroy Cavaignac.