Le Vigneron dans sa vigne/Les Sœurs ennemies

La bibliothèque libre.
Le Vigneron dans sa vigneMercure de France. (p. 209-211).
◄  l’impôt
le bijou  ►



LES SŒURS ENNEMIES


Elles finissent sans hâte, par petites gorgées, leur café au lait, quand Marie dit à Henriette :

— Chère sœur, tu ne sauras donc jamais boire proprement ?

Henriette piquée courbe la tête, et le menton aussitôt triplé tant elle est grasse, elle voit une tache sur son corsage. Lente à riposter, elle pose son bol vide sur la table, observe un moment les arbres du jardin et leurs signes de détresse.

— Avoue, dit-elle enfin, narquoise, que ce malheur ne peut t’arriver à toi, car si tu renverses ton café, il tombe droit par terre.

— Dis franchement que je suis plate, Henriette.

— Non, Marie, mais je crois ta poitrine moins gênante que la mienne.

Il faudrait le prouver, Henriette.

— Il suffit de comparer, Marie.

Vite serrées l’une contre l’autre, coude à coude, toutes deux se gonflent et, d’un œil qui louche, cherchent de quel côté ça dépasse.

— Te rends-tu ? demande Henriette.

— D’abord tu portes des talons, dit Marie. Mais j’ai une idée : prends ton bol et viens.

Henriette docile suit Marie. Elles passent dans leur chambre et poussent le verrou de la porte.

On entend un bruit d’étoffe froissée, de bouton qui saute et roule et de lacet qui siffle. Longtemps elles chuchotent, sans rire, puis d’une voix nette :

— Regarde, dit Marie, je l’emplis jusqu’au bord.

— Moi je n’entre même pas, dit Henriette, il éclaterait.

Gorges nues, si blanches qu’il fait soleil dans le trou de la serrure, les deux sœurs ennemies mesurent loyalement leurs seins avec un bol à café au lait.