Le Vieux de la montagne (Gautier)/XIV

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Armand Collin et Cie (p. 231-242).

XIV


En sortant d’un sommeil profond et noir, vide comme la nuit du néant, Hugues de Césarée ne se souvint pas du chevalier qu’il était. Il lui sembla voir la lumière pour la première fois, naître à la vie, dans la plénitude de la jeunesse, mais vierge de corps et d’âme, autant qu’un enfant.

Une joie intense le pénétra, en même temps que la lumière l’éblouissait : joie d’exister, de comprendre, d’être libre. C’était Adam s’éveillant dans le paradis.

Le front au ciel, ses yeux buvaient le jour, dont il était avide, comme le nouveau-né du lait qui lui donne la vie. Il croyait l’absorber, et il le sentait pétiller dans son sang, s’épanouir en gerbes d’étincelles dans son cerveau, l’exalter, l’enivrer.

Longtemps il savoura cet enchantement qui rayonnait du ciel ; puis il se souleva un peu, dans les mollesses exquises de son lit de fleurs, abaissa ses regards et il eut un sourire extasié devant l’harmonieuse beauté des choses.

Sous une brume odorante, des frondaisons splendides, des palmes géantes, entre lesquelles apparaissaient la candeur et la grâce des jeunes corolles. Il le savait, c’étaient pour lui qu’elles fleurissaient, à lui qu’elles vouaient leur suave amour. Le parfum portait jusqu’à lui les confuses rêveries de ces fleurs, et, dans son esprit, elles se précisaient, palpitaient, puis s’envolaient en forme d’oiseaux et de papillons. Multipliés par sa fantaisie, ils formaient comme une nuée frémissante, et il suivait le vol de tant d’ailes brillantes, le frisson multicolore des plumes, tout heureux de sentir tomber sur lui, en pluie mélodieuse, les cris et les chants de ces merveilleux oiseaux.

Mais un désir le piqua : il voulut connaître son Eden, le parcourir en entier. Cependant une douce paresse le retenait sur la couche moelleuse, un accablement délicieux, auquel il était impossible de s’arracher.

L’élan de sa volonté avait suffi : une onde caressante souleva le lit comme une nacelle, et il glissa, avec un bercement léger, qui ajouta encore de plus subtils charmes à cette lassitude heureuse. Par les jardins prodigieux, où les fleurs semblaient des étoiles et les feuillages des émeraudes, il allait et, sans effort, jouissait du plus menu détail : des fibrilles rayant la transparence des feuilles, des dentelures délicates, du velouté des pétales où les nuances se mouraient en tendres pâleurs, et, même, il distinguait, hors des calices, comme une haleine, les parfums s’exhalant en d’immatérielles fleurs, qui frôlaient leurs aromes, et il croyait voir des baisers d’âmes.

Puis parut un portique, haut, grandiose, d’une majesté saisissante, et la beauté de la courbe de porphyre, où s’enchâssaient des turquoises, lui causa une émotion extrême. Il comprenait l’amicale tendresse qui unissait les gemmes et les marbres, le bonheur avec lequel le doux azur s’appuyait aux blancheurs opalines, en recevait et lui donnait des charmes. Tout l’édifice, qui sculptait l’air en une forme précise, limitant l’espace, lui sembla plus grand que l’illimité. La lumière et l’ombre étaient là soumises, se posant, selon l’ordre, aux rondeurs des colonnes, aux nervures des arceaux fleuronnés, allumant les ors et les émaux, tissant des voiles de mystère au lointain des perspectives.

Incrustées dans l’or, des végétations de pierreries fleurissaient l’albâtre des parois : des pierreries belles comme des yeux. Et, avec elles ; il échangea des regards.

Mais, dans sa béatitude, quelque chose l’oppressait : était-il donc seul de sa race ? N’y avait-il que lui au monde ?… Dans des ajourements de l’architecture, de grands aigles, posés comme des statues, vivaient. D’un mouvement de leurs prunelles, couleur de soleil, ils lui montrèrent, au loin, quelque chose de brillant. Et il vit, debout sur une sphère de cristal, vêtue de brouillard et inondée de rayons de lune, une femme qui dansait. Des flèches de lumière jaillissaient à chacun de ses gestes ; elle s’avançait, en faisant rouler le globe clair sous ses pieds nus, avec une harmonieuse vibration qui rythmait la danse. Hugues était criblé de lueurs, dont chacune le brûlait comme une caresse, et les changeantes attitudes de ce corps délicieux ondoyaient jusqu’à lui, l’enlaçant de chaînes invisibles ; mais il les rompait d’un sourire.

Elle vint tout près, dans une musique grandissante, tellement lumineuse qu’elle aveuglait ; puis elle recula, ; servant de guide, jusqu’à une salle magnifique, doucement éclairée par des vitraux faits de pierres précieuses. Le centre était creusé en piscine, autour d’un jet d’eau qui jaillissait jusqu’à la coupole et retombait en poussière irisée. Sur des marches en lapis-lazuli, dont le bleu foncé faisait ressortir la neige ou l’ambre de leurs corps, des beigneuses nues, belle chacune d’une beauté spéciale, étaient groupées, dans des poses d’une grâce savante. Toutes avaient des yeux de lumière et des sourires de fleurs.

Le jeune enivré se penchait, étreint par un désir poignant, et, pour lui plaire, elles se roulaient dans l’eau limpide, glissaient avec de gracieuses torsions, arquaient leur torse souple, et l’on voyait leur cœur gonflé d’amour, battre sous les veines bleues de leurs seins. Elles tendaient les bras vers lui et, comme pâmées, les yeux clos, se renversaient dans l’éparpillement de leur chevelure.

Mais lui, dans une angoisse, cherchait, plein d’impatience, au delà d’elles, il ne savait quoi. Pourtant, il en était certain, elles lui voilaient l’absolu bonheur.

Devant son dédain, elles pleurèrent, tordirent leurs beaux bras et leurs doigts frêles ; puis, fâchées, l’éclaboussèrent de gouttes d’eau et de larmes. Il eut alors les mains pleines de diamants. Elles plongèrent et disparurent sous l’onde devenue opaline, et lui, déjà, les oubliait à regarder le diamant impénétrable se livrant avec amour à l’intangible lumière.

Il releva les yeux devant une haute porte, belle et sévère, où, sur les battants fermés, une inscription flamboyait :


« LE SAVANT, DANS, SES ŒUVRES, VIT LONGTEMPS APRÈS SA MORT.

« L’IGNORANT EST MORT, MÊME PENDANT QU’IL MARCHE SUR TERRE. »


La porte s’ouvrit, et la musique d’harmonieuses pensées embauma l’air. Il n’y avait, là que des livres, antiques ou récents ; des écrits, tracés en vermillon, en or, en azur, sur le vélin ou la soie, les uns en rouleaux, les autres en feuillets, enfermés dans des étuis d’ivoire, de laque et d’argent ciselé, dans des boîtes de bois de santal, d’or pavé de pierres fines, ou bien faites de deux larges turquoises ramagées d’écriture. Sur des divans et sur le sol, couvert de tapis brodés de perles, des vieillards lisaient des rouleaux dépliés. Ils étaient absorbés et haletants, les sourcils froncés par l’effort, sur leurs yeux rougis de fatigue.

Hugues considéra ces nobles hommes, dont la longue vie ne suffisait pas à absorber toute la science et il eut un sourire compatissant. Pour lui, sans lassitude, d’un coup d’œil il lisait tout un rayon. Il n’était pas besoin de dérouler les manuscrits, et pas une ligne ne lui échappait. Il lut ainsi l’histoire du monde, les légendes, les théologies, les guerres des peuples, la gloire des rois et leurs crimes ; il s’initia aux secrets de l’astronomie, de l’astrologie, à la médecine, à l’alchimie. Il n’omit rien, ni les traités d’agriculture et de jurisprudence, ni la morale des philosophes, ni les divans des poètes. Et le jour n’avait pas sensiblement décru pendant le temps qui lui avait suffi pour boire tout le savoir humain.

Un immense orgueil l’emplissait à l’idée de sa supériorité et de l’étrange puissance de son esprit, qui lui permettait de vivre plusieurs existences dans le battement de quelques heures. Et il eût voulu plus d’air devant l’essor de son rêve pour qu’il pût s’envoler, plus libre, dans un espace illimité.

À L’ordre de son désir, une arche énorme découpa l’azur du ciel, l’azur de la mer.

L’écume des lames neigea sur la neige du vaste escalier qui descendait jusqu’à elles ; il entendit leur caresse soyeuse, respira la senteur fraîche de la brise du large. Et l’impatience du voyage le saisit lorsqu’il vit une galère à l’ancre, belle et fringante ainsi qu’un cheval de race, s’agitant et tirant sur la chaîne comme pour la rompre. Ses mâts s’élançaient, droits et minces, dans la dentelle des cordages ; sa proue gonflée était revêtue d’or repoussé et toute fleurie d’escarboucles ; sur ses flancs retombaient des tapis brodés dont les franges jouaient avec l’eau, et des flots de banderoles, gaiement, tout autour d’elle, claquaient dans le vent. Des adolescents, d’une beauté extrême, formaient l’équipage, vêtus de tuniques courtes, les bras nus, de légères toques rouges sur leurs cheveux bouclés ; ils couraient çà et là, bondissaient, grimpaient dans la mâture, larguaient les voiles, tandis que, sous un tendelet, l’Émir Al Bâhrr, Seigneur de la Mer, drapé dans la blancheur de son burnous, surveillait l’appareillage.

Hugues était déjà sur le pont, et aussitôt l’ancre fut levée, car c’était lui qu’on semblait attendre. Les voiles se bombèrent, le gouvernail doré cria, et, saluant la route, le navire bondit sur les lames.

La terre disparut bientôt. Il vola sur la mer, prit une course de vertige. Et pourtant le voyageur trouvait celle allure trop lente, tant il avait hâte d’aborder aux lointains rivages ; car, il le savait maintenant, il partait, à la conquête d’un mystérieux trésor, à la recherche de ce bonheur inconnu, dont le désir le dévorait, mais qu’il ne pouvait préciser.

Il visita d’innombrables royaumes, et, partout, on l’accueillait comme le suzerain du monde.

Les princes venaient lui rendre hommage, et tous, s’efforçant de le retenir, lui offraient en mariage la plus belle de leurs filles.

On lui amenait les princesses, tantôt en palanquins ornés de plumes, tantôt dans des chars traînés par des bœufs blancs, tantôt sur des dromadaires ou sur des éléphants caparaçonnés de brocart. Éperdu d’espoir, il regardait ardemment chaque fiancée nouvelle, mais, déçu, toujours, il la repoussait et reprenait la mer.

À bout d’espérance, il médita. Il comprit enfin que son cœur était, captif dans une prison de rubis dont la clef était perdue, que cette clef était un nom.

Alors, la brise lui révéla qu’elle seule pouvait le conduire au port inconnu qu’il cherchait. Et le navire livra toutes ses voiles au caprice du vent, qui le poussa vers une île merveilleusement touffue et fleurie ; de laquelle un oiseau était roi.

Tous les arbres de cette île charmante avaient leurs branches en argent et leurs feuillages en or de différentes nuances, si légers que le moindre souffle les agitait ; les oiseaux qui voletaient étaient des pierreries vivantes.

L’énamouré courut d’un arbre à l’autre, cherchant le roi ailé qui avait trouvé le nom perdu. Les yeux suppliants, l’oreille attentive, il attendait ; mais les gais chanteurs chantaient leur chant d’oiseau et ne disaient aucun nom.

Il s’avança encore, s’enfonçant dans la forêt mélodieuse, ému, haletant. Quand, las de la course, il avait soif, les fruits se penchaient vers sa bouche, et c’étaient des coupes, creusées dans une pierre, précieuse, pleines d’exquises liqueurs, qu’il savourait délicieusement. Une fois, pourtant, exténué, il entr’ouvrit ses lèvres pour boire encore, et, au lieu du fruit au frais breuvage, une divine jeune fille tendit ses lèvres a son baiser. Elles souriaient à demi, veloutées comme les pétales des roses, tout emperlées et plus embaumées que la fleur. Elles le grisaient, le fascinaient, et, peu à peu, il se rapprochait, plein de frissons, avide de la brûlure et du rafraîchissement qu’elles promettaient. Cependant, avec un cri, dans un effort douloureux, il se déroba, fit à sa bouche un bouclier de sa main.

Alors, dans les branches de l’arbre d’or, l’oiseau roi, à pleine voix, chanta ; il redit enfin le nom oublié : « Gazileh ! Gazileh ! » Et, après lui, toute la forêt le proclama.

Le cœur du jeune homme se dilata à se rompre, sous le sanglot heureux de son amour délivré, et, quand, à son tour, il prononça le nom bien-aimé, tout son être fut traversé par la fulguration d’une volupté tellement surhumaine qu’elle le terrassa, le jeta brusquement dans l’anéantissement de la mort.