Le Vigneron dans sa vigne/Mœurs des Philippe

La bibliothèque libre.
Le Vigneron dans sa vigneMercure de France. (p. 9-68).

MŒURS DES PHILIPPE


I


La maison des Philippe est peut-être la plus vieille du village. Son toit de chaume moussu et rapiécé qui descend jusqu’à terre, sa porte basse, sa petite croisée qui ne s’ouvre pas, lui donnent l’air d’avoir au moins deux cents ans. Madame Philippe en est honteuse.

— Faut-il être pauvre, dit-elle, pour la laisser dans cet état !

— Moi je trouve, lui dis-je, votre maison très bien.

— Quand on touche le mur, dit-elle, le plâtre vient avec les doigts.

— Personne ne t’empêche, dit Philippe, de boucher les trous, avec des numéros du Petit Parisien.

— Je ne réclame pas une maison de riches, dit-elle, je ne demande que la propreté, et si j’avais quatre sous d’économies, la bicoque serait réparée demain.

— Ne faites pas ça, madame Philippe ; je vous assure que votre maison est admirable.

— Elle ne tient plus debout.

— Ne t’inquiète pas, dit Philippe, elle est assez solide pour t’enterrer.

— En me tombant sur la tête, dit Madame Philippe que sa réponse fait rire seule.

— Ne craignez rien, dis-je, et ne méprisez pas votre maison. Vous auriez tort ; elle a beaucoup de valeur. Songez que c’est un héritage de vos ancêtres, et puisque vous avez le culte des morts, gardez avec respect tout ce qui vous vient d’eux. Votre maison, c’est un souvenir du vieux temps, une relique sacrée.

— Je ne vous dis pas le contraire, répond Madame Philippe déjà flattée.

— À votre place, je me garderais d’y changer une pierre. Je la préfère aux maisons neuves ; oui, oui, au point de vue pittoresque et instructif, je l’aime mieux qu’un château moderne, parce que cette bonne vieille maison nous rappelle le passé et que, sans elle, nous ne saurions plus comment étaient bâties les maisons de nos pères.

— Tu entends ? dit Philippe, presque toujours de mon avis contre sa femme.

— C’est vrai, dit-elle retournée, qu’il faudrait aller loin pour voir une maison comme la nôtre, et que, dans tout le pays, elle n’a pas sa pareille. Entrez donc, s’il vous plaît !

Ce qui frappe d’abord, dès le seuil, c’est le lit de bois aussi large que long sur ses pieds sans roulettes. J’imagine qu’il a dû passer par la cheminée. La porte était trop étroite.

— Il se démonte, me dit Philippe.

Madame Philippe ne le tire jamais. Une fois collé au mur, il y est resté. Comme elle n’a pas le bras long, elle se sert d’une fourche pour écarter les draps et border le lit du côté du mur.

— Dans l’ancien temps, dit Philippe, il y avait, au-dessus du lit, un dais carré de planches porté par quatre quenouilles, et tout autour s’accrochaient des rideaux jaunes à bordure verte.

— Des rideaux de grosse laine tissée sur de la toile, dit Madame Philippe. On appelait ça du poulangis ; c’était inusable.

— On n’en voyait pas la fin, dit Philippe, on les pendait et on ne les dépendait plus. Ils renfermaient le lit. On ne les ouvrait que pour y entrer, comme à la comédie, et quand le père montait se coucher, il disait : « Bonsoir, mes enfants, je vas à la comédie ! »

— Cette espèce de rideaux n’existe plus, dit madame Philippe. La dame du château les a détruits. Elle les achetait pour faire des tentures.

— Mon père lui a vendu les siens cinquante francs, dit Philippe. C’était bien payé. Ils n’en valaient pas vingt.

— Nous avons, dit madame Philippe, encore un lit de cette taille-là sur le grenier.

— Pourquoi ne l’utilisez-vous pas ? À votre âge, vous seriez mieux chacun dans votre lit.

— Que Philippe couche, s’il veut, dans un lit à part, répond Madame Philippe. Moi, je couche dans le mien.

— Dans le tien ! C’est le mien aussi, dit Philippe.

— C’est le lit de nos noces, dit-elle.

— Et vous croyez que vous dormiriez mal dans un autre lit ?

— Je n’y dormirais pas à ma main, dit-elle.

— Et vous, Philippe ?

— Jamais je ne découche.

Il ne s’agit pas d’affection et de fidélité. Ils couchent une première nuit ensemble et voilà une habitude prise pour la vie. L’un et l’autre ne quitteront le lit commun qu’à la mort.

Ils ne se servent pas de leurs oreillers. Ils les posent la nuit sur une chaise, parce que ces oreillers doivent rester le jour sur le lit, pleins et durs, blancs et frais à l’œil.

— Ça fait joli et il ne faut pas, me dit Madame Philippe, que le monde les voie fripés.

— Cachez-les sous la couverture, personne ne les verra.

— C’est la mode de les laisser dessus.

— C’est cependant si naturel, quand on a un oreiller, de le mettre sous sa tête !

— On le place sous la tête, dit Philippe, dans le cercueil. Les héritiers laissent toujours un oreiller au mort.

— Mais ils donnent n’importe lequel, dit Madame Philippe. Ils ne sont pas obligés de faire cadeau du meilleur.

Les Philippe couchent sur une paillasse et un lit de plume. Ils ne connaissent pas le matelas. La laine et le crin valent trop cher, et ils ont pour rien la plume de leurs oies.

— J’ai souvent vu, dis-je, sur la route, des oies si déplumées qu’elles faisaient de la peine. Je les croyais malades.

— Elles étaient déplumées exprès, dit Philippe, seulement elles l’étaient trop. Il ne faut pas ôter les plumes qui maintiennent l’aile, sans quoi l’aile pend et fatigue la bête.

— Elle doit souffrir et crier, quand on la plume ainsi vivante ?

— On attend, dit Madame Philippe, que la plume soit mûre et se détache toute seule. C’est le moment de la récolter. On la récolte trois fois par an.

— Une ménagère habile ne se trompe pas d’époque, dit Philippe, et elle ne laisse pas perdre une plume. On prétend même qu’une fille n’est bonne à marier que lorsqu’elle saute sept fois un ruisseau pour ramasser une plume.

— C’est une gracieuse légende.

— Oh ! répond Philippe, c’est une blague.

Philippe couche sur le bord et Madame Philippe au fond.

— Est-ce que vous mettez une chemise de nuit ?

— Celle de jour n’est donc pas bonne ? dit Philippe.

Elle est tellement bonne qu’elle dure au moins une semaine et quelquefois deux. Je ne suis pas sûr que Madame Philippe ôte son jupon. À quoi ça l’avancerait-il de tant se déshabiller ? Il y a belle heure qu’ils ne se couchent que pour dormir. Ils dorment d’ailleurs dans le lit de plumes comme dans deux nids séparés. Ils y enfoncent chacun de leur côté. Ils y reposent sans remuer, à l’étouffée ; ils y soufflent et ils suent, et le matin, quand ils ouvrent la porte, ça sent la lessive.

— Rêvez-vous, Philippe ?

— Rarement, dit-il, et je n’aime guère ça, on dort mal.

Il croit qu’on ne peut faire que des rêves désagréables. Quant à Madame Philippe, elle ne rêve jamais.

— Ou si je rêve, dit-elle, je ne m’en aperçois pas.

— De sorte que vous ne savez pas ce que c’est qu’un rêve ?

— Non.

— Je te l’ai expliqué, dit Philippe.

— Tu m’expliques ce qui se passe dans ta tête, et moi je te réponds qu’il ne se passe rien de même dans la mienne ; alors ?

En échange, c’est toujours elle qui se lève la première.

— À quelle heure ?

— Ça dépend de la saison.

— L’été ?

— L’été, ce n’est pas l’heure qui me règle, c’est le soleil.

— Malgré les volets ?

— Jamais je ne les ferme, dit-elle, j’aurais peur du tout noir, et j’aime être réveillée par le soleil. Il habite là-bas juste en face de la fenêtre, et aussitôt qu’il sort de sa boîte, il vient jouer sur mon nez.



II


Je leur ai fait une visite de nouvel an.

J’avais quitté une campagne touffue, je l’ai retrouvée dégarnie, mais plus verte qu’en octobre parce que les blés sortent de terre. L’herbe si longtemps grillée s’est rafraîchie d’une herbe neuve et courte que les bœufs ne peuvent pas saisir de leur grosses lèvres. Il a fallu les rentrer à la ferme. On ne voit plus, dans la campagne, les familles de bœufs qui l’habitaient. Seuls, quelques chevaux restent au pré. Ils savent prendre leur nourriture où le bœuf n’attrapait rien. Ils craignent moins le froid et s’habillent l’hiver d’un poil grossier à reflets de velours.

Sauf une espèce de chêne dont la feuille persiste et ne tombera que pour céder sa place à la feuille nouvelle, tous les arbres ont perdu toutes leurs feuilles.

La haie impénétrable est devenue transparente, et le merle noir ne s’y cache pas sans peine.

Le peuplier porte, à sa pointe, un vieux nid de pies hérissé en tête de loup, comme s’il voulait balayer ces nuages, plus fins que des toiles d’araignées, qui pendent au ciel.

Quant à la pie, elle n’est pas loin. Elle sautille, à pieds joints, par terre, puis de son vol droit et mécanique, elle se dirige vers un arbre. Quelquefois elle le manque et ne peut s’arrêter que sur l’arbre voisin. Solitaire et commune, on ne rencontre qu’elle le long de la route. En habit du matin au soir, c’est notre oiseau le plus français.

Toutes les pommes aigres sont cueillies, toutes les noisettes cassées.

La mûre a disparu des ronces agressives.

Les prunelles flétries achèvent de s’égrainer, et comme la gelée a passé dessus, celui qui les aime les trouve délicieuses.

Mais le rouge fruit du rosier sauvage se défend et il mourra le dernier parce qu’il a un nom rébarbatif et du poil plein le cœur.

À l’entrée du village, je m’étonne qu’il soit si petit. Les maisons que séparaient leurs jardins semblent, ces jardins dépouillés, ne faire qu’une contre l’église. Le château s’est rapproché, ainsi que les fermes éparses, les champs nets, les vignes claires, les bois percés à jour, et d’un point à l’autre de l’horizon borné, la rivière coule toute nue.

Personne dehors. Aucune porte ne s’ouvre à mon passage. Quelques rares cheminées fument. Les autres fument sans doute à l’intérieur.

Enfin j’arrive chez Philippe et j’ai plaisir à les revoir, lui et sa femme. Il est vêtu comme au mois d’août et il porte seulement sa barbe d’hiver. Ma visite ne le surprend et ne l’émeut que jusqu’à un certain point. Il me donne à toucher sa main fendillée et me dit qu’il n’y a rien de nouveau.

— Point de mort, depuis mon départ ?

— Vous ne voudriez pas, dit-il.

— Non, Philippe, mais qu’est-ce qu’il y aurait de drôle ?

— Si les gens du pays mouraient comme ça, dit Philippe, il n’en resterait bientôt plus.

— Vous avez raison… Travaillez-vous fort en ce moment ?

— Je bricole, dit Philippe, en attendant qu’il fasse bon bêcher; je casse des pierres pour mes prestations ; je fais des fagots ; j’appointis des pieux de vigne ; je charroie du fumier au jardin et le reste du temps je me chauffe et puis je me couche.

— À quelle heure ?

— J’ai bien du mal à dépasser huit heures. Si j’essaie de lire l’almanach, je m’endors le nez sur le papier.

— Et vous, Madame Philippe, après votre ménage, qu’est-ce que vous faites.

— Vous le voyez, répond Madame Philippe, je tricote une chaussette.

— Toujours la même ?

— Ce serait malheureux, dit-elle.

— Pour qui celle-là ? Pour Pierre ?

— Non, pour Antoine.

— Le soldat. Se plaît-il au régiment ?

— C’est difficile à savoir, répond Madame Philippe. Il n’écrit guère, parce qu’il met trois jours à gagner un timbre, et il n’en écrit pas long à la fois.

— Quand le verrez-vous ?

— Ce soir, peut-être.

— Comment, ce soir ?

— Oui ; dans sa dernière lettre il nous annonçait son arrivée pour aujourd’hui, par le train du soir. Il ne nous a pas récrit contre-ordre.

— C’est qu’il va venir. N’allez-vous pas, Philippe, au-devant de lui ?

— Pourquoi faire !

— Pour le ramener de la gare.

— Il connaît le chemin, dit Philippe. Il s’amènera seul. Il est grand.

— Vous l’auriez embrassé tout chaud.

— Oh ça !

— Quoi ! vous aimez bien votre Antoine.

— Ce n’est pas l’habitude, chez nous, d’aller à la gare, dit Philippe gêné. D’ailleurs, moi je ne pense pas qu’il vienne ; il serait déjà ici.

Comme Philippe regarde l’horloge et calcule des heures dans sa tête, j’entends un bruit de grelots.

— Écoutez, dis-je, c’est lui.

— En voiture ! ça m’étonnerait, dit Philippe avec calme. Il aurait donc trouvé une occasion !

Madame Philippe se lève et les aiguilles de sa chaussette remuent comme les antennes d’une bête inquiète. Philippe ouvre la porte et va voir.

Ce n’est pas Antoine, c’est un fermier complaisant qui dépose un paquet adressé aux Philippe et que lui a remis un homme de la gare.

Madame Philippe à genoux déficelle le paquet et elle y trouve les effets de civil d’Antoine. Il devait les apporter lui-même s’il venait en permission.

— C’est qu’il ne viendra pas, dit-elle.

— Il y a peut-être, lui dis-je, une lettre dans le paquet ?

— Non, dit-elle.

— Cherchez au fond.

— Rien, dit-elle.

— Vous recevrez sûrement demain, un mot par le facteur. Antoine vous expliquera pourquoi il ne vient pas et il vous souhaitera la bonne année.

— C’est probable, dit Philippe.

Madame Philippe déplie et secoue les effets, une culotte, une veste, un chapeau mou, une cravate cordonnée et un peu de linge sale.

— Voilà, dit-elle, toutes les nippes qui l’enveloppaient quand il nous a quittés. On croirait qu’il est mort.



III


Comme j’ai recommandé à Philippe de me prévenir, il me télégraphie : Tuerai cochon samedi. Le temps de passer douze heures en chemin de fer, et me voilà chez les Philippe.

— Il va bien ? dis-je.

— Oui, répond Philippe.

— Où est-il ?

— Dans l’écurie, en liberté.

— Calme ?

— Il se repose depuis deux jours ; je ne lui donne pas à manger, il vaut mieux le tuer à jeun.

— Il est très doux, dit Madame Philippe. Je l’ai promené hier dans la cour. Je n’espérais pas le rentrer toute seule. J’en suis venue à bout comme d’un mouton.

— Combien pèse-t-il !

— Deux cent sept livres.

— C’est un poids.

— C’est raisonnable, dit Philippe, et je crois qu’il sera bon. Je l’ai acheté à un fermier que je connais et qui l’a engraissé avec de l’orge.

— Pourvu qu’il fasse beau demain !

— Le vent tourne au nord, dit Philippe. Il fera sec, et si nous avons la chance qu’il gèle cette nuit, ce sera le meilleur temps pour tuer un cochon.

— Tout est prêt !

— Oui, j’ai retenu mon garçon Pierre ; il n’ira pas travailler au canal et il nous aidera.

— Je vous aiderai aussi.

— La voisine et moi, nous ferons le boudin, dit Madame Philippe.

— À quelle heure le réveillerez-vous ?

— Le cochon ?

— Oui.

— Au lever du soleil.

— Bonsoir, dis-je ; allons dormir et prendre des forces.

— Votre arrivée m’a fait plaisir, me dit Philippe. Je suis content de le tuer devant vous.

Le lendemain matin, à sept heures, il frappe à ma porte et je m’habille au clair du soleil qui tombe par la cheminée. Philippe a mis un tablier propre. Il s’assure que son couteau coupe bien. Il a écarté de la paille sur le sol. Tandis que les femmes, Madame Philippe et la voisine, font les effarées, il est grave.

Pierre, les mains dans ses poches, et moi, nous le suivons jusqu’à l’écurie. Il entre seul avec une corde et nous laisse à la porte. Nous écoutons.

J’entends Philippe qui cherche le cochon et lui parle. Le cochon grogne à cette visite, mais il ne marque ni satisfaction ni inquiétude. Pierre, habitué, m’explique ce qui se passe.

— Mon père, dit-il, va lui prendre la patte avec un nœud coulant.

Oh ! oh ! le cochon se fâche. Cette fois, il grone assez fort pour que les chiens, là-bas, lui répondent. Je devine qu’il se sauve et que Philippe l’a manqué.

— Laissez entrer un peu de jour, dit Philippe.

J’ouvre la porte et la referme vite, parce que j’ai vu brusquement le nez du cochon. Je dis à Pierre, qui sait mieux que moi, de la tenir comme il faut. Mais la chasse dure peu : Philippe accule le cochon dans un coin de l’écurie et, après une courte lutte corps à corps, le maîtrise.

— Ouvrez ! crie-t-il entre les cris désespérés du cochon.

Tous deux sortent de l’écurie. Le cochon a une patte de derrière prise dans la corde que Philippe tient d’une main haute et il est joli à voir, frais et net, comme s’il venait de faire sa toilette. Notre présence et la lumière du jour l’étonnent. Il se précipitait, il s’arrête et cesse de crier. Il fait quelques pas dehors et se croit libre. Il souffle, il flaire déjà des choses. Mais Philippe donne la corde à Pierre, saisit le cochon par les oreilles et le renverse, gigotant et hurlant, sur la paille écartée. Les femmes tendent, celle-ci un linge et le couteau à saigner, celle-là une poêle pour recevoir le sang. Pierre tire la patte et l’immobilise, et moi je vais à droite et à gauche.

Philippe, son couteau dans les dents, s’affermit, pose un genou sur le cochon, et lui tâte sa gorge grasse.

Pierre qui riait devient sérieux ; les femmes ne bavardent plus ; le cochon terrassé se débat moins, mais il crie de toutes ses forces et il est assourdissant.

— Approche la poêle, dit Philippe à sa femme.

— Approchez le bassin, dit Madame Philippe à la voisine, j’y viderai ma poêle quand elle sera pleine.

— Je suis honteux, dis-je, il n’y a que moi d’inutile.

— Il faut bien, dit Philippe, quelqu’un pour nous regarder.

Il pique la pointe du couteau à la place qu’il marquait du doigt, et il appuie. Il appuie à peine. Le couteau pénètre si aisément qu’il semble que ce soit agréable au cochon. J’attendais des cris redoublés, une fureur suprême. Il ne bouge pas et il ne fait plus que se plaindre.

Philippe tourne la lame. Le sang filtre et bientôt, par l’incision élargie, il coule d’un jet régulier. Il n’éclabousse pas ; il tombe épais comme une tresse rouge ; il est riche comme du sang de héros et doux à l’œil comme du jus de confitures.

Chaque fois que Philippe serre la plaie sa femme verse le sang de la poêle dans le bassin où la voisine le remue avec ses mains pour éviter qu’il se coagule. Elle rejette les caillots et elle s’amuse, la voisine ; d’un geste lent, elle forme et déforme les plis lourds d’une étoffe écarlate.

Les cris espacés du cochon s’éteignent. Le dernier gémissement rauque pousse dehors le dernier sang. Telle une source saute sur un caillou. La lame fouille encore une gorge flasque qui ne rend plus. Le cochon est vide et Philippe le bouche avec un peu de paille tortillée.

— Vous êtes sûr, Philippe, qu’il est mort ?

On dirait qu’il a eu plus de peur que de mal. La peau reste rose sous les soies. Comment croire que nous l’avons fait souffrir et que c’était à lui, tout ce sang que les femmes portent à la cuisine ? Il va disjoindre ses pattes, se dresser, et de son allure raide, par une série de dures détentes, se projeter en ligne droite, toujours devant.

— Ça arrive, me dit Pierre, et quelquefois ils se sauvent, le feu sur le dos.

Mais Philippe, dont ce n’est pas le jour de plaisanter, lève l’oreille du cochon et me montre dessous un petit œil livide, impressionnant. À ce signe, on peut griller le cochon.

Philippe le recouvre de paille, Pierre l’allume et une prompte fumée nous aveugle ; une odeur de couenne roussie et de corne brûlée ne tarde pas à nous mettre en joie et en appétit. Avec des torches de paille, nous entretenons la flamme et nous la promenons sous les pattes et dans les oreilles.

Pierre ramasse un des sabots que la chaleur a fait éclater et au creux duquel colle un peu de chair blanche et fine.

— Elle est cuite à point, me dit Pierre. Goûtez-y. Les gamins du village se battraient pour l’avoir.

— Ce n’est pas mauvais, dis-je ; ça sent la châtaigne.

— Régalez-vous donc, dit Pierre qui arrache et me jette les quinze autres sabots des quinze autres doigts des quatre pieds du cochon.

Mais je réponds que je ne suis pas un gourmand égoïste et que j’aime mieux les garder pour mes amis de Paris.



IV


Le jour de son mariage, Philippe rit comme jamais il n’avait ri, et il mangea de quatorze plats. Il fit danser toutes les femmes du village, et les plus vieilles même durent virer à son bras, secouées ainsi que de maigres épouvantails par un temps d’orage.

Au contraire, Madame Philippe, muette et sans appétit, resta assise.

Elle ne comprenait pas les mots plaisants, elle rentrait une épingle, elle rejetait en arrière sa plante grimpante. Tantôt, les doigts croisés, elle songeait qu’il faudrait dès demain se mettre à l’ouvrage et nettoyer, tantôt elle regardait avec résignation son mari, comme une bête estropiée tourne les yeux vers le monde.

Enfin ils se couchèrent. D’abord tout alla bien. Madame Philippe, coite, ne bougeait pas, seulement préoccupée de rendre à Philippe, coup pour coup, les baisers qu’il lui appliquait.

Mais quand elle bêla, sursautante, comme le mouton qu’on avait saigné hier :

— Ah ! crie si tu veux, mâtine, lui dit Philippe, il y a trop de jours que j’attends, je ne peux plus durer.

Tandis qu’il caressait la mariée d’une main légère, d’une main pesante il lui fermait la bouche.



V


— N’importe, dit Philippe, ça revient au même.

— Avec vous, Philippe, tout reviendrait au même. Ce qui importe, c’est le bonheur ; les hommes de ce village sont-ils plus heureux aujourd’hui qu’autrefois ?

— Les jeunes disent que non.

— Mais vous, Philippe, qui avez connu les vieux et qui entendez les jeunes se plaindre, que dites-vous ?

— Je crois qu’on devrait se trouver plus heureux. On est mieux couché, mieux nourri et on a moins de misère. Moi, je n’ai pas couché dans un lit avant de me marier.

— Vous couchiez avec vos bêtes ?

— Oui, et la paille sèche est préférable aux draps sales. Je ne faisais qu’un somme jusqu’à minuit où les bêtes me réveillaient. Elles ont leurs habitudes ; elles se dressent à minuit pour manger un morceau de foin et j’entendais cliqueter les cornes aux bâtons du râtelier. L’hiver, leur souffle me tenait chaud, mais l’été je couchais souvent dehors, pour garder les bœufs qui passaient la nuit au pré. Un fermier n’aurait pas dormi tranquille, si ses bœufs étaient restés seuls. On abandonnait dans le pré une vieille charrette qui ne servait à rien. On y ajoutait, sur des cerceaux, une toiture de glui, de grosse paille de seigle et c’est là que couchait l’homme de garde.

— Vous étiez bien ?

— Pas mal. C’était pendant la belle saison. Le froid du matin engourdissait un peu.

— Contre quoi gardiez-vous les bœufs ?

— D’abord, il y avait des loups.

— Oh ! Philippe ! des loups dans ce coin de la Nièvre ?

— Il y en avait.

— Qu’est-ce qu’ils sont devenus ?

— Je ne sais pas. Et puis les prés n’étaient pas clos comme maintenant, les bœufs pouvaient se sauver. D’ailleurs le domestique ne gardait pas seulement les bœufs, il devait encore les faire manger. Un bœuf fatigué par le travail mange mal. Il préfère se vautrer dans l’herbe et dormir. Mais l’homme de garde sort de sa charrette et le relève d’un coup de pied. Le bœuf debout se remet à manger. Quelquefois, après une journée de forte chaleur, le domestique passait sa nuit à se promener au frais, de bête en bête. Avant le soleil, il liait les bœufs pour la charrue.

— Il gardait les bœufs, Philippe ; mais qui donc surveillait le domestique ?

— Personne. Cette corvée lui semblait naturelle comme les autres. Si vous commandiez la même à nos jeunes gens, ils refuseraient, ou s’ils acceptaient, au lieu de rester dans la charrette, ils courraient à droite et à gauche, dans les fermes voisines, se réchauffer auprès des servantes.

— Mais pourquoi a-t-on supprimé cette garde de nuit ?

— Parce que ce n’est plus la mode.

— Et les fermiers dorment tranquilles ?

— Oui.

— Et les bœufs ?

— Ils se gardent seuls.

— Ils ne s’en portent pas plus mal ?

— Non. La mode aujourd’hui, c’est simplement de faire des visites aux bœufs qui ne travaillent pas et qu’on engraisse à l’herbage. Durant les dernières années de mon service, c’était ma besogne chez les fermiers Corneille. Chaque matin, à quatre heures, j’allais voir les bœufs dans les embauches. Je visitais une partie des prés avant la première soupe, je rentrais, je débarrassais au galop mon écuelle, et je visitais l’autre partie des prés avant midi. Je regardais les bœufs, pièce par pièce, pour m’assurer qu’aucun n’était malade, et je tâtais sur chacun les dépôts de la graisse.

— C’était une besogne fatigante ?

— Pas plus que les autres.

— Jamais il ne vous est arrivé d’accident ?

— Les bœufs me connaissaient. Je ne craignais que la rosée. Elle me montait aux cuisses, et malgré mes bottes, malgré le soleil, je ne pouvais pas avoir les jambes sèches avant midi, l’heure de gagner la table.

— Les Corneille vous soignaient ?

— Madame Corneille nous faisait un pain où elle mettait du seigle, des fèves, des vesces, de tout…

— Excepté du blé ?

— Elle y mettait tout de même un peu de blé, dit Philippe. Il y avait seulement trop d’ivraie enivrante. Au réveil, impossible d’écarquiller les yeux.

— Elle vous donnait beaucoup de viande ?

— Quand un cheval s’était blessé à en crever, on l’abattait et les domestiques mangeaient de la viande quinze jours de suite. Ils avalaient la bête jusqu’au dernier sabot.

— Vous buviez du vin ?

— Jamais. Ils en boivent aujourd’hui.

— Du bon ?

— Assez pour laver la patte d’un chien, assez pour qu’ils disent qu’ils boivent du vin.

— Les fermiers deviennent-ils donc meilleurs !

— Non, mais les domestiques deviennent plus effrontés. Ils demandent.

— Vous n’osiez pas ?

— Nous n’y pensions pas, dit Philippe.

— Vous ne gagniez qu’une quinzaine de sous par jour, ils gagnent le triple ; vous battiez avec le fléau et vanniez avec un van, ils battent à la machine et vannent avec le tarare ; vous ne preniez de repos qu’aux grandes fêtes, et ils se plaignent !

— Et ils s’écoutent, dit Philippe.

— Peut-être que les besoins augmentent avec l’aisance, et peut-être que tout compté, Philippe, on n’est pas plus heureux aujourd’hui qu’autrefois.

— On le croirait, car des tapées de jeunes quittent le pays et vont à Paris où ils espèrent vivre grassement. Avec de la chance, ils réussissent. Mais ceux qui restent doivent montrer, aujourd’hui comme hier, les qualités de l’âne. S’ils sont sobres et laborieux, ils peuvent faire leur vie et se mettre de côté, pour les vieux jours, du pain sec.

— C’est maigre.

— On ne meurt pas de faim, dit Philippe.

— On en meurt moins vite. Ne pensez-vous pas, Philippe, que le mal vient de ce que les uns ont trop et les autres trop peu ?

— Il faut bien qu’il y ait des riches.

— Pourquoi, Philippe ?

— Parce qu’il y en a toujours eu.

— Pourquoi ne serait-ce pas votre tour d’être riche ? Vos pères étaient pauvres, vous êtes pauvre, et vos fils et les fils de vos fils seront pauvres. Pourquoi ?

— Parce que c’est arrangé comme ça.

— Ce serait autrement, si le hasard l’avait voulu.

— Il n’a pas voulu.

— Contre une telle injustice, vous avez le droit de réclamer.

— On me recevrait !

— Qui sait ?… Criez fort et les riches partageront.

— Ils ne sont pas si bêtes. À leur place…

— Qu’au moins ils donnent leur superflu !

— Dès qu’on donne quelque chose au monde, dit Philippe, de l’argent ou n’importe quoi, le monde tourne mal. Moi, par exemple, je serais vite un homme perdu.

— Vous supporteriez la fortune comme les autres.

— Non, non.

— Pourquoi, Philippe entêté ? Pourquoi ? pourquoi ?

— Parce que les autres et nous, ce n’est pas la même chose.

Voilà son refrain. Il y a deux races d’hommes, celle des riches et celle des pauvres. Il n’est pas de la race des riches. Quoi de plus clair ? Impossible de le tirer de là.

Qu’il y reste !



VI


Depuis neuf heures, le village dort dans le silence.

On ne trouverait pas un chien égaré.

Il n’y a plus que la lune dehors. Inutile, elle répand sa lumière blanche dont personne ne profite et perd son temps à n’éclairer que des choses, la rue déserte, les volets fermés.

Mais à minuit, un verrou pousse une plainte de gorge malade, la porte s’ouvre et Philippe se montre, pieds nus, en chemise et en bonnet de coton. Il bâille, écarte les bras, se rafraîchit au courant d’air et regarde la lune, stupéfait de la voir encore pleine, bien qu’il l’ait toujours vue régulièrement croître et décroître depuis qu’il la connaît.

Il traverse la cour, va jusqu’au petit mur qui contient le fumier, et autant par habitude que par économie, il pisse.

Il ne rentre pas tout de suite et goûte le calme comme un breuvage.

D’ailleurs on tire un autre verrou, une seconde porte s’ouvre et le maréchal-ferrant, réveillé par une même cause, sort de sa maison. Il a pris son tricot et ses sabots. Ses premiers regards montent vers la lune.

— Est-elle belle !

Il ne dit que cela.

Il pisse.

Bientôt paraissent le menuisier, l’aubergiste, et Gagnard, et Fernet, qui se hâtent différemment selon le besoin.

On croirait qu’ils se sont donné rendez-vous.

Mais non. Ils se lèvent ainsi au milieu des pures nuits d’été. Ils laissent un instant les femmes libres chez elles, et préfèrent pour eux la nature.

Ils se reconnaissent avec plaisir et échangent des paroles rares, d’une sonorité qui les étonne. Ils se gardent de plaisanter ou de songer à mal. Avant d’aller se recoucher, ils s’attendent. Rien ne les presse Ils aiment peu le lit.

— Le fermier est donc mort, qu’il ne vient pas ?

Jérôme, le plus vieux du village, s’avance appuyé sur une canne. Sa fille a beau lui dire :

— Papa, vous vous enrhumerez ; mettez votre culotte, au moins.

Il s’obstine et périrait plutôt que de s’abandonner à la mollesse.

Les autres lui crient un bonsoir familier.

Très occupé, il ne répond pas.

Il accomplit gravement les moindres actes de la vie, et la lune ne saurait le distraire.

Il a fini. Tous ont fini.

— À demain !

— À aujourd’hui, tu veux dire !

Paresseusement chacun rentre. Les portes claquent. Le dernier verrou jette un cri de gorge étouffée.

La lune reste toute seule dehors, plus vaine que jamais. Un rêve de linotte troublerait le silence.



VII


Madame Philippe est encore agitée et toute fière, parce qu’elle a reçu la visite de Madame Delange, la riche châtelaine.

— Je vous jure que c’est vrai, me dit-elle.

— Mes félicitations, madame Philippe, et quand avez-vous eu cet honneur ?

— Ce matin ; j’étais occupée à mon ménage, quand tout à coup je vois entrer cette belle dame. Je ne savais où me mettre. Elle me dit : « Bonjour, madame Philippe ; je vous fais, en passant, une petite visite. » Moi je retrouve ma tête perdue et je lui dis : « Vous êtes bien aimable, madame. » Et je lui offre une chaise pour s’asseoir. « Non, merci, me dit-elle, je ne suis pas fatiguée. » Elle soufflait cependant fort, mais elle préfère rester debout, elle regarde les murs de la maison, l’horloge, le lit, l’arche, et elle me demande des nouvelles du père et des petits, si l’année sera bonne en foin, en blé, en fruits ; et elle parle, elle parle ; je n’ai pas le temps de lui répondre ; puis ça la reprend, elle me dit au revoir et elle sort.

— Si vite ?

— Comme ça.

— C’est drôle.

— Oui, c’est drôle. Qui donc pouvait imaginer que la dame du château entrerait un matin dans la maison d’une pauvre femme comme moi ?

— Personne, madame Philippe, et j’ai beau chercher, je ne m’explique pas la cause de cette visite.

— La cause ? Mais Madame Delange me l’a expliquée. Elle voulait me voir, par gentillesse, tout bonnement.

— Vous êtes sûre ?

— Rien ne l’y obligeait, je ne l’invitais pas.

— Vous croyez sérieusement, madame Philippe, que c’était une vraie visite ?

— Et pourquoi pas ? Oh ! une toute petite visite de hasard. J’ai pensé : Madame Delange se promène, il fait beau, elle est de bonne humeur, elle passe devant ma porte ouverte, elle m’aperçoit et se dit : « Tiens, je ne connais pas la cabane des Philippe, je veux voir comment cette brave femme s’arrange chez elle, ça lui fera plaisir. »

— Et vous êtes flattée ?

— Faut-il me désoler parce que cette dame me prouve qu’elle ne me méprise pas ? Mais elle a dû me prendre pour une mal élevée. J’ai oublié de lui demander si elle voulait se rafraîchir. Elle est partie trop brusquement. Si j’avais osé, j’aurais couru après elle.

— Vous dites qu’elle soufflait fort ?

— Oui, elle était rouge de chaleur.

— Dites-moi, madame Philippe, quand elle est entrée, vous n’avez rien remarqué, sur la route ?

— Non.

— N’y avait-il pas, sur la route, des bœufs ?

— Quels bœufs ?

— Y en avait-il ?

— Est-ce que je m’amuse à regarder s’il passe des bœufs sur la route ?

— Vous n’avez jamais peur des bœufs, vous, madame Philippe ?

— Pourquoi diable me posez-vous des questions pareilles ?

— Et savez-vous si la châtelaine en a peur ?

— Je ne sais pas, et je ne tiens pas à le savoir.

— C’est très important, car si Madame Delange, la riche châtelaine, a peur des bœufs, et s’il passait des bœufs sur la route, au moment où elle est entrée dans votre maison, sa visite n’a plus rien qui doive vous étonner, madame Philippe, ni vous enorgueillir.

— Ah ! vous êtes plus malin que moi, me dit-elle désillusionnée.

— Non, madame Philippe, mais j’ai tout vu ce matin.



VIII


Courte, ronde, avec une taille de gerbe, solidement debout sur ses larges pieds d’armoire, elle me dit, d’un air modeste, qu’elle a été la nourrissonne de Madame Corneille.

— Je ne comprends pas, madame Philippe, vous avez presque son âge.

— Tout de même, dit-elle, quand Madame Corneille a sevré sa Pauline, comme son lait ne passait pas, c’est moi qui l’en ai délivrée.

— De quelle manière ?

— En la tétant.

— Quel âge aviez-vous donc ?

— Dix-neuf ans.

— Mais vous étiez encore fille.

— Oui.

— Et Madame Corneille n’avait pas honte ?

— C’est moi qui me suis offerte. D’abord elle refusait : « Tu n’oserais pas », me dit-elle. « Madame, ai-je dit, je m’offre de bon cœur, et ce n’est pas pour mon plaisir, c’est parce que je vois que vous tomberez malade. » Aussitôt elle déboutonne son corsage et je m’installe entre ses genoux. Elle s’y est vite habituée. Le matin, au réveil, elle m’appelait : « Viens prendre ta goutte, disait-elle aimablement. » Je n’étais pas longue à la mettre à son aise et elle me remerciait avec ses plus douces paroles.

— C’est agréable, madame Philippe ?

— C’est un travail qui ne donne pas appétit, mais la chère dame souffrait tant ! fallait-il la laisser souffrir ?

— Non, madame Philippe, il ne le fallait pas.

— Je vous assure qu’elle faisait pitié !

— N’aurait-elle pu se servir d’une téterelle ?

— En ce temps-là, ce n’était pas connu.

Elle avait essayé de se téter toute seule avec une pipe, mais rien ne vaut la bouche humaine.

— Et vous étiez une nourrissonne habile ?

— Oui, sans me vanter. Au début, encore demoiselle, je me cachais, par peur des domestiques qui se seraient moqués de moi. Puis la nouvelle s’est répandue que je tétais mieux que personne. Dès qu’une femme était embarrassée, elle m’appelait. Une fois mariée, je n’ai jamais refusé ce service.

— Votre réputation n’a pas empêché Philippe de vous aimer ?

— Au contraire, dit Philippe. Elle était grasse du lait d’autrui, fraîche et blanche, et elle me plaisait beaucoup.

— Eh bien ! Vous ne me croirez pas, dit madame Philippe ; j’ai tété charitablement toutes les femmes du pays qui ont eu besoin de moi, et aucune d’elles n’a voulu me téter ; quand je leur montrais mes seins lourds, elles faisaient la grimace et filaient comme des lapins.



IX


— Écoute, dit-elle à Philippe, je ne peux plus durer. Cette nuit je n’ai pas fermé l’œil ; je mordais mon traversin, il faut que ça finisse. Prends ta lime, pour limer ma dent.

— Je ne sais pas limer les dents, répond Philippe.

— Je t’ai vu limer du fer comme un serrurier, dit madame Philippe et tu ne limerais pas une vieille dent ?

— Puisque tu y tiens, dit Philippe.

— Attrape ta lime, dit-elle résolue.

— Quelle bouche ! dit Philippe, tu manges donc ta soupe avec un sabre ?

— N’aie pas peur, dit-elle habituée à cette plaisanterie, entre ton outil et frotte jusqu’à ce que je te crie : arrête ! Ensuite je mettrai sur ma dent du papier d’argent de chocolat.

— Bâille, dit Philippe.



X


Ce matin Philippe fauche. Il a posé dans un coin son gilet et, vêtu de sa chemise déboutonnée et de sa culotte qui tient toute seule, coiffé d’un vieux chapeau qui n’est pas de paille malgré la chaleur, il coupe aujourd’hui l’herbe de son pré qu’il trouve assez fleurie.

Philippe est un faucheur expérimenté. Il n’attaque pas le pré avec une ardeur imprudente. Il donne le premier coup de faux dont l’herbe du bord est surprise, sans précipitation, comme il donnera le dernier. Il s’efforce d’abattre l’herbe par coutelées régulières, de raser net le tapis, car le meilleur du foin c’est le pied de la tige, de faire ses andains de la même largeur, et non de finir son ouvrage avant de l’avoir commencé.

Il ne laisse pas un seul gendarme, c’est-à-dire un seul brin d’herbe debout, échappé à la faux.

Je le vois de loin qui avance à petits pas glissés, la jambe droite pliée, la gauche presque tendue et un peu en arrière. Ses sabots, où il a les pieds nus, marquent deux raies parallèles. Il trace un chemin si propre que, tout à l’heure, on passera ce lac d’herbes profondes à pied sec.

La faux coupe de droite à gauche, d’un trait rapide et sûr, puis elle revient, la pointe levée et du dos caresse l’herbe suivante qui va tomber.

Tantôt elle siffle, légère, tantôt elle grince et çà et là, par le pré, de grandes herbes frissonnent d’inquiétude, et brusquement elle a le hoquet sur un caillou.

Philippe s’arrête, tâte la lame du doigt et l’affile avec une pierre à aiguiser qui lui pend sous le ventre dans un cornet de bois. Et maintenant il se ferait la barbe !

Vers dix heures, Madame Philippe lui apporte une bouteille d’eau.

Pendant qu’il boit, elle cherche des « puces ». C’est le nom vulgaire d’une graminée, la tremblette, si grêle que ses petites fleurs tremblent toujours, comme des insectes, à peines retenues au bout de leurs tiges trop minces. Madame Philippe en fait un bouquet, parce que la tremblette ne se fane jamais, et que dans un pot, sur la cheminée, elle se conservera gracieuse jusqu’à l’été prochain. C’est la fleur d’hiver des paysannes.

Philippe ayant bien bu, l’estomac gonflé d’eau, rend la bouteille à sa femme qui la cache au frais, par terre, sous le gilet.

Philippe ne se remet pas tout de suite à faucher. Il souffle un peu, appuyé sur la faux, regarde si le temps ne menace pas, si des nuages ne bouchent pas l’horizon, et il se sèche le front avec sa manche de chemise.

Madame Philippe qui a pris chaud à cueillir seulement un maigre bouquet s’essuie le visage avec son tablier. Ils restent là, coude à coude, un instant désoccupés.

Oh ! n’espérez rien !

L’odeur du foin ne les grise pas.

Ils ne vont pas, pour vous faire plaisir, se rouler dans l’herbe.



XI


Philippe fut valet de chambre un jour et demi. En ce temps-là, sa femme nourrice lui avait trouvé une place près d’elle.

Le premier jour on lui donna la permission de se promener et de voir la ville. Il regarda mal et sans étonnement, car il craignait de s’égarer. Toutefois une boutique de charcuterie l’éblouit.

Le lendemain, Madame lui fit mettre l’habit de service, le tablier, et lui demanda :

— Quel est votre petit nom ?

— Philippe.

— Vous vous appellerez Jean, lui dit-elle.

Et elle commença son éducation.

Il s’agissait d’abord d’épousseter les meubles.

Resté seul, Philippe ne se reconnut pas dans les glaces.

Il s’assit, son plumeau à terre, et demeura perplexe.

Puis, se levant, résolu, il prit un des vases de la cheminée, le plus petit, afin de causer moins de dommage, et le laissa tomber.

— Voilà un beau début, Jean, dit Madame accourue.

— Oui, madame, répondit Philippe, mais ne vous fâchez point, je vais m’en aller.

— Je ne vous chasse pas pour cette maladresse, Jean. Une autre fois, vous ferez attention.

— S’il vous plaît, madame, dit Philippe, je m’en irai quand même.

— Pourquoi, puisque je vous garde ?

— Me garderez-vous malgré moi ? Je mentais tout à l’heure. J’ai cassé votre pot exprès, par malice, pour me faire renvoyer.

— Encore faut-il que je vous remplace, dit Madame, vous me devez huit jours. C’est l’usage.

— Chez vous, mais chez nous, au pays, dit Philippe, dès que ça ne marche plus, on se quitte, sans tant d’explications. Attrapez votre tablier !

Le soir, il eut la joie de rentrer au village, d’ouvrir sa porte, sa fenêtre, de renifler l’air de son jardin. Il rapprocha les bouts d’un morceau de bois que la flamme avait séparé en deux, et mit à chauffer l’eau de la soupe.

De temps en temps, il souriait et se disait à part lui :

— Qu’elle vienne donc les chercher ici, la dame, ses huit jours !



XII


Philippe n’est pas fier et il use tout ce qu’on lui donne. On vient de lui offrir un chapeau de paille d’enfant orné d’un ruban violet sur lequel le mot Neptune est écrit en lettres d’or.

Philippe n’a pas une grosse tête et le chapeau l’abrite bien.

— Il fera mon été, dit-il.

— Vous n’avez qu’à ôter le ruban.

— Il ne me gêne pas.

On peut voir Philippe, qui n’est plus jeune, travailler au jardin sous son chapeau puéril. Le violet du ruban s’éteint peu à peu, mais le nom doré de Neptune persiste au soleil.

En chasse, il me surveille, et chaque fois que je passe une clôture, il accourt et écarte les épines ou les fils de fer armés de pointes.

— Ne vous donnez pas cette peine, lui dis-je. Vous attraperez un chaud et froid, je passerai bien seul.

— Oh ! ce n’est pas de vous que je m’inquiète, dit Philippe, c’est de votre paletot, vous ne prenez aucune précaution. Vous le déchirez à tous les piquants, et comme il doit me revenir un jour, je tâche d’en sauver le plus que je peux.


Le soleil d’août a brûlé l’herbe. On ne peut pas donner aux bêtes le foin de la récolte engrangée. Que leur resterait-il pour l’hiver ?

Et on les laisse au pré.

— Mais elles y jeûnent, Philippe, elles y souffrent.

— On les voit maigrir, dit-il.

— Il n’y a plus un brin d’herbe ; qu’est-ce qu’elles peuvent bien manger ?

— Elles ne mangent pas, répond Philippe, elles embrassent la terre.


Il ne se réjouit jamais d’avance.

— Ça pousse, lui dis-je, voilà les arbres en fleurs.

— Oui, dit Philippe, il y a bien du mal à faire pour la gelée.


Comme il travaille et sue au soleil, dans le jardin, on lui porte un verre de vin. Il l’accepte, mais il demande d’abord un verre d’eau. Il avale le verre d’eau pour la soif, puis le verre de vin pour le plaisir.


Son fils soldat n’a pas écrit depuis longtemps. Philippe ne veut pas avoir l’air inquiet. Il cite son propre père qui a été sept années soldat et qui est resté sept années sans écrire. On ne savait plus où il était.

— Il est tout de même revenu, dit Philippe, et quand il est revenu, on l’a repris.


Il se reconnaît malade quand il n’a plus envie de manger que de l’échalote. Dès que sa tête brûle, il dit : « J’ai la fièvre. » Il n’est pas long à guérir parce qu’il n’avait qu’un mal de tête, mais il se croit guéri d’une fièvre.


Il tâte une chemise de soie qui sèche au soleil.

— J’aimerais ça, dit-il.

— Tu oserais en porter ? dit Madame Philippe.

— Oui.

— Tu mettrais une chemise de soie dans ta culotte de paysan ?

— Pourquoi pas ?

— Mais mon pauvre vieux, ça jurerait avec le reste, il faut que la queue suive le loup.

— Ah ! tant pis. Pour une fois, dit Philippe, elle resterait en route.


Il prend un bain quand il pêche à l’épervier.

Il est souvent mal culotté, déboutonné, mais il dit que pourvu qu’on ne sente pas le froid de l’air, ça ne fait rien.

Il appelle sa vache Charmante.

— C’est commode, dit-il, quand je me fâche et que je veux l’appeler chameau, j’ai plus vite fait de changer de nom.


Il ne lit les affiches de la mairie que lorsqu’elles se décollent. Tant qu’elles tiennent, il n’a pas besoin de se presser.


Son rire fait de loin le même bruit qu’un sanglot. Il faut voir Philippe pour être sûr qu’il rit.


La sueur du peuple n’est pas un symbole. Philippe en paraît toujours comme verni. Et de nous deux, à la chasse, c’est lui, je le vois bien, que les mouches préfèrent.


Il fait une bourriche, mais comme les oreilles du lièvre dépassent et retombent, elle n’a plus d’œil. Un lièvre tué par Philippe ne peut pas aller à Paris en marquant si mal. Il redresse donc les oreilles et les maintient droites avec une épingle anglaise.

Le soir, rentrant de la chasse, il dit :

— Je ne voudrais pas redéfaire tout le chemin que j’ai fait.


D’une femme grasse il dit qu’elle a les os bien cachés.


Si le vent souffle fort, il dit que la girouette ne regarde pas à l’ouvrage.


Quand la rivière déborde, il dit : « On voit la mer. »


À la mort de son frère qu’il aimait beaucoup, il dit : « Je ne m’y habituerai pas vite. »


— Tout arrive, dit-il, la queue du chat est bien venue.