Le Violon de Job, scènes de la vie bréhataise

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Le Violon de Job, scènes de la vie bréhataise
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 531-562).
LE
VIOLON DE JOB
SCENES DE LA VIE BREHATAISE.


I.

Il est impossible de méconnaître les liens mystérieux qui unissent la nature à l’homme, l’étrange ressemblance qui existe entre ce dernier et le sol qui l’a nourri, m par conséquent la banalité qui envahit les caractères à mesure que chaque pays s’ouvre aux empiétemens de la civilisation. Les intelligences sont nivelées comme les grandes routes, les mœurs primitives s’effacent avec les précipices et les ravins, un langage commun prend la place de ces idiotismes pittoresques, singulièrement propres à exprimer les goûts, l’esprit, le type moral, pour ainsi dire, de la race qui se les est transmis de . siècle en siècle. Légendes et traditions, pareilles aux fantômes de la nuit que disperse l’aurore, s’évanouissent, épouvantées par le sifflement de la vapeur, les lumières de la science, le fracas de l’industrie. C’est le progrès sans doute, et il faut le saluer comme tout ce qui nous rapproche du règne de la vérité, mais le poète cependant assiste avec tristesse à cette fuite des dieux du passé, tandis que l’observateur étudie curieusement les transformations qui s’ensuivent. — Je veux peindre les rudes vertus, les passions énergiques, les inébranlables croyances qui germent encore dans certaines terres vierges, et mon récit, tout vrai qu’il soit, ne paraîtra vraisemblable que si j’en fais d’abord connaître le théâtre.

L’île Bréhat ferme du côté de l’ouest la baie de Saint-Brieuc, et menace les navires comme l’un des écueils les plus terribles que présentent ses côtes déchiquetées, quand elle ne disparaît pas dans de pâles brouillards. Ces voiles de brume blanchâtre ont un aspect fantastique; en se déchirant, ils laissent entrevoir un réseau de pointes aiguës d’où, à marée basse, se détachent des promontoires qui s’étendent au loin comme les pattes crochues d’un animal monstrueux, susceptible de changer de forme à tout instant, selon les jeux de l’Océan, dont il paraît être un mirage. La mer le ronge incessamment, le frappe avec un bruit de bombe, y creuse des golfes, des passes, lui livre enfin un combat de toutes les minutes et de tous les siècles. Pourtant cette noire forteresse, assiégée sans trêve, est à l’intérieur, comme tout le reste de la Bretagne, la terre de granit à ceinture d’or qu’ont chantée les vieux bardes : dans les plis qu’on aurait supposés arides s’épanouit une riche végétation que favorisent les courans atmosphériques; elle n’empêche pas que l’ensemble de l’île, embrassé du point culminant où se dresse la chapelle Saint-Michel, ne soit d’une tristesse qu’il faut attribuer à l’absence presque complète d’arbres, à l’aspect pierreux de la campagne, morcelée par des murs secs, et à la teinte grise uniforme des habitations. Ce qui étonne surtout, c’est le manque de mouvement : les chevaux ne sont pas moins rares qu’à Venise, il en est de même pour presque toutes les bêtes de somme; aussi les femmes, à qui les travaux de culture restent confiés, tandis que naviguent les hommes, doivent-elles se passer du secours de la charrue. Les vaches, les moutons, attachés sur l’herbe courte et percée de rochers qui l’effleurent d’une ombre mélancolique’, sont de petite taille; il semble que la nature minérale se soit développée aux dépens des animaux. Par places, dans le nord surtout, l’herbe manque, ce n’est plus qu’un rude tapis de bruyères; les hauteurs sont couvertes de coquillages lancés par la mer en ses jours de fureur. La partie sud, qui formait jadis une autre île que Vauban relia au nord par une digue, est plus fertile. Au lieu des bancs de granit hachés, noircis et comme chargés de rouille, on y voit de petites plages de sable fin, au lieu de ces landes indéfrichables des tertres bien cultivés; la lame n’arrive qu’amollie par sa lutte contre les brisans. Les gens, les animaux même sont moins sauvages, tout le monde parle français, et de jolies maisons à étages entourées de myrtes et de lauriers-roses attestent que cette république renferme une bourgeoisie.

Dans les salons du sud, qui participent par leur ameublement du navire et de la case créole, on trouve en effet les petits-fils de ces hardis loups de mer dont la république fit des officiers, afin de combler les vides laissés par l’émigration. De la marine militaire, où s’illustrèrent leurs aïeux, la plupart sont retombés dans la marine marchande. La vie est à peu près la même pour les riches que pour les pauvres : ils n’abandonnent la mer que lorsqu’elle ne veut plus d’eux. Bréhat ne renferme donc la plus grande partie de l’année que des vieillards et des femmes, ce qui explique l’étrange tyrannie qu’y exerçait au temps dont je parle M. le recteur Clech.

M. Clech était assurément le prêtre le plus austère de tout notre austère clergé breton. Dans le pays, il passait pour un saint, et, sous bien des rapports, méritait cette réputation. Les pauvres trouvaient toujours sa porte ouverte, il leur eût donné le dernier morceau de pain que renfermât son presbytère avant de songer à dîner lui-même. On prétendait qu’il portait un cilice et dormait sur la pierre; l’aspect de sa personne autorisait ces bruits étranges. Il faudrait chercher sur les retables d’autels des premiers maîtres flamands ou sous les porches de cathédrales gothiques une figure qui se rapprochât de la sienne par l’expression du fanatisme sincère et obstiné. Sa bouche fortement arquée, sa grosse tête brune que le hâle brunissait encore et qui s’enfonçait entre deux épaules athlétiques aux muscles saillans sous le drap rapiécé d’une vieille soutane, veuve le plus souvent de ceinture et de rabat, les rides prématurées de son visage osseux, où deux yeux caves brillaient d’un feu inquiet sans douceur et sans éclat, toute cette physionomie à la fois violente et ascétique rappelait les siècles de fer du moyen âge. L’abbé Clech vivait dans l’intimité rétrospective de ces « druides chrétiens » qui, lors de l’invasion saxonne, vinrent de Grande-Bretagne ou d’Hibernie peupler le littoral et les îles. Catholique et Breton avant tout, il taxait de félonie, pour peu qu’on le pressât, Duguesclin lui-même, qui fit passer son dévoûment au roi de France avant sa fidélité à la patrie armoricaine. L’indépendance d’un nouveau duché de Bretagne eût comblé ses vœux, mais il cachait le mieux possible ce rêve à ses paroissiens, qui pour la plupart avaient, en parcourant le monde, fait connaissance avec les diverses formes de gouvernement de manière à ne pas regretter outre mesure Alain le Grand ou Alain Barbe-Torte. Il se bornait à cultiver en eux, afin de perpétuer les vieilles coutumes, ce respect qui est si fort dans les âmes bretonnes en même temps que cette dévotion particulière au marin qui lui fait suspendre un ex-voto à la chapelle de la Vierge ou suivre la procession, sa part du navire sur l’épaule. Jamais il n’avait permis qu’un médecin portât ombrage aux sœurs de charité. — Chassez le médecin, disait-il, vous chasserez la maladie. — Les procès se plaidaient devant lui. De toute la puissance de ses poumons, il protesta contre la construction de cette tour géante des Héaux, bâtie au milieu de la mer par un Parisien de génie; il la qualifiait de Babel et prédit à mesure que s’éleva chacun des dix étages que le diable soufflerait sur ce monument d’orgueil avant qu’il ne fût achevé. En réalité, le sujet de ses craintes était l’invasion des étrangers curieux, mais son autorité avait des bases trop solides pour qu’aucune influence du dehors pût l’amoindrir : elle était fondée sur la reconnaissance et l’attachement. Les femmes, les enfans, l’aimaient, celles-là parce qu’il disait chaque samedi une messe à l’intention de leurs maris, de leurs fils en péril, ceux-ci parce qu’ils sentaient en lui un allié contre le maître d’école. Quant aux hommes, s’il leur arrivait de s’apercevoir entre deux voyages que la domination du recteur sur leur famille dépassât les bornes raisonnables, ce dernier leur fermait la bouche en comparant sa paroisse à un navire dont il commandait et sauvait au besoin l’équipage. — Ne faut-il pas à bord, disait-il, une volonté unique? — D’ailleurs les moins dévots admiraient la force de son caractère et de son poignet, le volume formidable de sa voix timbrée pour le commandement, et surtout cet oubli de soi-même, ce désintéressement connu qui lui eût fait refuser de quitter Bréhat, fût-ce en échange d’un évêché. Il s’était juré de. se consacrer à la sanctification de ce rocher, d’en faire la barque privilégiée qui toucherait au port tandis que sombrerait le monde, et pour cela tonnait sans relâche contre le progrès en pur breton. Cette langue antique aux sons gutturaux, dont il ne se servait que pour maudire, avait dans sa bouche un accent farouche impossible à rendre. Ses sermons se divisaient en trois anathèmes : anathème relativement modéré contre le cabaret, — anathème contre les livres et contre les colporteurs de ce poison, qu’il savait à l’occasion chasser de son île, — anathèmes plus véhémens, car il s’y mêlait à son insu un sentiment de haine personnelle, cris et vociférations contre les danses ou seulement la musique, qui, tentatrice abominable, ne manque jamais d’y conduire ! Ce troisième point était dédié à un homme qui, perdu dans la foule, se contenta longtemps de hausser les épaules; l’impatience l’ayant pris un dimanche cependant, il sortit de l’église et n’y rentra plus, ce qui lui valut la réputation d’un excommunié.

La vie de Job n’avait ressemblé en rien à celle des autres Bréhatais. Tout petit, il fréquentait l’école assidûment, et s’était montré, — M. Clech le constatait avec un soupir et une allusion à la chute des anges, — le modèle de& enfans de chœur. Sa mère, qui était du doux pays de Tréguier, où les belles voix sont communes et dont le dialecte est le plus harmonieux de toute la Bretagne, l’avait bercé jour et nuit de chansons, étant veuve et n’ayant que lui à aimer. Il préférait aux jeux de son âge ces naïves mélodies qui, en s’imprimant dans sa mémoire, façonnaient à son insu ses goûts, ses habitudes et son cœur. La musique, à laquelle ne l’avaient initié jusque-là que la voix de sa mère, les cloches mélancoliques, les ondes sonores, les échos du passé sous forme de ballades et de complaintes, lui fut révélée tout à fait par la veuve du capitaine baleinier Legorec, la virtuose de l’île. L’ayant entendue jouer du piano, Job en prit une sorte de langueur qui fut attribuée à l’amour. Il ne fit pas, comme les autres, le tour du monde pour gagner de l’argent, il vendit au contraire une pièce de terre pour faire son tour de France, et revint le gousset vide, mais avec un violon dont il jouait comme Mme Legorec n’avait jamais su jouer de son fameux piano.

Bientôt le bruit parvint jusqu’au recteur que le dimanche après vêpres la jeunesse se réunissait pour sauter sur le Crech’ Simon, devant le menhir mutilé qui servait de trône au violoneux, — que le bal, contre lequel il avait les plus sombres préjugés, devenait le plaisir favori de ses jeunes paroissiennes. Il alla une fois écouter l’instrument séducteur, et déclara en se bouchant les oreilles qu’on ne pouvait entendre de pareils sons sans avoir l’âme ouverte aux pièges du malin. — Cette ivresse-là, dit-il, est autrement dangereuse que celle du vin, que dis-je? un pareil violon est pire qu’un livre, car il sait dire des choses pour lesquelles il n’y a point de mots. — Les jeunes filles versèrent quelques larmes, les garçons allèrent prendre leur revanche au cabaret; mais l’obéissance l’emporta, et on ne dansa plus le dimanche : seulement le recteur savait trop bien qu’on se disputait aux veillées Job et son violon ; il savait que, la curiosité ayant été excitée par le bruit de cette lutte entre l’église et l’art, les bourgeois faisaient venir le violoneux. On le demandait à Paimpol, plus loin encore, pour les noces, et des Parisiens de passage avaient loué son talent d’improvisateur en l’engageant à se produire sur un vaste théâtre; mais Job tenait à la maison de ses aïeux, où lui étaient nés trois beaux enfans, il tenait au coin de terre qui lui eût donné de quoi vivre, n’eût-il pas eu d’autres ressources; il aimait Bréhat, où il était né, il aimait la mer pour mêler à sa chanson celle de son violon, que les vagues elles-mêmes semblaient écouter parfois adoucies et charmées. Le démon qui était en lui continua donc de s’acharner à la perte du troupeau de l’abbé Clech, au lieu de se précipiter avec ses pareils, comme l’eût souhaité le saint homme, dans l’enfer de Paris.

Habitant la côte, non loin du passage de l’Arcouest, j’allais souvent chasser à Bréhat le canard ou la bernache. Je marchais des journées entières le long des grèves, m’arrêtant de temps à autre pour répondre au salut d’un douanier, au sourire calme et patient d’une de ces femmes laboureurs qui se traînent ployées sous le goëmon qu’elles sont allées disputer aux vagues pour suppléer à l’insuffisance des autres engrais. D’ordinaire je faisais halte chez mon ami le guetteur, gardien du bateau de sauvetage, qui jadis à bord dans les récits du quart avait obtenu de légitimes succès. L’auditoire lui faisant défaut désormais, il profitait de toutes les occasions d’assouvir le besoin de loquacité qui l’avait fait surnommer Belle-Langue. Adossé à sa porte, son béret de laine rejeté en arrière et tout en pelant l’oignon que dans son langage imagé il appelait une poule de Provence, il me disait les secrets de ces parages, les noms des navires qu’il avait contribué à sauver, ceux qu’il avait vus périr sans pouvoir leur porter secours, ceux qui s’étaient engloutis dans la nuit loin de tout œil humain, ou bien devant les vieilles batteries délaissées du Rosido, assis auprès de moi sur les canons sans affût qui se rouillent dans l’herbe, il me contait l’histoire belliqueuse de Bréhat, les sièges qu’il soutint héroïquement contre les Anglais, tentés par son excellente position, jaloux de sa marine, et la cruauté avec laquelle ceux-ci, alliés de Henri IV contre la ligue, firent pendre seize notables aux ailes des moulins. Il ne dédaignait pas non plus les anecdotes locales, et, longtemps avant de connaître Job Sainquer, j’étais au courant de sa querelle avec le recteur.

La première fois que je le rencontrai, ce fut au pardon de Bréhat. Ce jour-là, les danses sont de tradition, et M. Clech lui-même n’eût pas osé les interdire, se bornant à regretter la bombarde inoffensive et le naïf biniou. La grand’messe solennelle avait eu lieu, suivie d’une magnifique procession à travers l’île; durant plus de deux heures, on avait vu tantôt apparaître, tantôt s’effacer entre les rochers, à mesure que montait ou descendait le sentier, une longue file de cierges, de bannières, de grandes coiffes à voiles gonflées comme celles d’un navire, d’habits monastiques noirs ou blancs appartenant aux divers tiers-ordres dont font partie nombre de vieilles filles, puis on était rentré à l’église pour les vêpres; mais, avant même que celles-ci ne fussent terminées, Job Sainquer était à son poste au milieu de la prairie de l’Allegoat, où une fois l’an Bréhat se met en fête. Les danseuses manquaient encore : déjà cependant un cercle nombreux s’était formé dans l’espoir d’entendre les compositions originales qui excitaient à un si haut degré l’enthousiasme des bourgeois de l’île et l’envie des fins musiciens de Paimpol. On lui demandait à la fois celle-ci et celle-là; mais il secouait la tête, songeur, cherchant autre chose.

Tout à coup il préluda; sur un vieil air bien connu des anciens du pays, il se mit à broder des variations d’abord joyeuses et où éclatait la plus vive fantaisie, puis mélancoliques au point d’amener des larmes dans tous les yeux. L’inspiration s’emparait de lui, éclairant de sourires son front haut, un peu dégarni de cheveux, ou gonflant d’émotion sa poitrine; elle lui venait inégale, le poussant souvent en dehors des règles de l’art, l’élevant parfois au-dessus d’elles. Il lui arrivait, lorsque son violon ne rendait pas bien la pensée qui le maîtrisait, d’imposer silence à l’interprète infidèle et de se mettre à déclamer, car ce ménétrier était poète comme l’étaient ses pareils aux temps primitifs; musique et poésie s’entremêlaient inséparables sous ses doigts, sur ses lèvres, l’une provoquant l’autre, la mélodie tenant lieu de rime parfois, mais sans qu’il y eût jamais désaccord entre le rhythme et l’expression, les vers et le chant. Ses zones, on les nommait ainsi, avaient une allure sauvage comme la lande même d’où elles avaient jailli. Si par hasard quelque réminiscence s’y glissait, on y trouvait la preuve d’une connaissance étonnante de l’antique poésie bretonne avec ses chants guerriers qui jadis excitaient les héros au combat, ses chants amoureux où l’Orient semble avoir répandu ses rêveries et sa flamme. J’aurais voulu noter quelques strophes pleines de la simplicité, de la grandeur épiques des Barza-Breiz. Quand Job en avait trouvé une, il la répétait avec une évidente allégresse et le plus complet oubli de son auditoire, comme s’il eût chanté pour lui seul. On l’écoutait pourtant avec ferveur. Il n’était pas jusqu’à l’innocent Fanchik qui ne roulât ses gros yeux vagues dans un transport de béatitude. Une vieille femme auprès de moi se signait comme à l’église; le guetteur avait pris une attitude belliqueuse, tous ces visages battus par la tempête et qui portent l’empreinte d’un travail surhumain se détendaient, perdant quelque chose de la dureté que semble leur prêter le roc natal. J’entendis un géant en suroit de toile cirée pour lequel, à en juger par sa physionomie, les influences énervantes tant redoutées du recteur eussent été un bienfait plutôt qu’un danger, dire à son voisin : — Quand cette musique-là sonne, on ne pense plus à boire, à rire, à se quereller,... les bras vous tombent.

— C’est comme si mon Yma[1] me parlait de là-haut, — disait à son tour la mère en deuil d’un mousse disparu. Plus loin, un jeune couple se tenait debout, muet, les mains enlacées; ce violon leur avait fait comprendre, à eux, qu’ils s’aimaient.

Ainsi chacun était ému selon son âge et sa nature, car c’est le don du génie de parler en même temps à chacun le langage qui lui convient. J’étais curieux, quant à moi, de savoir ce qui se passait dans l’âme d’une grande fille assise seule à l’écart sur la pente du gazon, dans une attitude grave et recueillie. Bien que les Bréhataises, malgré la grossièreté de leurs travaux, soient généralement remarquables par une rare délicatesse de traits et de carnation, il n’y en avait pas une qui pût rivaliser avec celle-ci. Ses lèvres s’entr’ouvraient attentives, découvrant des dents admirables; ses yeux, profonds et changeans comme la mer, fixés sur le vaste horizon, semblaient ne rien voir de ce monde-ci, occupés qu’ils étaient à plonger dans celui que leur ouvrait la musique. Cette belle personne n’avait pas changé contre le bonnet du dimanche la coiffure de travail que les femmes de Bréhat ont empruntée aux paysannes anglaises; l’épais bandeau qui sortait du chapeau de paille roussi au soleil, encadrant d’une onde noire la pâleur mate et brune de ses joues, laissait deviner la riche chevelure que les aïeules de nos filles des îles secouaient jadis aux vents avec la lueur des torches, lorsque du haut de ces rochers elles mêlaient au! fracas des élémens celui de leurs imprécations.

— Voilà une beauté, dis-je au. guetteur.

— La Jeannie? oui, mieux gréée, elle ne serait pas mal.

Je m’aperçus alors seulement que la robe qui couvrait cette statue était des plus pauvres, quoique scrupuleusement propre; mais je ne fus pas de l’avis du guetteur, la parure lui était complètement inutile. Cependant des essaims de jeunes filles sortaient de l’église en se tenant par le bras, quelques matelots en congé, les garçons venus pour la solennité des différens points de la côte, les invitaient à danser, et, sous l’archet agile du violoneux, qui avait interrompu brusquement ses mélodieuses divagations, pétillait un air de branle. A ma grande surprise, celle qu’on appelait Jeannie se leva d’un mouvement craintif, presque farouche; ses traits, épanouis tout à l’heure, prirent une expression de tristesse morne, et elle battit en retraite les yeux baissés, tandis que les groupes s’écartaient sur son passage sang que personne lui adressât un mot.

— Comment! m’écriai-je, la plus belle ne dansera pas?

— Elle? dit le guetteur stupéfait à son tour. Eh! qui donc la ferait danser? Qu’on la fasse travailler, qu’on l’aide, à la bonne heure! Il faut bien, n’est-ce pas? ajouta-t-il avec un mépris tempéré par la compassion, qu’elle nourrisse son enfant.

La pauvre créature regardait de notre côté d’un air d’inquiétude, comme si elle eût deviné que nous parlions d’elle.

Je baissai la voix. — Séduite par quelque matelot, sans doute?

Le guetteur rougit jusqu’au front. — Nos marins respectent celles de leur pays. Ce qu’ils font ailleurs les regarde, mais jamais on n’a osé dire qu’aucun d’eux ait nui à la bonne renommée d’une Bréhataise; il n’y a que les soldats qui en soient capables. Nous avons quelques désœuvrés à la citadelle; ils passent, on n’entend plus parler d’eux, et dame ! si nos filles ne se méfiaient pas;... mais elles se gardent bien toutes seules, soyez tranquille!

— Sauf celle-ci. — Oh! celle-ci croyait au mariage, et le mariage se serait fait, car son amoureux lui était bien accoré, et il avait, à quelques mois près, fini son temps; mais vous comprenez que le père de la fille n’a pas voulu.

— Je ne comprends pas au contraire.

— Le père était un brave homme et mon ami. Je l’entends encore dire à sa fille en refusant son consentement : « Tu seras punie par ton péché. » Et elle a été punie.

Le guetteur fit un geste expressif qui prouvait qu’il eût été également inflexible à l’occasion. Je restai interdit. Dans quel pays l’honneur est-il compris d’une manière aussi rigide? Trouverait-on ailleurs un père capable de voir la honte uniquement dans la faute commise et non pas dans les suites? Et que dire de cette coupable, qui, sans murmure, immolait à l’autorité paternelle l’avenir de son enfant, le repos de sa vie, qui restait volontairement rivée au sol témoin de son malheur et de son abecjtion? Telles étaient les âmes formées par le terrible recteur. — Belle-Langue ajouta, comme la conséquence la plus naturelle, qu’une pécheresse ne pouvant être payée autant qu’une honnête fille, les gens qui la faisaient travailler ne lui donnaient que demi-salaire, bien qu’elle fût la meilleure ouvrière de l’île. — Mais on lui permet d’amener avec elle sa petite, que les parens ne garderaient pas au logis. L’été elle la couche sur l’herbe, l’hiver elle lui fait un nid dans la crèche pour dormir entre les pieds des vaches, et personne ne s’y oppose. La petite se trouve même nourrie chez les gens qui ont bon cœur, quoiqu’il y en ait d’autres qui blâment cela. Moi je suis garçon, j’ai vu toute sorte de choses aux quatre points cardinaux, je n’ai pas de raison pour être bégueule... et, — le vieux marin mâcha résolument sa chique, — je fais comme ceux qui ont bon cœur.

Tandis que nous parlions, Jeannie était allée prendre sur les genoux d’une fillette un bel enfant qui lui tendit les bras.

— Vous nous la ramènerez ce soir, dit la petite fille, que Belle-Langue m’avait désignée quelques minutes auparavant comme l’aînée des enfans de Job Sainquer.

— Oui, ajouta l’une des matrones qui assistaient de loin aux danses, il faut que ce soit fête aujourd’hui pour toi comme pour les autres, Jeannie. Tu souperas à la maison.

— C’est la femme de Job, me dit le guetteur.

On éprouve une sorte de colère à voir un homme d’une supériorité quelconque enchaîné dans des liens apparemment indignes de lui. — Cette femme si maigre et si jaune !

— Elle a été fraîche; mais la plus fraîche se ressent d’avoir mis au monde et allaité des enfans. C’est une ménagère, — Elle est plus vieille que lui?

— Un peu, et Job s’en trouve bien. Sa mère défunte, qui avait de l’esprit, l’a choisie exprès, sachant bien qu’il avait plus de cœur que de tête et point d’économie.

— Ils sont heureux ensemble ?

— Je crois que les seuls ennuis qu’ils aient jamais eus leur sont venus du recteur; mais la Sainquer en souffre parce qu’elle est dévote,... une bonne dévote, monsieur. Avez-vous vu comme elle a parlé doucement à la Jeannie? Personne n’en aurait eu le courage.

Il était vrai que chez les Sainquer, et chez eux seulement, bien qu’elle allât dans toutes les maisons de l’île, Jeannie Kerlanou trouvait quelque adoucissement à sa condition de paria. On lui témoignait ailleurs soit du mépris, soit une compassion presque aussi offensante; là on l’estimait et on l’aimait. Les Sainquer étaient, par suite de la guerre que leur faisait le recteur, des réprouvés en quelque sorte, et ils pouvaient peut-être pour cette raison se montrer plus indulgens que d’autres. Quoi qu’il en fût, la mère de famille n’avait jamais marqué à Jeannie qu’elle la considérât autrement que comme une honnête femme ; elle ne la louait point de son repentir, à l’exemple de quelques bonnes âmes, mais parfois, la voyant triste à la seule pensée de ce que deviendrait sa fille, si elle venait à lui manquer : — Il ne faut pas te tourmenter de cela, disait-elle, trois enfans ou bien quatre à élever, c’est à peu près la même chose, et Job gagne plus d’argent qu’il ne nous en faut. Ta Reinette est un bijou; tu ne refuserais pas, j’espère, de m’en faire cadeau. — Quand les larmes empêchaient Jeannie de la remercier, elle affectait de ne pas s’en apercevoir, et, afin qu’elle pût pleurer sans témoins, l’envoyait au jardin pour quelque commission, car les Sainquer possédaient, outre le courtil que cultivent tous les paysans bretons, un petit jardin de fleurs ; Job avait le goût de toutes les belles choses inutiles. C’était sur le banc de mousse qu’il s’était construit, à l’ombre d’un figuier, que le violoneux improvisait les soirs d’été mieux qu’il ne l’eût fait pour le monde, sans autres auditeurs que ses enfans, qui jouaient avec Reinette, et la Jeannie, qui aidait sa femme à quelque travail de couture.

Ce beau visage, calme d’ordinaire, où se reflétaient à son gré les émotions d’artiste qui l’agitaient lui-même, l’inspirait peut-être sans qu’il s’en doutât. Jeannie lui manquait lorsqu’elle était appelée au sein d’une autre famille, et la pauvre fille, de son côté, pensait beaucoup à ces douces soirées pour prendre courage aux heures plus nombreuses où l’implacable réalité pesait sur elle. Quand le souvenir de son amant mort au loin, — en Afrique, avait-on dit, — lui revenait à la fois comme un regret et comme un remords, elle se rappelait en même temps les précautions délicates que Job Sainquer avait prises pour lui annoncer cette nouvelle après s’être efforcé de la tenir cachée le plus longtemps possible. Jeannie s’était bien affligée alors, quoique depuis son départ de l’île le séducteur ne lui eût pas donné signe de vie, soit qu’il craignît de la mettre dans un plus grand embarras, soit qu’il l’eût oubliée; mais aujourd’hui il lui semblait n’avoir jamais aimé personne autant que Job et sa femme. Elle le disait naïvement à cette dernière, qui souriait et l’appelait « ma fille, » nom que feu son père n’avait jamais prononcé depuis qu’elle était tombée au rang de servante dans sa maison.

Il ne restait à Jeannie que des frères qui paraissaient avoir hérité du courroux paternel. L’orgueil formait le fond du caractère des Kerlanou, la première syllabe de leur nom les autorisant à se croire sortis d’un château, d’une caste privilégiée, quoique leur fortune consistât désormais en une barque de pêche. On s’était toujours quelque peu moqué de ces prétentions, on s’en moquait d’autant plus depuis que leur sœur s’était laissé déshonorer par un soldat, et ils ne lui pardonnaient pas cette humiliation.

Pauvre Jeannie! je la vois encore gravir le long escalier du Pan[2], où elle allait une fois la semaine mettre en ordre le ménage du stylite préposé au phare. Elle montait ces marches, taillées à vif dans le granit rouge, d’un pas ferme et dégagé en dépit du vent qui fouettait ses vêtemens, de la mousse blanche et salée qui jaillissait en flocons jusqu’à son visage, — un vase d’eau douce sur la tête, et, du bras qu’elle avait libre, retenant son enfant contre la hanche. Ce double poids imprimait un balancement régulier à sa taille nerveuse; j’éprouvais une véritable colère de ne pas savoir peindre. Il eût fallu d’ailleurs plus d’audace que je n’en avais alors pour oser l’aborder, lui adresser un mot. Elle passait rapidement, les yeux baissés, pour éviter de voir que personne ne la saluât d’un signe amical, portant toujours suspendue à la main ou accrochée au cou la preuve vivante de sa faute, qui riait et jasait ni plus ni moins que si elle avait eu le droit légitime d’être au monde.


II.

Cette année-là, une épidémie terrible fondit sur l’île comme un ouragan et emporta les plus jeunes, les plus forts. De pareils fléaux surviennent rarement à Bréhat, mais, quand par hasard ils éclatent, les ravages sont rapides parmi cette population ramassée sur un étroit espace de terre, loin de tout secours. Contre l’habitude, les médecins furent pourtant appelés de la côte; ils déclarèrent qu’un préservatif très simple aurait pu conjurer le mal, — parole cruelle, qui ne servit qu’à redoubler le désespoir des familles dont ils n’empêchaient pas les enfans de mourir. Ce fut au foyer, jusque-là privilégié, des Sainquer que la mort vint s’asseoir avec le plus de persistance. Elle frappa d’abord l’objet de la prédilection du violoneux, sa fille aînée, déjà grande, qui lui rappelait par les traits, le caractère, le nom et sa jolie voix fraîche, une mère dont il adorait le souvenir. Il l’avait quittée bien portante et gaie pour aller faire sa tournée annuelle sur la grande terre. Tout souriait à Job depuis quelques mois. Les bals de matelots sur les tertres avaient repris de plus belle, un certain nombre de garçons hardis et de joyeuse humeur s’étant trouvés réunis dans l’île à la suite de voyages au long cours. Ces scandales, selon l’expression du recteur, avaient été pour Job une source de succès et de profits, et il rapportait de son excursion, plus fructueuse encore, des présens pour chacun, une belle croix d’or entre autres à la petite Maharit. Sa surprise fut grande, en débarquant, de ne pas la trouver sur la jetée avec ses frères. La porte de sa maison ne s’ouvrit pas d’elle-même, aucune bienvenue ne lui fut faite. Lorsqu’il entra, saisi de pressentimens sinistres, Maharit gisait sur son lit, déjà méconnaissable ; — Ah ! soupira-t-elle faiblement, je savais bien que tu viendrais... — Il lui remit, sans pouvoir parler, la croix d’or qu’elle avait tant désirée; mais l’enfant secoua la tête : — Va ! je ne la porterai point, dit-elle à Jeannie, qui veillait à son chevet, tu la prendras pour ta petite.

Quelques minutes après, s’adressant à son père : — Je t’ai attendu,... je voulais encore une fois entendre ton violon.

Et le pauvre Job, hors de lui, joua tant qu’elle le voulut et tout ce qu’elle voulut. Il joua une partie de la nuit comme jamais il n’avait joué, sans savoir ce qu’il faisait, en proie à une fièvre ardente. Les larmes ruisselaient sur ses joues, mais l’enfant ne les voyait pas. Dès qu’il s’arrêtait, elle répétait : — Encore, — comme si cette musique l’eût emportée plus vite en paradis. A l’aube, Job, épuisé, avait laissé tomber son archet, et le premier rayon du soleil se posa sur les lèvres, entr’ouvertes par l’extase, de Maharit, qui ne respirait plus. Le guetteur et bien d’autres me l’ont dit depuis : dès ce moment, Job eut l’esprit chaviré. Aucun des désastres qui suivirent ne le tira de sa stupeur, qui ressemblait à de l’hébétement.

Les progrès de la maladie avaient été chez Maharit d’une si effrayante rapidité que l’on n’avait pas eu le temps de songer au salut de ses petits frères en les éloignant du foyer de contagion. L’un après l’autre, ils tombèrent comme deux pauvres pâquerettes fauchées du même coup. Dans cette crise, Jeannie s’acquitta envers ses bienfaiteurs par un acte de suprême dévoûment ; elle exposa la vie de sa propre fille pour passer les jours et les nuits dans cette demeure infectée. Après avoir enseveli les enfans, Jeannie dut soigner la mère. Il semblait que celle-ci n’eût attendu pour s’aliter à son tour que le moment où elle ne pouvait plus être utile; sans doute elle ne se sentit pas la force de survivre à ce qu’elle avait aimé le plus au monde : — Pardonne-moi, mon pauvre Job, disait-elle à son mari, mais je ne peux pas demander au bon Dieu de rester ici ; même auprès de toi, je serais trop malheureuse. — Pour elle, l’agonie fut longue et le délire épouvantable. Le recteur l’assistait, et chacune de ses visites redoublait l’agitation de cette pauvre âme au lieu de la calmer. Elle n’avait plus de connaissance qu’elle criait encore : — Job, c’est ton violon qui nous a tous perdus ! c’est lui qui a tué les enfans! c’est par lui que je meurs! Chasse le démon, le démon qui est là.

Les reproches proférés incessamment contre lui par cette bouche si douce d’ordinaire augmentaient l’horreur des nuits de veille et de désespoir durant lesquelles le pauvre Job appelait la mort, qui ne voulait pas le prendre après lui avoir tout ôté; non-seulement ils lui brisaient le cœur, mais ils troublaient sa conscience. Il se rappelait trop que sa femme avait toujours nourri une sorte d’antipathie contre ce violon, qui cependant apportait l’aisance au logis.

— Quitte à gagner moins, lui disait-elle autrefois, tu devrais de préférence cultiver la terre. Le monde te respecterait davantage, tandis que tu ne fais que le réjouir et le dissiper comme ferait un baladin. — Le travail des bras avait de bonne heure, ainsi qu’il arrive pour presque tous les paysans, restreint l’horizon de sa pensée; l’exaltation de son mari lui faisait l’effet d’une faiblesse presque maladive; elle n’aurait pas su dire quelle différence existait entre son violon et le biniou le moins mélodieux. Souvent Job avait éprouvé du regret, presque de l’humiliation, en voyant que ce qu’il avait de meilleur était si mal compris ; mais sa femme l’en consolait par une affection qui, l’eût-elle jugé mieux, n’aurait pu être plus forte. D’ailleurs peu lui importait qu’on le traitât de baladin, puisque pour Maharit il était un grand homme ; sa fille l’admirait, lui donnait raison, se faisait son élève, mais désormais, hélas! Maharit était loin, et les terreurs superstitieuses auxquelles il avait répondu naguère par de faciles plaisanteries empruntaient au râle de la mort une effrayante solennité. Aussi, quand sa femme eût été rejoindre ses enfans au cimetière, Job, affolé par tant de coups répétés, s’accusait-il d’être leur meurtrier à tous. En vain la Jeannie, qui conservait sa raison dans l’excès de la douleur, habituée qu’elle était à souffrir et à se résigner, s’efforça-t-elle de l’arracher à ces sombres chimères; il la fit taire avec une dureté qui prouvait qu’il n’était plus lui-même. — Va-t’en, dit-il, pourquoi restes-tu là, puisqu’ils n’y sont plus? Ta vue me les rappelle et ne me fait que du mal !

La pauvre fille, qui venait de remettre en ordre cette maison désormais silencieuse et vide, tout en récitant son chapelet, ne put retenir un sanglot. — Moi aussi pourtant, dit-elle, je perds tout, puisque je n’avais au monde que vous autres.

— Tu as ton enfant, toi ! — répliqua-t-il d’un ton qui ressemblait à celui du reproche, et, voyant que malgré son ordre elle hésitait à se retirer. Job sortit en courant. Où allait-il? Le malheureux n’en savait rien ; mais la mer était à deux pas, brillante et impassible, comme s’il n’avait rien perdu, prête cependant à lui offrir la seule consolation, le seul refuge dont il voulût, un tombeau. Deux bras vigoureux l’arrêtèrent, et la voix grave du recteur murmura au bord même de l’abîme dont elle semblait sortir : — Que veux-tu donc?

— Les retrouver !

— Tu prends le mauvais chemin, reprit la même voix sans s’émouvoir, le chemin de l’enfer ! — M. Clech avait une façon de prononcer ce mot qui eût agi sur des nerfs moins surexcités que ne l’étaient ceux de Job. Ce dernier n’avait jamais été un esprit fort ; les gens d’imagination ne le sont guère. Lors de sa prospérité, il vibrait aisément au moindre souffle comme les cordes mêmes de son violon, et maintenant la douleur le laissait sans plus de défense qu’un petit enfant. — Que faut-il donc faire? demanda-t-il en regardant son ancien ennemi avec la foi du naufragé.

Les hommes de la trempe du recteur, ne voyant de chaque chose qu’un seul côté, savent tout résoudre ou plutôt tout trancher en un clin d’œil. Celui-ci avait des inspirations hardies et soudaines qu’il attribuait assez gratuitement au ciel et qu’il acceptait d’emblée sans discussion comme venues de là. — Suis-moi, dit-il.

M. Clech prit le bras de Job, qui se soutenait à peine, et, le tenant ferme, car pour rien au monde il n’eût voulu laisser échapper cette proie, le ramena vers sa demeure. Lorsqu’il l’eut fait asseoir sur le banc du petit jardin : — Tu as péché, dit-il, par révolte, par orgueil, le reconnais-tu enfin?

Job ne répondit pas. Il pensait aux soirées où il s’était assis sur ce même banc, la petite main de Maharit dans la sienne, pour contempler la mer avec elle et lui enseigner des chansons.

— Si les yeux de ton âme sont encore fermés au point que tu ne comprennes pas pourquoi tu es châtié, es-tu capable au moins d’un grand sacrifice? — Pour revoir mes enfans, ma bonne femme? demanda Job, que poursuivait une idée fixe.

— Oui, pour n’être pas séparé d’eux pendant l’éternité.

— L’éternité! répéta Job, l’éternité sans embrasser ma petite Maharit !

— Es-tu prêt au sacrifice? reprit le recteur. Tu la reverras, au nom de Dieu je te le promets, ajouta-t-il avec une intensité de conviction qui transfigura momentanément toute sa personne.

— De quel sacrifice parlez-vous donc? demanda le pauvre père.

— Il s’agit de brûler ce maudit violon, de chasser le diable, comme te l’a ordonné ta femme mourante.

— Mon violon?

— Allons, viens! dit le recteur, pénétrant dans la maison, où il se mit en devoir de ranimer les cendres à demi éteintes.

Bientôt pétilla un grand feu que Job contempla d’un œil fixe en pensant aux joyeuses soirées d’hiver où sautaient sous le manteau de cette même cheminée les crêpes de blé noir qu’aimaient tant ses enfans. Il tressaillit cependant quand le recteur leva la main pour prendre le violon accroché au-dessus. — Non, non, dit-il, ne le touchez pas. Il est resté là depuis la nuit où il a aidé Maharit à mourir.

— En lui faisant oublier Dieu, s’écria le recteur farouche. Ne vois-tu pas, malheureux, que là encore le diable venait disputer au ciel les dernières pensées de ta fille, et que tu étais l’instrument même de la tentation?

— Eh bien ! s’il a damné Maharit, je veux être damné avec elle et non sauvé par vous, dit Job avec énergie.

Le recteur sentit que son zèle l’avait emporté trop loin, qu’il venait de faire fausse route. — Tu ne me comprends pas, ajouta-t-il en s’adoucissant. Dieu a triomphé dans ce combat, et ta fille est un de ses anges; mais, si tu l’avais aimée comme tu le dis, tu ne voudrais pas que le violon qui a charmé son agonie servît jamais à un autre usage.

Ce raisonnement touchait un point vulnérable. Job réfléchit une seconde, puis avec exaltation : — Vous avez raison, dit-il, je n’en jouerai plus pour personne;... mais à quoi bon le brûler?

— Parce que tu manquerais à ta résolution, dit le recteur, parce que le flot pousse le flot,… parce que tu oublieras, étant homme de chair et de sang.

— Oublier! s’écria Job avec indignation, oublier mon chagrin, quand rien ne m’est plus au monde !

— Si rien ne t’est plus, qui t’empêche de brûler ce morceau de bois? riposta la logique implacable du recteur.

Pour Job, ce n’était pas un morceau de bois, c’était son unique ami ; mais la pensée qu’on pût croire cet ami capable de le consoler lui inspira une sorte de fureur.

— Brûlez-le donc vous-même! dit-il en se détournant.

Le recteur n’attendit pas qu’il se ravisât, il lança dans le brasier l’instrument complice de Job. Les cordes craquèrent et se rompirent avec le bruit d’un sanglot humain. Job tremblait de tous ses membres, il lui semblait assister au meurtre d’une chose vivante, ou plutôt il lui semblait que son âme même le quittât. Son visage prit une expression qui fit croire à M. Clech qu’il devenait fou, ce qui valait mieux d’ailleurs que de rester criminel.

— Mon fils,... commença le prêtre cherchant des paroles pour la remercier et lui rendre courage; mais que lui dire? Job était tombé lourdement à genoux et battait de son front la pierre de l’âtre où son dernier amour achevait de se consumer. Longtemps le recteur resta près de lui à l’exhorter de son mieux, mais en vain; puis il appela un voisin auquel il enjoignit de veiller sur le malheureux, qui semblait plongé dans une sorte d’anéantissement, — facile à expliquer, dit-il, après tant de nuits sans sommeil. Les cendres du violon s’amassaient dans ce foyer qui avait été le foyer domestique. En sortant, M. Clech leur jeta un regard superbe comme à Satan terrassé; puis, sous un grain qui le trempait jusqu’aux os, par une froide nuit d’automne, il regagna son presbytère, insensible à tout ce qui n’était pas la victoire qu’il venait de remporter..

Le lendemain, on ne parlait à Bréhat que de la conversion de Job. Bien des curieux eussent voulu s’en assurer par eux-mêmes, mais la porte de la maisonnette en deuil ne s’ouvrait plus que devant le recteur, qui chaque jour allait poursuivre son œuvre. Malheureusement les lumières chez lui n’égalaient pas le zèle, et en conduisant Job à la pénitence il le menait droit à la folie. Il lui disait quelles macérations, quels renoncemens sublimes avaient expié les blasphèmes, les voluptés de toute une vie, les grandes leçons données sur le sol bréhatais même par des saints qui avaient fui le monde : saint Mode, dont on montre encore l’oreiller, un roc, dans l’îlot qui porte son nom, saint Judoc, saint Guénolé, qui firent leur Thébaïde de Lavret et de Béniguet. Le recteur parlait ainsi au nom même des morts bien-aimés dans la compagnie desquels Job vivait sans cesse et qui semblaient lui crier d’en haut : — Il dépend de toi de monter jusqu’à nous!

S’il se fût agi de pratiquer des vertus simplement ordinaires, Job fût peut-être resté sourd; il était de ceux qui en toutes choses poursuivent l’oiseau bleu et qui ne savent être rien à demi. Ce qu’il y avait de violent, de merveilleux, d’excessif dans les exemples offerts à son imagination le séduisit surtout; quelquefois cependant le langage mystique de la religion était encore étouffé dans son cœur par les sons imaginaires d’un violon qu’il prenait pour le spectre du sien et dont les cordes filées d’or avaient une diabolique douceur. Pour échapper à cette hallucination, il s’avisa de quitter sa maison, trop pleine de souvenirs. Ceux qui le virent passer un soir le trouvèrent singulièrement changé. Son visage était hagard; il portait un petit paquet de linge à la main et poussait devant lui ses deux vaches. D’anciens amis l’abordèrent, mais il ne parut pas les voir et continua son chemin dans la direction de Lavret. — On l’aurait cru pris de vin, dit le guetteur, qui, lui ayant adressé la parole avec son indiscrétion ordinaire pour savoir où il allait, obtint de lui cette unique réponse : — Je veux vivre comme saint Judoc, puisqu’on me défend de mourir.

Du côté de l’est se dresse une sorte de pic désolé que rattache à l’île principale une longue chaussée en grande partie détruite. Cette chaussée servait dans un temps qu’il serait difficile de déterminer, avant peut-être les grands incendies ordonnés par le comte de Kent, à relier l’église de Lavret au château de Bréhat, qui n’est plus qu’un pan de mur croulant. A marée haute, Lavret forme un îlot à part où le granit est d’un autre ton que celui de Bréhat, plus pâle, pailleté de mica, sillonné de veines de marbre qui de loin ressemblent aux neiges arrêtées dans les crevasses. Pas un arbuste dont l’ombre puisse reposer les yeux éblouis par la réverbération du sable des grèves, véritable poussière d’albâtre. De l’église, il reste quelques pierres cimentées en petit appareil roman et entre lesquelles s’insinue, se noue, s’incruste, avec les ondulations d’un serpent et l’audace d’un insolent parasite, le plus beau lierre que j’aie jamais vu; un archéologue aurait grand’peine à en déterminer le plan primitif, et les lapins y prennent leurs ébats comme dans tout le reste de l’île, où on les chasserait facilement à coups de bâton. La hutte que se construisit le violoneux dominait les escarpemens lointains de l’Ile-Blanche[3], de Logodec, de Saint-Riom, d’Ar’hiur, contre lesquels les vagues s’élancent turbulentes pour reculer aussitôt d’un grand bond, comme si elles se fussent blessées aux brisans qui les fouettent en aigrettes neigeuses. Devant cet horizon sévère, je retrouvai Job chantant pour ses enfans et sa femme trépassés, pour lui-même, qui attendait la délivrance et la réunion, un perpétuel miserere,

Voici comment eut lieu notre seconde rencontre. J’avais profité d’une de ces matinées. de février qui ont tout le charme du mois de mai pour entreprendre une promenade en barque. A Bréhat, où la végétation est toujours précoce, les touffes épaisses du burlety cette plante grasse qui s’attache en capricieuses guirlandes aux toits de chaume et aux vieilles murailles, se préparaient à fleurir, et les mousses renouvelées verdissaient le rocher lui-même. Étendu dans la barque qui glissait sur la mer, figée pour ainsi dire en un miroir d’or poli où se reflétaient les masses perpendiculaires de granit comme autant de citadelles isolées, j’éprouvais ce sentiment de bien-être qu’apporte le printemps et que le moindre brin d’herbe doit avoir en commun avec nous; la vie semble facile et bonne, on la subit passivement, délivré de toute inquiétude, de toute pensée étrangère. Un bruit lugubre me réveilla tout à coup. C’étaient les vêpres des morts lamentablement psalmodiées d’une voix pleine de sanglots qui ne pouvait partir d’aucune église; elle s’élevait de la mer, s’éteignant par intervalles, perdue dans la distance, puis éclatait, portée par le vent, avec une nouvelle et sauvage énergie; on eût dit des plaintes d’âmes en peine. J’interrogeai mon matelot, brave garçon qui répondait à un nom épique digne de la Table-Ronde, Tanguy. Il m’apprit l’édifiante transformation du violoneux. — Ce sont des idées qui ne viendraient jamais à un marin, ajouta-t-il. On a grand tort de rester toute sa vie arrimé au même cap. L’ennui vous assote. Je sais bien qu’il a eu des chagrins. Qui n’en a pas? Il faut laisser pleurer les femmes et prendre son parti. Allez! ce qu’il regrette le plus, c’est son violon. Il l’aimait comme j’aime mon bateau; mais, si je perdais mon bateau, ce n’est pas le jeûne qui me consolerait. Ce pauvre Job ne vit que du lait de ses vaches et du pain que lui apportent, quand la mer le permet, les petits chevriers qui viennent faire brouter leurs bêtes à Lavret.

Tout en parlant, il ramait, nous approchions de l’île, et la voix de son unique habitant résonnait plus distincte à mes oreilles. Il venait d’entonner sur un rhythme étrange le vieux chant trégorois, contemporain dit-on, de Merlin l’enchanteur :

Pa guz ann heol, pa goenv ar mor,...

« Quand le soleil se couche, quand la mer s’enfle, je chante sur le
seuil de ma porte.
« Quand j’étais jeune, je chantais; devenu vieux, je chante encore.
« Je chante la nuit, je chante le jour, et je suis chagrin pourtant.
« Si j’ai la tête baissée, si je suis chagrin, ce n’est pas sans motif.
« Ce n’est pas que j’aie peur, je n’ai pas peur d’être tué;
« Ce n’est pas que j’aie peur, assez longtemps j’ai vécu.
« Peu importe ce qui arrivera, ce qui doit être sera.
« Il faut que tous meurent trois fois avant de se reposer enfin. »

— Mais, dis-je, ce n’est point là un chant chrétien.

— Bah ! répliqua mon matelot, croyez-vous qu’il s’en soucie? Il prend ses chants de mort où il peut.

— Si nous abordions?

— Pour lui parler? Il ne répondrait pas. Quoi qu’en disent ses litanies, tout lui fait peur. Il y a quelque temps, un voyageur anglais à qui l’on avait raconté son histoire s’est fait conduire à Lavret exprès pour lui promettre un violon neuf, et un bon, comme il n’en avait jamais eu, s’il voulait renoncer à cette existence oisive et stupide... Voyez-vous, les Anglais sont des hérétiques qui ne comprennent pas qu’on se martyrise. Job a fait un grand signe de croix, et a juré depuis, paraît-il, de ne plus engager de conversation avec aucun étranger. Vous perdriez votre temps à raisonner... — et Tanguy fit force de rames, comme s’il se fût agi de fuir la peste; — nous n’avons rien de bon à prendre ici.

Les lamentations s’affaiblissaient toujours, elles ne nous arrivaient plus que par lambeaux. Notre barque, en regagnant le port, passait au pied de la masse abrupte du Guersido; je crus reconnaître Jeannie, qui se tenait debout, abritant d’une main ses yeux fixés sur la mer.

—-D’ici pourtant elle ne peut pas entendre, dit mon matelot; mais tous les jours, à l’heure où il crie ses prières, on la voit au mur du château. Dans les premiers temps, il y avait beaucoup de monde avec elle; mais tout s’use, et, après s’être tant occupé de Job, on ne sait quasiment plus s’il existe. Jeannie Kerlanou n’est pas comme les autres; cette fille-là n’oublie point qui lui a fait du bien, c’est justice à lui rendre, et on n’en pourrait dire autant de beaucoup de gens honnêtes !


III.

Il arriva qu’un jour Jeannie n’entendit point à l’heure habituelle la voix du solitaire de Lavret s’élever au-dessus des flots. Elle interrompit plus de dix fois sa besogne pour courir au rivage, où elle avait coutume d’interroger l’écho. Le jour suivant, même silence insolite. L’un de ses frères, à qui elle fit part de son souci, répondit brutalement : — Qui sait? peut-être est-il mort à force de le souhaiter, — supposition qui glaça le cœur de la pauvre fille. Ce nouveau malheur l’attendait-il après tant d’autres? Elle s’étonnait elle-même de l’effroi qu’elle en ressentait, comme s’il eût été le plus grand de tous. Pourquoi? Elle ne voyait plus Job, il n’était plus rien pour elle ni pour personne au monde ; cependant l’heure où elle l’entendait chanter était la seule du jour où elle ne se sentit pas tout à fait abandonnée. La pensée lui vint qu’en profitant de l’heure du reflux pour aller à Lavret elle serait de .retour avant le coucher du soleil, mais un sentiment de crainte l’empêcha de s’y arrêter. — Peut-être m’en voudra-t-il, se disait-elle, et sûrement on me blâmera ici. — Tandis qu’elle s’inquiétait irrésolue, passa le petit pâtour qui paissait son troupeau sur le serpolet de Lavret, il portait joyeusement une pinte de lait. — Voilà, dit-il à Jeannie, ce que m’a donné Job Sainquer pour avoir trait ses vaches.

— Il ne les trait donc pas lui-même? demanda-t-elle, n’osant l’interroger d’une manière plus directe.

— Je l’en défierais bien, répliqua le jeune gars, il ne peut remuer bras ni jambes sur sa paille à l’heure qu’il est. — Et, sifflant ses chèvres, il continua de marcher. Jeannie était déjà partie de son côté. Elle suivait, sans réfléchir davantage, le sillon rompu à plus d’une place et tapissé partout d’algues glissantes, le long duquel, selon la tradition, douze belles demoiselles habillées d’écarlate se rendaient jadis du château de Bréhat à l’église de Lavret pour entendre la messe. Il faut croire que le flot a empiété depuis, car ce semblant de digue n’est praticable que pendant la courte durée de la basse mer; il faut espérer surtout, pour l’amour des pieds délicats de ces nobles châtelaines, que les pierres étaient mieux jointes et plus solides qu’elles ne le sont aujourd’hui sous l’épaisse fourrure de goémon qui les recouvre, servant d’asile à toutes les variétés de coquillages et de crabes.

La petite Reinette, assez forte désormais pour courir, s’arrêtait à chaque instant, captivée par une chasse qui fait les délices des enfans bréhatais. Afin de la décider à presser le pas, Jeannie lui parlait du pauvre homme qu’elles allaient secourir. C’était son habitude d’entretenir cette enfant de tout ce qui occupait sa pensée. Elle l’allaitait encore que déjà elle la prenait pour confidente, — s’accusant de l’avoir jetée dans la vie sur un chemin trop rude, et le sourire de l’enfant lui avait toujours pardonné. Depuis Reinette avait appris à discerner, non pas par les paroles de Jeannie, mais par l’expression de son visage et de sa voix, les momens où elle était plus triste que de coutume; avec une gentillesse au-dessus de son âge, elle lui apportait la seule consolation qui fut en son pouvoir, une caresse; instinctivement elle comprenait que sa mère n’avait qu’elle au monde. Reinette se distinguait par cette douceur, cette humble soumission des enfans qui, loin d’être fêtés dès le berceau, sont forcés de découvrir trop tôt qu’ils ont à gagner la bienveillance de gens hostiles ou tout au moins indifférens. C’était la fille de Cendrillon. J)ans la maison où on la tolérait, elle ne faisait ni bruit ni espiègleries d’aucune sorte, moins pour n’être pas grondée que pour ne pas attirer de reproches à sa mère. Celle-ci lui ayant dit : — Si tu me mets en retard, tes oncles se fâcheront, — elle s’empressa de la suivre de toute la vitesse de ses petits pieds nus, sans plus se laisser distraire. Cependant, malgré sa bonne volonté, elle avait quelque peine à sauter de roche en roche, et le trajet prit beaucoup de temps. Jeannie calcula que la retraite de la mer ne durerait pas plus d’une heure encore; dans quel état allait-elle trouver Job? Ses jambes la soutenaient à peine en approchant de la cabane, dont une pierre retenait la porte, formée de branches entrelacées; elle frappa de plus en plus fort, puis, ne recevant pas de réponse, regarda dans l’intérieur par une étroite ouverture qui servait de fenêtre. Sur un lit de goémon desséché gisait ce qu’elle prit d’abord pour un vieillard. Job avait laissé pousser toute sa barbe, et ses traits, qui, sans régularité ni beauté réelle, plaisaient autrefois, éclairés qu’ils étaient par la vivacité du sourire, l’animation du regard, l’exubérance de la gaîté, de la jeunesse, une jeunesse indépendante des années, celle du cœur, étaient maintenant voilés de pâleur terne et grise. Ses mains, jetées devant lui sur la couverture de laine brune, paraissaient crispées par le désespoir plutôt que jointes par la prière. La tête de Jeannie ayant intercepté le rayon de soleil qui pénétrait jusqu’à lui, il entr’ouvrit ses yeux démesurément grandis et brillans de fièvre :. — Enfin, murmura-t-il, vous venez donc me prendre! — Comme la porte s’entr’ouvrait timidement, il ajouta : — Ce n’est que toi, Jeannie?

— Hélas! répondit-elle, Dieu sait que je donnerais ma vie pour vous rendre ceux que vous demandez; mais, là où elles sont, les chères âmes ne peuvent que vous attendre, et elles m’ont, envoyée vers vous.

— Je te crois, balbutia-t-il, je te crois. — Il tendait machinalement les bras, et elle y plaça la petite Reinette, quoique celle-ci se débattît un peu effrayée. — Le dernier que j’ai perdu avait cet âge-là, — dit Job après l’avoir regardée dans une sombre rêverie. La croix d’or qu’elle n’avait jamais cessé de porter attira tout à coup son attention. — Maharit! s’écria-t-il. — Et il embrassa le bijou avec un tel emportement que l’enfant se mit à crier. — Maharit! répéta Job à plusieurs reprises. Il fondit en larmes. Jeannie pleurait aussi, et pour la première fois depuis bien longtemps le pauvre homme sentit son cœur se détendre.

— Mon Dieu ! dit Jeannie, promenant des regards navrés autour de cette misérable hutte, est-ce bien vous qui pouvez vivre ici, Job?

— Va! bientôt je ne serai plus seul,, répliqua-t-il en montrant le ciel et avec un accent qui disait assez l’horreur du supplice auquel ce caractère sociable, cette âme expansive, s’étaient volontairement condamnés.

— Je vous comprends, interrompit Jeannie ; mais la mort serait un trop triste remède. Vous guérirez, si vous voulez seulement renoncer à cette idée fixe qui vous a fait perdre la tête, et retourner chez vous.

Il répondit : — J’ai juré...

— Si j’avais agi comme vous, cette enfant-là n’aurait pas de pain.

— Tu étais moins coupable que moi, Jeannie ; tu n’avais fait de mal qu’à toi-même, et il parait que moi j’en ai fait beaucoup aux autres.

— Quant à cela, je ne le croirai jamais, répliqua-t-elle avec indignation. Vous étiez le meilleur et le plus charitable de tout Bréhat. Si la musique était un péché, on ne nous la promettrait pas en paradis, et Dieu ne vous avait pas donné du talent pour n’en rien faire. M. le recteur défendrait volontiers aux oiseaux de chanter; mais les oiseaux ont plus de sagesse que vous, ils ne l’écoutent pas.

Un sourire triste effleura les lèvres de Job.

— Il faut bien se sauver à tout prix de l’enfer quand on a au ciel ce qu’on aime.

— Il faut d’abord, riposta Jeannie en prenant sa fille sur ses genoux, porter sa part de peines sans penser à soi-même, en vivant pour quelqu’un. — Elle se leva, alluma un bon feu de goémon, le fit boire, le couvrit de sa cape, puis, voyant que la fatigue d’avoir parlé le conduisait au sommeil, voulut prendre congé de lui. — Demain, dit-elle tout bas, je vous amènerai la sœur.

— Reste, balbutia Job, presque endormi et la retenant par la main; reste, répétait-il comme en rêve.

Elle se rassit, partagée entre la compassion et la crainte. Elle voyait le soleil baisser de plus en plus, et croyait entendre ce premier frémissement à la suite duquel la mer se répand avec une prodigieuse rapidité. Pourtant il lui en coûtait de partir au moment même où elle était utile : le contact de sa main semblait en effet rafraîchir la main sèche et brûlante de Job, dont la respiration devenait plus légère, et Jeannie ne s’en étonnait pas, car souvent elle avait calmé ainsi son enfant malade.

Que faire? Chaque fois qu’elle se levait, décidée à s’éloigner, une plainte l’arrêtait. Un peu de temps se passa ainsi; enfin elle prit son parti, non sans effort, et sortit doucement.

A la vue de la mer, un cri lui échappa. Le flot avançait si vite qu’à peine le pied posé sur la chaussée, on eût été enveloppé par lui. La grande bataille périodique qu’il livre aux écueils s’engageait; il enlaça d’abord les roches les plus avancées avec les mille circonvolutions d’un animal félin qui joue avant de dévorer, léchant leur base comme prélude à l’assaut et gagnant du terrain de tous les côtés à la fois. Sa marche, dissimulée par les accidens de la grève, n’avait encore rien de formidable en apparence ; quelques secondes de plus cependant, et l’imprudent qui se fût aventuré au milieu des rochers encore découverts eût été englouti.

Jeannie savait à quoi s’en tenir. Affaissée sur le rivage, elle suivait d’un œil morne les manœuvres perfides de la mer qui rétrécissaient de plus en plus ce plateau semblable tout à l’heure à une lande immense. Un seul espoir lui restait, celui de héler quelque barque à la mer haute, encore était-ce là une ressource douteuse, car on était en pleines malines de l’équinoxe, et par ce temps-là les barques ne sortent pas volontiers du port, où d’ailleurs sa voix ne pouvait parvenir. Elle appela cependant de toutes ses forces, et Reinette joignit des cris perçans aux siens; mais un vent furieux qui s’était élevé vers le coucher du soleil empêchait qu’elles ne s’entendissent elles-mêmes. Il souffla bientôt si violemment qu’il fallut, au risque d’être emporté, rentrer dans la cabane. A sa grande surprise, Jeannie trouva Job debout et vêtu d’un méchant habit déguenillé. Ne la voyant plus auprès de lui au réveil, il s’était levé pour s’assurer de ce qu’elle était devenue.

— Ah! dit-il avec un soupir de soulagement, je n’ai donc pas rêvé !

Jeannie lui montra par la porte ouverte les grandes eaux qui s’enflaient de plus en plus.

— Eh bien ! s’écria Job, emporté par un mouvement de joie irréfléchie, vous êtes à l’abri toutes les deux. Attendez.

— Attendre demain? Et jusqu’à demain que penseront mes frères? Ils auront un motif de plus pour m’humilier, comme si ce n’était pas assez!.. murmura-t-elle, ne pouvant retenir une larme.

Depuis quelques minutes. Job ne se sentait plus malade d’esprit ni de corps. Sa maladie n’était en somme que le vertige produit par cette contemplation de nous-mêmes qui est une forme ascétique de l’égoïsme; l’intérêt subitement réveillé dans son cœur pour une autre créature l’en avait délivré. Il voulut sortir malgré sa faiblesse, fit des signaux, essaya d’allumer des feux de détresse, mais la fureur des élémens croissait, annonçant de plus en plus une nuit de tempête; le vent éteignait le feu, emportait la voix, et aucune barque ne se montrait sur les liquides montagnes d’un vert écumeux, menaçant, qui avaient pris la place des roches submergées.

— Allons ! dit Jeannie le rejoignant après avoir calmé sa fille, qui se désolait de ne point rentrer souper, allons, Job, du temps qu’il fait vous ne pouvez rester dehors. Le mal est sans remède. Autant n’y plus penser! — Ses yeux étaient rouges néanmoins.

Job voulait qu’elle prît pour la nuit l’avant de la cabane; elle s’y refusa obstinément et coucha Reinette dans l’étable après lui avoir donné sa part d’un repas de laitage et de patates qui excita l’appétit du malade lui-même, habitué à une chère moins bien préparée. Ensuite Jeannie entreprit de raccommoder les haillons de son hôte sans rien dire, car elle avait le cœur serré. Job se taisait aussi. Il était honteux devant Jeannie de la misère et du désordre qui régnaient chez lui; il songeait à son ménage d’autrefois.

— Tu me rappelles, dit-il enfin, ce que ma défunte répétait toujours de toi : « Cette fille-là vraiment « des mains de fée. » Je m’étonne, sais-tu? qu’il ne se soit pas trouvé un garçon d’esprit pour faire de toi sa femme.

— Je crois bien, mon pauvre Job, que vous avez encore la fièvre, Personne ne voudrait m’épouser, et, cela vous surprendra peut-être, je ne me soucierais, moi non plus, de personne.

— Parce qu’un seul pouvait te plaire? dit Job avec une pointe de mauvaise humeur.

Jeannie secoua tristement la tête. — Un homme capable de faire son plaisir du malheur d’une fille de dix-sept ans qui n’a pas de mère, un pareil homme, que Dieu lui pardonne, n’est pas digne d’élever son enfant. Ma Reinette est mieux sans lui.

— Pourquoi donc n’en pas vouloir un autre?..

— Qui me reprocherait ma faute?.. Bonsoir, Job. Il est temps de dormir. Cette nuit ne sera pas longue. Je ne veux pas manquer la marée basse encore une fois.

Elle lui sourit de son beau sourire grave et alla retrouver sa fille dans l’étable. Job resta les yeux fixés sur le feu jusqu’à ce que le dernier tison fut éteint. Il était animé d’un besoin vague de dévoûment, d’activité. Quand il eut regagné sa couche, la même rêverie continua de l’obséder, chassant le sommeil. La tempête déchaînée au dehors eût suffi d’ailleurs pour l’empêcher de fermer les paupières, il semblait qu’elle voulût emporter la cahute, tant celle-ci craquait sur ses bases; les éclairs d’un orage terrible brillaient à travers le volet disjoint; une inquiétude toute paternelle lui vint que la toiture délabrée de l’étable ne préservât mal de la pluie Jeannie et son enfant. Il lui avait semblé entendre gémir la petite Reinette. Allumant donc sa lanterne, il écarta un peu les fagots qui séparaient ces deux réduits. Sous l’haleine tiède des vaches paisibles, elle dormait d’un sommeil aussi doux que si les anges l’eussent bercée au lieu du tonnerre et de la rafale. Jeannie n’avait ôté de ses vêtemens que la coiffe qui enfermait d’ordinaire sa chevelure magnifique. A demi étendue sur l’épaisse litière, le front dans sa main, elle serrait son enfant contre elle, et leur attitude à toutes deux évoqua pour Job une vision de la crèche de Bethléem. Il n’osa faire un pas de plus, ses genoux fléchirent. Pour la première fois, il était frappé de la beauté de Jeannie. En admirant la grâce chaste de son sommeil, il sentait une corde depuis longtemps muette vibrer au plus profond de lui-même, il sentait renaître les transports que l’inspiration lui prêtait autrefois, la joie de vivre ! effrayé d’abord, il laissa rentrer en lui peu à peu, sans leur opposer de résistance, les forces, les aspirations, les désirs si longtemps conjurés par le plus implacable exorcisme. Ce fut pour Job comme un réveil de la nature, de la raison, de l’homme tout entier. La rhétorique farouche du recteur s’envolait en fumée, de célestes violons-chantaient plus haut que l’orage, et ce miracle s’opéra par la puissance d’une femme endormie. A l’aube. Job reposait enfin, vaincu par l’accablement qui peut suivre une telle crise; la mer grondait moutonneuse dans le lointain comme un monstre dompté, une belle journée se levait sur les grèves humides que Jeannie traversait d’un pas lent. Son nom fut le premier mot qui vint aux lèvres de Job, mais elle ne l’entendit pas, et lui, ne trouvant plus rien d’elle, aurait pu croire à une illusion de la fièvre et de la nuit, si la place qu’avait foulée son corps ne fût restée tiède sur la litière de l’étable. Il s’y jeta pour verser des larmes de reconnaissance qui furent ce matin-là toute sa prière au vrai Dieu qui l’avait délivré.


IV.

L’orgueil humain est si fort néanmoins que Job dut se donner à lui-même un prétexte, une excuse, pour quitter sa solitude. Il ne lui dit point un adieu définitif, il ne convint point qu’il allait manquer à son vœu téméraire d’y rester toujours; il crut, en cédant à l’instinct qui le poussait sur les pas de Jeannie, n’accomplir qu’un devoir, le devoir impérieux de la défendre. Un beau dimanche de printemps, il se mit en marche. Devant lui, Bréhat souriait comme l’espérance dans sa fraîche robe de petit blé nouveau, toute la partie sud de l’île n’était plus qu’un tapis de jacinthes, d’anémones, de narcisses et de violettes; les papillons ouvraient leurs ailes neuves, les tristes maisonnettes grises étaient devenues roses, de la couleur des fleurs de pêcher qui festonnaient leurs murs et contre lesquelles s’escrimait déjà le bec acéré des mésanges et des troglodytes, ces destructeurs du fruit en germe. Le nord, lui aussi, s’était paré, quoique d’une façon plus modeste; les primevères qu’on appelle bouquets de Pâques y prodiguaient leurs étoiles d’or dans toutes les =fissures du granit. Il n’était pas jusqu’aux doués qui retiennent l’eau douce dont la surface ne fût couverte d’un réseau de fleurettes blanches que devait écarter le bras nu des jeunes filles pour puiser à ces citernes.

Le printemps est certainement sur toute la surface du globe le plus grand bienfait dont il nous soit donné de jouir, mais le printemps de Bréhat, qui suit un hiver désolé, qui précède un été aride, a dans sa courte durée des attraits incomparables. Il paraît être le résultat d’un coup de baguette magique, ou plutôt il nous force de croire à la fée décrépite laissant tomber du même coup les guenilles de la misère et les rides d’un siècle : le rocher se métamorphose en bouquet; depuis le grain de sable plus brillant, l’algue plus fraîche, jusqu’au ciel dont les étoiles dilatées s’allument d’un feu plus vif, tout est transformé, rajeuni. L’azur prend une prodigieuse transparence qui se communique à la mer. L’aurore et le couchant deviennent si limpides que les îlots, les navires lointains, semblent eux-mêmes à certaines heures découpés dans l’éther bleuâtre ou rosé; plus de crépuscule; les nuits sont chargées de ce parfum enivrant entre tous, odeur de sève qui fermente à la fois dans les touffes tendres d’herbe nouvelle, dans les branches fleuries du lilas, dans la vigne qui pleure, et dans ces prairies sous-marines dont les fruits phosphorescens, les rameaux déliés comme des cheveux d’ondine, sont jetés en tribut au rivage.

Mille influences molles et caressantes s’étaient donc emparées de Job avant même qu’il n’entrât dans le bourg, où tout faisait silence, comme il convient à l’heure des vêpres. Le sémaphore avait replié ses grands bras, l’ombre fugitive des nuages tachait çà et là le sable limoneux du Port-Clos, où quelques barques de pêche dormaient échouées sur le flanc autour d’un cotre à sec, ses voiles nonchalamment carguées; on eût dit que toute la nature se soumît au repos du dimanche. A plus forte raison, les rares boutiques étaient- elles fermées, sauf celle du barbier, — qui est un lieu de réunion pour les causeurs, une sorte de club où se brassent les nouvelles, — et le cabaret. L’un se trahit sournoisement par un bouchon de bruyères, l’autre s’annonce de loin par un plat à barbe violemment enluminé qui se balance à toutes les brises. Une petite glace fait en outre partie de l’enseigne; ce fut là que les yeux surpris de Job rencontrèrent un visage qui leur parut à peine humain, tant il disparaissait dans une épaisse toison. — Grand Dieu ! pensa-t-il, Jeannie m’a vu ainsi ! — Et, comme s’il n’eût pas abjuré toutes les vanités de ce monde, il entra dans la boutique, où, grâce à un rasoir agile, l’ermite de Lavret disparut pour toujours, cédant la place à Job le violoneux, fort amaigri, les joues creuses, vieilli de dix années au moins, comme on peut l’être au retour d’une excursion en purgatoire.

Avec son visage d’autrefois, il aurait bien voulu retrouver ses anciens habits, toujours d’une propreté recherchée, qui l’avaient fait surnommer le farôd. Faute de mieux, le barbier lui prêta un de ces surcots de laine tricotée qui ressemblent à des cottes de mailles, un pantalon de toile et du linge frais, sinon fin. En l’aidant à faire sa toilette, il bavardait sans interruption. Il n’osa le plaisanter sur son retour imprévu, car on se rappelait juste assez Job Sainquer à Bréhat pour savoir que, malgré sa bonhomie habituelle, il n’était point patient ; mais après avoir parlé de tout le monde avec plus ou moins de malice, il ne put s’empêcher de faire allusion à ce qui était depuis la veille le gros événement de l’île. — Ma foi ! dit-il, on sera diantrement content de te voir rentrer chez toi, rien que pour ne plus entendre M. le recteur jeter du matin au soir ton exemple à la tête de ceux qui n’étaient pas ermites. Pauvre homme ! était-il fier de son ouvrage ; on aurait dit qu’il parlait de saint Modé en personne. Aussi depuis hier que les Kerlanou t’ont dénoncé, il est comme furieux ; ce n’est pas à toi qu’il en veut le plus pourtant, c’est à Jeannie ; il se reproche d’avoir jamais cru à rien de bon de la part de cette éhontée… Oh ! il l’a nommée en chaire de bien d’autres noms, et il a défendu aux gens qui se respectent de la recevoir dorénavant ; c’est d’après son conseil, à ce qu’on dit, que son frère l’a chassée.

— Ils ont chassé Jeannie ! répéta Job atterré.

— Cela valait mieux que de la tuer, comme son frère le voulait d’abord. Dame ! tu comprends que pour une famille qui a déjà enduré ce qu’enduraient les Kerlanou, c’est un rude affront ! Passer de nuit la mer pour damner les saints… — Et le barbier partit d’un gros rire, assez vite interrompu du reste, car le poing de Job s’abattit sur son épaule de manière à lui prouver que les macérations n’ôtent pas toute vigueur.

— Tu mens ! cria-t-il, Jeannie est une honnête fille que son bon cœur conduisait auprès d’un malade.

— Malade ou galant, cela m’est égal, dit le barbier en se frottant le dos, mais tu ferais mieux de ne pas assommer les gens parce qu’ils te répètent ce que tout le monde sait… Je ne prendrais pas si chaudement à ta place le parti de Jeannie. Qui a bu boira. Ce n’est point ta faute si elle allait te chercher !

Job comprit que tout ce qu’il pourrait dire serait inutile, et sortit de la boutique éperdu. Il ne savait où retrouver Jeannie, il ne voulait pas achever de la perdre en parlant d’elle à des gens incrédules ou prévenus. Tout à ses réflexions, il marchait droit devant lui, et se trouva soudain au milieu du cimetière. Le cimetière de Bréhat entoure l’église; une intimité quasi orientale y règne entre les morts et les vivans. Chacun le traverse en allant à ses affaires, on s’y arrête pour causer, quitte à saluer d’une aspersion les tombes amies sur son passage, car un rameau de buis trempe toujours dans le dahen qui retient l’eau bénite. Parfois la tombe est vide; on y lit alors : A la mémoire de..., mort en mer... Sur d’autres, cette formule est suivie des quatre mots sinistres : et de tout l’équipage. Certaines tombes ne portent aucun nom. Les naufrages ne sont pas rares dans ce dédale d’écueils, et plus d’un cadavre a été jeté par le flot sur les grèves, où la piété publique recueille ces tristes débris. Il n’est pas de famille dans l’île à qui l’océan n’ait pris quelqu’un des siens. Les mères peuvent donc dire lorsqu’elles apportent un drap blanc pour ensevelir l’inconnu : — Je rends ce qu’une autre aura donné, j’espère, à mon garçon. — Le même sentiment de solidarité touchante fait entretenir avec soin ces tombes anonymes.

La vue du cimetière changea pour un instant le cours des pensées de Job. Il chercha d’un regard que le remords voilait de larmes la place où reposaient les siens, et, avec autant d’émotion que de surprise, trouva les tertres alignés où se lisait le nom de Sainquer jonchés de coquillages; une couronne fraîche ornait chaque chevet.

— Savez-vous qui prend soin de ces tombes? demanda-t-il à une bourgeoise qui priait agenouillée quelques pas plus loin. — La vieille dame ne leva point la tête.

— Une hypocrite, dit-elle sans le regarder, une fausse Madeleine. Elle nous a bien trompés, nous qui croyions que la reconnaissance l’amenait auprès de ceux qui dorment là, tandis qu’elle venait par ruse pour mieux cacher le mal qu’elle faisait en secret, depuis longtemps sans doute.

Job ne répondit rien, et entra dans l’église, où il se tint sur le dernier rang, cherchant avec angoisse la malheureuse Jeannie. Il ne l’aperçut point, mais l’œil perçant du recteur le découvrit en revanche, si bien caché qu’il crût être. M. Clech prêchait au moment même, et les paroles se glacèrent sur ses lèvres courroucées. Chez lui, la stupeur cédait vite à l’emportement; aussi, le bras tendu dans la direction de l’ennemi dont il désespérait désormais d’écraser la tête: — Oui, reprit-il, continuant son allocution, le diable peut prendre toutes les formes. Tantôt nous le voyons se déguiser en femme impudique pour aller troubler quelque effort de pénitence, tantôt il cherche à nous tromper par les apparences mêmes du repentir. Point d’indulgence coupable, point de lâche atermoiement! Dieu châtia la concupiscence en l’exilant du paradis terrestre; ne soyons pas plus démens que Dieu !

Tous les regards se tournèrent vers le point de l’église qu’indiquait le bras vengeur de M. Clech, et des chuchotemens coururent de bouche en bouche lorsqu’on reconnut Job, qui écoutait d’un air d’indignation et de défi l’arrêt prononcé à la fois contre lui et contre Jeannie. Sur plusieurs bancs, jaloux de montrer une ferveur particulière, le chuchotement grossit en murmure plein de menaces, et on ne sait quelle protestation s’en serait suivie, si le guetteur, qui était un homme de sens, n’eût quitté la stalle qu’il occupait dans le chœur pour aller prendre le bras de l’intrus. — Allons, dit-il tout bas, assez de scandale en effet. Tu as eu tort de te montrer ici. Sors avec moi.

Job, dégoûté pour jamais de l’obéissance passive, était résolu d’attendre qu’on osât le relancer; mais le guetteur ayant dit plus bas encore : — J’ai à te parler de Jeannie, — ce nom fit merveille, et il le suivit.

Lorsqu’ils furent dans le cimetière : — Je comprends pourquoi tu es venu, dit le guetteur d’un ton amical, quoique sévère; tu n’as pas voulu la laisser seule en face du danger, mais en courant après elle au lieu de rester là-bas, malade comme elle l’avait dit, tu donnes raison aux mauvais propos. Va-t’en donc et sois tranquille. Je la ferai passer sur le continent, chez des amis qui lui trouveront une bonne place. Mieux vaut servir les étrangers que des parens comme les siens.

— Est-il donc vrai qu’à cause de moi ses frères l’aient maltraitée?

— Bah ! ils ne demandaient qu’un prétexte pour se débarrasser d’elle et de la petite; le prétexte était bon. Sans moi, Jeannie aurait été à son retour de Lavret huée dans la rue; aucune porte ne se serait ouverte pour la recevoir.

— Elle est chez vous ! s’écria Job avec effusion, vous ne la croyez pas coupable!

— Coupable ou non, elle a besoin d’être défendue. J’ai été autrefois le parrain de son enfant, je n’oublie pas à quoi cela m’engage; mais tu n’as pas comme moi soixante ans et les droits d’un vieux camarade de son père. Un homme de ton âge et de ta réputation ne protège point les filles. Si Jeannie m’avait écouté, elle serait allée moins souvent dans votre maison, du temps même de ta défunte. Sais-tu ce qu’on disait? Que la chère femme n’était point assez jeune ni assez jolie, qu’elle n’avait point assez d’esprit surtout pour t’attacher, toi qui avais si longtemps passé pour volage, et que la Jeannie était ensorcelée par ton violon. — Vous saviez bien que ce n’était pas vrai.

Le guetteur tira de sa pipe courte une bouffée insouciante. — Je ne m’occupe guère de ce qui ne me regarde pas; mais les gens avaient le droit de parler. Il n’y a pas de raison pour qu’on croie à la sagesse d’une fille qui a été folle une fois, et, s’il faut que je te le dise, je t’ai toujours jugé un peu fou, toi aussi. L’homme n’est pas au monde pour chanter comme une cigale, et tu n’as su faire que cela jusqu’au moment où le désespoir t’a mis de nouvelles sottises en tête. Maintenant je ne m’étonnerais pas que le mois d’avril t’eût féru d’un caprice pour la première venue. Voilà mon opinion.

Ces dures paroles dans une autre bouche eussent irrité Job, mais de l’unique protecteur de Jeannie il pouvait tout supporter. — Eh bien! dit-il avec un demi-sourire, nous allons voir si votre opinion ne changera pas. Vous me faites du tort sur un point, je suis fou peut-être, mais je ne suis pas méchant, et il me semblerait être le pire des hommes, si j’avais eu seulement la pensée d’abuser de la triste position de Jeannie.

— Bah! dit le guetteur d’un ton d’amertume gouailleuse, comment se ferait-on scrupule de perdre les filles déjà perdues?

— Arrêtez! s’écria Job avec feu. On n’appelle pas fille perdue une mère telle que Jeannie, et quant à moi, je l’estime tant que je serais prêt, si je ne craignais d’être trop vieux déjà pour lui plaire, trop fou, comme vous dites, pour qu’elle ait confiance... Tenez, ne vous moquez pas de moi,... cette idée-là m’est venue tout à l’heure à l’église, elle ne peut donc pas être mauvaise... Croyez-vous qu’elle voudrait d’un veuf pour mari?

— De toi! s’écria le guetteur en laissant d’étonnement choir sa pipe.

— Vous me trouvez trop vieux? insista Job.

— Sans doute, fit Belle-Langue, se remettant peu à peu, la différence d’âge est grande; elle n’a guère qu’un an de jeûne (on désignait ainsi les filles majeures à Bréhat sous le règne du recteur Clech), et tu as près de trente-cinq ans; mais ce n’est pas cela que je veux dire... On n’aurait jamais vu dans l’île de mariage pareil...

Tout en longeant le Port de la Corderie, ils avaient atteint l’ancienne demeure de la famille Sainquer. Job détourna la tête pour ne point la voir. — Ma pauvre maison, dit-il, mon pauvre jardin, si propres autrefois, si jolis !...

— Eh ! regarde-les, dit le guetteur, ils sont toujours les mêmes. Jeannie ne t’a donc pas dit qu’elle y veillait?

Job joignit les mains suffoquant, hors de lui. — Encore! s’écria-t-il. Elle a gardé ce que j’abandonnais, mon foyer, mes tombeaux, elle m’a sauvé quand je croyais mourir, elle m’a rendu la raison en me parlant de moi-même dans un moment où il aurait été si naturel de ne penser qu’à elle, qui bravait la calomnie, qui risquait de priver son enfant d’abri et de pain pour secourir un malheureux incapable de comprendre ses bienfaits ni de les reconnaître. Et aujourd’hui elle va partir sans me laisser savoir seulement qu’à cause de moi elle est chassée de sa maison, de l’église, du pays...

— Ma foi, tout cela est la vérité, dit le guetteur, qui depuis quelques secondes persistait à se frotter un œil du revers de la main en étouffant de gros jurons, ce qui était chez lui signe d’attendrissement; quand je disais, comme je ne me suis pas gêné pour le faire plus d’une fois : — Ce maudit Job ! — elle me reprenait : — Je ne suis pas fâchée de souffrir un peu pour lui, parrain, il a été si bon pour nous deux. Ayez bien soin qu’il ne devine jamais pourquoi nous avons quitté l’île. Cela lui ferait trop de peine. Si vous allez à Lavret, dites-lui que j’ai trouvé de bons gages sur le continent et que cela m’a décidée.

Le magasin où s’abrite le bateau de sauvetage, et dont fait partie la chambre du guetteur, n’était plus qu’à deux pas. — Me refuserez-vous de la voir? demanda Job.

— Parbleu ! dit le guetteur, se frottant l’œil de plus belle ; puisqu’il est convenu que tu ne feras jamais que des sottises, fais-en donc une de plus !

La petite Reinette jouait sur le pas de la porte, tandis que sa mère, en prévision du prochain départ, formait un paquet de quelques bardes. Quand Job entra le premier, Jeannie poussa un cri de surprise, presque d’effroi, qu’il étouffa en l’embrassant. Longtemps il la retint frémissante dans cette étreinte, dont elle ne cherchait pas à s’arracher, car ce devait être, pensait-elle, le dernier, l’unique baiser échangé entre eux.

— Je suis contente, murmura-t-elle, d’avoir pu vous dire adieu. Sa voix tremblait ; Job sentit qu’elle partageait son trouble, et le courage de parler lui vint.

— Adieu? répéta-t-il tout bas. Si tu veux, nous ne dirons jamais ce mot-là, Jeannie. Ne m’as-tu pas appris que l’on pouvait toujours porter sa charge de peines en vivant pour quelqu’un? Pour qui veux-tu que je vive, si ce n’est pour toi ?

Elle se dégagea de ses bras, n’osant comprendre, et si pâle que Belle-Langue, qui entrait à son tour, courut la soutenir. — Tu ne parles pas comme il faut, dit-il à Job. — Soulevant avec sa brusquerie ordinaire Reinette, qui le suivait : — Ce qu’on te demande, Jeannie, c’est si tu veux donner un père à ma filleule?

Elle s’appuya contre le mur et ferma les yeux, incapable de répondre, prise de vertige ; cette joie inattendue l’accablait. — Et il y avait de quoi vraiment, dit-on plus tard dans le bourg. Tout à l’heure seule au monde, déshonorée, pauvre, sans refuge, rencontrer à la fois la réhabilitation, l’aisance, un mari !.. Non, ce n’était pas cela, et le guetteur le vit bien, tout ignorant qu’il fût des choses du cœur ; Job le vit mieux encore. Sur un point, les méchans avaient eu raison ; rarement la méchanceté se trompe tout à fait. À son insu peut-être, mais depuis longtemps, Jeannie aimait le violoneux.


Le recteur n’eut pas le chagrin de bénir leur mariage, il périt presqu’à la veille du jour fixé en travaillant avec la vigueur d’un matelot et le zèle d’un apôtre au sauvetage de la Rose-Marie, qui se perdit, comme on sait, en vue du Pan. Peut-être mon pauvre ami Belle-Langue n’eût-il pas entrepris ce sauvetage, le jugeant impraticable, si M. Clech n’eût donné un exemple héroïque. Le canot ne revint point, c’était prévu d’avance ; du moins l’absolution fut-elle portée aux trois matelots et au mousse qui montaient la Rose-Marie. Le pasteur donna sa vie pour le troupeau qu’il avait si rudement conduit par les plus âpres chemins, et son martyre consacra des enseignemens que Bréhat se rappelle encore avec vénération. De fait, M. Clech n’a pas été remplacé ; son successeur, un jeune citadin, susceptible de prendre le mal de mer et incapable de prêcher en breton, n’est nullement populaire ; on le traite de « poule, » d’autant qu’il ne voit pas grand mal aux danses du dimanche, qu’il invite à dîner le maître d’école, et que souvent le soir il s’arrête, comme moi, sous la treille de Job Sainquer pour entendre un air de violon. Un violon neuf, est-il besoin de le dire ? a pris la place de l’ancien sur le manteau de la grande cheminée, théâtre d’un auto-da-fé lamentable. Du reste. Job n’en joue plus guère que pour sa femme et ses enfans,… ses enfans, car la petite Reinette a un frère auquel on trouve les yeux bleus de Maharit.

Une influence aussi douce qu’irrésistible fixe et fortifie tous les jours ce que le caractère de Job avait de faible, d’inconstant, de passionné. Que désirerait-il maintenant ? L’idéal dont ce pauvre barde campagnard n’a jamais su le nom, mais qu’il avait poursuivi jusque sur son rocher de torture, s’est donné à lui, il le possède. La petite maison de la Corderie est remplie de chansons comme par le passé, elle est la plus riante, la plus hospitalière de tout Bréhat. Chacun a quelque bonne raison d’aimer les Sainquer. Personne ne se souvient plus de l’ermite de Lavret ni de Jeannie Kerlanou, personne, sauf eux-mêmes, qui n’oublient ni l’un ni l’autre qu’il suffit d’unir deux infortunes dans un esprit d’amour et de dévoûment pour en faire du bonheur.


TH. BENTZON.

  1. Diminutif d’Yves-Marie.
  2. On appelle ainsi une sorte de couloir naturel entre les parois duquel un bloc énorme est resté comme étranglé, branlant, suspendu dans le vide. La mer s’y engouffre, et le fracas qui en résulte explique cette désignation imitative.
  3. La masse informe de rochers qu’on appelle l’Ile-Blanche borne au nord la rade de Bréhat.