Le Vigneron dans sa vigne/L’Ami d’enfance

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Le Vigneron dans sa vigneMercure de France. (p. 77-86).



L’AMI D’ENFANCE


Robert ouvre à peine la bouche qu’on voit qu’une dent incisive lui manque. C’est moi qui l’ai cassée, avec une de mes flèches, quand nous étions petits, et je l’ai cassée si nettement que Robert a cru que c’était par adresse. Après un moment de stupeur et d’inquiétude, car ses lèvres saignaient, je l’ai cru comme lui. Le coup de maître nous honore l’un et l’autre et Robert rit à ma rencontre.

— C’est vous qui me l’avez cassée, dit-il.

— C’est moi, Robert, je me rappelle ; ça ne t’enlaidit pas.

— Et ça m’est bien commode pour siffler, répondit Robert qui zézaie un peu. Je vous garantis que je ne crains pas un merle aux alentours.

Ce souvenir nous rapproche et nous attendrit.

Et je l’aime encore, mon ami Robert, parce qu’il est de son village et qu’il refuse de le quitter. Paris ne l’attire jamais ; il l’ignore, il prétend que c’est une ville comme une autre et il ne fait pas le projet d’y aller pour l’Exposition.

Il vit content. Homme de journées, il travaille à la terre plus qu’il ne veut. Quand il a fini chez les autres, il s’occupe dans son jardin. Il ne décesse pas. Il gagne largement de quoi ne pas mourir de faim. Sans être gros et gras, il se porte bien. Il mange surtout du pain ; il mange aussi beaucoup de salade et de caillé. Il boit de l’eau fraîche et l’air pur est à discrétion.

Sa main râpe un peu la mienne, ses oreilles gelées par le froid, grillées par le soleil, semblent avoir été, comme des feuilles, en proie aux bêtes, mais il a l’œil vif et il se tient ferme. Si la teinte de ses cheveux est indéfinissable, je peux lui dire sans le flatter, qu’il n’en a pas un de blanc et qu’il vieillit moins que moi.

Tout de suite il me tend sa tabatière.

— Merci, lui dis-je, je n’en use pas et j’avoue que tu m’étonnes.

— Pourquoi ? dit Robert.

— Parce que tu prises, à ton âge, comme une vieille femme, comme ma tante.

— Une prise fait du bien au cerveau, dit Robert.

— Oui, je sais, elle dégage, mais quelle vilaine habitude pour un jeune homme ! Tu l’as depuis longtemps ?

— Depuis la mort de mon père.

— Quel rapport ? Priserais-tu par chagrin ?

— Oh ! non, dit Robert. Tenez, avant de mourir, mon vieux papa m’a fait cadeau de cette tabatière.

— Une queue de rat ?

— Oui, elle n’est pas jolie, elle est en écorce de bouleau ; mon père y tenait fort. Il l’aimait mieux qu’une tabatière d’argent, D’ailleurs il n’avait pas le choix ; il n’a jamais possédé que celle-là et jamais il n’a pu la perdre. S’il me la donne, me suis-je dit, c’est qu’il désire que je m’en serve, et aussitôt j’ai prisé dedans.

— De sorte que tu prises non par goût, mais par respect pour la mémoire de ton père.

— Je n’ai eu aucun mal à m’y habituer, dit Robert. La première prise m’a été agréable ; c’est plus sain que le tabac à fumer et plus économique.

— Et tu fais plaisir à ton père qui est mort.

— Peut-être. Chaque fois que j’ouvre ma tabatière, je pense au vieux.

— Chaque fois ?

— Presque.

— Tu l’aimais donc bien ?

— Oui, dit Robert ; c’était un travailleur et un homme juste.

— Il ne t’a laissé qu’une tabatière en héritage ?

— Il me l’a laissée avec la maison paternelle.

— Celle que tu habites ?

— Oui.

— Tu y es convenablement logé ?

— Elle est grande ; elle est un peu humide, mais je suis dehors toute la journée, je ne rentre que pour me coucher ; l’humidité ne gène que la bourgeoise qui reste à la maison.

— Quelle bourgeoise ?

— Ma femme.

— Tu es marié ?

— Oui, comme vous.

— Elle est gentille, ta bourgeoise ?

— Comme la vôtre.

— Fichtre !

— Sûrement elle l’est assez pour moi et nos deux têtes ne font pas plus mal que d’autres sur l’oreiller.

— Tu as des enfants ?

— Deux, comme vous, un garçon et une fille, comme vous ; mais j’ai peut-être eu tort de ne pas me demander si j’avais aussi comme vous de quoi les nourrir.

— Bah ! Robert, tu es plus riche que moi et plus heureux.

À ces mots, Robert éclate de rire et siffle un air joyeux par le trou de sa dent ; c’est toute sa réponse, et il n’y a pas moyen de discuter.

— Flûte à ton aise, lui dis-je ; tu ne m’empêcheras pas de venir habiter plus tard une maison près de la tienne.

— Quand vous aurez votre retraite !

— C’est ça.

— Moi, je suis tout retraité, dit Robert, et je vous attends.

— Nous finirons nos jours porte à porte.

— Tant mieux ! dit Robert ; vous n’êtes pas fier et vous aimez le peuple.

— J’en suis, Robert… Pourquoi ricanes-tu encore ? Tu es insupportable. Ne crois-tu pas que je serai ton camarade comme quand j’étais petit ?

— Si, si, dit Robert redevenu sérieux, et le soir nous jouerons aux cartes l’un chez l’autre.

— Je te le promets et nous boirons des brûtots d’eau-de-vie sucrée, et nous lirons des livres à la veillée ; lis-tu quelquefois ?

— Je lis des livres de la bibliothèque communale.

— Lesquels ?

— Des livres d’histoires.

— De France ?

— Non, d’Indiens. Ils rampent à travers la brousse ; brusquement ils se dressent et dévastent les plantations. Malheur ! je frémis, je sue dans ma chemise. Voilà les livres que je dévore. Et vous ?

— Moi aussi. Et nous ferons des promenades au soleil, comme aujourd’hui. Regarde notre pays, Robert : est-il beau ! Ce grand pré, au fond, que traverse l’Yonne, est-il vert ?

— Il ferait un fameux champ de tir.

— Un champ de tir ! quelle drôle d’idée ! C’est un pré où pousse une herbe de la meilleure qualité.

— Un pré qui vaut de la monnaie, dit Robert.

— Un pré où nos magnifiques bœufs blancs profitent. Pourquoi veux-tu mettre à leur place des soldats ?

— Je n’y tiens pas, dit Robert.

— Alors ?… Et là-bas, de l’autre côté de la rivière, vois comme ce clocher brille au soleil couchant !

— Mâtin ! ce qu’on le bombarderait du point où nous sommes !

— Encore ! Qu’est-ce qui te prend ? Voilà tout ce que cette nature t’inspire ? Tu parles comme un général, tu souhaites donc la guerre ?

— Oh ! non, s’écrie Robert, non, non, pas de guerre ! Je ne m’occupe jamais de politique. Le gouvernement m’est égal, j’accepte n’importe lequel à la condition qu’il nous préserve de la guerre. Je n’ai peur que de la guerre.

— Et tu voulais, il n’y a qu’un instant saccager cette prairie et abattre ce clocher à coups de canon !

— J’ai dit ça comme j’aurais dit autre chose.

— Prends garde, Robert, on t’écoute ; tu jettes en l’air des mots qu’on rattrape et qu’on répète. Ce que tu dis comme tu dirais autre chose, on assure que tu le penses. Tes paroles les plus insignifiantes, ça fait de l’opinion publique. Parce que tu préfères ton village aux villages voisins, des gens qui te connaissent mal, affirment que tu détestes l’étranger ; et s’ils t’avaient entendu tout à l’heure, homme pacifique, ils jureraient que tu ne songes qu’à égorger tes frères.